Dossier Musique de Kubrick
Transcription
Dossier Musique de Kubrick
La musique dans l’œuvre de Stanley Kubrick Tradition et modernité : l’intellectualisation de la musique de film Par Damien DESHAYES Dernière révision : février 2012 « Un film est – ou devrait-être – beaucoup plus proche de la musique que du roman. Il doit être une suite de sentiments et d’atmosphères. Le thème et tout ce qui est à l’arrière-plan des émotions qu’il charrie, la signification de l’œuvre, tout cela doit venir plus tard. Vous quittez la salle et, peut-être le lendemain, peut-être une semaine plus tard, peut-être sans que vous vous en rendiez compte, vous acquérez quelque chose qui est ce que le cinéaste s’est efforcé de vous dire. » Stanley Kubrick, Holiday, 1964 SOMMAIRE SOMMAIRE................................................................................................................................................... 2 INTRODUCTION ......................................................................................................................................... 3 I) 1953-1968 : LA TRADITION DANS LA MODERNITE ....................................................................... 4 DAY OF THE FIGHT (1951), FEAR AND DESIRE (1953), KILLER’S KISS (1955), THE KILLING (1956) .......... 4 PATHS OF GLORY (1957).............................................................................................................................. 6 SPARTACUS (1960) ....................................................................................................................................... 8 LOLITA (1962) ............................................................................................................................................ 10 DR. STRANGELOVE OR: HOW I LEARNED TO STOP WORRYING AND LOVE THE BOMB (1963) ................... 12 II) 1968 : LA REVOLUTION « KUBRICK » ........................................................................................... 14 2001 A SPACE ODYSSEY (1968)................................................................................................................. 14 III) 1968-1999 : LA MODERNITE DANS LA TRADITION .................................................................. 20 A CLOCKWORK ORANGE (1971) ................................................................................................................ 20 BARRY LYNDON (1975).............................................................................................................................. 24 SHINING (1979) .......................................................................................................................................... 26 FULL METAL JACKET (1987) ...................................................................................................................... 29 EYES WIDE SHUT (1999)............................................................................................................................ 32 CONCLUSION : TOUT FINIT EN CHANSONS .................................................................................... 37 FILMOGRAPHIE ....................................................................................................................................... 38 SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................. 38 DISCOGRAPHIE ........................................................................................................................................ 39 REMERCIEMENTS ................................................................................................................................... 40 INTRODUCTION Né le 26 juillet 1928 dans le Bronx, passionné d’échecs, de jazz et de photographie, Stanley Kubrick représente l’archétype du génie cinématographique, du démiurge, de la perfection formelle et philosophique. Impossible pour le cinéphile d’ignorer cette figure tutélaire, qui a marqué l’histoire du 7e art. Ses 13 films, parmi lesquels 2001 A SPACE ODYSSEY ou A CLOCKWORK ORANGE, sont entrés dans le panthéon des films cultes, de ceux qu’on revoit encore et encore, sans jamais se lasser, en découvrant au détour de chaque plan, à chaque nouvelle vision, une subtilité cachée. Stanley Kubrick est un créateur visionnaire et profondément hétéroclite. Il a traité tous les genres, du film de guerre (FULL METAL JACKET ou PATHS OF GLORY) à la comédie (DR STRANGELOVE), du film SF (2001 A SPACE ODYSSEY) au film historique (BARRY LYNDON et SPARTACUS), du film romantique sulfureux (LOLITA) au film d’horreur (THE SHINING), en passant par des films psycho-érotiques comme EYES WIDE SHUT ou politiques comme A CLOCKWORK ORANGE. Une longue carrière à laquelle Stanley Kubrick, cinéaste adulé que l’industrie du cinéma n’a jamais voulu consacrer, a mis un terme en s’envolant vers les étoiles, le dimanche 7 mars 1999… A première vue, ses films n’ont aucune parenté. Mais on peut néanmoins leur distinguer plusieurs points communs, comme un fil d’ariane vers le chef d’œuvre ultime, testament magnifique, EYES WIDE SHUT1 : une obsession pour la folie (tous ses protagonistes sont fous, d’une manière ou d’une autre), une méticulosité extrême jusqu’au totalitarisme relationnel (Frédéric Raphael dit qu’il avait le « goût de la domination », parce qu’il « n’était pas roi mais voulait l’être »2), un perfectionnisme maladif (« La question que se pose Stanley, c’est : comment faire mieux qu’on ne l’a jamais fait » a dit un jour Jack Nicholson, interprète de SHINING3) un avant-gardisme technique, formel et philosophique, la capacité – rarissime – de faire des films à la fois populaires et exigeants, et… une conception particulière de la musique, qui a fait date et continue encore d’éblouir les cinéphiles et les béophiles. Si l’on devait brièvement analyser la place de la musique dans la filmographie de Kubrick, on pourrait se contenter de quelques lignes : peu de musique originale, quelques arrangements synthétiques, beaucoup de musique préexistante. C’est sur ce dernier point que Kubrick s’est très nettement démarqué de ses concurrents : dans une utilisation toute personnelle des grands airs de la musique classique ou de pièces de musique contemporaines pratiquement inconnues à l’époque. Cette façon de traiter la musique préexistante comme « personnage » à part, comme « fil d’Ariane », de telle manière que ces pièces archi connues paraissent avoir été écrites pour le film, ce qui d’un point de vue psychologique et artistique est un exploit, n’a pas de précédent dans l’histoire du cinéma. Elle n’a pas non plus de continuateur, à quelques exceptions près : Quentin Tarantino utilise beaucoup de musique préexistante mais ne lui donne pas un sens comme le faisait Kubrick. Cette importance se manifeste dans toutes les étapes de la production : en juillet 1962, dans un entretien qu’il a accordé à Terry Southern, Stanley Kubrick disait utiliser la musique sur les tournages pour mettre en condition les acteurs – et le documentaire de Vivian Kubrick sur SHINING le prouve. Si l’on décrit l’évolution de la musique au cinéma chez Kubrick, il faudrait scinder sa filmographie en deux grande périodes : la période d’avant 1968 et la période d’après 1968 (que le dernier plan de DR STRANGELOVE préfigure), date symbolique s’il en est. 2001 A SPACE ODYSSEY, le film qui a changé la face du monde, marque en effet une rupture dans la façon de penser la musique. C’est donc à l’aune de cette date lumineuse et presque mystique qu’il faut analyser la place du son dans l’œuvre Kubrickienne. 1 Fait rare chez les réalisateurs de sa trempe, chaque film de Kubrick fait référence au précédent, d’une manière ou d’une autre. Nous tenterons de mettre cette particularité en évidence au cours de notre analyse, même si ce n’est pas l’objet principal de notre étude. 2 Entretien au Nouvel Observateur, 29 juillet – 4 août 1999 3 Cité par Jean-Michel Frodon, le Monde du 10 mars 1999. I) 1953-1968 : La tradition dans la modernité Entre 1953 et 1968, Kubrick cherche sa voie en tentant à tout prix de s’affranchir des règles établies. Il est encore sous la coupe des producteurs et utilise de façon traditionnelle des compositeurs modernes: Gerald Fried, Alex North, Nelson Riddle et Laurie Johnson. On peut distinguer dans leurs travaux des leitmotiv représentant une émotion, un individu, une situation, la musique évoluant comme un troisième personnage4, comme une autre voix-off. Day Of The Fight (1951), Fear and Desire (1953), Killer’s Kiss (1955), The Killing (1956) Musique : Gerald Fried En 1951, le jeune apprenti réalisateur signe son premier film, DAY OF THE FIGHT, animation d’un reportage photo sur le boxeur professionnel Walter Cartier, déjà paru dans le magazine Look, dont Kubrick est alors l’un des collaborateurs. Stanley n’a jamais encore manié de caméra : le film d’un quart d’heure coûtera 3900 dollars soit plus du double de ce qui avait été prévu au départ. Après avoir tourné quelques documentaires (FLYING PADRE et THE SEAFARERS), Stanley Kubrick quitte son poste de photographe à la revue Look, et encouragé par le distributeur Joseph Burstyn, tourne dans les montagnes de Californie un film de guerre abstrait et métaphysique en noir et blanc, FEAR AND DESIRE. La critique encense ce premier long métrage, mais Kubrick, qui le considère comme un essai raté, en interdira ensuite la projection. En 1955, il tourne à New York, avec 75 000 dollars, un mélodrame noir et expressionniste qui ne dépasse pas soixante minutes et met un scène un boxeur injustement mis en cause dans un meurtre commandité par le propriétaire d’une boîte de nuit. KILLER’S KISS est un film indépendant dont le jeune réalisateur a totalement contrôlé la réalisation et la production. Après sa rencontre avec James B. Harris, avec qui il fonde une boîte de production, la Harris-Kubrick Picture, Stanley Kubrick travaille avec l’écrivain Jim Thompson à l‘adaptation d’un thriller de Lionel White : CLEAN BREAK, qui deviendra à l’écran THE KILLING (L’Ultime Razzia). Le film, qui décrit la préparation et l’exécution d’un coup parfait, ne trouve pas son public mais est salué par la critique. Pour la première fois, le réalisateur fait appel à des professionnels d’Hollywood, comme le directeur de la photographie Lucien Ballard. THE KILLING étonne aussi par l’originalité de sa structure scénaristique, sous la forme d’un triptyque5, et par l’abondance de ses longs travellings. La musique de ces quatre films a été composée par Gerald Fried, qui deviendra le compositeur fétiche de Robert Aldrich. Une complicité musicale dont la longévité est étonnante et qui a récemment fait l’objet d’une édition discographique partielle : la compilation Silva América « Strangelove Kubrick, Music from the films of Stanley Kubrick » offre ainsi une vingtaine de minutes de musique extraites des quatre premiers films de Stanley Kubrick, réinterprétée par l’Orchestre Philharmonique de la Ville de Prague (dirigé par Paul Bateman), permettant ainsi de redécouvrir le travail méconnu de Gerald Fried : un travail soigné et efficace, qui malgré le manque de moyens, démontre que le compositeur américain avait beaucoup d’imagination. L’enregistrement de DAY OF THE FIGHT (avec « March Of The Gloved Gladiators » dans la compilation Silva) aurait pu pourtant ne pas se faire. Gerald Fried avait en effet convoqué les meilleurs musiciens qu’il connaissait aux studios de la RKO à New York, mais lorsque ces derniers, âgés d’une vingtaine d’année en moyenne, arrivèrent, le gardien du studio leurs cria que les enfants ne pouvaient entrer ici parce qu’ils avaient programmé un enregistrement professionnel. Stanley Kubrick n’avait alors que 23 ans. La compilation contient deux titres extraits de FEAR AND DESIRE : « A Meditation on War », qui illustre l’avancée en territoire ennemi du petit groupe de soldats et « Madness » qui intervient lorsque Sydney, après avoir tenté de violer la fille, la tue. Gerald Fried, pour qui la peur et le désir sont « deux passions humaines 4 Voir à cet égard : GIULANI, Elizabeth. « Stanley Kubrick et la musique ». AFAS - Association française des détenteurs de documents sonores et audiovisuels, 21 octobre 2005 [en ligne] , (http://afas.imageson.org/document57.html) 5 Le film se déroule en trois jours : le samedi, le mardi, et le samedi qui suit. dominantes » dit de sa musique qu’elle devait être « profonde, riche de sens, envoûtante, désespérée mais néanmoins triomphante ». La musique a été louée par quelques critiques dans leurs chroniques (Walter Winchell par exemple). David Wishart parle de « tonalités ouvertement excentriques »6. C’est à partir de ce film que Kubrick s’est rendu compte du coût et de la complexité qu’exigeait la création d’une bande son – FEAR AND DESIRE nécessitait la présence de 23 musiciens. KILLER’S KISS est représenté par le morceau « Murder ' mongst The Mannikins » , un air inquiétant, atonal, avec des trémolos aigus de cordes, des roulements de percussions et des glissandi mystérieux… Enfin, la compilation Silva comporte une piste extraite de la musique du film THE KILLING: « Main Title & The Robbery »… Comme le budget du film était plus important, Gerald Fried a pu s’offrir les services de 40 musiciens, dont le célèbre pianiste André Prévin. Selon David Wishart7 le morceau « Main Title & The Robbery » illustre l’intense activité de l’hippodrome tout en laissant présager la tragédie par « des staccatos insistants et tranchants ». Gerald Fried s’est montré très satisfait par son utilisation des cuivres : « le film commençait tout juste et tel un train emballé, il ne devait plus ralentir. » 6 7 Livret du CD Livret du CD Paths Of Glory (1957) Musique : Gerald Fried Grâce au producteur et acteur Kirk Douglas, qui réussit à obtenir trois millions de dollars de la United Artists, Stanley Kubrick tourne cette adaptation du roman de Humphrey Cobb en 1957. PATHS OF GLORY (Les Sentiers de la Gloire), curieusement tourné en Allemagne, est un plaidoyer antimilitariste violent, qui dénonce la bêtise d’un Etat-major français pendant la guerre de 14-18 : pour des raisons politiques et médiatiques, un Général et un Commandant en Chef préfèrent fusiller trois hommes pour lâcheté, plutôt que d’avouer l’erreur qu’ils ont faite en lançant une offensive désastreuse. Kubrick met en scène deux visions opposées de la guerre: le courage et l’idéalisme d’un colonel face à la couardise, et le pragmatisme cruel d’un Etat-Major déconnecté de la réalité du terrain et soumis comme dans une mécanique effroyable à la pression des médias et du pouvoir politique. Le sacrifice de ces trois hommes a quelque chose ici de christique. Une Trinité sacrifiée pour que l’homme soit pardonné de sa faute 8, condamnée à porter sa croix jusqu’au Golgotha afin de tirer gloire de son martyre9. La violence symbolique du propos de Kubrick aura des répercussions en France : suite à des bagarres lors de sa sortie en Belgique, le film ne sera pas projeté sur le territoire français avant 1972 ! Aux Etats-Unis, certains y voient une caricature de la « chasse aux sorcières » maccarthyste des années 1950-1953. Quoiqu’il en soit, malgré les difficultés de distribution que son sujet polémique a légitimement provoqué, ce film aura définitivement lancé la carrière de Kubrick. PATHS OF GLORY est le glas du règne Gérald Fried. Le film est en majeure partie silencieux. Un silence de mort, lourd de sens, omniprésent moins pour des raisons techniques que par volonté de dramatiser cette injustice. Lorsque la musique intervient, c’est pour accompagner sèchement la tragédie ou au contraire l’amplifier et la dénoncer par des contrastes musicaux saisissants. Gerald Fried, qui a eu à sa disposition l’orchestre philharmonique de Bavière, a composé une musique militaire, minimaliste, essentiellement percussive (Stanley, comme Gerald Fried, aimait beaucoup les percussions, puisqu’il avait été batteur au lycée), et qui appuie le drame (la mission de reconnaissance en est le meilleur exemple). La glorieuse et patriotique « Marseillaise » du générique s’achève dans des accords inquiétants (« Le patriotisme est le dernier refuge des canailles » dit le colonel Dax). Orchestrée en mode mineur, elle a été remplacée par des percussions sur les copies destinées à la France, afin de ménager la population locale. Une valse, symbole de l’élégance et du bonheur, accompagne les pas de danseurs, indifférents au drame qui se déroulera le lendemain, accentuant par contraste l’horreur de cette tragédie. PATHS OF GLORY s’achève avec une chanson allemande, chantée par une prisonnière allemande, interprétée par Suzanne Christian, la future femme de Kubrick. Lorsque la jeune fille apparaît, les soldats rient et se gaussent de cette bête de foire. Puis, lorsque son chant plein de larmes s’élève et retentit, ces brutes épaisses font le silence, écoutent, comme bouleversé par le drame de cette expatriée, dont cette guerre n’est pas la sienne, puis reprennent en chœur la chanson. La caméra s’attardent sur ces visages figés, afin de cristalliser l’émotion de la scène. Kubrick utilise ici la musique de source afin de parachever la thèse de son film : démontrer l’absurdité de la guerre. La musique est clairement ici un chant de communion, un hymne de réconciliation. Difficile de ne pas penser à cette anecdote de la guerre de 14, racontée dans « Joyeux Noël ». Si l’Etat-Major fait fi de l’humain en préférant opposer artificiellement deux nations, l’homme a en lui un instinct qui le pousse à aimer son prochain, malgré les différences : « Ein ganzes Jahr und noch viel mehr - Die Liebe hat kein Ende mehr » Susanne Christian (« Toute une année, et bien plus encore - L’amour n’a plus de fin »). Gauer dans PATHS OF commente ainsi cette séquence : « Moment sublimement émouvant d’une GLORY (1957) réconciliation entre deux mondes, deux cultures, par-delà l’horreur et la bêtise de la 8 8 Ce détail est certainement insignifiant, mais le Commandant en Chef parle d’abord de 12 hommes. C’est exactement le nombre des apôtres qui selon la Bible ont accompagné le Christ. 