Les 55 Jours de Pékin

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Les 55 Jours de Pékin
LE CINÉMA DU
123
COLLECTION DVD
Les 55 Jours de Pékin
rue des archives
DE NICHOLAS RAY
LE CINÉMA DU
123
Au cœur de la tourmente
En 1993, dans un hors-série des « Cahiers du cinéma », Stéphane Bouquet réévaluait à la hausse
« Les 55 jours de Pékin », film à grand spectacle traversé par l’humanité de Nicholas Ray
Fiche technique
Les 55 Jours de Pékin
(55 Days at Peking,
EU, 1963, 154 min).
Réalisation :
Nicholas Ray,
Guy Green (non
crédité), Andrew
Marton (non crédité).
Scénario :
Bernard Gordon,
Philip Yordan, Ben
Barzman (non crédité).
Photographie :
Manuel Beringuer,
Jack Hildyard.
Montage :
Robert Lawrence.
Musique :
Dimitri Tiomkin.
Production :
Samuel Bronston.
Interprètes :
Charlton Heston,
Ava Gardner,
David Niven, Flora
Robson, John Ireland.
rue des archives
L
E film Les 55 Jours de Pékin a
mauvaise réputation. Il est de
bon ton de préciser que Nick
Ray eut une crise cardiaque
qui l’empêcha de finir le tournage (ce fut l’œuvre d’Andrew Marton et du producteur Samuel
Bronston) et de participer au montage ; et
d’ajouter aussitôt que Ray ne s’est pas
donné par hasard le rôle de l’ambassadeur américain qui vient dire, au début du
film, que cette affaire de Boxers révoltés
ne l’intéresse pas le moins du monde et
que Messieurs ses confrères européens
s’en débrouillent comme ils peuvent.
Le but avoué de ces considérations est
de disculper Ray, cinéaste de la révolte,
figure mi-romantique mi-rimbaldienne,
de toute collusion avec le système déshonorant des superproductions hollywoodiennes. Comme Ray semble participer au
dénigrement, il serait ridicule de vouloir
réhabiliter le film contre son auteur ; et il
est vrai que c’est un film très sage où les
flux d’énergie nerveuse et les éruptions de
violence qui traversent ordinairement son
cinéma se sont comme évanouis. Mais, si
ainsi prévenu contre le film, on persiste à
l’aimer et à considérer que c’est l’une des
superproductions les plus humaines de
l’après-guerre, que dire ?
Parler tout bêtement d’un retour, à
revoir ce film, d’un sentiment d’enfance ?
Mais peut-être est-ce seulement moi,
mon enfance et le plaisir que je prenais à
contempler ces fresques animées à la télévision. Je vois bien ce que ceci a de personnel, manque de recul quant à l’effort de la
critique, mais l’essor de la vidéo, manifestations parmi d’autres de l’ultra-individualisme contemporain, modifie nécessairement notre rapport aux films, ouvre
aux dangers de la « moi-moithèque »
(comme dit Toubiana) ou aux splendeurs
de l’ego-critique (lire Daney).
Plus classiquement on peut aussi créditer les scénaristes-dialoguistes (Philip
Yordan et Bernard Gordon) d’un réel
talent et d’une bonne dose d’humour, car
les dialogues ne se contentent pas d’être
fins, ils savent se moquer ouvertement de
la perception occidentale de la sagesse
chinoise. En chinois revu et corrigé,
« expliquez-vous » se dit par exemple
« qui saura rendre claire l’eau bourbeuse ? ». Certains dialogues me sem-
Les seuls combats
qui importent
sont ceux
qui opposent
l’homme
à lui-même
blent d’ailleurs participer d’un jeu référentiel auquel il faut bien que Ray ait contribué puisque, selon son propre témoignage, le scénario s’écrivait au jour le
jour et sur ses indications, jeu qui convoquerait au cœur de ce film de genre un
autre genre mieux connu encore.
Lorsque le commandant Marc Lewis
(Charlton Heston) pénètre à cheval dans
Pékin, il est filmé en contre-plongée, le
Stetson négligemment penché en arrière,
la silhouette se découpant sur le ciel bleu
et vide, comme un westerner perdu dans
FILMOGRAPHIE
1947
LES AMANTS DE LA NUIT
(EU, 95 min).
Avec Cathy O’Donnell,
Farley Granger.
1949
LES RUELLES DU MALHEUR
(EU, 100 min). Avec
Humphrey Bogart, John
Derek, George Macready.
SECRET DE FEMME
(EU, 89 min). Avec Maureen
O’Hara, Melvyn Douglas,
Gloria Grahame.
