Extrait - Librinova
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Norbert TOYSSEL Coma 3.0 © Norbert TOYSSEL, 2015 ISBN numérique : 979-10-262-0315-5 Courriel : [email protected] Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 1 Evariste avait franchi la distance entre son lit et la cafetière sans émettre un seul juron, sans pousser un seul grognement. Un bel exploit, compte tenu du nombre d'objets divers sur lesquels il s'était vrillé les voûtes plantaires comme tous les matins, ou comme tous les midis, pour être précis. Salarié à domicile sans obligation d'horaires, il n'était pas du genre à s'imposer la discipline qui l'aurait préservé d'un empiétement de son temps de travail sur les heures nocturnes. Ce midi, donc, le capharnaüm régnant dans son deux - pièces, loin de l'exaspérer, contribuait même à son allégresse. Car ce midi-là, tout ce bazar n'avait rien des relents déprimants d'un célibat qui n'avait que trop duré. Cette fois c'était celui d'un vacancier qui fait sa valise en sifflotant, sûr d'enfin dégotter l'âme sœur sur une plage de sable chaud. Tout en sirotant son café, il jeta un coup d'œil à la page Zewter qui s'affichait sur un petit écran intégré à sa table de cuisine. L'agence BuizTop, qui suivait au quotidien les taux de satisfaction des clubs de vacances, était formelle : Soixante-dix-huit pour cent des personnes arrivées seules au "ClubSam'" étaient reparties, à deux, ou plus, selon le dernier sondage effectué la veille, 2 octobre 2034. Il était bien décidé à ne pas intégrer le camp des loosers qui composaient les vingt-deux pour cent restants. La page d'informations sur le trafic aérien lui confirma que l'alerte météo venait de prendre fin, et que le voyage était finalement maintenu, après le passage du dernier ouragan. Un peu plus tard, alors qu'il s'était remis à la préparation de ses bagages et que ses pensées musardaient déjà sous les cocotiers du pacifique, on sonna à sa porte. C'était Mme Debanninck, la veuve septuagénaire et dynamique de l'étage au-dessus. D'ordinaire la charge de travail d'Evariste ne l'autorisait pas à écouter son bavardage incessant plus de quelques minutes mais ce jour-là rien ne le pressait et il l'invita de bon cœur à entrer. Toujours très élégante, elle avait des cheveux blancs coiffés avec soin. A peine les saluts et formules de politesse d'usage échangés, le moulin à parole atteignit rapidement sa vitesse de croisière. Elle déclina cependant une invitation à s'asseoir un moment. — Monsieur Roze, comme vous le savez, je pars cet après-midi suivre un stage d'alpinisme de trois semaines et puisque vous êtes d'accord pour vous occuper de mes plantes dès votre retour le mercredi 11, je vous remets les clés de mon appartement, en vous remerciant encore pour votre amabilité. A propos, pourriez-vous en profiter pour jeter un coup d'œil au programme de mon dispositif anti-bruit ? Hier, j'ai entendu les enfants des Mercier cavaler toute la journée au-dessus de chez moi, il doit y avoir quelque chose qui cloche. Elle soupira : — Cette résidence va vraiment à vau-l'eau. Quand ce n'est pas l'ascenseur, ce sont les caméras de sécurité ou les volets coincés. A chaque ouragan c'est la même histoire ... Et quand je pense que l'assemblée des copropriétaires a donné son aval à cette espèce de crapule, ce Dourlon à la noix, pour le rachat de l'appartement du troisième, j'en frémis encore d'horreur. Et elle chuchota, sans pour autant baisser la voix, histoire de mettre une touche de gravité à son propos : — Je suis sûre que ce gugusse donne dans un trafic quelconque, d'eau potable ou d'autre chose. Il est plein aux as et n'a certainement pas gagné toute cette oseille en donnant des cours de peinture sur soie. Les bonnes vieilles expressions désuètes de Madame Debanninck ! Il ne put retenir un sourire. Mais le moulin s'emballait : — Ce regard insolent qu'il me décoche chaque fois que je le croise ! Il croit m'intimider peut-être ? Si jamais il a la mauvaise idée de venir me chercher des noises, j'ai chez moi, à portée de la main, un Glock calibre 9 parabellum qui ajoutera un grand cratère aux orifices dont la nature l'a déjà pourvu ! Evariste en resta bouche bée. Mais ... à quoi faisait-elle allusion exactement ? Elle s'approcha encore et se