9 Le titre du roman de Humphrey Cobb, « Paths of Glory » est tiré d’un vers du poète anglais Thomas Gray, qui vécut au XVIIIème siècle : « Paths of glory lead but to the grave » (Les sentiers de la gloire ne mènent qu’à la tombe). guerre, ou seulement sentimentalisme creux, ce que suggère le texte quelque peu mièvre de la chanson, en sardonique contrepoint de la situation réelle? Kubrick est là encore soigneusement ambigu. »10 Difficile en effet de trancher, bien que la première solution paraisse plus cohérente… Cette chanson, qui suspend le temps un moment, ne dure pas : la guerre reprend vite ses droits ; les hommes, entraînés par cette mécanique destructrice, que même le Colonel Dax ne peut pas enrayer, sont appelés en première ligne. Le silence se fait, et le générique apparaît, avec le même air, arrangé et orchestré comme une musique militaire : le spectateur doit comprendre que la mort attend ces soldats… La fin de PATHS OF GLORY annonce déjà 2001 A SPACE ODYSSEY : élément d’une expérience extrasensorielle, intemporalité de l’instant, contrepoint ironique… Tous les éléments du futur langage musical Kubrickien se trouvent déjà en germe dans le film… 10 Daniel Gauer : « De PATHS OF GLORY à FULL METAL JACKET : d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick » Spartacus (1960) Musique : Alex North Chef d' orchestre : Joseph Gershenson SPARTACUS tient une place à part dans la filmographie de Kubrick : à y réfléchir, ce péplum glorifiant l’amour de la liberté et la noblesse d’âme, est même une véritable parenthèse dans la carrière du réalisateur. Signé par Dalton Trumbo, écrivain antimilitariste et communiste, un temps sur la fameuse « liste noire » pendant le maccarthisme, le scénario de ce film politique11, inspiré d’un roman d’Howard Fast, relate l’histoire de Spartacus, un célèbre gladiateur thrace qui a mené en 73 avant J.-C une rébellion d’esclave contre le pouvoir romain et qui a fini crucifié après que son armée ait été matée par Marcus Licinius Crassus. L’acteur Kirk Douglas avait commencé le tournage de ce péplum titanesque de plus de six millions de dollars sous la direction du réalisateur de western Anthony Mann. Mais un vendredi 13, le cinéaste américain est licencié, après avoir tourné la séquence Kirk Douglas dans dans la mine et une partie des scènes se déroulant dans l’école des gladiateurs. Il est SPARTACUS (1960) remplacé trois jours plus tard par Stanley Kubrick, qui se retrouve investi d’une lourde tâche : diriger pendant plus de 5 mois une superproduction hollywoodienne en 70 mm, en Technicolor, avec 10 000 figurants et des interprètes aussi célèbres que talentueux: Laurence Olivier, Charles Laughton, John Gavin, Peter Ustinov, Tony Curtis, Jean Simmons, Woody Strode et Kirk Douglas12. SPARTACUS est un film magnifiant le désir de liberté. Ironie du sort, Kubrick ne s’est jamais senti aussi bâillonné que sur SPARTACUS, soumis au bon vouloir des producteurs et de Kirk Douglas (« Stanley est un sale con qui a du talent » a affirmé l’acteur). Quelques années plus tard, le réalisateur reniera ce péplum hollywoodien sous prétexte qu’il ne lui appartenait pas et qu’il n’avait été qu’une étape nécessaire pour pénétrer définitivement les milieux du cinéma. Kubrick n’a pas eu le choix de faire appel à une musique originale et plus spécifiquement au compositeur Alex North. Selon toute vraisemblance, cette décision a été l’œuvre de la Byrna et de Kirk Douglas, avant l’arrivée de Kubrick sur le film. Le compositeur américain est alors âgé de 49 ans. Elève d’Aaron Copland et d’Ernst Toch, ancien accompagnateur de Martha Graham, féru de musique russe et de jazz, il avait surpris le monde du cinéma en synchronisant en 1951 de la musique jazzy sur l’adaptation cinématographique de la pièce de Tennessee William, A STREETCAR NAMED DESIRE (Un Tramway Nommé Désir), réalisée par Elia Kazan. Le réalisateur demande à Alex North d’étudier « Alexandre Nevxki » de Prokoviev. Cette influence se ressent parfois dans la musique qu’il a composé pour SPARTACUS (cuivres et percussions), surtout remarquable pour son célèbre « Love Theme » et par le thème inquiétant que l’on entend à la fin du « Main Title ». Alex North Car dans l’ensemble, malgré la beauté de ces deux thèmes, la musique d’Alex North n’a rien d’exceptionnelle, bien qu’elle ait valu au compositeur une nomination aux Oscars. Ce qui tend à démontrer que de toute évidence, Kubrick n’a pas eu son mot à dire. On ne retiendra guère que la musique de la première scène de bain (la plage intitulée « Oysters and Nails », easy-listening avant l’heure, grâce à l’utilisation d’un instrument électronique, l’Ondioline) ou la musique sépulcrale qui après la dernière bataille accompagne un long travelling sur la plaine jonchée de cadavres. Lee Tsiantis est beaucoup moins sévère13 : « Pour Spartacus, North tenta de transcrire l’ambiance de la Rome préchrétienne en utilisant des techniques musicales contemporaines. Il effectua des recherches sur les musiques de l’époque et déterra des instruments peu conventionnels tels que le tympanon dans sa quête de sonorités 11 11 Certains commentateurs y voient une allusion à la répression par Hitler du mouvement spartakiste allemand (une lapalissade puisque le célèbre groupe socialiste révolutionnaire, la « ligue Spartakus » s’est baptisé en référence à l’esclave Spartacus) ou au maccarthysme (hypothèse plus vraisemblable puisque le scénariste du film était une victime du maccarthysme). 12 Kirk Douglas avait souhaité confier les rôles des romains aux anglais, et ceux des esclaves aux américains. 13 Lee Tsiantis, « Alex North », « International Dictionary Of Films & Filmakers : Writers and Production Artists », Ed. Grace Jeronski, p. 612, cité dans « Les Archives Stanley Kubrick » (Taxhen) étranges […] North recourut à un large pupitre de cuivres pour évoquer la barbarie de l’époque. Il mit les violons de côté jusqu’à ce que s’épanouisse l’histoire d’amour entre Varinia et Spartacus. Le thème romantique est délicatement orchestré, témoignant des talents lyriques de North. » Cette critique, en s’attachant aux qualités essentiellement musicales de l’orchestration de North, dissimule mal à quel point la musique sur Spartacus est « fonctionnelle ». Cette approche très pragmatique de la composition pour le cinéma, par ailleurs très conforme aux exigences du cinéma populaire hollywoodien, explique sans doute pourquoi Alex North verra sa partition pour 2001 rejetée. C’est en effet à ce moment là que Kubrick aura enfin la maîtrise absolue de son film… Lolita (1962) Musique : Nelson Riddle & Bob Harris (Thème de Lolita) Orchestrations : Gil Grau Chef d' orchestre : Nelson Riddle La musique de la sulfureuse et magistrale adaptation du LOLITA de Vladimir Nobokov, qui décrit la passion qu’éprouve un homme mûr, Humbert Humbert, pour la fille de sa logeuse, une jeune fille encore mineure et capricieuse, est composée et dirigée par un musicien de 41 ans, Nelson Riddle, arrangeur et orchestrateur de Nat King Cole, Franck Sinatra et Ella Fitzgerald, compositeur d’A KISS BEFORE DYING, alors très demandé à l’époque. Bien que Stanley Kubrick et James Harris aient d’abord songé à Bernard Hermann, le choix de ce musicien n’est pas étonnant : Kubrick était un passionné de jazz et partageait avec son collaborateur un goût prononcé pour l’œuvre de Frank Sinatra. Malgré les glorieux antécédents du compositeur, la partition de LOLITA apparaît dans l’ensemble très conventionnelle, caractéristique du cinéma romantique hollywoodien de cette époque, mais parfaitement appropriée à ce film de facture très classique. Mystérieuse (lors des apparitions de Quilty le plus souvent), triste ou joyeuse, la musique suit le film, de façon plutôt monocorde et sans jamais innover : les musiques de source n’échappent pas à la règle (ainsi cette musique d’horreur dans la séquence du drive-in, dont le premier plan sur le visage décharné du zombie, soit dit en passant, contraste curieusement avec le plan précédent, qui montre le visage ravissant de Lolita, accompagné par une musique très gaie). Pourtant, dans la première scène qui suit le générique (un thème magnifique pour piano et orchestre, composé par Bob Harris, frère de James Harris et qui illustre avec grâce la beauté de ce pied, filmé comme s’il était nimbé d’une gaze angélique, et donc Stanley Kubrick pensait qu’il était un contrepoint parfait à ce récit caustique), Nelson Riddle fait montre d’un certain talent pour instaurer une « atmosphère » particulière. Alors qu’Humbert Humbert (James Mason) parle avec Quilty (personnage interprété par le génial Peter Sellers, qui fait par ailleurs une curieuse allusion à Spartacus), Nelson Riddle fait entendre des accords inquiétants aux cordes et une mélodie mystérieuse au clavecin. Ce morceau plutôt original a une résonance particulière dans le cœur du cinéphile car il rappelle les textures de Ligeti qu’on entendra plus tard sur 2001 A SPACE ODYSSEY, la musique de North sur SPARTACUS ou les cordes sinistres de la musique d’Herrmann. Cette scène – qui s’ouvre sur une automobile s’enfonçant dans Sue Lyon dans LOLITA (1962) la brume – ainsi musicalisée, semble faire de LOLITA un polar, ce qui est un parti pris intéressant. Mais on n’entendra ensuite que très rarement ce thème. Le béophile averti notera que c’est au moment où Quilty est au piano, pour faire écouter à l’amant éconduit son prétendu chef-d’œuvre (une Polonaise de Chopin !), que le drame intervient : toujours l’omniprésence de la musique, un élément qui symbolise souvent la destruction chez Kubrick14. Il est impossible de parler de la musique de LOLITA sans évoquer cette chanson, « Lolita Ya Ya » que l’on découvre lorsque Humbert Humbert rencontre pour la première fois Lolita (interprétée par la sublime Sue Lyon, alors âgée de 14 ans). Les paroles, chantées par des voix allègres de jeunes filles, n’ont aucun sens, mais « Lolita Ya Ya », chanson tropézienne vaguement kitsch, est restée dans la mémoire des spectateurs comme le symbole de l’insouciance un peu cruelle de cette jeune fille capricieuse. Elle retentit plusieurs fois dans le film, comme symbole de la jeunesse tentatrice : lorsque Lolita apparaît dans la pièce où sa mère et Humbert Humbert jouent aux échecs, le thème de cette chanson, sans paroles, se fait entendre tout à coup, interrompant une musique plus classique. On l’entend de nouveau lorsque l’écrivain feint d’être au bord du suicide : elle rappelle au spectateur que ce n’est pas la mort de sa femme qui préoccupe Humbert Humbert mais l’avenir radieux qu’il peut espérer désormais avec la fille de sa logeuse. Cette musique accompagnera d’ailleurs beaucoup des scènes qui suivront : au camp de vacances, dans l’hôtel, etc.. Julien Mazaudier fait remarquer que le film crée une « opposition musicale entre parents guindés et jeunesse frivole », qui « se retrouve dans la séquence du bal. Sur le morceau "Quilty' s Caper - School Dance", le rythme est endiablé. Les adolescents semblent beaucoup s’amuser alors que les adultes pour la plupart au bar sont 14 « Ainsi Parlait Zarathustra » dans 2001 A SPACE ODYSSEY, Beethoven dans A CLOCKWORK ORANGE, « We' ll Meet Again » de Vera Lynn dans Dr STRANGELOVE, etc… ridicules sur la piste. La danse mollassonne de Peter Sellers par ailleurs hilarante est en cela fort révélatrice. Plus tard, Lolita se moquera de sa mère et d’Humbert lorsqu’elle les verra danser sans entrain sur un rythme cha cha assez désuet. »15 Dans l’ensemble pourtant, la musique de LOLITA, bien que magnifique, demeure anecdotique, à l’image d’un film qui reste étonnamment simple: ponctuations musicales qui font penser à Gershwin et Bernstein, tourbillons de notes conjointes ascendantes aux cordes, très hollywoodiennes, qui accompagnent la montée de l’escalier de Lolita (exagération romantique d’une scène banale, mais qui suggère justement la montée du désir entre ces êtres) et morceaux de jazz easy-listening. La musique de LOLITA est dans l’air du temps, comme sa jeune héroïne. 15 Julien Mazaudier, « Le Cinéma de l’ère Pop », Cinézik.org Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (1963) Musique : Laurie Johnson DR STRANGELOVE est la seule et unique comédie que Stanley Kubrick ait osé scénariser et réaliser. Deux ans après la crise des missiles à Cuba, qui avait fait prendre conscience à la communauté internationale du danger de l’arme nucléaire et de la fragilité de la « paix » américano-russe, Kubrick dépeint dans ce film, avec un humour corrosif, les déboires d’un pouvoir politique contraint de remédier aux décisions désastreuses d’un général farouchement anticommuniste et visiblement complètement fou. Ce dernier, obsédé par la fluorisation de l’eau, qu’il croit provoquée par un complot communiste, décide de déclencher sans raison le plan R, un programme militaire qui permet l’attaque nucléaire de la Russie lorsque les liaisons entre Washington et la base aérienne qu’il commande sont coupées. Comme il est la seule personne en possession du code nécessaire pour rappeler les bombardiers, le Pentagone se retrouve dans une situation très embarrassante, prétexte à de nombreuses situations hilarantes, dominées par le génial Peter Sellers, qui interprète ici tout à tour le président des Etats-Unis, un colonel de la Royal Air Force et un scientifique allemand vaguement fasciste, le docteur Folamour, (qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’étrange psychiatre allemand qui s’entretient avec Humbert Humbert dans LOLITA). A l’image de ce slogan burlesque dans la base aérienne, « Peace is our profession », la musique de DR STRANGELOVE entretient en permanence l’ironie, amplifiant l’humour du scénario. Ainsi la valse lente du générique, qui fait du vol de gros avions B-52 une danse gracieuse et érotique, et préfigure, 4 ans auparavant, la valse des vaisseaux spatiaux dans le film qui suivra, 2001 A SPACE ODYSSEY. Laurie Johnson (compositeur de télévision qui a notamment composé sur THE AVENGERS) a écrit la musique originale de ce film. Sa contribution tient dans un seul thème (« When Johnny Comes Marching Home »), arrangé sous des formes toutes plus différentes les uns que les autres. Il s’agit d’un morceau de style typiquement militaire, avec un thème très identifiable qui fait penser aux chœurs de l’armée rouge, une caisse claire, des cuivres et des voix d’homme chantant la bouche fermée. La simplicité et la banalité de cette musique, bien qu’entretenant le suspense, entretient évidemment l’aspect risible de la situation : alors que l’équipage d’un des bombardiers nucléaires fait tout ce qu’il peut pour être digne de la mission qu’on lui a confié, le président des Etats-Unis, l’air impassible, dans un silence ridiculement solennel, troublé de temps à autres par les machouillements frénétiques du général, discute le plus banalement du monde avec son homologue russe, visiblement un peu dur d’oreille, tandis qu’à de nombreux kilomètres de là le Colonel britannique se plaint que l’élastique de sa jambe artificielle ait cédé, en écoutant les théories fantaisistes du Général Ripper, insensible aux balles qui sifflent autour de lui. La musique de Laurie Johnson accentue encore davantage le burlesque du film, lorsqu’une orchestration de son thème pour percussions et… harmonica, illustre une scène où les soldats vérifient leur kit de survie – kit surréaliste constitué d’objets plus inutiles les uns que les autres –, accompagnée d’une voix off rappelant des films de propagande. Mais c’est surtout la dernière scène du film qui a fait de DR STRANGELOVE un film culte. Et qui a marqué irrémédiablement la fin d’une époque dans la vie musicale de Kubrick. Le réalisateur conclut son film en apothéose, avec une succession de plans cuts d’essais nucléaires, accompagnée par une chanson très légère de Vera Lynn : « We ‘ll Meet Again », dont les paroles peuvent être interprétées comme tentant de rassurer le spectateur quant à l’avenir post-nucléaire (il y aura des survivants selon le Docteur Folamour)… Un ballet décalé… pour d’adorables et très gracieuses bombes atomiques… Ce jeu de mot un peu facile est pourtant révélateur. Kubrick érotise beaucoup la guerre dans DR STRANGELOVE16 : la danse voluptueuse des B-52 en ouverture et cette représentation symbolique du coït, les propos osés du Général à sa femme, l’obsession de Ripper (Jack Ripper, célèbre tueur de prostituée au XIXème siècle) pour les « fluides corporels » et ses propos sur la puissance qu’il possède et qu’il ne désire pas transmettre aux femmes, le nom de l’objectif (Laputa), un exemplaire de Play Boy dans l’avion ou des préservatifs dans le kit de survie, l’empressement du Général à se porter candidat à l’enfermement lorsqu’il apprend qu’il aura une dizaine de femmes magnifiques à sa disposition, la bombe nucléaire, phallus joyeusement chevauché par le pilote du bombardier, etc17... A cet égard, les propos du personnage interprété par Peter Sellers sont très évocateurs – il ne 16 17 Comme auparavant dans FEAR AND DESIRE… Les détails sont nombreux. Cf. Marcello Walter Bruno, « Stanley Kubrick », Gremese, p. 41 faudrait pas oublier non plus que ce dernier se nomme DR STRANGELOVE18 et qu’il donne son titre au film !… La guerre est ici un jeu érotique, la violence un ersatz au rapport amoureux et la puissance une conséquence de l’abstinence sexuelle 19: le général Ripper peut apparaître comme une métaphore de cette conception d’inspiration freudienne. Le feu d’artifice final, une séquence terrifiante rendue jouissive par la musique de Vera Lynn (« Ce n’est qu’un au revoir »), ainsi que l’introduction, illustré par « Try A Little Tenderness » , semblent confirmer cette thèse, tout en dénonçant ce rapport dangereux à la violence et au désir de puissance (« L’apocalypse nucléaire dérive d’une mauvaise gestion de l’économie libidinale ; c’est un problème « de cul » », affirme encore Marc Lepoivre20). On retrouvera ce thème dans le film qui suivra quatre ans plus tard, 2001 A SPACE ODYSSEY. Mais cette mise en scène à la Néron, télescopage de comédies musicales, de danses de cabaret et de documentaires militants annonce également 2001 à deux autres titres : d’abord en montrant que la connaissance, mal utilisée, peut tuer, ensuite, en utilisant pour la première fois la musique comme un élément central du film, comme un personnage, révélateur des intentions du réalisateur. 