1950
LE VIOLENT
(EU, 91 min). Avec
Humphrey Bogart, Gloria
Grahame, Frank Lovejoy.
BORN TO BE BAD
(EU, 94 min). Avec Joan
Fontaine, Robert Ryan.
1951
LES DIABLES
DE GUADALCANAL
(EU, 102 min).
Avec John Wayne,
Robert Ryan, Don Taylor.
1952
LA MAISON
DANS L’OMBRE
(EU, 82 min).
Avec Ida Lupino, Robert
Ryan, Ward Bond.
LES INDOMPTABLES
(EU, 113 min).
Avec Susan Hayward, Robert
Mitchum, Arthur Kennedy,
Arthur Hunnicutt.
1954
JOHNNY GUITARE
(EU, 110 min).
Avec Joan Crawford,
Sterling Hayden, Scott Brady.
II/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 29-LUNDI 30 MAI 2005
1955
À L’OMBRE DES POTERNES
(EU, 93 min).
Avec James Cagney, Viveca
Lindfors, John Derek.
LA FUREUR DE VIVRE
(EU, 108 min). Avec
James Dean, Natalie Wood.
1956
L’ARDENTE GITANE
(EU, 85 min). Avec Jane Russell,
Cornel Wilde, Luther Adler.
DERRIÈRE LE MIROIR
(EU, 95 min).
Avec James Mason, Barbara
Ruth, Walter Matthau.
1957
LE BRIGAND BIEN-AIMÉ
(EU, 92 min).
Avec Robert Wagner, Jeffrey
Hunter, Hope Lange, Agnes
Moorehead, John Carradine.
AMÈRE VICTOIRE
(Fr.-EU, 100 min). Avec
Richard Burton, Curd Jürgens,
Raymond Pellegrin, Ruth
Roman, Christopher Lee.
1958
LA FORÊT
INTERDITE
(EU, 93 min).
Avec Christopher Plummer,
Burl Ives, Gypsy Rose Lee.
TRAQUENARD
(EU, 98 min).
Avec Robert Taylor,
Cyd Charisse, Lee J. Cobb.
1960
LES DENTS
DU DIABLE
(Fr.-It.-RU, 115 min).
Avec Anthony Queen,
Yoko Tani, Carlo Giustini,
Peter O’Toole.
1961
LE ROI DES ROIS
(EU, 165 min).
Avec Jeffrey Hunter, Siobhan
McKenna, Robert Ryan,
Carmen Sevilla.
1963
LES 55 JOURS DE PÉKIN
(EU, 154 min).
1976
WE CAN’T GO HOME
AGAIN
(EU, 85 min). Coréalisé avec
ses étudiants en cinéma.
Avec Nicholas Ray.
1980
NICK’S MOVIE
(All-Suède, 91 min).
Coréalisé avec Wim Wenders.
Documentaire avec Nicholas
Ray, Ronee Blakley, Gerry
Bamman.
LE CINÉMA DU
Un désespoir flamboyant
l’existence tumultueuse de
Nicholas Ray (racontée comme un
Roman américain par Bernard Eisenschitz, éditions Christian Bourgois) commence en 1911, dans le
Wisconsin. Né Raymond Nicholas
Kienzle, le futur réalisateur produit des émissions de radio dès
l’adolescence. Il se passionne aussi
pour l’architecture, et étudie quelque temps avec le maître Frank
Lloyd Wright. L’influence de cette
formation sera décisive sur son cinéma. En 1934, il s’installe à
New York, où il fréquente le Group
Theater (ancêtre de l’Actors Studio), se lie d’amitié avec Elia Kazan
et s’inscrit au Parti communiste.
Epris de musique folk, il produit
une émission de radio hebdomadaire pour CBS. C’est ainsi qu’il
rencontre John Houseman (cofondateur, avec Orson Welles, du Mercury Theatre) qui produit son premier long-métrage. Les Amants de
la nuit impose un univers sombre,
déchirant, où la jeunesse est le
royaume de la solitude amère et
de l’amour impossible. Le cinéaste
se révèle immense avec Le Violent
(1950), dans lequel Humphrey Bogart campe un scénariste alcoolique dévasté par la passion amoureuse. Ray se raconte sans fard
dans ce film désespéré, d’autant
que la star féminine, Gloria
Grahame, est alors son épouse, et
que leur mariage est en train de
s’effondrer.
