marie octobre

Transcription

marie octobre
MARIE OCTOBRE
Jacques Robert, Julien Duvivier, Henri Jeanson
DISTRIBUTION
Marie-Octobre : Annabel
Rougier : Justine
Renaud-Picard : Pénélope
Le Gueven : Édouard
Blanchet : Apolline
Marinval : Apo
Vandamme : Maëlle
Simoneau : Agathe
Bernardi : Athéna
Thibaud : Inès
Victor : Soren
Un grand salon bourgeois avec piano à queue. Trois portes, dont la principale donnent sur la salle à manger.
La seconde ouvre sur un petit salon. La troisième conduit à l’étage supérieur.
Le Maître de maison a donné un grand dîner. Ses hôtes viennent de sortir de table.
Tous les personnages sont groupés, figés, verre en main, devant un buste d’homme ou son portrait.
Entrée de Marinval, un retardataire, un paquet à la main, accompagné de Victor.
VICTOR : C’est à cette heure-ci que vous arrivez!
MARINVAL : C’est tout ce que vous trouvez à me dire après quinze ans?
VICTOR : Vous n’avez pas changé.
MARINVAL : Vrai ?
VICTOR : Vous avez toujours paru plus vieux que votre âge, alors…
MARINVAL vexé : Merci. Quand je pense à tout ce qui s’est passé ici ???
VICTOR : Oui, hein ! Quelle comédie !
MARINVAL : Une comédie ? Un mort… des fusillades… sans parler du reste.
VICTOR : Chut… Ça aurait pu être pire. Vous avez eu de la chance qu’on ne vous ait pas arrêtés tout de
suite. Vos trafics, ça se voyait comme le nez au milieu du visage.
MARINVAL : Ils sont tous venus ?
VICTOR : Oui… Et ils étaient à l’heure, eux ! Ne brûlez pas les tapis avec votre cigarette.
MARINVAL : Quelle mémoire.
VICTOR : Je plains votre femme! J’espère pour elle que vous n’êtes pas marié.
MARINVAL : Marié, divorcé, remarié, ça vous la coupe, hein, Victor ?
VICTOR : Non, monsieur Maruval, ça ne me la coupe pas !
MARINVAL : C’est “Marinval”.
Renaud-Picard commence à s’adresser au buste d’une voix solennelle.
RENAUD-PICARD : Castille, mon frère, notre chef, nous te devions bien cette minute de silence. Il y a
quinze ans, dans cette même maison, tu tombais sous les balles de la police allemande. Tous ici nous avons
été témoins de ce drame, et c’est pour ça que nous nous sommes réunis ce soir, dans ce qui fut notre quartier
général. Oui, je sais, nous y avons mis le temps. La guerre, la défaite nous avaient rassemblés, la paix nous a
dispersés. Le réseau Vaillance est devenu pour nous comme un souvenir de collège. Castille, mon vieux,
nous n’avons pas cessé de penser à toi… et à cette liberté pour laquelle tu t’es sacrifié. Je lève mon verre à
celle qui fut un peu notre fleur au fusil, notre mascotte… (Levant son verre) Marie-Octobre qui a souhaité
cette réunion. Castille, mon vieux, heureux et fier de t’avoir connu!
MARIE-OCTOBRE : À Castille !
ROUGIER : À Marie-Octobre.
MARIE-OCTOBRE (voyant Marinval et riant) : Marinval ! Toujours à l’heure !
MARINVAL : Excusez-moi. (À Renaud-Picard) Tu leur as dit ? J’avais une assemblée Générale.
BERNARDI : Monsieur préside l’Amicale de la boucherie !
BLANCHET : Tu n’as pas honte ?
MARINVAL : Vous permettez ? Quand on se retrouve on s’embrasse.
Marinval embrasse Marie-Octobre et lui tend son paquet.
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MARINVAL : Tenez. Histoire de vous rappeler le bon temps.
MARIE-OCTOBRE : Ah ah ! Un gigot ! et une carte de pain.
SIMONEAU : Tu ne me reconnais pas ?
MARINVAL : Maître Simoneau ! Alors comme ça tu es devenu la providence des assassins ?
SIMONEAU : À ton service, boucher.
MARINVAL (Voyant Le Gueven, qui porte un habit de curé) : Non ? Non ??
LE GUEVEN : Hé si !
MARINVAL : Le Gueven ?
LE GUEVEN : Le Gueven !
MARINVAL : Oh mon pauvre vieux, il y a longtemps que ça t’a pris ?
LE GUEVEN : Dix ans.
BERNARDI : Quand je pense qu’on l’appelait “Au bonheur des dames” !
MARINVAL : Bernardi ! (Ils se serrent la main.) Tu n’as pas perdu la forme. On m’avait dit que tu avais
abandonné le catch.
BERNARDI : On ne t’a pas menti.
MARINVAL : J’ai une faim !
RENAUD-PICARD : Victor ! Servez M. Marinval à la salle à manger !
VICTOR : Je l’ai déjà servi dans le petit salon.
MARINVAL : Le menu complet !
VICTOR : Les tapis vont être jolis…
RENAUD-PICARD : Les amis, pour le café, c’est par ici.
Il se dirige vers une porte.
ROUGIER (À Marie-Octobre) : Viens voir, je vais te montrer des photos.
VANDAMME : Marie-octobre, Victor a oublié mon infusion !
MARIE-OCTOBRE : Tu sais où est la cuisine.
VANDAMME : C’est à cause de mon foie. J’ai le foie plus gros que la tête. Tout le monde me dit “vous avez
mal au foie”, n’est-ce pas toubib ?
THIBAUD : Mouais…
BLANCHET : Alors Docteur, content d’être Docteur ?
THIBAUD : Tu as déjà vu des Français contents ?
BLANCHET : Tu fais un beau métier.
THIBAUD : Mais crevant ! Je cherche un médecin pour me soigner.
VANDAMME : Demande à tes malades, ils lisent tous des revues médicales.
THIBAUD : C’est vrai, ils en savent tous plus long que nous.
MARIE-OCTOBRE (Regarde les photos de Rougier) : Qui est-ce ?
ROUGIER : Ma femme.
MARIE-OCTOBRE : Pourquoi tu n’as pas envoyé de faire-part ?
ROUGIER : Je me suis marié sans cérémonie.
Entrée de Renaud-Picard.