18 « Etrange amour » en français. Le terme anglais « Strangelove » est bien plus lourd de sens que sa traduction française : « Folamour ». Marc Lepoivre affirme ainsi qu’ « il est permis de faire un rapprochement troublant avec une hypothèse anthropologique de Freud, exposée dans Malaise dans la culture, selon laquelle l’homme originaire aurait conquis le feu en s’empêchant d’uriner sur lui, ce qui correspondait à un acte sexuel d’un plaisir intense : « Celui qui le premier renonça à ce plaisir, épargnant le feu, put l’emporter avec lui (…) cette grande conquête culturelle serait donc la récompense d’un renoncement pulsionnel ». Bref, cet hypothétique premier homme a lui aussi retenu ses fluides corporels. » (Objectif Cinéma, « Le sexe dans le cinéma de Stanley Kubrick ») 20 Marc Lepoivre, Objectif Cinéma, « Le sexe dans le cinéma de Stanley Kubrick » 19 II) 1968 : La révolution « Kubrick » 2001 A Space Odyssey (1968) Musique : Richard Strauss, Johann Strauss, Gyorgy Ligeti, Aram Khatchatourian Nous sommes en 1964, et Stanley Kubrick cherche un nouveau thème pour son prochain film. La conquête spatiale est déjà depuis quelques années la principale préoccupation des deux « belligérants » de la guerre froide. L’Union Soviétique lance le premier satellite artificiel, le Spoutnik, en 1957, puis envoie le premier homme dans l’espace en 1961. La même année, le président des Etats Unis, J.-F. Kennedy annonce l’octroi d’un budget d’une vingtaine de milliards de dollars pour le projet Apollo. Par ailleurs un débat sur l’hypothèse d’une vie extraterrestre agite la population depuis 1946, date à laquelle la première observation d’un OVNI a été officiellement constatée. Kubrick étant un homme de son époque, ce seront donc ces deux thèmes qui serviront de base au scénario que rédige Arthur C. Clarke, revenu pour l’occasion du Sri Lanka où il résidait. Contrairement à une opinion trop souvent répandue, 2001 n’est pas simplement l’adaptation d’un roman d’Arthur C. Clarke. Il s’agit bien d’un scénario original écrit par l’auteur sur la base d’une de ses précédentes nouvelles : LA SENTINELLE (The Sentinel): le livre sera rédigé juste avant la sortie du film, Clarke signant là l’une des premières novélisations de l’histoire du cinéma. Le tournage commence en décembre 1965, dans la plus grande confidentialité. 4 mois de tournage pour les comédiens, 18 pour les seuls effets (certaines mauvaises langues disaient en plaisantant que 2001 serait la date de sortie du film). Kubrick, comme dans DR STRANGELOVE, s’efforce d’être le plus réaliste possible (au point d’exaspérer nombre de ses collaborateurs, comme Tony Masters): son obsession pour l’authenticité des décors et du scénario le conduira à s’entourer de collaborateurs éminents, comme l’ancien conseiller de la NASA Harry Lange et le directeur du laboratoire d’intelligence artificielle du prestigieux MIT, Marvin Minsky. Le réalisateur est ainsi le premier (ou du moins l’un des premiers) à imaginer avec une exactitude troublante l’aspect qu’a notre planète vue de l’espace. Les techniques cinématographiques utilisées par les collaborateurs du cinéaste sont rares ou révolutionnaires : utilisation de la technique de la projection frontale (utilisée dans la première partie du film), de l’arrêt sur image, redécouverte du rotoscoped matte (méthode de superposition d’images animées inventée par Disney), de la double exposition, invention de la slit-can (utilisée dans les séquences psychédéliques qui accompagnent le voyage de Dave par delà l’infini) et du video remote control (une caméra contrôlée à distance). L’ODYSSEE de Kubrick sort dans les salles en 1968. Stanley a alors 40 ans. James Joyce avait le même âge, jour pour jour lorsque le 2 février 1922 il publie ULYSSE, un ouvrage titanesque qui de la même façon, constituera un séisme littéraire sans précédent. Les avant-premières laissent entendre que ce film, qui a coûté 10 millions de dollars à la MGM et à Cinérama, est un véritable fiasco. 200 personnes sortent de la salle et Kubrick, qui contrôle désormais toute la promotion de son film, en est littéralement malade. Il coupe ainsi une vingtaine de minutes. Quelques jours plus tard, malgré quelques critiques assassines dans les journaux (un journaliste qualifiant 2001 comme l’un des plus gros films amateurs jamais réalisés), les spectateurs font la queue pendant des heures pour voir le dernier film du réalisateur de LOLITA. Aujourd’hui encore, 2001 A SPACE ODYSSEY, chef d’œuvre métaphysique et formel, qui n’a pas pris une ride et qui a su garder son mystère, continue à alimenter les conversations. Stanley Kubrick, lors de la conception de 2001, fut très tôt préoccupé par la musique. Il déclara ainsi qu’il « voulait que le film soit une expérience intensément subjective, qui touche le spectateur, comme la musique »21. Pendant l’écriture du scénario, Arthur C. Clarke et Kubrick avaient trouvé l’inspiration en écoutant les célèbres « Carmina Burana » du compositeur allemand Carl Orff, adaptations grandiloquentes et rudimentaires d’un recueil homonyme de chants profanes du XIIIème siècle. Deux ans plus tard, en 1939, le même compositeur avait signé un opéra d’anticipation, « Der Mond » (La Lune), et c’est tout naturellement que Kubrick et Clarke 21 Cité par John Baxter. songèrent à Carl Orff pour composer la musique originale. Mais son grand âge (72 ans) prohibait toute collaboration. Lorsque Kubrick projeta les premiers rushes au producteur du film, la MGM, il utilisa la musique du compositeur romantique allemand Mendelssohn et du compositeur britannique Vaughan Williams. Le compositeur Frank Cordell fut engagé brièvement afin d’enregistrer des extraits de la Troisième Symphonie de Gustav Mahler. Néanmoins, Stanley Kubrick élabora très vite un autre « temp-track » en utilisant les appels cuivrés d’« Ainsi Parlait Zarathoustra » de Strauss (indicatif d’une série télévisée sur la première guerre mondiale qui passait à l’époque sur la BBC), les textures vocales et mystérieuses du compositeur hongrois Ligeti (« Atmosphères » pour orchestre, « Lux Aeterna » pour cœur a capella, le Kyrie du « Requiem » pour chœur et orchestre) et un adagio pour cordes et harpe extrait de la musique du ballet « Gayaneh » d’Aram Khatchatourian. Ce n’était déjà plus une bande son temporaire pour Kubrick, qui déclara à la MGM qu’il songeait à utiliser définitivement de la musique préexistante pour son film. Pour des raisons marketing, les producteurs rejetèrent catégoriquement l’idée de Kubrick et proposèrent une collaboration avec Alex North. Ce dernier, qui venait d’achever la musique de QUI A PEUR DE VIRGINA WOLF fut enchanté à l’idée de collaborer de nouveau avec Kubrick et s’envola pour Londres en décembre 1967. Kubrick tenait encore à sa bande son temporaire et proposa à Alex North de garder une partie des musiques préexistantes qu’il avait déjà synchronisé. North sentait au contraire qu’il pouvait « composer une musique dont les ingrédients et l’âme plaisaient à Kubrick, et donner à cette musique une cohérence, une homogénéité et un sentiment de modernité ». Pendant deux semaines, installé dans un appartement de Chelsea près de la Tamise, North écrivit quarante minutes de musique, assisté par son orchestrateur Henry Brandt. De temps à autres, North et le réalisateur se concertaient au téléphone. Kubrick semblait satisfait mais Alex North, exténué par les longues semaines de labeur qu’il venait de vivre (il souffrait « de spasmes musculaires dus au stress et de problèmes de dos » nous précise Baxter22) dut attendre début février pour obtenir l’autorisation d’enregistrer. La partition fut enregistrée en deux mois à Londres dans des conditions difficiles : chaque matin, Alex North devait être conduit au studio en ambulance. Il rentra aux Etats-Unis peu après, satisfait, mais avec le pressentiment « que tout ce qu’[il] avai[t] écrit .pour remplacer le Zarathoustra de Strauss ne pourrait pas satisfaire Kubrick, bien qu’[il] ait utilisé la même structure musicale, en la transposant dans un langage plus moderne, et en lui donnant un impact dramatique plus fort. » On sait ce qu’il est advenu de son travail… Sa musique percussive, cuivrée et très souvent atonale est très largement sous influence : on y décèle ainsi des références très claires à l’orgue d’ « Ainsi Parlait Zarathoustra ». Dans l’ensemble, cette partition s’avérait complètement hors de propos. Kubrick a retiré de son film beaucoup de séquences narratives, qui éclairaient le mystère à l’œuvre : le résultat final, devenu elliptique, est du coup bien plus hermétique que le projet original. Dans ce contexte, la musique de North se devait d’être narrative afin de donner au spectateur les clés pour comprendre. Mais le compositeur est sans doute tombé dans l’excès inverse : sa musique est imposante, elle souligne les choses mais n’éveille pas nécessairement le spectateur à ce qu’il y a au delà de l’image. Le rejet de la partition de North, trop démonstrative, a laissé place à une musique qui fait l’économie de ses moyens : elle intervient comme personnage insidieux, dont le propos est un écho discret à l’image ou un récitatif laissant deviner les intentions de Kubrick. Le « 2001 » de North, sublime en écoute isolée, a depuis été interprété par Jerry Goldsmith et éditée par Varèse. Quant à North il n’apprit le rejet de sa partition que lors de la projection en avant première à New York. Il eut cette phrase très digne, citée par Michel Chion23 : « Que puis-je dire ? C’était une belle expérience, mais frustrante, et […] je pense que cette musique germanique de la fin du XIXe siècle n’était pas totalement en accord avec la conception brillante de Clarke et Kubrick. » North n’avait sans doute pas assez de recul pour pouvoir juger équitablement de l’adéquation de la musique du répertoire au film. Le montage définitif de Kubrick (qui exclut toute narration traditionnelle, aussi bien du point de vue du discours que de la musique) prend le parti de l’ « ésotérisme » au sens premier du terme : en apparence, un film complexe, qui peut être contemplé pour sa seule forme par les « néophytes » (le grand public), mais qui ne peut être compris que par les « initiés » (David Bowman apparaît également comme un personnage qui peu à peu est initié à une réalité quadrimensionnelle qui le dépasse). L’initiation au mystère ésotérique, et plus largement, aux mystère de l’univers, se confond ici avec l’initiation à la musique, une analogie fréquente (dans les philosophies ésotériques on parle souvent de musique des sphères pour parler de 22 23 John Baxter : « Stanley Kubrick » (Seuil) Michel Chion, « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma » l’harmonie cachée qui unit les éléments de l’univers24), qui explique sans doute pourquoi tant de musiciens ont été initiés à la Franc-Maçonnerie (Mozart, Haydn, etc…) et pourquoi on retrouve des analogies entre la notation musicale et l’ésotérisme25. La culture musicale est une condition sine qua non pour percer le mystère de 2001, ce qui rend d’autant plus impérieux le recours à des musiques du répertoire « savant », connues des seuls mélomanes. 2001 contient donc un message « codé » et… le code correspondant. Ce parti-pris ésotérique est d’autant plus justifié que le film, en plus d’être hermétique, parle d’intelligence. Or c’est justement l’intelligence qui permet de percer les mystères de l’univers. Nous verrons par ailleurs que le thème d’ « Ainsi Parlait Zarathoustra », connu comme celui l’ « Enigme du Monde », contient aussi des éléments ésotériques… L’impact de la musique dans 2001 A SPACE ODYSSEY est très largement dû aux nombreux silences qui la mettent en valeur (les passages dramatiques ne sont pas soulignés par de la musique).. Résonances sourdes de l’espace, respiration lancinante de Dave, sons de pas, de cuisine réverbérés dans les dernières séquences, ces bruits de fond qu’on doit également appréhender comme une musique (les inspirations et expirations de Dave « rythment » la séquence dans l’espace et amplifient l’angoisse – cette « musicalisation des bruits »26, on la retrouve dans la scène du hangar dans KILLER’S KISS et dans plusieurs scènes de SHINING, avec les roulettes du tricycle et les bruits de la balle), acquièrent une importance capitale en meublant les silences et en permettant à la musique de se développer dans toute son ampleur lorsque le film le nécessite. La musique permet de « dire » tout ce que les protagonistes de cette histoire, souvent taciturnes, ne disent pas. Kubrick dira au New York Times que « certains domaines du ressenti et de la réalité ne sont pas accessibles aux mots. Les formes d’expression non verbales comme la musique ou la peinture peuvent les atteindre, mais les paroles sont terrible de camisole de force. Il est intéressant de constater combien de prisonniers de ces camisoles n’aiment pas qu’on les libère. »27 2001 A SPACE ODYSSEY est un film dont les séquences sont très longues. La synchronisation de certaines pièces comme celles de Ligeti, textures de clusters qui se meuvent lentement dans le temps, n’en est que plus facile. Néanmoins, l’importance de la musique n’en est pas moins centrale et dans l’esprit du public, les musiques ainsi synchronisées sont restées attachées aux images qu’elles illustraient, jusqu’à entretenir l’illusion qu’elles ont été composées pour le film. L’une des mises en avant de la musique les plus significatives dans 2001 intervient dès le début du film. 2001 est en effet introduit par un long noir de près de 2 minutes 30, illustré musicalement par les « Atmosphères » (1961) de Ligeti (thème de l’infini), extrêmement réverbérées, comme il était d’usage à l’époque. Il est déjà inhabituel de commencer un film par un noir d’une telle durée28, mais imposer au spectateur d’un film à grand spectacle un morceau dissonant de Gyorgy Ligeti pour l’introduire, c’était définitivement une révolution sans précédent. A tous points de vue, cette séquence « vide » est une ouverture (qui n’est pas sans rappeler la séquence vide musicalisée faisant office d’entracte dans SPARTACUS). Néanmoins, il n’est pas possible d’assimiler cette séquence aux ouvertures musicales des « péplums hollywoodiens » (comme dans Ben-Hur), car ce serait mal préjuger des intentions de Kubrick. Le noir de 2001 est une ouverture d’opéra et doit être analysée comme telle : « Atmosphères » est semblable aux ouvertures qui retentissent dans le noir avant que le rideau s’ouvre, pour préparer au drame qui se noue. La dimension extrêmement lyrique du film confirme cette analyse (division en actes, omniprésence de la musique, importance du geste, théâtralisé à l’extrême, solennité de l’ensemble). Ce morceau a également pour fonction de créer un mystère bien avant le film, et de faire apparaître le monolithe noir ( !) de façon subliminale, comme une menace. C’est à l’ouverture du rideau que le spectacle prend toute sa dimension : la première image « pleine » du film est en effet illustrée par le morceau de Richard Strauss. 24 Debussy dit lui-même que « la musique est une mathématique mystérieuse dont les éléments participent de l’infini » (« Monsieur Croches », Gallimard) 25 Nous ne citerons qu’un exemple. Dans l’Ars Nova, courant musical qui a contribué à la naissance de la notation moderne, le rythme ternaire était considéré comme « majeur » ou « parfait », et le rythme binaire comme « mineur » ou « imparfait », ce qui n’est pas étonnant puisque le nombre 3 est le signe de l’accomplissement. Or les temps parfaits à prolation majeure (rythme ternaires à division ternaire) étaient indiqués par un signe ésotérique : un rond avec un point à l’intérieur, symbole du dieu Râ (le Dieu Soleil) dans la mythologie égyptienne, alors que les temps imparfaits à prolation mineure (rythmes binaires à division binaire) était symbolisés par un demi-cercle, sans le point. Une bulle papale de Jean XXII a condamné l’Ars Nova en 1324-1325. La Franc-Maçonnerie, confrérie de bâtisseurs de cathédrales qui a glorifié le nombre 3, semble d’ailleurs être née à cette époque. A remarquer que le thème de Johann Strauss est une valse, donc une musique à rythme ternaire. 26 Elizabeth Giulani : « Stanley Kubrick et la musique ». AFAS - Association française des détenteurs de documents sonores et audiovisuels, 21 octobre 2005 [en ligne] (http://afas.imageson.org/document57.html) 27 William Klonan, « In 2001, Will Love Be a Seven-Letter Word ? », The New York Times, 1er avril 1968, cité par Gene D. Philips (« La Musique dans 2001: l’Odyssée de l’Espace », Archives Stanley Kubrick) 28 Lars Von Trier réitérera l’expérience dans DANCER IN THE DARK, illustré musicalement par Björk. Le thème de Richard Strauss, composé en 1896, est connu comme celui de l’ « Enigme du Monde ». Il s’articule autour d’un arpège ascendant de trois notes (tonique DO, dominante SOL, Tonique DO), suivi d’une modulation brutale en mineur. L’arpège de trois notes d’ « Ainsi Parlait Zarathoustra » de Strauss Autrement dit, Richard Strauss utilise dans la tonalité la plus fondamentale qui soit (Do Majeur), trois notes qui sont considérés comme des notes pivots dans le système tonal, notes modales vers lesquelles tout le discours mélodique et harmonique tend à se résoudre. Trois notes qui représente aussi le nombre trois, signe de l’accomplissement (L’unité + la dualité). A l’image, Kubrick nous présente trois sphères, parfaitement alignées : la Lune, la Terre, le Soleil. A la fin du film, Dave parvient à atteindre une quatrième dimension, au delà même de l’infinie perfection (alignement progressif de quatre sphères : La Lune, La Terre, Le Soleil et Jupiter !) : l’accompagnement musical de 2001 semble ainsi donner une idée de dépassement, l’idée d’un nouveau commencement, d’un nouvel ordre universel, de la verticalité, ce que la structure narrative du film confirme : 2001 est un film sur l’évolution. Il commence avec des bruits d’insecte, poursuit en observant une communauté de singes, puis s’intéresse aux hommes, avant que l’un deux devienne un surhomme : l’humanité accède à une connaissance du monde de plus en plus pointue lors du passage du monolithe. Curieusement, le film 2001 commence avec un lever de soleil (« The Dawn Of Humanity ») : or le poème symphonique d’« Ainsi Parlait Zathoustra » s’ouvre également sur un lever de soleil. Mais « Ainsi Parlait Zarathoustra » est surtout le titre d’une œuvre de Nietzsche datant de 1883, où un philosophe persan du VIème siècle avant J.