Le studio RKO, avec lequel Ray
est sous contrat, est racheté par le
magnat de l’aviation Howard Hughes. En plus des films qu’il réalise,
le cinéaste est appelé à la rescousse sur des productions en péril,
comme Macao, de Josef Von Sternberg (1952). Il échappe à la liste
noire grâce à la protection de Hughes, anticommuniste notoire qui
dennis stock/magnum photos
les grands espaces, comme précisément
Johnny Guitare arrivant près du saloon
de Vienna. Quelques répliques plus tard,
on fera remarquer au commandant
qu’on n’est pas ici au Far West et qu’on
ne tire pas sur les Chinois comme sur des
Peaux-Rouges ; et pourtant les Chinois
adopteront les comportements guerriers
des Indiens, chantant avant l’attaque,
entourant les assiégés de leur présence
nocturne et inquiétante et chargeant
avec l’aube. Comme si Nick Ray avait
voulu ramener le film sur un terrain qui
était le sien.
Les 55 jours de Pékin est d’ailleurs traversé de bout en bout par cet effort désespéré, par cette tension entre le désir d’un
cinéaste et celui d’un producteur, par
cette discordance entre le cahier des charges d’un film à grand spectacle (donc à
multiples figurants) et l’évidente envie de
Ray de focaliser le film sur le combat de
l’homme et de sa conscience. Aussi Ray
assure-t-il le service minimum en matière
de mouvements de foule. Pacifiques ou
guerriers, Européens ou Chinois sont toujours filmés de loin, plus ou moins du seul
point de vue des personnages qui l’intéressent, sans qu’aucun plan de coupe vienne
jamais individualiser la masse agissante,
histoire qu’on ne se trompe pas de sujet.
Les seuls combats qui importent sont
ceux, individuels, qui opposent l’homme
à lui-même. La confrontation par exemple de Matt Lewis avec les spectres de
l’amour, de la mort et du devoir de paternité (thèmes chers à Ray) que son métier
de soldat lui avait permis de tenir à
l’écart. Ou la conscience soudaine qui
envahit l’ambassadeur anglais (David
Niven, britannique jusque dans sa façon
de s’asseoir) de la signification réelle
d’une décision politique, de ce qu’elle
peut entraîner de mort. Ou le trajet d’une
femme (Ava Gardner) vaincue par le
remords de s’être autant donnée, qui
tente de se racheter et meurt comme une
Vierge, le visage ceint d’un halo blanc. Ce
sont ces personnages souffrant pour eux
seuls au cœur de la tourmente qui font
toute l’humanité du film, pas le meilleur
de Ray, mais un film où quelque chose
semble être dit de la misérable condition
des hommes, éternels non réconciliés.
Stéphane Bouquet,
100 films pour une vidéothèque,
hors-série des Cahiers du cinéma, 1993
123
Nicholas Ray échappa
au maccarthysme
grâce au soutien
de Howard Hughes
s’est pourtant pris d’amitié pour
lui. Dans Johnny Guitar, Ray porte
d’ailleurs une attaque violente
contre le maccarthysme. Il réinvente au passage le western, signant une œuvre fiévreuse où
s’aiment un homme fragile et
une femme dure comme un cowboy – le rôle a été écrit sur mesure pour Joan Crawford.
En 1955, on retrouve son emploi
expressionniste de la couleur dans
La Fureur de vivre, grand mélodrame de l’adolescence incomprise
où brille le trio James Dean, Natalie Wood et Sal Mineo. Toujours
aussi flamboyant, Derrière le miroir
(1956) raconte la plongée dans la
drogue d’un homme au-dessus de
tous soupçons (interprété par l’admirable James Mason). Dans sa vie
privée, Ray est ravagé par le même
mal et par l’alcoolisme. L’homme
fait scandale, d’autant qu’il ne cache pas son goût pour les garçons
et les très jeunes filles.
Sur le plateau de La Forêt interdite (1958), qui exalte la sauvage
innocence de la nature, Ray s’enfonce dans la dépendance, au
point d’être écarté par le producteur. De Traquenard aux 55 jours
de Pékin, en passant par son film
sur le Christ (Le Roi des rois), tous
ses tournages sont perturbés par
ce mal-être devenu pathologique.
Lorsqu’il se sort de l’alcool, à plus
de 60 ans, il tombe gravement
malade, d’une tumeur au cerveau.
Un cinéaste allemand de ses
amis, Wim Wenders, filme la mort
au travail. L’insoutenable Nick’s
Movie sortira peu après la mort de
Nicholas Ray, en juin 1979.
Florence Colombani
LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 29-LUNDI 30 MAI 2005/III
LE CINÉMA DU
123
Paysage du désir
rue des archives
R
EPRENONS. Des 55 Jours de Pékin, on ne saurait médire, c’est
un film de Nicholas Ray,
cinéaste, poète. On ne saurait
non plus en louer la totalité et chaque partie, chanter le globe et tous ses continents. Tournage terminé par un anonyme, morceaux du métrage réalisés par
une seconde équipe, c’est aussi un film de
studio.