RENAUD-PICARD : Eh bien Marie-Octobre, elle, elle aime le café chaud !
MARIE-OCTOBRE : Merci, mon cher Renaud…
RENAUD-PICARD : Thibaud ne veut pas croire que la fameuse maison de couture Marie-Octobre, c’est
vous.
THIBAUD : Ma parole, je n’avais pas fait le rapprochement.
MARIE-OCTOBRE : Je te présente mon commanditaire.
RENAUD-PICARD : En tout bien tout honneur. Marie-Octobre a un coeur sans faille.
ROUGIER : Inaccessible !
Entrée de Simoneau avec un café.
MARIE-OCTOBRE : L’amour, c’était bon avant la guerre.
Sortie de Marie-Octobre, Rougier et Thibaud.
VANDAMME : De toi à moi… Ce type que tu as défendu hier aux assises… Il était coupable !
SIMONEAU : L’accusation n’a pas fait de preuve.
VANDAMME : Oui, mais toi, tu ne peux pas croire à l’innocence de ce coco-là.
SIMONEAU : Mes sentiments privés ne figurent pas dans mes plaidoiries.
VANDAMME : Tu fais un drôle de métier.
Entrée de Marinval et Bernardi.
MARINVAL : Il faut que je vous aime ! Il y a un match de catch ce soir à la télé. Moi, le catch, ça me
détend.
BERNARDI : Moi c’est le contraire, ça me crispe.
VANDAMME : Je ne suis pas client. Sport truqué !
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MARINVAL : Truqué ! Je voudrais t’y voir, moi…
Sortie de Vandamme, Marinval et Bernardi.
Entrée de Le Gueven et Rougier.
ROUGIER : Je me demande si je dois t’appeler mon Père.
LE GUEVEN : Tu rigoles ! Appelle-moi Yves.
Le Gueven claque des doigts en rythme et fredonne un petit air de jazz.
ROUGIER : Seulement ça, monsieur le curé, ce n’est pas tellement une musique pour vous.
LE GUEVEN : Pardon ! Ce soir nous sommes revenus quinze ans en arrière ! Et il y a quinze ans, le jazz,
c’était mon catch à moi !
ROUGIER : Eh bien moi, ce que j’aime, ce sont les romantiques. Berlioz ! Wagner !
Entrée de Victor avec deux assiettes.
VICTOR : Monsieur Maruval ! Ou est-ce qu’il est encore passé ? Monsieur Maruval.
MARINVAL (entrant) : Marinval !
VICTOR : Marinval, Maruval… Je vous sers ici ! Et je vous signale, les os, vous les laissez. Ça ne se mange
pas !
MARINVAL : Dommage.
Il mort à pleines dents dans une cuisse de poulet.
BERNARDI : Ça fait plaisir à voir.
MARINVAL (la bouche pleine) : Il a la télévision, Renaud-Picard ?
BERNARDI : Oui, dans la cuisine. Il a tort. Moi je n’en ai pas. Comme cinéma à domicile, j’ai ma femme.
MARINVAL : Et en dehors de ça, tu fais quoi ?
BERNARDI : Je dirige un night-club. Un établissement de premier ordre !
MARINVAL : J’aimerais bien visiter les coulisses, moi.
BERNARDI : Eh ben, t’as qu’à venir, va ! (En se levant) Je vais aller reprendre du café.
MARINVAL : Je t’accompagne.
Sortie de Marinval et Bernardi.
Le Gueven se met à chanter un air de Wagner, très fort, pour faire plaisir à Rougier.
ROUGIER : Ah ! C’est chouette, ça !
Entrée de Thibaud et Vandamme.
THIBAUD : C’est bon de se retrouver. C’est bon et c’est terrible.
VANDAMME : Quinze ans ! Les coeurs se rident.
THIBAUD : Je les regarde… On a l’impression qu’ils n’ont plus rien à se dire.
VANDAMME : On change, mon vieux.
THIBAUD : Ce n’est pas tellement ça. Il y a l’oubli. L’amitié, c’est un peu comme l’amour. Ça s’efface.
Entrée de Marie-Octobre et Renaud-Picard.
MARIE-OCTOBRE : Alors, on y va ?
RENAUD-PICARD : Je me demande si…
MARIE-OCTOBRE : Vous n’allez pas flancher !
RENAUD- PICARD (Aux portes) : Messieurs ! Par ici, s’il vous plaît ! Communiqué spéciale !
Les personnages absents apparaissent.
BLANCHET : Qu’est-ce qui se passe ?
RENAUD- PICARD (s’adressant à tous) : Vous ne vous êtes pas demandés pourquoi, au bout de quinze ans,
Marie-Octobre avait éprouvé le besoin de vous revoir ?
VANDAMME (Sarcastique) : Nous lui manquions.
RENAUD- PICARD : Je vais vous le dire. Il y a quinze ans, cette maison a été assiégée par la Gestapo.
Castille a été tué par un policier Allemand, à la place où je suis. Je me suis toujours demandé comment la
Gestapo avait été alertée. Comment elle avait su le lieu et l’heure de notre réunion.
VANDAMME : Tu as appris quelque chose ?
MARIE-OCTOBRE : Notre réseau a été livré…
LE GUEVEN : On s’en doutait un peu…
MARIE-OCTOBRE : Livré par l’un de ses membres… Par l’un d’entre-nous.
ROUGIER : C’est une blague ?
THIBAUD : Tu te rends compte de l’énormité de ce que tu viens de dire ?
MARINVAL : Ce qu’il faut entendre… J’aime mieux la télévision.
BLANCHET : Un traître ? Ça me ferait mal.
VANDAMME : Peux-tu les nommer ?
MARIE-OCTOBRE : Toi… toi… toi… toi…
BERNARDI : Oui, tout le monde et personne.
SIMONEAU (À Le Gueven) : Tu ne protestes pas ?
LE GUEVEN : Une femme comme Marie-Octobre ne porterait pas à la légère une accusation aussi grave.
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MARIE-OCTOBRE : Il y a quinze jour, pendant un défilé, un homme ne cessait de me dévisager. À la fin, je
suis allé le trouver. Il se nomme Wilfrid Muller. C’est un ancien officier de renseignements Allemands. Il a
reconnu mon nom de résistante, Marie-Octobre, et m’a déclaré une chose stupéfiante : “Jamais vous n’auriez
été inquiétés, s’il n’y avait pas eu un traître parmi vous…” Il a été formel. “L’un des vôtres !”