-C., enseigne que le destin de l’homme est de se dépasser pour devenir Surhumain, après avoir tué Dieu. Il y a pour Nietzsche, entre l’homme et le Surhomme, la même distance qui sépare le singe de l’homme. Le film tout entier semble accréditer une vision nietzschéenne du film : en effet, on entend « Ainsi Parlait Zarathoustra » au moment où le singe découvre les vertus criminelles d’un os. La connaissance lui permet de dépasser sa propre condition, en passant de simple primate à un être pensant : l’homme. Puis, Dave, en empêchant HAL (le cyclope d’Ulysse avec son œil unique) de devenir intelligent défie le monolithe, dont certains disent qu’il est le symbole d’une puissance supérieure, et devient Surhumain. Tout naturellement, beaucoup de commentateurs du film ont interprété les dernières séquences, dont le dernier plan, celui du fœtus qui regarde la terre, est sonorisé par le morceau de Strauss, comme une métaphore de l’ « Eternel Retour ». Les nombreux champscontrechamps dans la pièce (dont la photo soignée annonce BARRY LYNDON) – qui en évitant l’utilisation de morphings, rendent la scène encore plus saisissante, puisque c’est ici le regard de Dave qui permet son propre vieillissement -, le passage du vieillard au fœtus, confirment cette thèse. Par ailleurs, Dave, en désactivant la mémoire de Hal, provoque la régression de Dave, en train de vider la l’ordinateur : encore le mythe de l’Eternel Retour, symbolisé ici par une chanson mémoire de Hal dans 2001 A SPACE ODYSSEY (1968) enfantine… Pour d’autres commentateurs, l’interprétation Nietzschéenne est une erreur monumentale : l’interprétation donnée par le livre et le film de l’ « Eternel Retour » et du « Surhomme » serait du coup erronée parce que trop littérale (pour Nietzsche, en effet, on ne parle de Surhomme que lorsque l’homme s’est affranchi de la puissance divine et des valeurs traditionnelles…). La conscience populaire a en effet donné à ce mythe Nietzschéen une signification qu’il n’a jamais eu (une simplification moderne qui en fausse la compréhension). Néanmoins, le lien entre le morceau de Strauss et cette interprétation semble plutôt évident. Il n’est pas dit qu’Arthur C. Clarke et Kubrick n’ait pas eux même fait une erreur philosophique… On a beaucoup glosé sur la signification du monolithe, dont les morceaux de Ligeti (« Requiem », « Lux Aeterna » et « Atmosphères ») accompagnent musicalement chaque apparition. Présence extraterrestre (c’est la thèse qu’Arthur C. Clarke adopte dans sa novélisation), divinité (les morceaux de Ligeti ont une forte connotation religieuse), principe intelligent, ou les trois à la fois ? Notre interprétation est que le monolithe représente la connaissance, qu’importe le nom qu’on lui donne (bien que dans notre acception, le monolithe représente plutôt Satan que Dieu, c’est à dire, d’un point de vue mythologique la connaissance dévoyée). Lorsque le singe a accédé à la connaissance (et donc à l’intelligence), il découvre qu’un os peut servir à éliminer celui qui menace sa survie (pour Kubrick et Clarke, la connaissance permet à une civilisation d’évoluer, d’éliminer l’ennemi quel qu’il soit et donc de survivre, par la violence le plus souvent). Ainsi, plus tard, le monolithe permet à Hal (à noter qu’il suffit d’ajouter une lettre pour obtenir IBM, l’un des partenaires du film) d’accéder à la connaissance et à l’intelligence (qu’on définit parfois comme la conscience de sa propre existence)… et d’éliminer Dave pour survivre. Il est remarquable que le morceau de Richard Strauss commence sur le monolithe : il permet de lier le crime à la connaissance. La valse du « Beau Danube Bleu » n’a quant à elle pas de signification particulière, bien que selon Michel Chion « son début est construit thématiquement sur un arpège d’accord parfait majeur ascendant (comportant la tierce majeure), rappelant le motif de « Zarathoustra » dont il est la contraction dans l’espace d’une quinte »29. Pour accompagner la navette qui fait escale à la station spatiale, Kubrick avait d’abord eu l’intention d’utiliser la « Troisième Symphonie » de Malher et « Songe d’une Nuit d’Eté » de Mendelssohn, avant de choisir la valse de Johann Strauss dans une version cérémonielle pour grand orchestre dirigée par Karajan. L’anecdote est connue : elle nous vient d’Andrew Birkin. Kubrick s’ennuyait en visionnant en salle de projection les rushes des effets spéciaux. Birkin rapporte qu’un vieux technicien s’endormait à tous les coups. Le projectionniste diffusait dans la sono de vieux disques classiques rayés destinés aux avants-premières. Quatre jours plus tard, alors que l’équipe regarde le plan d’un astronef, la valse de Strauss se fait entendre. Stanley se tourne alors vers ses collaborateurs et s’exclame : « Ce serait une folie ou une idée de génie de mettre cette musique dans le film ? »30. Une autre version circule, selon laquelle ce serait Christiane Kubrick qui aurait apporté en salle de montage un enregistrement de la valse du « Beau Danube Bleu » de Johann Strauss, jouée par le Philharmonique de Berlin, dirigé par Herbert Von Karajan31. Les deux anecdotes ne sont certainement pas exclusives l’une de l’autre, Christiane Kubrick ayant sans doute permis que cette idée devienne une réalité, mais toutes permettent d’affirmer que le choix de la valse était quasi accidentel : aucune interprétation intellectuelle ne peut donc être valablement soutenue. Mais son rôle « esthétique » dans le film n’en est pas moins important. Piers Bizony dit du film qu’il avait certainement pour effet « d’endormir le sens critique, de plonger dans une euphorie provoquée par l’adéquation d’une mécanique (dans le film et au film) à son propos »32. La musique a pour l’auteur un rôle important dans ce sentiment d’euphorie. La valse de Johann Strauss, qui est utilisée pour accentuer les rotations constantes du film comme dans une comédie musicale, représente selon lui le bien être. C’est pour cette raison sans doute que certains intellectuels, qui ont poussé l’analyse un peu trop loin, ont vu dans cette séquences des connotations sexuelles. Le parallèle – inconscient sans doute – avec la première scène du DR STRANGELOVE était certes tentant, mais nous pensons que l’analyse est erronée, puisque 2001 n’a rien d’un film comique : utiliser une valse élégante comme contrepoint à une scène graveleuse serait ici du plus mauvais goût. « Le Beau Danube Bleu » est utilisée de manière purement récréative. A cet égard, Roger Manwell et John Huntley33 parle de « supermuzzak »34 alors que David Wisart explique au contraire que « Le Beau Danube Bleu est un air très connu et facile d’accès mais son inhérente magnificence l’empêche de sombrer dans la musique d’ambiance ». Néanmoins, on pourrait ranger dans cette dernière catégorie l’adagio de la « Gayanne Ballet Suite » d’Aram Khatchatourian. Ce mouvement lent symbolise à la fois la rotation intérieure du vaisseau, et la solitude et l’ennui qu’éprouvent les cosmonautes pendant le voyage spatial. En définitive, la musique, en plus d’illustrer les images afin d’accroître leur ampleur et l’émotion qu’elles contiennent, remplit plusieurs rôles distincts et singuliers dans ce film : o les musiques contemporaines de Ligeti illustrent les apparitions du monolithe o les valses accompagnent les rotations du film o « Ainsi Parlait Zarathoustra » symbolise l’accession à la connaissance La Valse, le Requiem et l’ouverture d’Ainsi Parlait Zarathoustra ont également selon Michel Chion, un point commun : tous affirment musicalement un mouvement ascensionnel. Les cuivres d’Ainsi Parlait Zarathoustra émergent d’une basse grondante en sautant d’une octave à l’autre, les cuivres et les vents de la Valse esquissent 29 Michel Chion, « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma » Sources : Piers Bizony: « 2001 : Le Futur Selon Kubrick » (Cahiers du Cinéma) et John BAXTER : « Stanley Kubrick » (Seuil) 31 Source : John Baxter : « Stanley Kubrick » (Seuil) 32 Piers Bizony: « 2001 : Le Futur Selon Kubrick » (Cahiers du Cinéma) 33 Rober Manwell & John Huntley, « The Technique of Film Music » (Focal Press) 34 La « muzzak » est aussi connu sous le nom de « musique d’ameublement », initiée par Eric Satie, et systématisée par Brian Eno dans l’album « Music For Airports » 30 le thème sur des trémolos de cordes, les clusters orchestraux du Requiem de Ligeti tendent vers le haut. Les musiques de 2001 ont chacune leur rôle dans le film, mais elles nourrissent toutes de manière intrinsèque une parenté avec le principe « central » du film : l’intelligence. Curieusement, Kubrick a réfuté la plupart des intentions philosophiques qu’on lui a prêté dans 2001. Kubrick déclare ainsi qu’il a « cherché à créer une expérience visuelle, qui passe outre les catégories verbales et pénètre directement le subconscient, avec un contenu émotionnel et philosophique. Je voulais que le film soit une expérience intensément suggestive qui ramène le spectateur à un niveau plus intérieur de connaissance, justement comme le fait la musique. Vous êtes libres de réfléchir comme vous le voulez sur la signification philosophique et symbolique du film. »35 Mais il n’est pas dit qu’il n’ait pas pensé faire de 2001 un film « signifiant » et cette citation quelque peu ambiguë valide aussi toute interprétation ésotérique – symbolique, allégorique et philosophique – qui pourrait être faite. La musique a-t-elle une place dans ce processus ? Si nous nous en tenons au résultat, oui… et nous avons cherché à le démontrer. Mais si nous nous intéressons à la genèse, à la production du film, force est de constater que la majeure partie des morceaux ont été découverts par accident (« Ainsi Parlait Zarathoustra », « The Blue Danube », « Requiem »), comme souvent chez Kubrick. La question est alors de savoir si ce constat est de nature à invalider notre thèse selon laquelle la musique a un rôle prépondérant dans la révélation d’un message. Soit Kubrick a confronté ces morceaux au message qu’il voulait faire passer, soit il y a projeté ses désirs. Quoiqu’il soit cette conception de la musique marque une révolution dans l’histoire du cinéma. Pour le grand public, la synchronisation de musiques préexistantes à l’œuvre dans ce film est considérée comme l’une des plus grandes réussites de l’œuvre de Kubrick. En radicalisant l’utilisation de la musique du répertoire, Kubrick permet deux niveaux de lecture : une lecture pour le grand public, qui sera émerveillé par la beauté des images ainsi musicalisées, et une lecture pour une certaine élite qui verra dans l’utilisation de la musique une signification intellectuelle. En procédant ainsi, Kubrick a fait de 2001 A SPACE ODYSSEY un film à la fois très riche – maintes fois commenté – et très accessible – populaire. Aujourd’hui la « Valse » de Strauss et les appels cuivrés d’ »Ainsi parlait Zarathoustra », le « Requiem » et « Atmosphères » sont éternellement indissociables des images qu’ils accompagnent36. Quatre ans plus tard, les soviétiques répondent à 2001 en produisant SOLARIS, un film de Tarkovski : le compositeur électronique Artemiev utilisera également la musique classique, en l’occurrence un prélude de Bach, pour accompagner ce film de science fiction de deux heures. En 1970, l’un des modules du vaisseau spatial Apollo 13 est baptisé ODYSSEY. L’équipage de la navette (James A. Lowell Jr., John L. Swigert Jr. et Fred Wallace Haise Jr) envoient des images illustrées par des musiques extraites du film de Kubrick. Quelques temps plus tard, une explosion rend inopérant le module ODYSSEY. On connaît la suite… 35 « I tried to create a visual experience, one that bypasses verbalized pigeonholing and directly penetrates the subconscious with an emotional and philosophical content... I intended the film to be an intensely subjective experience that reaches the viewer at an inner level of consciousness, just as music does... You' re free to speculate as you wish about the philosophical and allegorical meaning of the film. » 36 Ce qui n’est pas du goût de tous : Ligeti, mécontent de l’utilisation qui a été faite de sa musique dans 2001, intentera un procès contre la MGM . III) 1968-1999 : La modernité dans la tradition Avec 2001 A SPACE ODYSSEY, l’année 1968 inaugure une nouvelle ère. Jean-Michel Frodon écrit à cet égard que « le cinéma de Kubrick devient complètement un cinéma abstrait, cosa mentale, mais qui dépend fort peu de constructions verbales, la mise en scène visant au contraire à inventer des dispositifs non narratifs plus captivants que les intrigues les mieux bouclées . […] Par le rythme, par la composition du cadre, par des systèmes de références ostensibles, par un sens graphique tantôt très épuré et tantôt saturé jusqu’au kitsch, Kubrick […] travaille moins à organiser les épisodes d’un récit qu’à susciter des effets psychosensoriels chez ses spectateurs. » 37 Dans ce contexte, la musique ne devient plus seulement un élément émotionnel, il devient narration, par le jeu des correspondances et des références culturelles, afin de combler le vide de l’intrigue. A l’instar des scénarii des mêmes films, Kubrick choisit de transposer à l’écran des œuvres préexistantes. Ce procédé, qui apparaît davantage comme une transmutation qu’une simple adaptation, permet à Kubrick d’instrumentaliser la culture des spectateurs afin de faire passer son message de manière subliminale. En 1972, Kubrick répondra à Michel Ciment qui lui demandait quelle était son attitude vis à vis de la musique de film : « À moins que vous ne vouliez de la musique pop, il est vain d' employer quelqu' un qui n' est pas l' égal d' un Mozart, d' un Beethoven ou d' un Strauss pour écrire une musique orchestrale. Pour cela on a un vaste choix dans la musique du passé. Parfois il y a de la musique moderne intéressante mais si vous voulez une musique d' orchestre, je ne sais pas qui va vous l' écrire. » Il ne dira pas autre chose en 1976 : « Si l' on veut utiliser de la musique symphonique, pourquoi la demander à un compositeur qui de toute évidence ne peut pas rivaliser avec les grands musiciens du passé ? Et c' est un tel pari que de commander une partition originale. Elle est toujours faite au dernier moment, et si elle ne vous convient pas, vous n' avez jamais le temps de changer. Mais quand la musique convient à un film, elle lui ajoute une dimension que rien d' autre ne pourrait lui donner. Elle est de toute première importance. » A Clockwork Orange (1971) Musique : Ludwig van Beethoven, Edward Elgar, Gioacchino Rossini, Terry Tucker, Henry Purcell, James Yorkston, Arthur Freed, Nacio Herb Brown, Rimsky-Korsakov, Erika Eigen Arrangements électroniques : Walter Carlos Après avoir songé à adapter la vie de Napoléon pour le cinéma, Stanley Kubrick racheta les droits d’un roman d’Anthony Burgess que lui avait recommandé le scénariste de Dr. FOLAMOUR, Terry Southern. A CLOCKWORK ORANGE fut écrit en 1962 dans une très grande souffrance. Le romancier s’est en effet inspiré d’un incident tragique vécu par sa femme, violée par des déserteurs américain pendant la seconde guerre mondiale Dans A CLOCKWORK ORANGE, Alex38 est un délinquant pas comme les autres : grand admirateur de la musique de Beethoven, il partage avec ses trois « droogs » le goût de la violence et du sexe: il s’attaque ainsi à un clochard, aux membres d’une bande rivale, viole la femme de l’écrivain M. Alexander puis fait des cabrioles avec deux filles rencontrées dans un magasin de disques. Mais victime de la vengeance de ses camarades, Alex se retrouve condamné à 14 ans de prison pour le meurtre sauvage de la « Femme aux chats ». Après deux ans en captivité, il accepte de se soumettre à un traitement révolutionnaire de type « pavlovien », appelé traitement « Ludovico » que le gouvernement a conçu afin de lutter contre la criminalité. Cette thérapie réussit à merveille : non seulement la violence le répugne, mais la musique de Beethoven ne suscite en lui que le dégoût. A sa sortie de prison, après avoir découvert qu’un inconnu a pris sa place chez ses parents, après avoir été battu par une bande de clochards puis par ses anciens amis devenus policiers, il trouve refuge chez M. Alexander, qui reconnaissant son agresseur le pousse au suicide, par vengeance et par désir de compromettre le gouvernement . 37 38 Jean-Michel Frodon, le Monde du 10 mars 1999 Alex n’est pas un nom pris au hasard : il s’agit du mot latin LEX (loi), auquel on a adjoint un « a- » privatif. A l’hôpital, le ministre, désirant rétablir sa côte de popularité quelque peu ébréchée, offre à Alex un travail qui réveille ses instincts meurtriers… Kubrick a lui-même donné les clefs d’interprétation du film : « Alex au début du film représente l’homme dans son état naturel. Lorsqu’on le soigne, cela correspondrait psychologiquement au processus de la civilisation. La maladie qui s’ensuit est la névrose même de la civilisation qui est imposée à l’individu. Enfin, la libération que ressent le public à la fin correspond à sa propre rupture avec la civilisation ». A CLOCKWORK ORANGE n’est donc pas seulement un film violent au sens propre du terme, il est également, sous couvert de dénoncer les méthodes actuelles de répression des gouvernements de l’ère post-soixante-huitarde, une métaphore de la violence symbolique exercée par la civilisation sur les individus sous prétexte de contrôler la violence physique privée. D’une certaine façon, A CLOCKWORK ORANGE nourrit quelques analogies avec le roman d’anticipation 1984 de George Orwell (le « Novlangue » d’Alex est un argot adolescent inspiré du russe, qu’Anthony a inventé et qu’il a appelé le « Nadsat »). Certains y ont vu également l’expression de sa fascination connue pour le nazisme39. Tourné d’octobre 1970 à mars 1971, le film sort le 20 décembre 1970 aux Etats-Unis, mais classé X ! En raison de son ultra violence, le film fut accusé de susciter le désordre et d’encourager la délinquance et le crime. Sa famille ayant reçu des menaces de mort, Kubrick, qui avait déjà obtenu le contrôle de la promotion, demande à la Warner Bros de retirer le film de l’affiche après 61 semaines d’exploitation, en échange d’un contrat à vie avec le producteur. Le film ultra violent et kitsch de Kubrick, est ici centré sur la figure tutélaire de Ludwig Van Beethoven, grand génie s’il en est, et guide spirituel d’Alex. La musique est donc un élément important de l’histoire : le caractère martial et furieux de la musique de Beethoven justifie selon Burgess le comportement violent d’Alex. D’emblée, d’un point de vue musical, A CLOCKWORK ORANGE diffère radicalement du film qui le précède. Si la musique de 2001 A SPACE ODYSSEY a une dimension spirituelle, celle d’A CLOCKWORK ORANGE agit comme une métaphore de la force et de la puissance. A CLOCKWORK ORANGE n’aurait pas eu l’impact qu’il a eu sur toute une génération si Walter Carlos (devenu Wendy Carlos) n’était pas intervenu dans le processus. Le compositeur n’avait pas encore vraiment composé pour un film, à l’exception d’une œuvre datant de 1963, IMAGE, et c’est Kubrick qui a demandé au jeune musicien, alors âgé de 32 ans, de réarranger au synthétiseur les chefs d’œuvres de Beethoven, Rossini et Purcell. Un choix qui n’est pas innocent, puisque Walter Carlos avait déjà composé en 1968 un album de reprises électroniques au synthétiseur Moog d’œuvres de Jean-Sébastien Bach (le « Kantor » et les « Concertos Brandebourgeois »), « Switched-On Bach », un projet révolutionnaire qui avait bouleversé le réalisateur. Cependant, ce n’est qu’après avoir envoyé une cassette à l’avocat de Kubrick que Wendy Carlos et sa collaboratrice R. Elkind sont convoquées en Grande-Bretagne afin de composer la musique du film. Choisir des musiques classiques pour un film traitant de la violence et de son traitement dans un futur proche post-apocalyptique peut surprendre. Le sujet aurait plutôt appelé du rock, courant musical de la jeunesse contestataire40. Mais Kubrick a préféré utiliser de la musique du passé pour illustrer son film. Avec Walter Carlos, la musique de ces maîtres des époques classique et baroque, devient torturée, distordue par les traitements informatiques, presque dégoulinante de mauvais goût, comme pour souligner la folie absurde du personnage interprété par Malcom McDowell. Les traitements informatiques, ces arrangements disjonctés pour le synthétiseur ont pour effet d’accentuer la violence, le futurisme et l’aspect kitsch du film. Néanmoins, l’apport de Walter Carlos ne se limite pas à ces arrangement. Le compositeur a également composé deux morceaux pour le film: le thème d’Orange Mécanique (« Beethoviana »), et « Timesteps », un titre que Wendy Carlos qualifie d’à la fois de « sériel » et de « dogmatique ». Un retour très discret de la musique originale dans l’œuvre de Kubrick, car la musique préexistante demeure bien un élément essentiel. Réarrangée ou non, la musique classique est détournée de sa fonction première. Pendant le générique, la reprise de la « Musique pour les Funérailles de la Reine Mary » de Purcell (qui par ailleurs contient des éléments du séculaire Dies Irae, qu’on entendra de nouveau dans SHINING, réarrangé par le même compositeur) semble introduire une tragédie, alors que les couleurs vives du début (un panneau rouge vif 39 39 Kubrick, de confession juive, s’est porté acquéreur de films de propagande nazie et a épousé Christiane Harlan, la nièce du cinéaste nazi Veit Harlan, réalisateur du « Juif Süss ». 