colla le bord de la main gauche sur le visage : — Quand les émeutiers ont pris d'assaut les postes de police de Bruxelles, lors des événements de février 2025, il en est résulté une telle confusion pendant quelques jours que feu mon mari, qui était sur le point de prendre sa retraite d'officier, a pu garder son arme de service en souvenir d'une carrière bien remplie. Puis elle repartit sur un ton de conversation banale : — Bien. Alors pour les plantes, surtout n'utilisez que la bouteille d'eau non potable qui se trouve sur l'étagère au-dessus de ... Elle s'arrêta, interrompue par un grésillement à l'autre bout de la pièce. Sur le bureau, des ondulations bleutées, que projetaient quatre baguettes verticales disposées en rectangle, s'entrecroisèrent pour former quelques amas hésitants à partir desquels un visage d'homme en trois dimensions prenait lentement forme. Une grosse tête pâle, ronde comme un ballon qui appelait : — Hé ! P'tit génie ! t'es là ? — Je vous laisse, dit Mme Debanninck, je vais coucher mes instructions par écrit, vous les trouverez sur le buffet de l'entrée. Bonnes vacances ! Et elle s'éclipsa discrètement. Evariste se dirigea vers sa machine d’un pas mal assuré. Cette voix qui l'avait interpellé de façon si cavalière, il la connaissait parfaitement. Après avoir tiré sa chaise de façon à ne pas se poster trop près de la zone de visualisation, il s'assit, activa la caméra émettrice et demanda : — Qu'est-ce qui se passe? C'était Bent Figbirson, son chef de service. Tiens! Il n'arborait plus son sourire prétentieux habituel. Mais Evariste n'en tira aucune satisfaction car son supérieur n'était pas censé l'appeler durant cette première journée de congé et son front contracté lui donnait l'air inquiétant d'un abruti qui tente de réfléchir. Que lui voulait donc cet empêcheur de faire ses valises en rond ? — On a un problème, p'tit gars. Evariste restant coi, son interlocuteur ajouta : — Une étrange baisse de régime au CHU Toulouse-Sud. Plus précisément, c'est l'axial de l'unité 2 qui fait des siennes. Une alerte de type 3 s'est déclenchée à la cellule de surveillance. Ils ont dû fermer trois salles d'opération et la sécurité des patients est compromise. L'agent de veille local nous a envoyé son rapport. J'ai donc transmis le dossier mardi à Laguèvre mais après trois jours de connexion au système de l'hôpital il a renoncé en pleurant sa mère. C'est son premier échec, ça lui a fait mal là. L'obèse se tambourina la poitrine. — Je ne le savais pas si émotif, rétorqua Evariste, pas vraiment touché par cet épanchement . Ce crétin de Laguèvre ! Un jour, il avait intercepté le rapport trimestriel d'activité d’Evariste, destiné à la direction, et l'avait truffé de séquences animées dont l'héroïne était une fermière rousse et pulpeuse trompant son mari avec tous les animaux de la basse-cour. — Quoi qu'il en soit j'ai pensé qu'un as comme toi pourrait peut-être jeter un coup d'œil à ... — Mais tu sais bien que je pars en vacances demain ! interrompit Evariste en se labourant les cordes vocales. L'extrémité d'une phalange adipeuse assombrit les trois-quarts de son bloc de visualisation. Son chef pointait un doigt menaçant : — Écoute-moi bien, p'tit surdoué, c'est une urgence. Quand il s'agit de pannes dans les hôpitaux, les aéroports, les prisons et autres sites sensibles, nous sommes dans l'obligation de réparer sans délai ou nous perdons notre agrément. — Et Anderson, Graff, Bentaala, ils sont où tous ceux-là ? C'était moins une question qu'un râle d'agonie. — Graff et Bentaala sont en stage de formation. Quant à Anderson elle est à plein temps sur un dossier complexe. — Alors j'embarque une tablette et je bosse à la plage. — Le cryptage ZMS ne passe pas dans la Zone Pacifique, ce serait contraire à nos normes de sécurité, tu le sais bien. Et c'est pas un dossier qu'on traite en dilettante, crois-moi. Il plissa méchamment les yeux, ses faibles réserves de patience déjà épuisées : — De toute façon, tu n'as pas le choix et tu le sais. Tu nous fais perdre un temps précieux à tous les deux. Et ses cheveux blonds filasses coupés en bol ondulèrent mollement tandis qu'il secouait la tête. Evariste dut ravaler sa fureur. Son statut d'employé à part lui procurait un salaire deux fois plus élevé