ROUGIER : Et le nom ? Il ne t’a pas donné le nom ?
MARIE-OCTOBRE : Il était incapable de s’en souvenir.
BLANCHET : Alors il aurait attendu quinze ans pour… Non, je ne marche pas !
SIMONEAU : Nous sommes tous des types propres !
VANDAMME : Qu’est-ce qui prouve que l’ordure qui nous a dénoncés ne s’est pas fait passer pour Marinval
ou pour moi ?
MARINVAL : Il y a prescription, non ? Eh bien je vais tout vous dire ! Le réseau, c’est moi qui l’ai donné !
Oui… Un moment de folie… Là, vous êtes contents ? Bon ! Passons aux choses sérieuses, et allons voir où
en est le match.
Il se dirige vers la sortie, mais Bernardi se rue sur lui et le stoppe.
BERNARI : On en a trop dit ou pas assez ! Ouvrons les malles, et faisons l’inventaire !
VANDAMME : Maintenant, le doute est là.
MARINVAL : Vous tenez vraiment à jouer à ce jeu imbécile ?
RENAUD-PICARD : Tu prends les choses un peu légèrement.
MARINVAL : Je n’aime pas les drames.
MARIE-OCTOBRE : Nous sommes tous à la fois juges et accusés.
ROUGIER : Quand nous aurons trouvé le coupable, qu’est-ce que nous ferons.
BERNARDI : Qu’est-ce qu’on faisait des traîtres en 42 ?
THIBAUD : On les exécutait !
LE GUEVEN : Nous ne sommes plus en 42.
MARIE-OCTOBRE : Il doit être puni, le coupable !
LE GUEVEN : Oh ! En quinze ans, il a retrouvé son innocence.
MARIE-OCTOBRE : Tu plaides pour toi-même ?
LE GUEVEN : Je ne plaide pas. Je prie pour tout le monde.
ROUGIER : Enfin, Le Gueven a raison, quoi, on ne peut pas exécuter froidement un type.
MARINVAL : Moi je ne m’en sentirais pas capable.
BLANCHET : Je ne suis pas très doué non plus pour ce genre de travail.
MARIE-OCTOBRE : Alors on passe l’éponge ? Castille assassiné. Nous ne pourrons plus jamais nous
regarder en face !
THIBAUD : Non, on ne peut pas en rester là.
BLANCHET : Moi, je ne vois pas ce qu’on peut faire.
RENAUD-PICARD : Moi si, j’ai une solution. (Il sort un revolver d’un tiroir, et le pose sur la table.) Le
suicide. Êtes-vous d’accord ?
BLANCHET : D’accord. Si je répondais non, vous me croiriez coupable.
VANDAMME : D’accord aussi. Où sont les risques ?
ROUGIER : D’accord.
LE GUEVEN : Eh bien moi je proteste. Nul n’a le droit de se faire justice ! Laissez à Dieu le soin…
SIMONEAU : Oui, bien sûr, on connaît la chanson !
LE GUEVEN : Enfin, songez aux conséquences ! Comment justifierez-vous la présence d’un cadavre ici ?
RENAUD- PICARD : J’y ai déjà songé. Le traître aura signé ses aveux.
MARINVAL : Ou la traitresse.
Sonnerie du téléphone.
SIMONEAU : L’un de nous ne sortira pas vivant d’ici, c’est bien ça ?
Entrée de Victor.
VICTOR : On demande le docteur Thibaud au téléphone.
Sortie de Thibaud.
Silence.
MARINVAL : On peut exprimer ses dernières volontés ? Eh bien je ne veux pas mourir avant de savoir qui a
gagné le match.
RENAUD- PICARD : Allons Marinval, ça suffit.
Entrée de Thibaud.
THIBAUD : Il faudra que je repasse à la clinique.
ROUGIER : Peut-être…
RENAUD- PICARD : Alors ! Comment allons-nous procéder ?
BLANCHET : À mon sens, le mieux serait d’examiner le cas de ceux qui ont eu des rapports avec les
Allemands, non ?
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VANDAMME : Intelligences avec l’ennemi.
LE GUEVEN : Pas forcément.
SIMONEAU : Tous les Français ont eu des relations avec l’occupant. Moi-même, j’ai plaidé devant des
conseils de guerre allemands.
BERNARDI (À Marinval) : Et toi, tu faisais du marché noir, hein ? Tu la prenais où, la camelote ? Il fallait
bien que tu arroses un peu ces messieurs, non ?
MARINVAL : C’est un comble ! Qui est-ce qui vous ravitaillais, tous tant que vous êtes ? (À Vandamme) Si
j’étais en relation avec ces messieurs, c’était pour les rouler ! Toi, c’était pour leur obéir !
VANDAMME : Je n’avais à obéir qu’à mes chefs.
MARINVAL : Et le jour où tu n’es pas venu à notre rendez-vous ? En février 42, nous avions rendez-vous au
métro Saint-Denis.
VANDAMME : C’est possible.
MARINVAL : Tu n’es pas venu, pourquoi ? Tu avais été arrêtés ?
VANDAMME : Ah ! Cette fois-là… Oui. Les Allemands avaient fait une descente dans mon immeuble.
MARINVAL : Et c’est toi qu’ils ont arrêté.
VANDAMME : Moi et tous les locataires.
MARINVAL : Ils t’ont relâché ?
VANDAMME : Oui.
MARINVAL : Comme ça ?
VANDAMME : Oui, comme ça !
RENAUD-PICARD : Allons, mes enfants, nous nous égarons !
MARINVAL (À Rougier) : Et toi, tu n’imprimais pas des hebdomadaires allemands ?
ROUGIER : La maison où je travaillais en imprimait. Mais cela nous permettait de fabriquer des fausses
cartes d’identité, des passeports…
RENAUD- PICARD : Toutes ces discussions ne nous mèneront à rien. Essayons de nous rappeler ce qui
s’est passé le soir de cette fameuse réunion.
MARINVAL : Moi j’ai pris mes jambes à mon cou. J’ai battu le record du monde du 100 mètres dans le parc,
mais comme j’avais mal digéré le dîner de Victor…
VICTOR (Qui s’est avancé) : Ben qu’est-ce qu’il avait mon dîner ? C’est parce que vous vous empiffrez, et
que mâcher ça vous fatigue. Quand on a comme vous le palais d’un lavabo…
RENAUD- PICARD : Et si vous nous fichiez la paix, Victor !