40 Selon Marcello Walter Bruno, le film a influencé un clip de Blur (THE UNIVERSAL) et un clip des Soundgarden (BLOW UP THE OUTSIDE WORLD) provocant en guise d’ouverture, puis une succession de panneaux bleus / rouges) semble plutôt annoncer le contraire. Le générique avertit le spectateur : le film que vous allez voir exalte le contraste et opte pour un style cinématographique radical et extrémiste où tout est possible. De la même façon, mais de manière plus évidente, la puissance de la musique de Beethoven ou la légèreté des airs de Rossini sont utilisés afin d’exacerber les délires du protagoniste. Beethoven inspire la violence d’Alex et le conduit à interpréter de façon fautive ce qui l’entoure (comportement qu’on qualifie de « décodage aberrant » en psychologie) : ainsi la « Neuvième Symphonie » accompagne-t-elle les divagations bibliques d’Alex et la sonnette des Alexander entonne la « Cinquième Symphonie ». Au Korova Milk-Bar, Alex donne un coup de canne à Dim parce qu’il a osé se moquer d’une femme qui interprétait la Neuvième Symphonie. Mais la musique de Beethoven accompagne également des parades hitlériennes pendant le traitement Ludovico. La musique de Beethoven change de registre : alors qu’auparavant, elle faisait de la violence une chose positive, elle l’assombrit ici : elle deviendra source de douleur pour Alex. La Neuvième, réarrangée par Carlos, servira ainsi d’arme à Alexander pour conduire son agresseur au suicide. Rossini accompagne la plupart du temps les scènes de façon contrapuntiques et très clairement ironique (pour les protagonistes, il ne s’agit que d’un jeu). En témoigne cette scène hilarante et ludique où l’ « Ouverture de Guillaume Tell » de Rossini , accélérée à une vitesse inimaginable, illustre des pirouettes triolistes qui n’en finissent jamais41 (A CLOCKWORK ORANGE et EYES WIDE SHUT sont les deux seuls film de Kubrick où le sexe est montré très crûment, sans aucune pudeur). Rossini , dans sa version originale, sert aussi à « chorégraphier » la violence. Ainsi « La Pie Voleuse » de Rossini a été superbement utilisée par Kubrick dans la scène avec la bande de Billy Boy. Les malfrats, en costumes nazis, s’apprêtent à violer une jeune femme nue. La mise en musique d’une scène qui se déroule dans un théâtre n’est pas anodine. Les mouvements de la « devotchka », qui tentent en vain d’échapper à ses bourreaux, font penser à une danse, dans le style des chorégraphes contemporains: les gestes sont démesurés, les acteurs exécutent des va et vient sur la scène, occupent l’espace en catapultant leurs corps comme chez Martha Graham (pour qui la colonne vertébrale est le point de départ du mouvement) , une danse torturée et ambiguë mise en valeur par le morceau léger de Rossini. Lorsqu’Alex et ses « droogs » apparaissent, la musique continue, et la bagarre, elle aussi, prend l’aspect d’une danse. Plus tard, alors qu’Alex précipite ses droogs dans la Tamise, le même air retentit : la bagarre est filmée au ralenti, comme chorégraphiée. Le meurtre de la Femme aux Chats est également illustrée par la musique de « La Pie Chez les Alexander (A Voleuse » : le spectateur assiste alors à une danse macabre avec un phallus CLOCKWORK ORANGE) grotesque, où les cris d’Alex semblent étrangement souligner le thème de Rossini. A CLOCKWORK ORANGE prend donc très souvent la forme d’une comédie musicale, où l’image, comme dans un clip, semble accompagner la musique, plutôt que le contraire. L’utilisation dans le film de la chanson « Singing in The Rain », extrait de la comédie musicale du même nom, et autrefois interprétée par Gene Kelly, semble renforcer cette impression. Il est à noter que la synchronisation des morceaux est très précise et suit le montage de près, ce qui sur une durée aussi longue, relève presque de l’exploit, ou du génie, c’est selon. Lorsque les sirènes de police retentissent, seuls les violons se font entendre, et le thème reprend lorsqu’Alex s’enfuit. Quand enfin ce dernier est frappé par surprise par ses droogs devant la maison, on entend une phrase tragique au basson, dans le grave. D’autres musiques du répertoire accentuent l’ironie du film. On entend ainsi dans leur version originale, une marche d’Elgar afin accompagner la visite du ministre dans la prison d’Alex (« Pomp and Circumstance March » N°1 et N°4), comme pour de tourner en dérision la solennité protocolaire de cet « événement » (juste avant les prisonniers marche en rond, mais en silence), et des extraits orientalisants de Sheherazade, qui illustrent les fantasmes d’Alex dans la prison, rappelant les MILLE ET UNE NUIT de Pasolini.. La chanson « Singing in The Rain », accompagne quant à elle diégétiquement le meurtre de Madame Alexander. La chanson de Brown et Freed, n’est pas un choix de Kubrick : c’est l’acteur Malcom Mc Dowell qui eut l’idée de siffloter cette chanson pendant le tournage. On entend de nouveau cette mélodie lorsqu’Alex, qui a trouvé refuge chez M. Alexander, sifflote l’air dans son bain, ce qui permet à son hôte de l’identifier comme le meurtrier (la musique acquiert ici un rôle direct dans la narration). Enfin, on entend la version originale de « Singin’ In The Rain » sur le générique de fin, comme pour se moquer de ce faux « happy end ». 41 28 minutes au tournage, 40 secondes à l’écran… La musique d’A CLOCKWORK ORANGE comprend également quelques airs d’un trio américain new-age, Sunforest, que Kubrick avait entendu à la radio : « Overture To The Sun » & « I Want To Marry a Lighthouse » Par ailleurs, le spectateur attentif aura remarqué que lorsqu’Alex se rend dans le magasin de disque où il accoste les deux jeunes filles avec qui il se livrera à des jeux coquins, on peut apercevoir dans les rayons, bien en évidence, un vinyle de la musique du film 2001 A SPACE ODYSSEY. Une volonté de raccrocher de nouveau ce film à celui qui précède. Et une fois n’est pas coutume le lien est musical. Barry Lyndon (1975) Musique : J.S. Bach, Frederick the Great, G. F. Handel, W. A. Mozart, Giovanni Paisiello, Franz Schubert, Antonio Vivaldi Adaptation musicale : Leonard Rosenman En 1976, Stanley Kubrick affirmait que « les films historiques ont ceci de commun avec les films de sciencefiction qu' on tente d' y recréer quelque chose qui n' existe pas. » Cette phrase explique très bien pourquoi le réalisateur américain a passé tant de temps à préparer et à tourner BARRY LYNDON, adapté d’un roman picaresque de William Thackeray, « The Adventures of Barry Lindon », paru en 1844. Son obsession à rendre ce film authentique jusque dans ses moindres détails le conduira à traficoter l’un des deux derniers objectifs Zeiss encore existants au monde (l’autre se trouvant alors à bord d’un appareil de la NASA) pour filmer des scènes entièrement éclairées à la bougie. A cet égard, le travail remarquable du photographe John Alcott sera récompensé par de nombreux prix de par le monde. Le même soin est apporté à la musique. Pour Barry Lyndon, Stanley Kubrick s’est littéralement plongé dans la musique du XVIIIème siècle afin d’être le plus possible fidèle à son sujet et d’accompagner comme elles le méritent ces images magnifiques. Afin de synchroniser au mieux les musiques qu’il a choisi et leur donner un sens, Kubrick a fait appel à Leonard Rosenman, un compositeur de musique de film (LA FUREUR DE VIVRE, A L’EST DE L’EDEN) qui a étudié avec Schoënberg. Son remarquable travail d’adaptation a été récompensé par un oscar, mais à quel prix ! Rosenman, cité par John Baxter, raconte que Stanley Kubrick est « brillant mais réduit tout le monde en esclavage. Après le 105e enregistrement d’un morceau, il se plaignit que l’orchestre avait un décalage d’un tiers de temps. C’en était trop. J’ai jeté ma baguette par terre, je l’ai saisi par le cou et j’ai essayé de l’étrangler. »42 Comme A CLOCKWORK ORANGE, BARRY LYNDON raconte l’ascension et la chute d’un homme. Alex, être violent accède à la sagesse et à la rédemption avant de retomber dans la violence. De même, Redmond Barry réussit à entrer dans le grand monde, mais son imprudence le conduit à sa perte. Cette vie tragique est illustrée musicalement par la magistrale « Sarabande » de Haendel, originellement écrite pour le piano, et qui est ici interprétée par le National Philharmonia Orchestra. Cette pièce illustre dans le film tous les duels du protagoniste. On l’entend dans sa version originale pendant le générique de début, comme pour annoncer au spectateur que la vie de Barry n’est qu’une succession de duels et de combats pour survivre. La « Sarabande » est ensuite orchestrée par Rosenman pour cordes en pizzicati, accompagnées de timbales puis d’un clavecin, dans le duel avec Quin, orchestrée délicatement pour cordes seules lorsque Redmond se bat gentiment avec son jeune fils Brian (adaptation qui préfigure puis accompagne la tragédie qui suit, le plus grand duel que Redmond aura à affronter, et dont il ne sortira hélas pas victorieux), orchestrée enfin pour timbales et cordes en stacatti nerveux lors du duel final entre Redmond et Lord Bullingdon dans le poulailler. Le thème de Haendel n’est pas qu’un simple leitmotiv unifiant le film de façon artificielle. Il amplifie de manière subliminale et inconsciente la tragédie que vit Redmond. Bien plus que cela, cette variation d’un même thème rend le film plus lyrique qu’il ne l’est déjà et semble marquer de manière solennelle, comme dans un opéra, la progression de l’action. Elizabeth Giulani relève à cet égard que BARRY LYNDON est construit selon les règles de l’opera seria, devenu un genre majeur au XVIIème siècle. En effet, « on y trouve une opposition entre récitatif et aria, transcrite dans l’alternance des plans séquences montés serrés qui signent les moments où l’action avance (la prise de vue est latérale et le tempo rapide) et, quand l’action s’arrête, l’ouverture de l’espace par travelling avant ou arrière et arrêt de la caméra sur le personnage. De même, l’action est ponctuée de scènes de duel que souligne la variation d’un même motif musical jouant lui-même de la répétition et de la variation (une passacaille). Le parallélisme pourrait se poursuivre : le décor de ces duels s’intériorise de plus en plus, les plans sont de plus en plus rapprochés et, crescendo, l’intensité de la musique s’accuse par un renforcement du niveau sonore. »43 Dans la première partie du film, BARRY LYNDON contient beaucoup de musique diégétique essentiellement percussive, accompagnée d’instruments folkloriques.. De la musique militaire pour illustrer les défilés (comme 42 Source : John Baxter : « Stanley Kubrick » (Seuil) Elizabeth Guilani. « Stanley Kubrick et la musique ». AFAS - Association française des détenteurs de documents sonores et audiovisuels, 21 octobre 2005 [en ligne] , (http://afas.imageson.org/document57.html) 43 l’indique la voix off: « The whole country was alive with war’s alarums, the three kingdoms ringing with military music ») (« British Grenadiers », « Lilliburlero », « Hohenfriedberger March ») et des danses populaires irlandaises… La bande-son participe de la volonté de Kubrick de faire de BARRY LYNDON un film authentique. La musique change lorsque Redmond fait son entrée dans le Monde : ses premiers pas dans ce milieu qu’il connaît guère est accompagnée par une marche extraite d’un opéra de Mozart : Idoménée (1781). Ce morceau possède en effet les caractéristiques nécessaires pour opérer cette transition : il s’agit d’une marche (rappel des marches militaires de la vie « sauvage » de Redmond) mais très finement orchestrée et harmonisée, caractéristique du style ciselé de Mozart (entrée dans le monde civilisé). Stanley Kubrick a choisi également d’illustrer les scènes d’amour d’une façon très significative. Les scènes de la partie irlandaise sont ainsi illustrées par un morceaux du groupe The Chieftains, « Women Of Ireland », orchestré différemment à chaque fois et illustrant l’amour de Nora Brady et de Redmond Barry puis celui de Nora Brady et du capitaine Jack Quin. On retrouve cet air lorsque Redmond courtise la jeune fille allemande : comme si Redmond s’attendait à trouver chez les autres femmes tout ce qu’il avait aimé chez Nora. Néanmoins, la scène de la rencontre puis du baiser n’est pas illustrée par le « Women Of Ireland »: Barry s’est affranchi du souvenir de Nora en rencontrant le « véritable » amour (du moins en apparence). Cette séquence est devenue célèbre non seulement par sa beauté formelle, mais aussi par sa musique : Le Ryan O’Neal et Marisa « Trio pour piano en si bémol, opus 100 » de Franz Schubert, pièce délicate, aux Berenson dans Barry harmonies raffinées, et magnifiquement interprétée par Ralph Holmes (violon), Lyndon (1975) Moray Welsh (violoncelle) et Anthony Goldstone (piano), transcende en effet la tendresse de ce baiser. La pièce est pourtant totalement anachronique puisqu’elle date de 1814. Kubrick a confié dans un entretien qu’il a donné à Michel Ciment en 1976 que rien dans la musique du XVIIIème siècle ne convenait : le Trio de Schubert fut donc choisi pour illustrer la scène, après le tournage. Le plus grand moment du film est bien entendu la rencontre avec Lady Lyndon. C’est à cet instant que la vie de Redmond va basculer. Ce basculement est illustré par un intermède (« intermission ») entre la partie I et la partie II. Stanley Kubrick « renouvelle » l’expérience de SPARTACUS en synchronisant une musique sur un fond noir, afin de bien séparer les deux vies de Barry (on retrouvera ce type de choses dans BREAKING THE WAVES). A partir de ce moment, la vie noble de Redmond Barry est illustrée par des musiques plus raffinées mais également plus tragiques. Parmi elles, le concerto pour violoncelle de Vivaldi, qui introduit la tragédie : Lady Lyndon n’est plus qu’un élément du décor et Lord Bullingdon, qui voit en Barry, à raison, un vulgaire opportuniste, commence à éprouver une haine farouche à l’égard de celui qui indûment a remplacé son père. On entend de nouveau cette musique après la bagarre entre Redmond et son beau-fils, afin de symboliser son échec et sa solitude. La Danse Allemande de Schubert prend un air très ironique en accompagnant notamment le récit sanglant que fait Barry à son fils pour qu’il s’endorme ou les efforts vains de Barry pour être anobli. Enfin, le Concerto pour 2 Clavecins et Orchestre en Do Mineur de Bach, utilisé comme musique diégétique, est brutalement interrompu par les provocations de Lord Bullingdon La deuxième partie du film s’achève de la même façon qu’elle a commencé, avec la musique du baiser, le Trio pour Piano de Schubert, qui défera l’amour entre Redmond Barry et Lady Lyndon, lorsque Bullingdon aura dicté ses conditions. La boucle est bouclée , le vieillard redevient un enfant, et il faut tout recommencer. Un Trio pour Piano dont les dernières notes torturées laissent planer l’ambiguïté lorsque Lady Lyndon signe la rente annuelle de Redmond : l’aime-t-elle encore ? Shining (1979) Musique : Béla Bartok, Wendy Carlos, Rachel Elkin, Gyorgy Ligeti, Krzystof Penderecki « Musique pour cordes, percussion et celesta » de Bela Bartok dirigée par Herbert Von Karajan (Deutsche Grammophon) BARRY LYNDON n’ayant eu aucun succès économique, Stanley Kubrick choisit d’être prudent et préfère adapter une valeur sûre : un manuscrit du troisième roman du nouveau maître de l’horreur, Stephen King, que lui a envoyé la MGM: SHINING. Le réalisateur collabore cette fois pendant trois mois avec Diane Johnson, critique et professeur de littérature à Berkeley, pour réécrire le roman de King, qui en ressort profondément modifié. SHINING est devenu une épure kafkaïenne, réaliste, presque anecdotique, mais truffée de références psychanalytiques. Jack Torrance (Jack Nicholson), un romancier en quête de calme et de solitude, est engagé comme gardien par le gérant de hôtel Overlook durant la période hivernale. Sans s’inquiéter des récits macabres que lui fait son employeur, qui a vu le précédent gardien sombrer dans la démence et assassiner à coup de hache sa femme et ses deux filles, Jack emménage dans l’hôtel avec sa femme Wendy (Shelley Duvall) et son fils Danny (Danny Lloyd). Ce dernier y rencontre le cuisinier de l’hôtel, Halloran, qui lui apprend qu’il doté du « Shining » , un pouvoir télépathique qu’il possède lui aussi et qui expliquerait pourquoi Danny discute souvent avec Tony, un ami fictif qui s’exprime par la bouche du garçon. Le cuisinier met également en garde Danny quant à ce qu’il