que celui de ses collègues mais ne lui donnait aucun droit à contestation. A la moindre plainte auprès de son accompagnant on le réexpédierait au centre spécial de formation, une perspective qui ne l'emballait pas du tout. Figbirson prit une mine de grand seigneur. — Je te rembourse ta réservation et ton séjour, et tu seras payé en heures supplémentaires, plus une prime spéciale en cas de succès. — Mais je me fous de cet argent ! gueula Evariste un peu inconsidérément. J'ai quarante mille euros qui ronflent paisiblement sur mon compte en banque. Ce que je veux, c'est sentir le sable brûlé par le soleil crisser sous ma serviette de plage, et voir les cocotiers, la peau huileuse des filles en maillot de bain. Tout ça en trois dimensions réelles, tangibles, avec les odeurs et tout. Est-ce que tu sais qu'il faut réserver trois mois à l'avance au Club Sam'va ? Figbirson ne cilla pas. — Écoute, tu reportes ta réservation et dans trois mois tu t'envoles pour les tropiques quoiqu'il arrive. Il saisit un calendrier : — Voilà, je te bloque cette semaine-là. Pour moi tu seras aussi apte au dépannage numérique que la momie de Ramsès II, ok ? Nullement rassuré Evariste tenta un faux-fuyant : — Cette baisse de régime du système, elle ne serait pas due à l'ouragan, tout simplement ? — Dis pas de conneries, tu penses bien que le technicien sur place a procédé à toutes les vérifs de sa compétence. Les blaffers, wexnits et connexions sont ok. Tous les codes sont séro-négatifs. Laguèvre se demande si ce n'est pas une forme inconnue d'allergie. On en est là. Evariste se déconnecta et s'effondra sur le bureau. Pfuit ! Envolés, coquillages et filles bronzées du Pacifique ! En relevant la tête son regard ricocha des vêtements éparpillés sur le sol au sac de voyage ouvert. Et voilà que ça le reprenait. Un besoin irrépressible lui oppressait douloureusement le sternum. Il se précipita vers le tiroir de sa table de nuit et saisit un petit gobelet. Il avala deux comprimés verts d'affilée, puis s'allongea sur son lit en attendant les effets réparateurs de la vylitine. 2 Gnn ! Merde ! Rien à faire ! Essayons maintenant avec Sabine. C'était mon numéro trente-cinq. Elle avait de ces miches, celle-là ! Rrrgnn ! Nada ! Je revois le grain de sa peau comme si j'avais le nez dessus, je sens des vagues libidineuses faire des allers-et-retours entre mes oreilles, mais pas le moindre début de commencement de chatouillis à l'entre-jambes. Pour moi qui chopais une érection instantanée à la vue du mot 'sein' dans le petit Larousse quand j'avais douze ans, le constat est affligeant. Je n'ai donc aucun contrôle sur mes fonctions corporelles. Pas moyen d'ouvrir les yeux non plus. Mais mes neurones, eux, n'ont pas l'air d'avoir trop morflé. On dirait même qu'ils ont pris un coup de frais car ce satané brouillard, qui me rongeait le cerveau déjà bien avant que je me prenne une balle en pleine tête, s'est dissipé d'un coup. J'ai l'impression de retrouver ma vivacité d'esprit et ma clairvoyance d'autrefois (et j'en avais dans le ciboulot quand j'étais jeune). Quelle légèreté ! Le plus dingue, c'est que je peux me balader, voler à travers des kilomètres de tunnels qui mènent à des tas de textes, d'images et de musiques incroyables. Rien que par la pensée ! Il suffit que je me concentre et des dizaines de portillons s'ouvrent devant moi sur un monde que j'aurais bien du mal à décrire. C'est comme ça que j'ai appris où je me trouve, d'ailleurs. Allongé dans une sorte de sarcophage, à l'hôpital universitaire de Toulouse-Sud. J'ai aussi grappillé la date et l'heure quelque part. Me voilà donc catapulté en 2034 ! Autant dire que j'ai pris quarante-trois ans en une seule nuit de sommeil ! Quelle claque ! Avoir moisi tout ce temps dans ces ténèbres glacées ! Brrr ! Si j'étais en mesure d'activer mes muscles horripilateurs, j'en aurais la chair de poule. Et ce rayon de lumière ? Comment se fait-il qu'il ait soudain déchiré le néant qui m'enveloppe ? Sur le coup je me suis cru replongé dans le Jura de mon enfance, par une fin de journée plombée, quand un soleil bas perce brusquement à travers l'épaisseur des nuages. Au début, des milliers de mots, d'images et de réminiscences tournoyaient dans le vide. Puis tout s'est peu à peu regroupé dans une