VICTOR : Ça va. Tu pourrais me parler sur un autre ton !
RENAUD- PICARD : Reprenons. Nous étions donc tous réunis…
BERNARDI : Ah non ! Pas tous ! Il y avait des absents.
RENAUD- PICARD : Qui ?
SIMONEAU : Moi. J’ai un alibi. Castille m’avait envoyé à Saint-Malo.
VANDAMME : Et il t’a fallu quatre jours pour revenir de Saint-Malo ?
SIMONEAU : J’ai été immobilisé par le bombardement de Rouen.
MARIE-OCTOBRE : Mais au fait, Blanchet, il me semble que tu n’étais pas venu non plus.
BLANCHET : C’est vrai. J’avais une fièvre de cheval. J’ai téléphoné.
VANDAMME : Qui est-ce qui a pris la communication ?
BLANCHET : Est-ce que je sais, moi ? Castille, probablement.
VANDAMME : Il est mort, il ne te démentira pas.
BLANCHET : Dis-donc, arrête de n’embêter, toi ! Si je dis que j’ai téléphoné, c’est que j’ai téléphoné ! Et
puis au bout de quinze ans… Tu permets?
MARIE-OCTOBRE : On ne peut pas oublier des événements aussi dramatiques.
LE GUEVEN : Moi je n’ai pas oublié l’altercation que j’ai eue avec Castille quelques jours plus tôt.
VANDAMME : Une altercation ?
LE GUEVEN : Nous n’avions pas la même conception de l’activité du réseau. Castille était remarquable,
mais un doctrinaire exigeant. Moi, j’étais un esprit turbulent, d’où quelques heurts sans gravité.
BERNARDI : Sans gravité ? Si je n’étais pas intervenu, vous vous cassiez bel et bien la gueule !
SIMONEAU : Pourquoi cette bagarre ?
ROUGIER (À Marie-Octobre) : Tu ne crois pas que tu étais pour quelque chose dans cette histoire ? (À Le
Gueven) Le Gueven ?
LE GUEVEN : Je n’ai eu pour Marie-Octobre que de l’amitié fraternelle.
MARIE-OCTOBRE : Ou tu as oublié celui que tu as été, ou tu te fais une idée un peu particulière de l’amitié
fraternelle.
BLANCHET : En somme, tu es arrivé à Dieu par les femmes.
THIBAUD : Tu dois tout dire, Le Gueven.
BLANCHET : Allez, vas-y ! De quoi tu as peur ?
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Silence.
RENAUD- PICARD : Castille t’avait accusé d’avoir volé trois millions… N’est-ce pas ?
LE GUEVEN : C’est vrai.
BLANCHET : Sans blague ?
LE GUEVEN : J’étais couvert de dettes…. De là à imaginer…
SIMONEAU : Tout s’explique.
LE GUEVEN : Je n’ai rien eu à faire avec ce vol ! Tu me crois ?
SIMONEAU : Je ne crois rien !
RENAUD- PICARD : Eh bien tu as tort. Le Gueven était innocent. C’est Castille lui-même qui me l’a dit le
lendemain de l’altercation.
ROUGIER : On n’a jamais su qui était le voleur ?
RENAUD- PICARD : On a failli le savoir. Castille devait le démasquer au cours de cette dernière réunion.
THIBAUD : L’un d’entre nous l’a échappé belle !
ROUGIER : Sauvé par la Gestapo !
MARINVAL : Les vieilles histoires, moi…
BERNARDI : Toi bien sûr, tu t’en fiches, tu vis…
MARINVAL : Je vis ! Je vis !
BERNARDI : Eh bien moi ça ne m’arrange pas de vivre, si Castille n’est pas vengé ! Des comme lui, je n’en
ai connu qu’un !
ROUGIER : Moi aussi je l’aimais bien Castille.
BLANCHET : On voulait qu’il nous estime.
MARIE-OCTOBRE : Alors il faut aller jusqu’au bout.
SIMONEAU : Attendez… Attendez… Peut-être qu’il y a une relation de cause à effet entre le vol et la
trahison…
BERNARDI : Les trois millions ont bien dû servir à quelque chose ! (À Thibaud) Dis-donc, toi, il paraît que
tu as un gros cabinet… De notre temps tu n’avais pas un rond… T’as fait un héritage ?
SIMONEAU : Mon cabinet me vient du Dr Carelli, dont j’ai épousé la fille. Cela dit, tu pourrais mettre plus
de forme pour interroger tes anciens camarades.
BERNARDI : Je te demande pardon. Je me conduis comme une brute.
VANDAMME : Eh bien moi, je suspecte quelqu’un ! Et vous aussi vous le suspectez ! Et j’ai son nom sur le
bout de la langue !
ROUGIER : Qui est-ce ?
VANDAMME : Ah non ! Ce serait trop facile !
MARIE-OCTOBRE : Tu ne veux pas répondre ?
VANDAMME : Si, à ma manière !
Il se dirige vers un bureau où se trouve un bloc-note et un stylo. Il écrit un nom sur le premier feuillet,
détache le feuillet, le plie en quatre, et le dépose dans une coupe.
VANDAMME : Vandamme a voté. Faites-en autant ! Nous verrons si nos opinions concordent.
Bernardi s’exécute aussitôt.
THIBAUD : C’est un procédé un peu…
Il vote.
ROUGIER : Qui sait ? La vérité va peut-être surgir de l’urne…
SIMONEAU : Tu crois au père Noël ?
RENAUD- PICARD (Votant également) : Le Gueven ?
Le Gueven vote à contre-coeur.
MARIE-OCTOBRE (À Simoneau qui reste à l’écart) : Tu refuses de voter ?
SIMONEAU : Parfaitement ! Sais-tu ce qui va sortir de ce vote : du mépris et de la haine.
Renaud-Picard s’est aperçu que Marinval avait filé en douce.
RENAUD- PICARD : Marinval !
MARINVAL : Simoneau ! Moi je vote Simoneau !
Le reste d’entre-eux votent à leur tour. Tout le monde se regarde.
VANDAMME : Alors ?
SIMONEAU : Personne ne veut se salir les mains ?
Bernardi se décide. Il déplie les billets.