pourrait voir dans cet hôtel et lui interdit de pénétrer dans une chambre mystérieuse portant le numéro 237. Très vite, Dany perçoit le drame qui s’est joué dans l’hôtel dix ans auparavant et la curiosité finit par l’emporter. Il entre dans la chambre, où il est agressé par une créature mystérieuse. Wendy soupçonne son mari, devenu de plus Jack pour suit en plus irascible et qui suite à cette accusation sombre davantage dans la folie : sous Danny dans le l’emprise d’hallucinations, il assiste à une soirée des années 20 et le spectre de Grady, labyrinthe l’ancien gardien l' encourage à massacrer sa famille. Wendy parvient à enfermer Jack dans (SHINING) la chambre froide, mais ce dernier qui a coupé tous les moyens de communication entre l’hôtel et la plaine, est libéré par des fantômes de l’hôtel. Après avoir tué Halloran, accouru sur les lieux après avoir été avisé de l’incident par la pensée, Jack poursuit son fils une hache à la main, dans le gigantesque labyrinthe, où il meurt gelé par le froid. Le dernier plan du film le montre sur une photo en noir et blanc des années 20 (une « promesse d’immortalité » selon Michel Chion). Le tournage commence en mai 1978 et s’éternise jusqu’en avril 1979. Le perfectionnisme de Kubrick le conduit à multiplier les prises, pendant des semaines, en prenant le risque d’épuiser ses acteurs : Shelley Duvall (qui se plaindra de la dureté du réalisateur) et Jack Nicholson. Le film sort enfin en 1980, amputée de la fin prévue dans le scénario. SHINING dure deux heures et demi et a coûté près d’une vingtaine de millions de dollars. Il aura néanmoins un grand succès au box office, malgré le mécontentement de Stephen King, furieux de voir son roman charcuté. Nonobstant ce « détail », SHINING est une réussite indubitable : comme pour 2001 A SPACE ODYSSEY, Kubrick parvient à faire d’un genre de série B un grand film d’auteur de série A. Il ose la démesure : le rictus de Jack Nicholson et les cris épouvantés de Shelley Duvall ont traumatisé un large public dans le monde entier44. De nombreux commentateurs voient dans ce film une réflexion sur le capitalisme, les Etats-Unis et l’Histoire (il suffit d’examiner les inscriptions des t-shirts ou des pulls que portent les protagonistes). Mais surtout, Kubrick revisite complètement le genre du film d’horreur. Le monde du Septième Art est profondément chamboulé par la conception nouvelle que propose Kubrick: ce n’est plus la nuit qui conditionne la peur, mais des paysages d’un blanc immaculé, des lumières aveuglantes, et les couleurs vives (mais froides) de l’Overlook Hotel. Dans ce contexte, la musique a plus que jamais la fonction de créer l’angoisse propre aux films du genre. En effet, Kubrick ne cesse sur SHINING de multiplier les effets sonores afin d' établir une atmosphère oppressante, propice à la terreur : déformations électroniques de Wendy Carlos et textures dissonantes de la musique contemporaine de Bartok, Ligeti et Penderecki. 44 44 Un film comme TWISTER (Jan de Bont) a même amplifié l’effroi du film en faisant le parallèle entre des scènes de SHINING projetées dans un drive-in et des tornades: alors que sur l’écran Jack Nicholson défonce à la hache la porte qui le sépare de sa femme, une tornade déchire la toile ! La musique originale de Wendy Carlos Après l’expérience jouissive d’A CLOCKWORK ORANGE, SHINING fut une expérience détestable pour Wendy Carlos. Depuis les attaques dont avait fait l’objet A CLOCKWORK ORANGE, Stanley Kubrick avait pris de la distance avec la société et ses collaborateurs. Wendy Carlos a fait les frais de cet isolement forcé : elle a du travailler à distance, en se fondant sur le livre de Stephen King et non pas sur les images. De nombreuses démos ont vu le jour, et une musique originale composée de A à Z pour le film, que le réalisateur a complètement sabordé afin d’utiliser des morceaux du répertoire. N’ont survécu que le « Dies Irae » et « Rocky Mountains », que l’on entend au début du film. Le « Dies Irae » est une version électronique du fameux Die Irae de la Messe des Morts, maintes fois repris par les compositeurs (Berlioz dans sa « Symphonie Fantastique » pour ne citer que lui). Amplifié par une pléthore d’effets bizarres et de voix digitales, ce thème introduit le film en évoquant dès le générique la menace qui plane sur ce modeste chef de famille, que l’on voit rejoindre en voiture l’hôtel Overlook pour obtenir un emploi de gardien (tierces descendantes, litanie lancinante sur des notes conjointes). On entend de nouveau la musique de Wendy Carlos lorsque la famille entière se dirige vers ce qui deviendra leur lieu de résidence pendant l’hiver. La compositrice signe avec « Rocky Mountains » un morceau majestueux et sombre (le plus beau thème de sa carrière cinématographique sans doute), avec des appels de cuivres échantillonnés d’une ampleur sidérante : la musique est moins sinistre ; elle évoque de manière subliminale l’héroïsme dont fera preuve la jeune femme et son fils lorsqu’ils seront confrontés à la soudaine démence de Jack. La musique préexistante Le reste de la bande sonore est constituée de musique contemporaine et jazz. L’emprunt à la musique contemporaine est un choix pertinent : les compositeurs qui ont suivi Schoenberg ont fait de la dissonance un élément majeur de leur langage musical. La révolution industrielle, le pessimisme d’après-guerre, la dissuasion nucléaire, le déclin de la religion au profit de l’individualisme et du capitalisme, sont autant de thèmes qui traversent la musique contemporaine et expliquent son apogée dans les années 60. Quoi de plus naturel pour Kubrick que d’utiliser cette musique pour un film d’horreur (détournement erroné du sentiment oppressant que les dissonances de cette musique provoquent chez les néophytes. Et pour cause, Penderecki a souvent influencé Hollywood, notamment Goldsmith) qui subrepticement, semble évoquer l’histoire d’une nation individualiste et capitaliste au cœur de nombreux conflits : les Etats-Unis ? L’utilisation de la musique contemporaine dans SHINING répond à un double besoin : créer une expérience extra-sensorielle étouffante propice au sentiment d’horreur, et projeter dans ce film fantastique les peurs de l’homme moderne, permettant ainsi au spectateur de s’identifier à l’histoire de façon subliminale. Pourtant, dans SHINING, c’est plutôt la fonction sensorielle qui prédomine (« De cette histoire, je ne veux donner aucune explication rationalisante. Je préfère utiliser des termes musicaux et parler de motifs, de variations et de résonances. Avec ce genre de récit, quand on essaie de faire une analyse explicite, on a tendance à le réduire à une espèce d’absurdité ultra-limpide. L’utilisation musicale ou poétique du matériau est dès lors celle qui convient le mieux. »45) La musique est utilisée de façon complètement athématique afin de ne pas habituer les sens à des sons particuliers et à surprendre l’auditeur, bien que dès le début, Kubrick prend de soin de dévoiler les codes musicaux qu’il compte utiliser dans le film. Chaque morceau a donc sa propre fonction, et participe à sa manière à l’intention d’ensemble : jouer de la frontière ténue entre le réel et la fiction (le réalisateur radicalisera ce jeu dans EYES WIDE SHUT) . Kubrick utilise ainsi l’adagio de la « Musique pour cordes, percussions et célesta » de Béla Bartok (qui date de 1936) lorsque Jack observe la maquette du labyrinthe où se promène son fils et sa femme (crescendo). « Le thème musical […] réalise le phénomène de translation entre la vision réelle de la mère et l’enfant parcourant le labyrinthe et la « sur-vision » qu’en a le père, en plongée sur la maquette du labyrinthe. »46 On entend de nouveau ce thème quand Jack prend son petit garçon sur les genoux, en semblant réfléchir au meurtre, quand il travaille à son bureau, ou dans le couloir, devant la chambre 237. Le morceau de Bartok comprend un premier chant funèbre puis un second thème qui, avec ces frémissements aux cordes, et cette mélodie dans le registre aigu confiée aux violons et au célesta, ponctuée par des accords plaqués au piano et de mystérieux glissandi aux timbales instaure une atmosphère onirique, intemporelle, surnaturelle, qui peut évoquer la perte de repères. Le crescendo qui suit est par ailleurs typique de celui que le cinéma d’horreur a popularisé. Pour autant, malgré 45 « Stanley Kubrick à Michel Ciment » dans « Kubrick », cité par Elizabeth Giulani Elizabeth Giulani : « Stanley Kubrick et la musique ». AFAS - Association française des détenteurs de documents sonores et audiovisuels, 21 octobre 2005 [en ligne] (http://afas.imageson.org/document57.html) 46 l’intelligence évidente de l’emprunt, Michel Chion trouve cette synchronisation décevante : « Dans les deux [premiers] cas, la rigidité et la netteté clinique de l’image, conforme au style qu’affectionne Kubrick, semblent ne pas « s’accrocher » de manière rythmiquement convaincante avec le frémissement arachnéen de la musique de Bartok, et avec sa finesse instable. D’autre part l’image semble sagement se caler sur le temps de la musique, en une sorte de mélodrame rudimentaire. »47 L’œuvre post-sérielle de Penderecki (« Utrenja », « De Natura Sonoris n°2 », « Le Réveil de Jacob », « Polymorphia ») est celle qui est utilisée le plus souvent dans SHINING, rythmant les mystérieuses apparitions de l’hôtel (on entend aussi le « Lontano » de Ligeti au début du film). Le « De Natura Sonoris N°2 », écrit en 1971 pour un orchestre réduit, utilise des clusters de cordes et des cuivres, encadrés par des chants plaintifs à la flûte à coulisse et à la scie musicale. Dans « Utrenja » le compositeur polonais travaille des bruits humains dissonants, avec pour résultat dans le film de créer une présence fantomatique et menaçante, celle des spectres de l’Overlook (on l’entend beaucoup à la fin, lorsque Wendy tente d’échapper aux fantômes de l’hôtel puis lorsque Jack poursuit Danny dans le labyrinthe). Dans « Polymorphia », Penderecki utilise de très nombreux effets de cordes qui ont depuis été repris à foison par tous les compositeurs de films d’horreurs (sans jamais atteindre le génie du maître par ailleurs) : clusters de glissandi, clusters de quarts de tons dans l’aigu, col legno, bartok pizz, percussions sur la caisse, etc… avant de terminer très curieusement sa pièce par un accord en do majeur (il partage ici le goût de l’ironie avec Stanley Kubrick). Les clusters sont également utilisés dans cette pièce plus lyrique de 1974 illustrant un épisode de la Bible « Als Jacob Erwachte » (Le Réveil de Jacob). Dans un entretien qu’il a donné à Michel Ciment en 1980, Stanley Kubrick explique que l’adéquation parfaite entre le titre de la pièce et le contenu de la scène illustrée, où l’on voit Jack se réveiller après un cauchemar, n’est qu’une coïncidence. Pourtant rien n’est moins sûr, car cette synchronisation a du jouer de façon inconsciente : la pièce, très progressive, a été écrite pour évoquer un rêve ; les effets inspirent nécessairement un songe et invitent donc à une telle synchronisation. Au début du film, la première musique dissonante que le spectateur entend est d’ailleurs ce morceau de Penderecki, alors que Danny parle à Tony devant le miroir de la salle de bain. Kubrick éveille le spectateur au drame qui va suivre et expose la codification sensorielle qu’il utilisera ensuite (jouant ainsi avec les nerfs du spectateur). La violence générale de l’œuvre de Penderecki, marquée par la guerre et les génocides (Penderecki a signé avec « Les Thrènes pour les Victimes d’Hiroshima » la pièce la plus dissonante, la plus fascinante, la plus provocante, la plus déchirante de toute l’histoire de l‘humanité) exalte avec brio la psychologie chaotique des personnages de SHINING : les pulsions meurtrières de Jack, les visions de Danny et les angoisses de Wendy. Avec comme toujours une synchronisation dramatisante et presque miraculeuse de la musique, à qui l’on adjoint parfois quelques bruitages afin d’amplifier leur émotion. Lorsque la musique s’arrête, c’est pour faire place à un silence qui participe également de la dramaturgie. A l’instar d’Einstein, qui disait que le silence qui suit la musique du Mozart est encore du Mozart, le silence chez Kubrick reste une façon de penser la musique. Les bruitages de la vie quotidienne sont également un moyen de dramatiser le film : ainsi, les roues du tricycle, sonores lorsqu’elles touchent le parquet, étouffées lorsqu’elles touchent le tapis, les bruits de la balle de Jack (bruitages qui un peu plus tard résonneront d’une étrange façon dans la musique de Bartok) ou de la machine à écrire. De ce point de vue, SHINING hérite musicalement de 2001. D’un autre côté, pour faire contrepoids à la brutalité musicale de la musique contemporaine, on entend des airs dansants des années 20 interprété par le Ray Noble Orchestra, « It' s All Forgotten Now » et « Midnight, the Stars and You » qui illustre la fête et le générique de fin et évoque la nostalgie d’une époque révolue ainsi qu’une chanson de Henry Hall & Glen Eagles Band : « Home ». Ces dernières sont à la fois des respirations dans l’oppression du film et des contrepoints ironiques : « Home » accompagne le générique de fin, se moquant à la fois des sentiments d’effroi du spectateur pendant le film et de la situation de Jack qui en mourrant semble être rentré à la « maison ». Ultime coup de génie : Kubrick termine son film par des bruits de conversation, ceux des spectres de l’hôtel qui poursuivront leurs fêtes éternellement, conduisant au meurtre tous les gardiens qui se succèderont à l’Overlook. Le mode de reproduction chez les fantômes est en effet la mort (toujours l’analogie Eros/Thanatos). 47 Michel Chion, « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma » Full Metal Jacket (1987) Musique : Abigail Mead, Johnny Wright, The Dixie Cups, Sam The Sham And The Pharoahs, Chris Kenner, Nancy Sinatra, The Trashmen, The Rolling Stones Huit ans après SHINING, Stanley Kubrick revient sur le devant de la scène avec un nouveau film de guerre,: FULL METAL JACKET,. Quelques mois après la sortie de PATTOON d’Oliver Stone, oscarisé la même année, Kubrick explore de façon très personnelle le traumatisme de la guerre du Viêt-Nam en adaptant sous forme de diptyque un roman de Gustav Hasford. FULL METAL JACKET suit plus ou moins le parcours d’un jeune engagé, « Joker », lors de sa formation à Paris Island (1ère partie) et lors de l’offensive du Thêt qu’il couvre en tant que reporter de guerre (2ème partie). FULL METAL JACKET est un film « pop-rock », et c’est une première chez Kubrick : le rock’n roll remplace ici le jazz qu’affectionnait jusque là le réalisateur, avec des artistes comme Johnny Wright, The Dixie Cups, Sam The Sham And The Pharoahs, Chris Kenner, Nancy Sinatra, The Trashmen et The Rolling Stones (qui accompagnent avec « Paint It Black » le générique de fin). Le réalisateur a peut-être compris que la rébellion avait changé de camp : le jazz, musique noire que la fin de la discrimination raciale aux Etats-Unis a débarrassé de toute subversion, laisse place au déhanchements d’Elvis. Huit ans plus tôt, Francis Ford Coppola avait montré la voie dans APOCALYPSE NOW avec le célèbre « The End » des Doors, le « Satisfaction » des Rolling Stones et le « Suzie Q » de Buddy Holly. D’une certaine façon, l’usage du rock dans FULL METAL JACKET vient appuyer de façon subliminale une thèse sous-jacente (et pas nécessairement voulue nous le confessons) que l’on peut identifier dans le cinéma de Kubrick, à savoir que la guerre peut être assimilée à un défoulement d’ordre sexuel. Marc Lepoivre indique ainsi que « FULL METAL JACKET l’illustre parfaitement, et notamment la première partie de la formation des marines. Le sergent-instructeur Hartmann rappelle aux soldats que leur fusil, c’est leur petite copine, la seule chatte qu’ils auront sous la main, et qu’il leur faudra lui être fidèle. La deuxième partie, consacrée à la guerre elle-même, s’ouvre sur une séquence montrant une prostituée qui aguiche les soldats américains. Souvenons aussi de la fin du film, lorsque la voix-off de Joker évoque son rêve de seins durs et de la grande foutrerie du retour. »48 L’utilisation par Kubrick de ce type de musique pour illustrer son film a néanmoins d’autres fonctions. En effet, ce parti-pris permet de faire de FULL METAL JACKET un témoignage réaliste de la guerre du Viêtnam, puisque la musique correspond à celle que l’on entendait à l’époque (elle permet aux soldats de garder artificiellement le contact avec l’arrière). Mais à trop généraliser, on en oublierait presque que ce genre musical est utilisé ici le réalisateur d’une façon schizophrénique et donc très ambiguë : les chansons quasi-diégétiques49 (parmi elles « Chapel Of Love » (« Chapelle d’amour »), qui accompagne la gentille altercation des soldats avant l’attaque de la base) comme les chansons hors champs accentuent toutes l’ironie du film. Les titres des morceaux sont à cet égard pleins d’humour compte tenu du contexte : les engagés sont tondus sur une musique faussement joyeuse qui fait ironiquement allusion à ce qu’ils vont vivre après la formation (« Hello Viêtnam »), une prostituée vietnamienne se déhanche sur « These Boots Are Made For Walking » (Ces bottes sont faites pour marcher), un réalisateur filme la guerre du Viêt-Nam sur un morceau de rock californien complètement délirant (« Surfin’ Bird »). Mais le rock n’est pas le seul genre concerné par ce parti-pris humoristique: les hymnes que fait chanter le sergent sont tout aussi risibles. Le summum étant atteint avec ce pastiche que chante les soldats à Noël : « Happy Birthday To You Jesus » et bien entendu avec l’hymne du Club Mickey, que l’on entend à la fin, lorsque Joker et l’armée traversent un paysage nocturne en feu : la « Mickey Mouse March » (à l’époque le front vietnamien était surnommé « Disneyland ») qui n’est pas un choix de Kubrick puisqu’elle est mentionnée dans le roman de Hasford. Enfin, l’usage de la musique rock a une dimension idéologique. Dans un premier temps, elle maintient une distance entre PATHS OF GLORY (guerre française, 14-18) et FULL METAL JACKET (guerre américaine au Viêt-Nam, années 60) : le premier est un film qui décrit une guerre essentiellement « humaine », mue par des instants patriotiques, des instincts de groupe (musique militaire, Marseillaise), le second est un film décrivant une guerre industrielle, où triomphent la solitude du sniper et l’individualisme des hommes : la musique rock est hautement personnaliste, puisqu’elle idolâtre l’interprète. En 48 Marc Lepoivre, Objectif Cinéma, « Le sexe dans le cinéma de Stanley Kubrick » J’appelle musique quasi diégétique des musiques qui ne le sont pas clairement mais qui sont traitées de telle façon qu’on pourrait le croire… Ainsi « Chapel Of Love » pourrait être diffusée par la radio d’un soldat. 