Un peu de science et quelques chevaux

Transcription

Un peu de science et quelques chevaux
E
Normand Baillargeon est professeur en
sciences de l’éducation à l’UQAM. Aussi
essayiste, il est notamment l’auteur du Petit
cours d’autodéfense intellectuelle, qui a
connu un franc succès.
BAILLARGEON
ESSAI
LA CHRONIQUE DE NORMAND
SENS CRITIQUE
Un peu de science
et quelques chevaux
Vous connaissez sans doute Stéphane (Le prof) Durand grâce à ses chroniques
de vulgarisation scientifique présentées à l’émission Les années lumière, sur les
ondes d’Ici Radio-Canada Première. Je suis de ceux qui pensent que la science,
ses résultats et la manière dont elle y parvient sont indispensables à la tenue
et à la qualité de la conversation démocratique, et c’est pourquoi je considère
la vulgarisation scientifique comme une des plus nobles tâches qui soient.
Mais, il faut le dire : c’est aussi une des plus difficiles. Le prof Durand – et les
chroniques qu’il réunit dans Les carnets insolites du prof Durand le montrent
bien – s’en acquitte magnifiquement et il apporte même à cette entreprise un
ton qui lui est propre et qui en fait le charme.
pour le moins étonnantes. On est en janvier, dans le quartier Rosemont à
Montréal, et les sapins dont on se défait sont ramassés par un véhicule tiré
par… un cheval. L’école reprend et c’est un véhicule tiré lui aussi par des
chevaux qui remplit la fonction d’autobus scolaire; on devine les enfants
ravis. L’équipement dont se servent les employés municipaux qui travaillent
dans les parcs est lui aussi transporté par des chevaux. Cela est impossible?
Utopique? Le livre d’Olivier Linot et Daniel Simon invite à penser que la
réponse pourrait bien être non et il raconte pour cela ce qui s’est passé en
France, dans une ville (qui n’a ni la taille ni le climat de Montréal, il est vrai)
appelée Trouville-sur-Mer.
Insolite!
Tout commence en 2000. Trouville-sur-Mer compte quelque 5 500 habitants
en semaine et… 20 000 en fin de semaine, ce qui pose un problème de
ramassage de déchets, surtout du verre utilisé par les restaurants. Un véhicule
motorisé coûte cher. On suggère alors d’utiliser un cheval. L’affaire se fait
et un percheron appelé Festival de mai commence bientôt à arpenter une
ville qu’il va profondément transformer. Peu à peu, d’autres chevaux – et un
âne – se joignent à lui. Ils tondent les gazons, amènent les enfants à l’école,
aident au ramassage et transport divers. On découvre bien vite les avantages
économiques et écologiques de ce recours aux chevaux, et on aura deviné
son rôle dans la lutte contre la motorisation outrancière des villes.
Sans délaisser la rigueur, Durand propose des réflexions qui ont pour
amorce ce qui pourrait advenir demain, ou plus tard, en regard de l’état de la
science actuelle. Il s’agit chaque fois de quelque chose d’amusant, séduisant,
intrigant, merveilleux, spectaculaire, parfois aussi affolant, et qui soulève
des questions auxquelles chacun a envie de réfléchir. Le mot qui décrit bien
le type de sujets abordés et sa manière de le faire est celui que Durand a
choisi : insolite.
Pour vous mettre en appétit, voici quelques-uns de ces sujets, chaque fois
exposés en quelques pages. Quelle quantité d’information a-t-on en mémoire
et de quelle puissance devrait être la clé USB qui pourrait la contenir? Voyager
dans le passé est-il conceptuellement possible? Le fera-t-on prochainement?
La théorie physique des mondes possibles permet-elle de penser qu’il existe
de multiples copies de vous dans différents univers? Que pourront faire
les ordinateurs demain? Doit-on le craindre? Le cher libre arbitre est-il une
illusion? Vit-on dans une sorte de simulation semblable à celle qu’on décrit
dans le film La matrice? La télépathie est-elle pour bientôt?
Offrir ce livre à un ou une scientifique est chaudement recommandé : il y
apprendra des choses, mais y glanera aussi quelques idées sur la manière de
parler de science au grand public, lequel en a bien besoin. Or, l’offrir à des
gens qui ne s’intéressent pas ou peu à la science, ou qui en sont rebutés, est
aussi vivement conseillé. Je suis convaincu que tout le monde aura envie,
après un chapitre ou un autre, d’aller plus loin; et le livre propose justement
des indications pour le faire à la fin de chaque chapitre.
Des chevaux en ville?
Dans la préface qu’elle signe dans le passionnant ouvrage intitulé Le cheval
au service de la ville, Marie Hélène Poitras invite à imaginer des scènes
En effet!
L’expérience de Trouville-sur-Mer avait eu quelques précurseurs moins
connus. Elle a vite eu des émules, au point où de grands groupes comme Sita
et Suez s’intéressent à présent à ce qu’on appelle désormais l’hippomobilité
urbaine. Ce livre, d’une jouissive lecture, pourrait donner des idées, d’autant,
je l’ai appris dans ses pages, qu’on a développé ici des races de chevaux bien
adaptées au climat québécois.
LES CARNETS
INSOLITES
DU PROF
DURAND
Stéphane Durand
(ill. Lison Bernet)
Flammarion
Québec
144 p. | 22,95$
LE CHEVAL
AU SERVICE
DE LA VILLE
Olivier Linot
et Daniel Simon
Écosociété
100 p. | 10$
LES LIBRAIRES • JUIN-JUILLET-AOÛT 2015 • 33
Aux personnes qui trouvent que les philosophes avancent parfois des théories
qui heurtent tant le sens commun qu’elles sont impossibles à envisager, j’ai
souvent suggéré de regarder du côté des sciences, qui vont beaucoup plus
loin encore dans la promotion (et parfois la démonstration) de théories qui
heurtent le sens commun. Je leur offrirai désormais ce livre qui en fait la
preuve. Un de ses nombreux mérites est d’inviter le lecteur à exercer son
intelligence et son imagination de manière à envisager et à penser autrement
le monde qui l’entoure. Au fait, quel est-il, ce monde? Qu’est-ce que la
réalité? Est-elle bien… réelle? C’est justement une autre des questions que
soulève Durand.
Se joue aussi, sur un autre plan, une certaine manière d’occuper l’espace urbain
qui engendre de nouveaux rapports humains. Le cheval se fait médiateur, crée
des liens entre les personnes. Sa présence favorise « la bonne volonté des gens
quant à l’environnement, renforce et favorise la démarche écocitoyenne ». Les
gens ne parlaient pas au travailleur, mais voici qu’ils s’arrêtent désormais pour
lui parler depuis qu’il a son cheval avec lui. Du côté des enfants, on aura
deviné la joie du transport scolaire par cheval : « le cocher est obligé d’organiser
une rotation pour qu’ils caressent les chevaux, afin de ne pas perdre de temps
dans sa tournée. Chaque enfant a ainsi “son” tour. […] Aucun autobus scolaire
ne pourra jamais rivaliser avec ça! »