BERNARDI : Simoneau… Simoneau… Simoneau… Simoneau… Un bulletin blanc… Simoneau…
Simoneau… Simoneau…
Silence. Tous se tournent vers Simoneau.
SIMONEAU : Ainsi, je suis un traître ?…
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Silence
SIMONEAU : C’est bien ta pensée, n’est-ce pas ?
ROUGIER : Le vote était secret.
SIMONEAU : Et il y avait un bulletin blanc ! Comme ça, je ne saurai jamais qui a voté contre moi… Ça
vous arrange, hein ?
LE GUEVEN : C’est moi qui ai voté blanc.
SIMONEAU (Avec évidence) : Tiens ! (À Blanchet) Toi aussi tu me prends pour un traître !
BLANCHET : Je ne peux rien affirmer.
SIMONEAU (À Thibaud) C’est très grave dans ton cas. Une erreur de diagnostique.
THIBAUD : Je ne suis pas la seule.
SIMONEAU : Ah ! Je vous ai connu plus courageux.
MARIE-OCTOBRE : Nous ne nous sommes pas concertés.
SIMONEAU : Il faut avoir des preuves !
BERNARDI : Ou tout au moins des présomptions.
SIMONEAU : Et quelles sont ces présomptions ?
BERNARDI : Tu sais ce que tu étais, en 34 ?
SIMONEAU : J’étais fasciste et cagoulard, si ça peut te faire plaisir.
BERNARDI : Et tu t’es inscrit au comité Franco-Allemagne ?
SIMONEAU : Parfaitement !
BERNARDI : Et après l’armistice? … Tu as créé à la Sorbonne…
SIMONEAU : L’Association Universitaire Franco-Allemagne, oui.
BERNARDI : Reconnais que c’est là un casier politique assez chargé.
SIMONEAU : Vous savez bien qu’en 42 j’ai rompu avec tous ces gens-là !
LE GUEVEN : Il est évident que si Castille lui a fait confiance…
SIMONEAU : Moi j’ai des questions à poser. On a parlé d’un vol de trois millions, et vous convenez qu’il y
avait sans doute corrélation entre le vol et la trahison.
THIBAUD : Oh ! C’est une hypothèse.
SIMONEAU (À Renaud-Picard) : Castille t’avait bien dit qu’il avait découvert le voleur et qu’il allait le
démasquer à la réunion?
RENAUD-PICARD : Oui.
SIMONEAU : Eh bien moi, je n’y étais pas. J’étais à Rouen sous le bombardement. Le voleur était donc l’un
d’entre-vous.
BLANCHET : Hé là ! Pour mémoire, j’étais pas là non plus, moi ! Absente pour cause de maladie !
THIBAUD : Essayons de reconstituer la soirée.
MARIE-OCTOBRE : Nous étions réunis autour de cette table. J’étais ici…
VANDAMME : Et moi, j’étais là.
THINAUD : Pour commencer, j’ai donné lecture d’une communication de Londres au sujet d’un sabotage
que nous devions organiser. À un moment donné, Castille a eu besoin d’une carte qu’il avait laissée dans sa
voiture.
ROUGIER : Je suis sorti pour aller la chercher.
BERNARDI : Et c’est là que tout a commencé…
ROUGIER : Dehors, j’ai vu des Allemands armés de mitraillettes. Alors je suis revenu donner l’alerte.
VANDAMME : Castille a aussitôt ordonné de fuir.
RENAUD- PICARD : Je suis allé à la cuisine prévenir Victor.
BERNARDI : Le Gueven et moi, on a file par cette porte.
THIBAUD : Ah oui, et moi je vous ai suivis.
BERNARDI : On s’est retrouvés dans un fourré.
SIMONEAU (À Marie-Octobre) : Et toi ?
ROUGIER : Elle ? Elle ne voulait pas quitter Castille. On était dehors tous les trois, quand Castille s’est
aperçu qu’il avait laissé des papiers importants dans le secrétaire.
MARIE-OCTOBRE : La correspondance de Londres.
ROUGIER : Alors lui et moi on est revenus ici, et ça a été la catastrophe. Les Allemands sont entrés. Castille
a tiré deux coups de révolver, mais les autres ont riposté à la mitraillette. Castille est tombé foudroyé.
VANDAMME : Et après ?
ROUGIER : Après ils m’ont embarqué… Mais en traversant le pont de Suresnes, l’auto a dû ralentir, et j’en
ai profité pour plonger dans la Seine. J’ai reçu une balle dans l’épaule.
THIBAUD : Quand il s’est présenté chez-moi, il avait bonne mine ! Trempé et plein de sang !
ROUGIER : Je n’oublierai jamais ton accueil ! Comme engueulade…
THIBAUD : Ben tiens ! Je venais de rentrer. J’étais en train de faire ma valise. Je lui ai tout de même extrait
sa balle, et nous sommes aller dans le Limousin le temps que ça se tasse.
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BLANCHET : À quel moment dis-tu que Castille a été tué ?
ROUGIER : Un peu après l’arrivée des Allemand.
BLANCHET : Combien de temps, à vue de nez ?
ROUGIER : 5 ou 6 secondes.
Un temps.
BLANCHET : Ça colle pas ! (Étonnement général) Il y a quelque chose qui tourne pas rond dans l’histoire.
Entre le moment où les Allemands sont entrés dans cette pièce et quand ils sont sortis, avec toi comme
prisonnier, il n’y a pas eu de coup de feu.
ROUGIER : Qu’est-ce que tu en sais, t’étais pas là.
BLANCHET : J’étais là.
THIBAUD : Tu étais malade !
BLANCHET : Vers la fin de l’après-midi, je me suis senti mieux.
VANDAMME : Première nouvelle !
BERNARDI : Personne ne t’a vu !
BLANCHET : Forcément, la Gestapo est arrivée presque en même temps que moi ! Alors je me suis planqué
dans le massif de rhododendrons.
BERNARDI : Pourquoi ne l’as-tu pas dit tout à l’heure ?
BLANCHET : J’avais peur que vous me soupçonniez.
THIBAUD : Pourquoi en parler maintenant alors ?
BLANCHET : Il y a des choses qu’on ne peut pas garder pour soi. Je ne veux pas laisser tomber Castille…
Vous ne me croyez pas ?
VANDAMME : Comment veux-tu ? Tout à l’heure tu jurais tes grands dieux que tu n’étais pas là, et
maintenant…
BERNARDI : Il faudrait une preuve.