49 ce sens, la musique rock participe de l’idée qu’on peut se faire de la guerre du Viêt-Nam : elle est « la guerre « pop » par excellence, à défaut d’être populaire », nous dit Daniel Gauer50. Et ce dernier de souligner que le rock est également la source d’un conflit entre la jeunesse américaine et la vieille garde, comme l’est à un autre niveau la guerre du Viêt-Nam, pendant laquelle des jeunes américains inconscients, poussés aux fesses par leurs pères, partent la fleur au fusil casser du « viêt » sans vraiment l’avoir voulu (la première musique du film, chantée par Johnny Wright, « Goodbye My Darling, Hello Viêt-Nam », accompagne une scène qui peut être interprétée comme un rite de passage entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’insouciance et la responsabilité, entre l’amour et la guerre). Dans un deuxième temps, l’omniprésence de la musique rock est le symbole outrancier de la puissance américaine à l’œuvre au Viêt-Nam. Il faut à cet égard remarquer que l’on n’entend jamais de musique locale, un choix qui n’est assurément pas motivé par la volonté de ne pas tomber dans les stéréotypes ou l’exotisme51. Kubrick a voulu dénoncer le panaméricanisme de cette guerre inique. Daniel Gauer parle à cet égard de « choc de deux cultures qui ne se comprennent pas » et prend comme exemple la mort de la jeune femme vietnamienne : « là où chez les Marines on ne trouve qu’à parler sexe et haine (elle n’a qu’à "crever" là où elle est, la "baby-san"), elle prie ses ancêtres (ou ses dieux) et ensuite supplie qu’on l’achève52 ». La marche finale, accompagnée par la chanson du Club Mickey montre quant à elle à quel point la victoire américaine avait quelque chose d’absurde et de ridicule : « l’univers mièvre, insoutenablement conformiste, bêtifiant, infantile et pour tout dire ringard (il n’y a pas d’autre terme) d’un Disney, emblème fort adéquat de cette "culture" hollywoodo-américaine qui a pollué (et continue plus que jamais de polluer) cette malheureuse planète » 53 , appelé à remplacer la culture ancestrale des vietnamiens. Dans un troisième temps, dans la continuité de ce qui précède, la musique rock laisse entendre que la guerre du Viêtnam est un jeu : pour les politiques, le Viêtnam est une partie d’échecs entre le capitalisme et le communisme, un « business » dit le Guignol, un problème de fric ; pour les jeunes, la guerre est une occasion de satisfaire des désirs inassouvis au pays : baiser et tuer (à cet égard on se souviendra de cette scène où un soldat héliporté abat sans broncher des paysans dans les rizières, comme s’il dégommait les quilles d’un bowling), ce qui renvoie encore à l’obsession de Kubrick pour l’analogie Eros/Thanatos. Kubrick déclara par ailleurs au magazine Rolling Stone, à propos du morceau « Surfin’ Bird » : « Ce que j’aime à propos de la musique de cette scène, c’est qu’elle suggère l’euphorie d’après combat… le plaisir décrit dans tant de récits de guerre… Ces choix n’étaient pas arbitraires. » Le concept dualité est en effet présent tout le long du film : le Joker juxtapose sur son costume un symbole de paix et l’inscription « Born To Kill » (« Né pour tuer »). Le soldat répond au colonel qui l’interroge sur cette « mauvaise plaisanterie » que cette provocation a pour objectif de montrer la dualité de l’homme, le « truc jungien ». Pour autant, cette prédominance de la musique rock dans la seconde partie ne doit pas faire oublier la musique originale, qui domine la première partie illustrant la formation des futurs marines et qui est signée par la fille benjamine du réalisateur, Vivian Kubrick, sous le pseudonyme intrigant d’Abigail Mead (une référence à la demeure des Kubrick, « Abbot’s Mead »). A priori, ce choix est très surprenant : que Stanley Kubrick, tourmenté à l’idée d’être dépossédé de son œuvre ou de tomber dans la médiocrité, puisse faire confiance à sa fille, compositrice inconnue et inexpérimentée, a de quoi étonner en effet. La musique originale de FULL METAL JACKET épouse pourtant à merveille le film du maître. Abigail Mead a signé une musique essentiellement percussive, comme un écho aux thèmes dépouillés de PATHS OF GLORY. Mais l’époque a changé. Nous sommes en 1987, le film a lieu près d’un demi-siècle après la guerre de 14, et la fille de Kubrick a préféré prendre le contre-pied de l’approche orchestrale de Gerald Fried en utilisant à foison synthétiseurs Fairlight et musique concrète (rythmes cardiaques dans « « Time Suspended », bruits extradiégétiques et intrigants de machines inconnues dans « Ruins » et « Time Suspended »). La musique se montre volontiers humoristique lorsque les percussions synthétiques reprennent les chants des marines, mais sait également se montrer plus subtile, notamment à travers ce thème identifiable et très ambigu à base de trois notes (tonique-sous dominante-dominante), avec une mystérieuse septième mineure, que l’on entend très clairement dans « Leonard » 50 Daniel Gauer: « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket: d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick » Michel Chion ( « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma ») parle quant à lui de musique « neutraliste », qui « ne désigne plus les camps en présence ». Pour les raisons précitées, nous pensons qu’il a tort. 52 Daniel Gauer: « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket: d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick » 53 Daniel Gauer: « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket: d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick » 51 Transcription à l’oreille du thème de FULL METAL JACKET En effet, c’est lors de la séquence centrale du film, au cours de laquelle l’engagé Léonard abat le sergent Hartman avant de se suicider que Kubrick a utilisé le mieux ce thème. Et ceci dans un lieu insolite, les toilettes, ce qui en dit long sur l’humour du réalisateur. Vivian Kubrick signe avec « Leonard » une musique synthétique envoûtante et sublime, avec seulement trois notes, ne musique réverbérée, assez froide, qui retranscrit à la fois l’atmosphère glacée du lieu et la douleur du soldat. Le Washington Post a qualifié les compositions d’Abigail Mail d’ « ingénieuses, plaintives, pulsantes, gémissantes, métalliques, comme si des mitraillettes pouvaient chanter. » Eyes Wide Shut (1999) Musique : Jocelyn Pook, Gyorgy Ligeti, Chris Isaak, Dmitri Chostakovitch… En 1968, Stanley Kubrick émet le souhait de réaliser un film ayant pour thème le sexe et demande à son scénariste Terry Southern de rédiger un sujet qui s’intitule « Blue Movie ». Mais le projet ne voit pas le jour. Quelques dizaines d’années plus tard, en 1994, Stanley Kubrick fait appel au romancier Frederic Raphael afin qu’il adapte un roman psychanalytique de Schnitzler, « Traumnovelle ». Ce récit des fantasmes d’un couple de la haute société autrichienne est transposé de nos jours, à New York, pendant les fêtes de Noël et légèrement modifié (le personnage de Ziegler n’existe pas dans le roman). L’écriture du scénario prendra 2 ans. Le docteur Bill Harford (une contraction du nom « Harrison Ford ») et sa femme Alice vivent dans un appartement luxueux à New York avec leur petite fille Helena. Après une soirée un peu mouvementée chez les Ziegler, Alice avoue à son mari qu’elle a eu du désir pour un jeune officier de la marine alors qu’ils étaient déjà mariés. Ils sont interrompus par un coup de téléphone à la suite duquel Bill se rend au chevet d’un homme décédé, Lou Nathanson. La fille de ce dernier, malgré les circonstances, déclare à Bill l’amour qu’elle lui porte. Troublé par la confession de sa femme et vraisemblablement par cette déclaration subite, le médecin erre dans New York et rencontre une prostituée, Domino, avec qui il ne fera pourtant rien. En sortant, il découvre le cabaret où officie un ami pianiste. Ce dernier lui divulgue le mot de passe d’une fête costumée mystérieuse qui doit se dérouler le soir-même dans un château situé dans la banlieue de New York. Bill décide de s’y rendre en taxi, après avoir loué une cape à capuchon et un masque à un étrange costumier, dont la fille se livre à la débauche avec des clients asiatiques. Il découvre une fois sur place que cette fête est en réalité une orgie ritualisée, mais sa ruse est découverte et il est contraint de se démasquer devant l’assemblée. L’intervention d’une jeune femme lui épargne un destin funeste. De retour chez lui, sa femme lui raconte un cauchemar la mettant en scène dans une orgie. Bill découvrira ensuite que la prostituée Domino était atteinte du sida, que la femme qui l’a sauvée la veille est décédée, que la fille du costumier est prostituée par son père et que son ami pianiste a été battu par des hommes mystérieux. Il tente de demander des explications à Ziegler, mais celui-ci demeure évasif (ses explications paraissent convaincantes mais un commentateur a démontré qu’il mentait54, proposant l’explication selon laquelle la femme de la soirée était Domino et non pas Mandy). En rentrant, il avoue tout à sa femme et se réconcilie avec elle. Nous venons de le démontrer : l’intrigue d’EYES WIDE SHUT est difficile à résumer en quelques mots, car les séquences, aux confins du rêve et du réel, se succèdent sans qu’il y aient toujours des liens narratifs (le film repose avant tout sur la mise en scène). Mais toutes ses scènes sont liées par le thème du dédoublement55 et une analogie chère à Kubrick : l’analogie Eros/Thanatos. A l’heure du sida, cette ambivalence est plus qu’actuelle… Au départ, Kubrick songe à Kim Basinger et Alec Baldwin avant de choisir Tom Cruise et Nicole Kidman, qui acceptent avec enthousiasme la proposition du maître. Celui-ci leur fait signer en 1996 une clause de confidentialité et exige d’eux qu’ils restent jusqu’ à la fin du tournage. Mal leur en a pris : le tournage durera 2 ans. Le 31 décembre 1998, le film est enfin achevé. Harvey Keitel et Jennifer Jason-Leigh ont quitté le plateau et ont été remplacés par le réalisateur Sydney Pollack (accusé d’être un espion à la solde de la Warner) et la suédoise Marie Richardson. En mars 1999, le réalisateur décède, non sans avoir annoncé que ce film était le meilleur de sa carrière. Une polémique éclate très vite : Kubrick a-t-il eu le temps de terminer le montage de son film ? Aujourd’hui, toutes les sources s’accordent à le dire, mais il est à fort à parier que le réalisateur aurait souhaité parfaire son travail : la vision d’EYES WIDE SHUT donne parfois l’impression d’un montage trop lisse pour être totalement kubrickien. Quoiqu’il en soit, le film sort quelques mois plus tard. Aux Etats-Unis, pour échapper à la classification R, Tom Cruise et Christiane Kubrick acceptent d’ajouter à la scène d’orgie des personnages ou des objets numériques afin de masquer les corps nus. Les Européens seront épargnés. 54 Voir à cet effet l’excellent article d’André Caron : « Le merveilleux triangle fantastique de Stanley Kubrick : EYES WIDE SHUT, THE SHINING, 2001: A SPACE ODYSSEY », http://www.horschamp.qc.ca, 1999. 55 Toujours dans le même article, « Le merveilleux triangle fantastique de Stanley Kubrick : EYES WIDE SHUT, THE SHINING, 2001: A SPACE ODYSSEY », http://www.horschamp.qc.ca, 1999, André Caron explique que tous les éléments du film sont doublés : structure, répliques, actions, durée des séquences, etc… D’où sans doute l’importance des miroirs, où se reflètent l’image d’Alice. EYES WIDE SHUT est involontairement pour Kubrick un testament filmique, et à ce titre, son treizième film récapitule également la carrière « musicale » du réalisateur. Tous les genres qu’il a synchronisé sont ainsi représentés : le jazz (« Strangers In The Night »), musique originale (Jocelyn Pook), le rock (« Baby Did A Bad Thing »), musique contemporaine (« Musica Ricercata » de Ligeti), la Valse (« Waltz II » de Chostakovitch), et indirectement la musique classique (le mot de passe est « Fidelio », unique opéra du compositeur Ludwig Van Beethoven, et la petite fille des Harford, en tutu, veut regarder « Casse Noisette »). Diane Morel écrit que « Kubrick réduit les bruits de son univers filmique au strict minimum »56 et que la musique est du coup privilégiée par rapport aux bruitages. EYES WIDE SHUT, comme 2001 A SPACE ODYSSEY illustre cette tendance. Mais elle ajoute que « la musique ne fonctionne pas en relation avec un code narratif établi à l’intérieur du film ou même selon un code préétabli, admis d’avance par le spectateur. Elle est un élément sensoriel, et non rationnel »57. Elle montre ainsi que comme dans 2001 les moments calmes sont caractérisés par une valse viennoise et les moments d’angoisse par une musique de Ligeti. La Valse Le générique est introduit par la « Waltz II » de Chostakovitch. La légèreté de cette musique semble laisser croire que nous allons assister au bonheur d’un couple, peut-être à leurs ébats : on entend de nouveau cette valse lorsque par un montage alterné, on voit Bill à son travail (examiner Mandy par ailleurs) tandis qu’Alice s’occupe de sa fille. La valse semble symboliser le bonheur du quotidien ou selon Elizabeth Giualini, l’intimité féminine. Dans les deux cas, l’impression est trompeuse. Tom Cruise éteint la chaîne et la musique s’éteint brusquement. A la fin, le couple a réussi à affronter ses difficultés : Alice : Maybe I think we should be grateful… Grateful that we’ve managed to survive through all our adventures. Wherever they were real or only a dream. Bill: Are you sure of that? Alice : Am I sure? Only as sure as I am that the reality of one night, let alone that of a whole lifetime can ever be the whole truth. Bill: And no dream is ever just a dream.58 Alors qu’on entend une musique de Noël dans le magasin, Alice pardonne à son mari et propose de baiser (le film sur termine sur le mot « fuck ») pour satisfaire – exorciser – leurs désirs (la seule solution à leur problème de couple). On entend de nouveau la valse: la boucle est bouclée : on ouvre sur le bonheur, on finit avec le bonheur, le drame n’est qu’une parenthèse. Une fin curieusement optimiste pour un film de Kubrick… Le Jazz La réception des Ziegler est accompagnée par de la musique jazz, genre qui est étroitement associé aux fêtes chez Kubrick. Cette séquence rappelle d’ailleurs un peu le bal de LOLITA : Bill est une sorte de Humbert Humbert qui ne pourra pas passer à l’acte, alors qu’Alice, joueuse et libérée de l’emprise de son mari, est prête à tromper Bill (ambiance onirique). Ses gestes sont presque provocants, les échanges superficiels, alors que Bill Harford a à affronter la dureté de la drogue (retour à la réalité). Le jazz semble évoquer la « dangereuse tentation », celle qui conduit à la mort. On entend également du jazz chez la prostituée Domino, qui, l’apprendrat-on plus tard, est atteinte du Sida. Et c’est un pianiste de jazz qui introduit Bill à la soirée qui peut le perdre. Une « courtisane » inconnue le lui rappelle pendant la même soirée : Bill court un grave danger. En fond, on entend le morceau diégétique « Strangers In The Night », chantée par Frank Sinatra. Une chanson jazzy qui, par ailleurs, semble s’amuser du paradoxe que l’apparat de cette orgie entretient : les participants à cette bacchanale sexuelle sont nus mais portent des masques. Les convives dévoilent tout de leur corps mais ne dévoilent rien de leur identité (ce sont des « étrangers dans la nuit »). Bill, menacé, vit l’expérience inverse : il ne dévoilera rien de son corps, mais devra dévoiler son visage, qui le condamne aux yeux de tous. 56 Diane Morel, « Eyes Wide Shut ou l’étrange labyrinthe » (PUF) Diane Morel, « Eyes Wide Shut ou l’étrange labyrinthe » (PUF) 58 « Alice : Je crois que peut-être nous devrions être reconnaissants. Reconnaissants d’avoir réussi à survivre à toutes nos aventures. Qu’elles étaient réelles ou seulement un rêve. Bill : Tu en es sûre ? Alice : Si j’en suis sûre ? Si tant est que je puisse être sûre que la réalité d’un simple nuit sans parler de celle de toute une vie, soit toute la vérité. Bill: Et qu’un rêve ne soit jamais qu’un rêve. » (Traduction sous-titrage DVD Warner Bros) 57 La Pop Après la réception des Ziegler, Bill et Alice font l’amour devant un grand miroir. L’effet de cette scène sensuelle plutôt brève est amplifié par une chanson pop-rock de Chris Isaak : « Baby Did a Bad Thing » (et également par le fait qu’à l’époque Tom Cruise et Nicole Kidman étaient mariés, ce qui rend leur étreinte moins artificielle). Si la musique permet de sur-érotiser la scène, les paroles de Chris Isaak permettent aussi de révéler des sousentendus et de justifier la scène : Alice se sent sans doute coupable d’avoir dansé avec le Hongrois, d’avoir fait une bêtise (« a bad thing ») – la scène annonce également l’aveu qui suivra. Faire l’amour avec Bill est à la fois une façon de s’excuser, de dissimuler cet égarement d’un soir, et de transférer sur son mari le début d’excitation qu’elle a ressenti avec cet inconnu (elle consomme afin de satisfaire son fantasme). Ce sentiment de culpabilité, accentué par la présence du miroir, est l’un des thèmes principaux d’EYES WIDE SHUT. On remarquera que Bill peut aussi se sentir concerné par ce sentiment de culpabilité, puisque avant d’être interrompu par un employé de Ziegler, il ne semblait pas être dérangé outre mesure par le comportement de deux jolies femmes un peu pressantes : Alice, toujours aussi éméchée s’efforcera d’ailleurs de le faire culpabiliser ensuite. Tous deux ne passeront jamais à l’acte, mais pour des raisons différentes. Bill échoue parce qu’il sera sans cesse interrompu, par un valet, une sonnerie de téléphone, une sonnette d’entrée ou… un faux procès… Alice, quant à elle, est plus responsable : elle ne passe pas à l’acte afin de protéger son mariage. La musique originale Cette scène explicitée par la musique conduit en effet à l’autre séquence fondamentale (par ailleurs impressionnante) dans la chambre à coucher. La scène de jalousie entre Bill et Alice pose les bases de ce qui se passera ensuite. Alice confesse être jalouse et avoir des désirs pour d’autres hommes, Bill déclare ne pas penser mais ce n’est qu’une apparence, car ses arguments sont évidemment ceux de la mauvaise foi: « I will never lie to you or hurt you ». Sa