Exercice canonique de la politique des
auteurs : s’il faut aimer Les 55 Jours de
Pékin, comme on aime Johnny Guitare ou
Traquenard ou Les Amants de la nuit, alors
rechercher, recenser ici ce qui perfore la
carapace impersonnelle du film, passer
Pékin au tamis et prélever en chaque
scène une leçon d’art. Mauvais calcul. Le
film invite plutôt à dériver d’un continent
à l’autre, passer vite sur les jachères, s’arrêter aux champs les plus fertiles. Explicitement, le film s’ouvre sur une telle transhumance intercontinentale : survol du
quartier des ambassades de Pékin, une série de panoramiques invente une fraîche
géographie qui, en pleine guerre froide,
raccorde les drapeaux russe et américain.
Film hybride, mi-auteur mi-studio, Les 55
Jours de Pékin se nourrit en ses meilleurs
moments de pareils balayages, de distances intérieures qu’il crée et creuse.
Charpente du film, le pont jeté entre le
singulier et le collectif. Le collectif, les scènes de foule, les batailles sont laissées
– anonymat pour anonymat – aux mains
artisanales des assistants, de la seconde
équipe, des charpentiers et des figurants,
en masse. Visiblement, Ray s’y intéresse
peu. Sur le singulier, les confrontations
d’individu à individu, le cinéaste au
contraire règne en seigneur.
C’est pourquoi la première partie du
film, avant la mise à feu et à sang du quartier des ambassades, est nettement la
plus belle. Exempté de tout cahier des
charges, Ray compose librement. Paradoxe pour une grosse production épique
et spectaculaire, l’effort de la mise en
Charlton Heston et Ava Gardner. (En « une », avec David Niven.)
Commander
un film
à un auteur,
c’est lui confier
un espace à gérer
IV/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 29-LUNDI 30 MAI 2005
scène se concentre sur les scènes de dialogues, la présentation des personnages et
leurs relations.
Pour illustrer la position de l’artiste au
sein des studios, nulle métaphore plus
joyeuse que cette proposition de l’ambassadeur britannique (David Niven) quand
il reçoit le commandant Lewis (Charlton
Heston) : pour parler, voulez-vous vous
asseoir ou marcher ? Plutôt marcher. Plutôt le mouvement que le statisme, plutôt
la modulation de l’espace que son plat
enregistrement, plutôt la mise en scène
que tout. Aux autres la bataille, mais en
un contre un, Nicholas Ray est royal.
Qu’importe au fond si Les 55 Jours de Pékin est un film de commande. Commander un film à un auteur, c’est peut-être lui
imposer certaines contraintes, mais c’est
aussi lui confier un espace à gérer. En
l’occurrence, le plus ample et le plus
ouvert à toutes combinaisons, tous jeux
d’écartèlement et de distances à remplir :
le cinémascope. Espace étiré en largeur,
mais Nick Ray déploie surtout des effets
de profondeur. Exemple le plus précieux,
la rencontre entre la baronne Ivanoff
(Ava Gardner) et Lewis. Au bar de l’hôtel,
Lewis jette un premier regard vers la
baronne, puis se retourne pour se servir
un verre et dans le reflet d’un miroir
l’aperçoit une nouvelle fois, ce qui suspend son geste. Pause. En amorce, flou,
Charlton Heston de dos occupe le tiers
gauche de l’écran. Le reflet où trône Ava
Gardner est au centre, et sur la droite, il
est bordé par le cadre du miroir. Littéralement, le commandant Lewis est face à un
écran de cinéma.
Plus encore, ce qui frappe dans ce plan,
c’est moins la manière dont Ray distribue
son dispositif en largeur que le rapport
étendu dans la profondeur de champ entre un regard et une image. Le cinémascope s’est fait paysage du désir. C’est de
l’amorce à l’arrière-plan que circulent les
affects, le long d’une ligne de fuite imaginaire que le scope rend d’autant plus oblique. Partout dans le film, c’est pareil dispositif qui conduit le récit, d’images de
guerre (la machine à fusées des Boxers se
détachant du fond de la nuit) en images
intimes (la petite métisse qui se jette au
cou de son père, comme aux bras d’un
amant retrouvé). Partout dans le film, ce
rythme de balancier – du singulier au collectif, de la douceur à la violence – que
l’on retrouve figuré par les grands éventails suspendus, dans la scène du bal. Partout dans le film, une même attente : chaque béance de la mise en scène abandonnée à la facture convenue des studios est
la promesse, au détour du plan prochain,
d’une fulgurance signée Nicholas Ray,
cinéaste, poète.
Jean-Philippe Tessé

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