BLANCHET (À Bernardi) : Ce soir-là, tu n’es pas venu comme d’habitude à vélo ! Tu es venu en tandem !
De ma cachette, j’ai vu ce tandem à côté de la porte.
BERNARDI : C’est vrai. Mon vélo avait été accidenté. J’ai dû emprunter le tandem de mon beau-frère.
MARINVAL : Oui, ben tout ça ne nous dit pas comment est mort Castille.
ROUGIER : Je maintiens ce que j’ai dit !
BLANCHET : Non, il y a eu des coups de feu avant que les Allemands entrent ici !
RENAUD-PICARD (À Rougier) : Dis quelque chose…
ROUGIER : Je ne sais pas, moi… (Reconstituant la scène) J’étais là… Castille… Le secrétaire… Ah ! J’y
suis ! Mon vieux, pardon, tu avais raison. Les hommes armés de mitraillettes n’ont jamais tiré. Ce sont deux
policiers en civil qui sont entrés par la salle à manger, et l’un d’eux à abattu Castille dans le dos.
VOIX DE VICTOR : Ah ! non… là Monsieur Rougier, je vous arrête ! (Il entre) Personne n’est passé par
cette porte ! J’étais derrière ! Quand les Allemands ont été signalés, Renaud-Picard est venu me chercher
dans la cuisine. Pas vrai ?
RENAUD-PICARD : Vous avez refusé de me suivre.
VICTOR : À cause de mes rhumatismes. Il voulait que j’aille me cacher dans la citerne. Un homme de mon
âge. Et tu m’as laissé là avec mon chat sur mes genoux. Et puis j’ai entendu des coups de feu dans le parc.
BLANCHET : Dans le parc !
VICTOR : Je suis resté planté là. Puis tout à coup j’ai eu peur et j’ai couru vous rejoindre dans la citerne.
MARIE-OCTOBRE : Et dans la pièce, pas de coup de feu.
VICTOR : Non. Juste des cris.
THIBAUD (À Rougier) : Qu’est-ce que tu dis de ça ?
ROUGIER : Oh ! Je sais plus, moi !
SIMONEAU : Bon. Occupons-nous d’abord de ce voleur.
BERNARDI : Tiens, c’est vrai, on l’avait oublié celui-là.
VANDAMME : Et il n’est pas loin… (À Rougier) Toi en 44, tu n’avais pas le sou. Tu as tenté de me taper
une fois ou deux. Inutilement d’ailleurs.
MARINVAL : Pour taper Vandamme, faut se lever de bonne heure.
BERNARDI : Ce n’est pas un reproche mais… je t’ai avancé de l’argent plusieurs fois… Oh, de petites
sommes.
VANDAMME (À Rougier) : En quelle année as-tu acheté ton imprimerie ?
ROUGIER : En 46.
VANDAMME : Combien l’as-tu payée ?
ROUGIER : Ça ne te regarde pas.
VANDAMME : Si ! Ne me dis pas que tu as gagné à la loterie. Avec quel argent as-tu acheté cette
imprimerie ?
ROUGIER : C’est un ami qui me l’a prêté, voilà !
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VANDAMME : Vous avez échangé des papiers ?
ROUGIER : Non, pas entre amis.
VANDAMME : Et on peut l’interroger, cet ami ? Il est où ?
ROUGIER : Au cimetière.
BERNARDI : Tu nous prends pour des idiots ?
ROUGIER : Je suis honnête ! Pourquoi me suspecter moi, plutôt que Vandamme ou Bernardi, ou…
THIBAUD : Mais est-ce notre faute si tu nous as donné deux versions de la mort de Castille ?
ROUGIER : Blanchet aussi s’est rétracté ! Il est arrivé ici avec quelques secondes d’avance sur la Gestapo.
Suivez le guide !
BLANCHET (Bondissant sur Rougier) : Quoi !
Thibaud sépare Blanchet et Rougie.
THIBAUD : Allons, ne nous énervons pas ! Mes enfants, c’est bien simple. Si Castille n’a pas été tué après
l’arrivée des Allemands, c’est qu’il a été tué avant. Pendant le court moment où il est resté seul avec
quelqu’un.
BERNARDI : Avoue ! L’argent du réseau, c’est toi qui l’a volé ! Tu venais d’être découvert… Castille allait
te démasquer devant nous ! Mais un miracle s’est produit.
ROUGIER : Mais tu délire.
Ils commencent à se battre.
BERNARDI : La Gestapo est arrivée, tu en as profiter pour tuer Castille.
ROUGIER : Tu sais que je vais te casser la figure !
MARIE-OCTOBRE : Allons Rougier ! Voyons, Bernardi !
ROUGIER : Il m’accuse sans preuve !
LE GUEVEN : C’est une accusation toute gratuite. Du roman-feuilleton !
THIBAUD : Il n’y a pas de preuve formelle.
VANDAMME : Je ne comprends pas pourquoi il refuse de parler.
MARINVAL : Il n’avouera jamais, il n’y a pas de témoin.
ROUGIER : Thibaud ! Toi qui m’a vu arriver avec une balle dans l’épaule, dis-leur dans quel état j’étais
quand je t’ai annoncé la mort de Castille ! Est-ce que j’avais l’air d’un assassin ? (Silence) Le Gueven, dis
quelque chose ! (Silence) Enfin quoi, c’est grâce à moi que vous avez pu vous échapper. (Silence) Alors
puisque je ne peux pas faire autrement, Marie-Octobre, parle ! Dis-leur la vérité.
MARIE-OCTOBRE : Quelle vérité ?
ROUGIER : Dis-leur quel homme était Castille !
MARIE-OCTOBRE : Je ne comprends pas.
ROUGIER : Rappelle-toi, quand tu apportais tes croquis à l’imprimerie, tous les mardis, tu te souviens ?
MARIE-OCTOBRE : Oui, et alors ?
ROUGIER : Je vivais seul. J’ai pris l’habitude de penser à toi, d’attendre le mardi…
MARIE-OCTOBRE : Et alors, continue…
ROUGIER : Et puis tu m’as annoncé ta démission. Il n’y aurait plus de mardis pour moi… Alors je t’ai
demandé de m’épouser.
MARIE-OCTOBRE : Tu savais bien que c’était impossible.