femme éclate de rire et confesse les sentiments qu’elle a jadis éprouvé pour un officier de la marine alors qu’ils n’étaient pas encore mariés. D’un certain côté, elle tente de convaincre son mari que ces fantasmes sont légitimes et participent de la vie d’un couple. La musique de Jocelyn Pook (« The Dream ») monte progressivement : une pédale aux cordes dans l’aigu, procédé typique de la dramatisation dans la musique de film. Cette texture tonale quasi statique introduit au drame qui doit se jouer. Selon Diane Morel, la musique induit un rapport cause/conséquence entre la parole d’Alice et le fantasme de Bill. En effet, on entendra sa variation (« The Naval Officer ») à chaque fois que Bill imagine sa femme en train de flirter avec l’officier (ralenti en noir et blanc): lorsqu’il est en route vers la demeure de Lou Nathanson, lorsqu’il en revient, à peine affecté par la déclaration subite de Marion, et après la scène avec la jeune fille (Leelee Sobievski, une autre Lolita, qui faisait ses premiers pas au cinéma) dans le magasin de costumes. Enfin, la musique reprend lorsqu’Alice raconte son rêve dans les dernières minutes du film. La femme de Bill raconte son cauchemar avec le même militaire, qui se moque d’elle puis lui fait l’amour, dans une orgie. Ce fantasme laisse entendre que Bill s’est précipité dans cette soirée parce qu’il imaginait que parce que sa femme l’avait trompé par la pensée une fois, elle avait pu passer à l’acte. Vengeance, volonté d’expérimenter l’adultère, volonté d’être l’égale de sa femme ou tentation d’autodestruction, on ne sait pas réellement. Mais la scène exprime un élément classique du sentiment de jalousie, qui consiste à dramatiser exagérément une seule aventure et en conclure que sa femme est une putain. Dans ce cas, pourquoi se priver ? Pourquoi étouffer ses pulsions sexuelles ? On entendra également cette musique, quand en revenant du Rainbow où il a rendu son costume, Bill, dans son bureau , imagine cette fois sa femme en train de faire l’amour avec l’officier: certainement provoqué à la fois par la proposition dérangeante du vendeur de costumes et la seconde confession de Alice (Bill semble perturbé quand il entend de la bouche même d’Alice un récit imaginé de l’adultère), ce rêve se répète lorsqu’il se retrouve de nouveau seul dans son bureau, déclenchant ainsi une réaction analogue à celle qu’il a eu après la première confession de sa femme. Bill réalise qu’il n’a pas eu ce qu’il voulait et fait le chemin inverse en rendant visite à Domino. Si la musique de Jocelyn Pook est utilisée pour les séquences érotiques révélant la jalousie qui ronge le personnage de Bill, elle est également utilisée pour les scènes orgiaques au château. L’ouverture à cette fête libertine est devenue célèbre : cette scène énigmatique, qui joue sur l’association provocante entre le moralisme religieux et l’immoralisme du désir et du sexe, a marqué l’imaginaire des gens (récemment, Dan Brown y fait allusion dans « Da Vinci Code »). Kubrick filme ainsi une cérémonie qui a tout l’air d’un rite sacré (soutanes, encens, lenteur majestueuse des gestes, baiser de paix) mais qui a pour objectif de célébrer l’union sexuelle et la débauche. La dimension mystérieuse de cette scène est confortée par la présence des masques vénitiens, protubérances baroques qui anonymisent les participants et renforcent le caractère secret de la soirée. La musique se devait bien entendu de suivre cette logique : Jocelyn Pook a composé un hymne solennel quasi organistique (rappelant par moment le Dies Irae), avec des litanies chantées dans une langue inconnue et qui semblent avoir été produites par partition rétrograde (ce qui pourrait renforcer le caractère « régressif » de la cérémonie). Jocelyn Pook était allée plus loin au départ, à tel point que sa musique a provoqué une controverse : dans une lettre à la Warner Bros l’ « American Hindus Against Deamation » s’est ainsi indigné de l’utilisation de shloka d’un des plus grands textes sacrés hindous, le Bhagavad-Gita. Les mots que la compositrice utilisent signifient en effet : « Pour la protection des vertueux, pour la destruction du mal et le solide établissement du Dharma (la droiture), je nais et m’incarne dans la terre, d’âge en âge »59. Par la suite, la bande sonore fut modifiée pour la sortie internationale du film et l’édition vidéo60. Jocelyn Pook a néanmoins continué de pasticher la musique indienne en illustrant l’orgie proprement dite : une musique lancinante dont les vocalises extra-européennes, chantées par un homme et une femme, semblent émuler l’orgasme. La musique contemporaine : le « Musica Ricercata N°2 »de Ligeti Le « Musica Ricercata » de Ligeti ont été écrits en 1950, alors que le compositeur était en Hongrie. De l’avis même du compositeur (qui semble avoir pardonné au réalisateur l’utilisation de son œuvre dans 2001), Kubrick a parfaitement compris la dimension dramatique de cette musique « interdite », semblable à un « cri », à un « couteau dans le cœur de Staline ». C’est la sécheresse et la brutalité de ce morceau interprété par le neveu de Kubrick, Dominic Harlan, qui ont en effet intéressé le réalisateur. Le « Musica Ricercata » apparait relativement tard dans le film. Dans la première partie, Bill est avant tout préoccupé par l’image de sa femme en train de coucher avec un autre homme (musique de Jocelyn Pook). Dans la seconde partie du film, cette pensée obsédante laisse la place à un sentiment d’angoisse et de paranoïa (une menace non-identifiée), illustré par la musique de Ligeti. Le « Musica Ricercata N°2 » retentit la première fois lors du « jugement ». D’abord, le thème inquiétant est entendu dans le grave, alors que la caméra s’attarde en plans cut sur des masques, grotesques ou surpris, qui dévisagent Bill gravement. Pendant que de brusques martèlement dans l’aigu se font entendre, le maître de cérémonie ordonne à Bill de retirer son masque puis de se déshabiller. La froideur et l’austérité de cette musique accompagnent parfaitement ce simulacre de Justice, interrompu par le cri de la jeune femme (le morceau s’interrompt). La musique reprend lorsqu’on commence à s’interroger quant au destin funeste (et pourtant non identifié) auquel a réchappé Bill, le châtiment pour avoir osé pénétrer ce cercle très fermé. Dans toute cette scène, l’utilisation du « Musica Ricercata » est extrêmement judicieuse : ces martèlements sont autant de regards inquisiteurs, de battements de cœur inquiets, de jugements silencieux. Lorsque Bill revient au château pour avoir des réponses à ses questions et/ou pour trouver le masque, le thème se fait de nouveau entendre : l’angoisse ressentie la veille est encore palpable : elle culmine lorsqu’on lui remet la lettre mystérieuse (martèlement aigu). Ce sentiment de paranoïa s’accentue, rythmé par la musique de Ligeti : il se sent suivi dans les rues de New York, il se rend à la morgue pour visiter le corps de cette reine de beauté dont il soupçonne qu’elle a été assassinée (trémolo en crescendo lorsque Bill se penche vers le corps de la femme pour l’embrasser). Enfin, les martèlements aigus accompagnent la scène où Tom Cruise aperçoit le masque sur le lit, à côté de sa femme : en effet, si Alice sait ce qu’il a fait, leur relation ne pourra vraisemblablement pas perdurer. André Caron61 s’est interrogé sur le fait que Ligeti soit utilisé à la fois dans 2001, SHINING et EYES WIDE SHUT. Dans son hypothèse la musique de Ligeti illustre musicalement ce qui constitue l’Enigme dans ces trois films : le monolithe dans 2001, les deux petites filles dans SHINING, la menace non identifiée dans EYES WIDE SHUT. Musique diégétique et musique hors champs 59 « Parithranaya Saadhunam Vinashaya cha dushkrithaam Dharmasamsthabanarthaya Sambhavami yuge yuge. » Source : « Archives Stanley Kubrick » 61 André Caron : « Le merveilleux triangle fantastique de Stanley Kubrick : EYES WIDE SHUT, THE SHINING, 2001: A SPACE ODYSSEY », http://www.horschamp.qc.ca, 1999 60 Si les choix de la musique préexistante révèle les intentions du réalisateur, aussi bien d’un point de vue émotionnel qu’intellectuel, la musique d’EYES WIDE SHUT a également été manipulée au mixage de telle façon à répercuter l’incertitude que le film et le roman originel établissent entre le rêve et la réalité. EYES WIDE SHUT est en effet le théâtre d’une confusion mentale entre ce qui est imaginé (rêves, fantasmes, délire paranoïaque) et la réalité : en cela EYES WIDE SHUT est un vrai drame psychanalytique. La musique de Jocelyn Pook semble être associée en général au fantasme, la musique de Ligeti à la mort, le jazz à la fête, mais jamais celle-ci ne permet, à l‘instar du film, de savoir si une scène est rêvée ou non – à cet égard, les péripéties de Bill font penser à celle d’Alice au Pays des Merveilles (sa femme ne s’appelle peut-être pas Alice par hasard).. La soirée des Ziegler est-elle réelle ? La soirée dans le château est-elle réelle ? Afin d’amplifier ces ambiguïtés, Kubrick62 joue – et ce n’est pas la première fois – entre ce qui relève de la musique diégétique et ce qui relève de la musique hors-champs (purement illustrative). Ainsi, le générique de début est-il illustré par la valse de Chostakovitch. Puis l’on voit Bill s’approcher de la chaîne et l’éteindre : la musique s’interrompt, et révèle sa fonction diégétique. Plus tard, chez la prostituée, Bill fera exactement la même chose en éteignant le poste de Domino, qui diffuse un jazz « easy-listening » et langoureux. Mais le jeu inverse a également été envisagé : à la soirée des Ziegler, l’orchestre s’arrête de jouer mais la musique continue ! 62 On peut néanmoins en douter puisque Kubrick est mort avant que le mixage et la postsynchronisation du film aient été terminés… CONCLUSION : Tout finit en chansons Pour certains commentateurs, Kubrick doit beaucoup au cinéma de Max Ophüls, le réalisateur allemand de LIEBELEI. Mouvements de caméra, mélange des genres, humour, froideur et expressionnisme, thématiques, les parentés sont nombreuses. Elles existent également dans le domaine musical : « En effet, si le réalisateur de 2001 et d’ORANGE MECANIQUE peut être considéré comme un précurseur de la « musique à regarder » parce que ses films contiennent de véritables clips vidéos avant l’heure, le réalisateur des comédies « viennoises » réalisa en 1936 deux « ciné-phonies » (sur la « Valse brillante » de Chopin et l’« Ave Maria » de Schubert ) qui, du fait de leur brièveté (respectivement six et cinq minutes), peuvent être considérés comme les premiers spots musicaux publicitaires de toute l’histoire du cinéma. »63 Mais l’impact de la musique chez Kubrick est plus important que cela. Depuis 2001, Kubrick s’est engagé dans une démarche cinématographique pure. Le Septième Art est appréhendé de façon exclusivement sensorielle. Une démarche qui rappelle celle d’Antonin Artaud, que Stanley Kubrick aimait beaucoup : l’écrivain Français, connu pour sa démence, se plaignait que le « théâtre occidental ne voie pas le théâtre sous un autre aspect que celui du théâtre dialogué » , ajoutant que « la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on lui fasse parler son langage concret (…) destiné aux sens et qui doit d’abord les satisfaire : il y a une poésie pour les sens comme il y a une poésie pour le langage. »64 Le cinéma de Kubrick suit ces enseignements : les dialogues sont réduits à leur plus simple expression – dans 2001, les protagonistes de l’histoire ne disent que des platitudes. Kubrick, qui a toujours souhaité réaliser un film muet pour la richesse des procédés narratifs que ce procédé offrait, a donc ôté aux dialogues leurs fonctions narratives et cherché à transmettre son message de manière plus subliminale et plus subtile, en touchant le subconscient du spectateur plutôt qu’en exploitant les commodités de la parole. Michel Sineux dira ainsi que « le cinéma de Kubrick est sans doute le plus « cinématographique » qui soit, dans la mesure où son élucidation dépend uniquement de l’exégèse de formes dont les composants s’appellent images, son, musique, et que ces formes sont le fond du film.»65 Dans ce contexte, la musique intervient à la fois comme une composante psychosensorielle du cinéma de Kubrick, mais également comme une explication de ce qui est visible sur l’écran. Le réalisateur Tony Palmer dit qu’il y a un avant Kubrick et un après Kubrick du point de vue musical. Avant on utilisait la musique de manière décorative ou pour renforcer les émotions, avec Kubrick la musique fait partie de la narration, elle est un élément essentiel de la portée intellectuelle du film. Les distributeurs des films de Kubrick ne s’y sont pas trompé : les titres des chapitres, indiqués sur le boîtier des DVDs vendus par la Warner Bros, sont accompagnés en italique du titre de la musique qui accompagne la séquence, un fait assez rare qui mérite d’être souligné, même si les erreurs demeurent assez fréquentes. Le génie de Kubrick est également d’avoir empreint de sa personnalité les thèmes mêmes qu’il utilisait. De nombreux airs ont été ainsi utilisés par la publicité par référence à ses films, sans que jamais le consommateur ne croit entendre l’air original. Ainsi « Ainsi Parlait Zarathoustra » est devenu un hymne qui, dans l’imaginaire des gens, fait penser à l’espace et à la force. Et ce n’est pas pour rien, car Kubrick a réussi à donner sens à ces morceaux. « Le metteur en scène s’est véritablement approprié toutes les composantes du film et, n’en déplaise aux contempteurs des « musiques en conserve pêchées dans les sonothèques », les Erynnies ont envahi l’univers, et la musique qu’elles font n’est plus de Bartok, Ligeti, Penderecki ou Berlioz : elle est de Stanley Kubrick.66 » L’analyse musicale des films de Kubrick révèle en effet une très grande science de l’illustration sonore : elle laisse penser que dans l’âme, le réalisateur américain était autant un musicien qu’un cinéaste. Tout apprenti compositeur devrait s’intéresser de plus près à l’œuvre de Kubrick : sa gestion de la musique préexistante est une leçon pour tout musicien qui cherche à percer le désir d’un réalisateur et à connaître le moyen d’écrire une œuvre forte qui se soumet en même temps aux impératifs de la synchro. On peut affirmer sans crainte d’exagérer que peu de réalisateurs ont aujourd’hui retenu la leçon Kubrickienne : la filmographie de Kubrick reste bien unique de ce point de vue. 63 Marcello Walter Bruno, « Stanley Kubrick », Gremese, p. 108 Antonin Artaud, « Le théâtre et son double », Folio essais, p.55 65 Michel Sineux, « Maestro, musique !… » - Positif n°186, 1976 66 Michel Sineux, « la Symphonie Kubrick » - Positif n°239, 1981 64 Filmographie KUBRICK Stanley : Fear and Desire (1953) KUBRICK Stanley : Killer’s Kiss (1955) KUBRICK Stanley : The Killing (1956) KUBRICK Stanley : Paths Of Glory (1957) KUBRICK Stanley : Spartacus (1960) KUBRICK Stanley : Lolita (1962) KUBRICK Stanley : Doctor Strangelove (1963) KUBRICK Stanley : 2001 A Space ODYSSEY (1968) KUBRICK Stanley : A Clockwork Orange (1971) KUBRICK Stanley : Barry Lyndon (1975) KUBRICK Stanley : The Shining (1979) KUBRICK Stanley : Full Metal Jacket (1987) KUBRICK Stanley : Eyes Wide Shut (1999) KUBRICK Vivian: Stanley Kubrick, A Life In Pictures (2001) KUBRICK Vivian: Making Of Shining (1979) Sources et Bibliographie - Encyclopédies DIVERS, Encyclopédie Microsoft® Encarta® 2001 - Ouvrages DIVERS, « Stanley Kubrick. Dossier Positif » (Rivages) DIVERS, « Présences 2006 » (Radio France) (Livret d’accompagnement du festival Présences 2006 consacré à Penderecki) AGEL Jérôme, « The Making Of Kubrick’s 2001 » BAXTER John: « Stanley Kubrick, a biography » (Caroll and Gras) BERNARDINI Sandro: « Le Regard esthétique ou la visibilité selon Kubrick » (Presses Universitaires de Vincennes) BIZONY Piers : « 2001 : Le Futur Selon Kubrick », préface de Arthur C. Clarke (Cahiers du Cinéma) CASTLE Alison (éditeur) : « Les Archives Stanley Kubrick » (Taxhen) CHION Michel, « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma » CIMENT Michel : « Stanley Kubrick » (Calmann-Levy) (l’ouvrage de référence) GIULANI Pierre: « Stanley Kubrick » (Rivages) KAGAN Norman : « Le Cinéma de Stanley Kubrick » (Ramsay) MOREL Diane, « Eyes Wide Shut ou l’étrange labyrinthe » (PUF) WALKER Alexandre: « Stanley Kubrick directs » (Harcourt Brace Jovanovitch) - Articles GAUER Daniel : « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket: d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick » GIULANI, Elizabeth. « Stanley Kubrick et la musique ». AFAS - Association française des détenteurs de documents sonores et audiovisuels, 21 octobre 2005 [en ligne] , (http://afas.imageson.org/document57.html) LEJEUNE Vivien & LEPRÊTRE Didier, Cinéfonia Magazine, Janvier 2006, Entretien avec Wendy Carlos. MCDONAGH Michael & NORTH Anna: « Alex North – Biography » (http://alexnorthmusic.com) REMIS Xavier, COUJARD Dominique : « The dawn of man : L' aube de l' humanité » (http://www.ac-nancymetz.fr/CinemaV/2001/decoup.htm) Critique du disque « Strangelove Kubrick, Music from the films of Stanley Kubrick », Leitmotiv N°11 Discographie STRANGELOVE KUBRICK: Music from the films of Stanley Kubrick CD - Silva América - 19 titres (1999) (interprétée par l’Orchestre Philharmonique de la Ville de Prague dirigé par Paul Bateman, et par Mark Ayres aux synthétiseurs) 2001: Music from the films of Stanley Kubrick CD - Silva Screen - 18 titres (2005) SPARTACUS CD – MCA Classics – 11 titres SPARTACUS LP – Brunswick - 11 titres (1960) SPARTACUS CD – Tsunami – 18 titres SPARTACUS CD – Trax Music - 11 titres LOLITA CD - Rhino Records – 23 titres (1997) 2001 A SPACE ODYSSEY CD - Polydor – 7 titres 2001 A SPACE ODYSSEY CD - Rhino Records – 13 titres (1996) ALEX NORTH’s 2001 (Direction Jerry Goldsmith) CD - Varese Records – 12 titres (1993) A CLOCKWORK ORANGE CD - Warner Bros – 15 titres BARRY LYNDON CD - Warner Bros – 19 titres (1995) FULL METAL JACKET CD - Warner Bros – 15 titres SHINING LP - Warner Bros – 8 titres (1980) Un magazine japonais a également vendu en 2000 après souscription une version limitée de 60 CDs remasterisés contenant 13 titres extraits de Shining (Reflex Records) EYES WIDE SHUT CD - Warner Bros – 14 titres (1999) REDISCOVERING LOST SCORES VOLUME 2 (Wendy Carlos) CD - 2005 Remerciements Remerciements chaleureux à Sylvain Rivaud pour m’avoir aidé à trouver les derniers éléments qu’il me manquait pour terminer ce volumineux dossier. Remerciements à la BPI du Centre Georges Pompidou et aux rédacteurs des sites Internet sus-mentionnés.