ROUGIER : Le manque d’argent… Mais ce n’était pas la vraie raison… Marie-Octobre aimait Castille.
THIBAUD : Enfin, cela n’a rien à voir avec ce qui nous occupe !
ROUGIER : Si ! Justement ! Dis-leur qui était Castille.
MARIE-OCTOBRE : Un être exceptionnel. Le courage, le désintéressement même.
ROUGIER : Mais il était autre chose aussi. Dans la vie privé, c’était une brute, un égoïste.
BERNARDI : Qu’est-ce que tu veux que ça nous fasse. Nous ne sommes pas juges de sa vie privée.
MARIE-OCTOBRE : Et puis qu’en sais-tu ?
ROUGIER : C’est tout de même auprès de moi que tu te réfugiais quand tu étais malheureuse. Le matin de
cette réunion, tu étais affolée ! Tu avais appris qu’il avait une autre liaison. Il faut dire maintenant ce qui s’est
passé après l’alerte. Tu es restée seule avec lui ! Oui, j’ai menti tout à l’heure, je voulais éviter toutes ces
histoires.
MARIE-OCTOBRE : Mais c’est faux !
ROUGIER : Quand je suis revenu, Castille était mort.
Silence. Entrée de victor.
VICTOR : Alors, un ange passe ? V’la de l’orangeade pour ceux qui ont soif… Et du whisky pour les
ivrognes.
MARIE-OCTOBRE : Alors c’est sans doute moi qui ai livré le réseau ? Moi qui vous ai réunis ? C’est
absurde !
BLANCHET : Oui, évidemment…
MARINVAL : L’assassin qui mène l’enquête, ça ne s’est jamais vu.
9
RENAUD-PICARD (À Marie-Octobre) : Excuse-moi, mais tu ne viens pas de commettre une petite erreur ?
MARIE-OCTOBRE : Une erreur ?
RENAUD-PICARD : En fait, l’idée de vous réunir, n’est-elle pas la mienne ? Quand cet acheteur Allemand
t’a reconnu, j’étais là. Je t’ai vue si pâle, j’ai cru à un malaise. Je t’ai dit : “Nous devons à la mémoire de
Castille de faire la lumière sue cette trahison.”
MARIE-OCTOBRE : Alors je n’ai pas insisté pour cette réunion ?
RENAUD-PICARD : Si, après ! Je vais te poser une seule question. Une seul ! Je sais que ta réponse sera la
vérité… Marie, as-tu tué Castille parce qu’il allait t’abandonner ?
MARIE-OCTOBRE : J’ai aimé Castille. Castille m’aimait. Il n’allait pas m’abandonner.
RENAUD-PICARD : L’as-tu tué ?
MARIE-OCTOBRE : Non.
RENAUD-PICARD : Je te crois.
LE GUEVEN : Nous aussi, nous te croyons ! Mes amis, nous jouons un jeu dangereux et indigne de nous.
THIBAUD : Oui, eh bien, moi mon opinion est faite ! Parfaitement ! Je vous le dis en toute simplicité, nous
sommes des gens épatants qui se conduisent comme des couillons ! On veut un coupable ! Écoutez, je n’aime
pas les grands mots, mais on a vécu ensemble une grande histoire, non ? Du jour au lendemain on a appris à
ce servir de postes émetteurs, de parachutes, de plastic…Et tout ça pour quoi ? Pour l’honneur. MarieOctobre, tu te souviens de ton évasion de la rue des Saussaies ? (À Rougier) Et toi, l’imprimeur, on était bien
content de te trouver pour les faux papiers. Ah ! Quant à toi, Simoneau, si j’ai voté contre toi tout à l’heure,
j’ai eu tort et je m’en excuse… (À Blanchet) Tu as pris de drôles de risques toi aussi… Ici, il n’y a pas de
salaud.
VICTOR : Ah la la ! C’est bien vrai ! J’ai pas ri tous les jours, moi non plus, hein ? Quand je vous apportais
le ravitaillement de la part de Monsieur Marinval, hein ? Il y a des jours où le courage me manquait !
VANDAMME : Heureusement, vous, cher Victor, vous n’avez pas été arrêté.
VICTOR : Si, une fois.
VANDAMME : Vous ne l’avez jamais dit ?
VICTOR : Parce que j’étais dans mon tort. Un petit rôti que je voulais porter à ma belle soeur, et je suis
tombé sur les policiers.
VANDAMME : Ils vous ont interrogés ?
VICTOR : Naturellement ! J’ai cru d’abord que c’étaient des policiers Allemands, mais ils m’ont avoué
qu’ils étaient de la résistance.
VANDAMME : Aussi ?
VICTOR : Oui. Je leur avais fait comprendre que j’avais des relations dans la maquis…
VANDAMME : Vous leur avez parlé du réseau ?
VICTOR : Je me serais gêné !
BERNARDI : Ça s’est passé quand ?
VICTOR : Le rôti, c’était pour la fête de ma belle soeur, alors vers le 20 août.
LE GUEVEN : Et le 21 août, la Gestapo débarquait ici…
MARINVAL : Ah ! Et voilà des heures qu’on se casse la tête ! Pas besoin de chercher plus loi ! C’est vous
qui avez donné le réseau !
VICTOR : Moi ? Jamais de la vie !
BLANCHET : Vous en avez fait de belles !
VICTOR : J’ai toujours su tenir ma langue ! Mais j’ai compris qu’on pouvait leur faire confiance !
BLANCHET : À quoi ? À leur bonne mine ?
VICTOR : Tenez, pendant qu’on parlait, un de leurs amis est entré et leur à annoncé que le débarquement
Canadien avait échoué la veille. Ils étaient catastrophés. Même qu’ils m’ont dit que je pouvais partir.
LE GUEVEN : Oui, le débarquement Canadien a eu lieu en août 42, le 19. Mais l’arrivée de la Gestapo, c’est
en août 44, deux ans après ! Par conséquent Victor est hors de cause.
Exclamations.
VICTOR : M’accuser comme ça, avec les rhumatismes que j’ai…
MARINVAL : En somme, on est toujours au même point ?
THIBAUD : Au fait, quelle heure est-il ? Il faut que je passe à la clinique.
BERNARDI (Sur un ton de reproche) : Thibaud…
VANDAMME : Moi demain matin, il faut que je sois à mon bureau à 8 heures.
ROUGIER : Moi j’ai un journal qui tombe à 7 heures, alors…
MARIE-OCTOBRE : Non, non ! Je vous demande 5 minutes. Dans 5 minutes, tout sera réglé.
VANDAMME : J’en doute.
MARIE-OCTOBRE : J’aurais aimé que tout fût réglé entre nous. Tant pis, vous l’aurez voulu ! Il y a un
homme qui a vu le visage du traître. Cet homme s’appelle Wilfred Muller… Il est là. Il attend en haut.
Stupeur générale.
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BERNARDI : Ah ben mince alors…
MARIE-OCTOBRE : Il est encore temps de se passer de ses services… (Silence) Non ? Alors tant pis. (Elle
se dirige vers une porte) Monsieur Muller !
On entend un pas lent et lourd. Stupeur générale. On doit sentir dans chacun des personnages une angoisse
grandissante.
Rougier s’élance vers la porte. Bernardi le rattrape et le saisit d’une poigne de fer.
BERNARDI : C’était donc toi ! Hein, dis ! C’était bien toi ! Mais avoue-le !
Renaud-Picard apparaît là où l’on attendait l’Allemand.
MARIE-OCTOBRE : Et oui, c’était un piège. Nous n’avions plus que ce moyen…
BERNARDI : Et maintenant, hein ? Maintenant, combien as-tu touché, hein ? Pour combien nous as-tu
vendus ?
ROUGIER : Ce n’était pas pour l’argent !
BERNARDI : Non, c’est pour l’honneur, hein ! Pourquoi nous as-tu trahis, bourrique, pourquoi ?
ROUGIER : Pour Marie-Octobre. Par amour !
THIBAUD : Tu nous prends pour des crétins !
SIMONEAU : Laissez ! Je crois que j’ai deviné la vérité. Rougier, tu as aimé Marie-Octobre. Tu n’as pas
menti. Mais il y a aussi le vol des trois millions. Ce n’est pas la première fois qu’un imbécile vole par amour,
et qu’il s’imagine que c’est un moyen de séduction.
BERNARDI : Il n’y a pas de circonstance atténuante ! Donne-le moi, ce pourri-là, et qu’on en finisse !
Rougier est écroulé par terre.
ROUGIER (À Marie-Octobre) : Il savait que j’avais pris l’argent du réseau… Alors quand j’ai compris qu’il
allait m’accuser devant toi…
VANDAMME : Tu es allé trouver les Allemands pour qu’ils te débarrassent de Castille !
ROUGIER : J’avais perdu la tête !
VANDAMME : Tu es un voleur, un traître et un assassin !
Brusquement, Rougier se redresse, bouscule tout le monde, et court vers le bureau où il trouve le révolver.
ROUGIER : Et maintenant laissez-moi sortir ! Marinval, les clés de ta voiture.
Il pointe son arme sur Marinval, qui lui lance les clés. Marie-Octobre barre le passage à Rougier.
MARIE-OCTOBRE : Non, Rougier, tu ne passeras pas.
ROUGIER : Ne m’oblige pas à tirer, je t’en supplie. (Tous les autres s’avancent dans son dos.) N’avancez
pas, vous autres ! (Il est obligé de tourner la tête. Bernardi plonge dans les jambes de Rougier, les enserre et
le fait tomber. Il le traîne jusqu’au bureau.)
ROUGIER : Non, non !
Bernardi le force à s’asseoir, dispose une feuille sous ses yeux et lui tend un stylo.
LE GUEVEN : Qu’est-ce que vous allez faire de lui ?
VANDAMME : C’est jugé. Il va signer ses aveux, motiver son suicide.
THIBAUD : Écris !
ROUGIER : Je ne veux pas !
THIBAUD : Allons, Rougier, tu as perdu. (Il le force à écrire.) Je reconnais…. Je reconnais avoir, en août
1944, dénoncé à la Gestapo le réseau Vaillance. Je m’accuse d’avoir tué de mes propres mains le
commandant Castille, chef du réseau… Confondu par mes anciens camarades, j’ai résolu… j’ai résolu de me
donner… la mort… Et tu signes… Signe !
LE GUEVEN : Au nom de quelle justice le condamnez-vous ?
BLANCHET : Est-ce qu’il a eu pitié de Castille, lui ?
LE GUEVEN : Pour le salut de votre âme…
SIMONEAU : Oh ! Pas de sermon, je t’en prie !
ROUGIER : Thibaud ! Dis-leur de me laisser vivre !
THIBAUD : Allons, allons, relève-toi ! Je ne peux plus rien pour toi.
ROUGIER Blanchet ! On était copains !
BLANCHET : Fiche-moi la paix.
LE GUEVEN ; Écoutez-moi… Si vous assassinez cet homme, ne comptez pas sur moi pour accréditer la
thèse du suicide. Non seulement je vous dénoncerai à la police, mais je témoignerai contre vous.
SIMONEAU : Nous acceptons toutes les conséquences.
BLANCHET : Toutes !
LE GUEVEN : On n’exécute pas un homme au bout de quinze ans, c’est abominable. Vous savez bien que
j’ai raison !
RENAUD-PICARD (Qui a tiré un carnet de sa poche) : Jacques castel, du réseau Vaillance… Mort en
déportation. Pierre Brunet, du réseau Vaillance, fusillé…
SIMONEAU : Étienne Godeau, du réseau Vaillance, fusillé.
VANDAMME : Maurice Chapelle, du réseau Vaillance, mort en déportation.
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THIBAUD : Jacqueline Rivière, du réseau Vaillance, fusillée.
MARINVAL : Michel Chauvenet, mort en déportation.
BLANCHET : Commandant Pierre Castille, chef du réseau Vaillance, assassiné…
Soudain, un coup de feu. Rougier s’écroule. C’est Marie-Octobre qui a tiré.
LE GUEVEN : Marie-Octobre !
THIBAUD (Se penchant sur Rougier) : Il est mort.
Marie-Octobre se dirige vers le téléphone.
MARIE-OCTOBRE : Allô. Ici, le 248. Donnez-moi la gendarmerie. (À Le Gueven) Tu peux déchirer le
papier. Je prends toute la responsabilité… Allô, la gendarmerie ? Ici le domaine de la Chênaie… Voulez—
vous venir tout de suite ?
LE GUEVEN (prenant l’appareil des mains de Marie-Octobre) : Un homme vient de se tuer.
FIN.
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