Les mondes du travail. Segmentations et informalités. La plupart des

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Les mondes du travail. Segmentations et informalités. La plupart des
Les mondes du travail. Segmentations et informalités.
La plupart des quelques travaux menés ces dernières années sur les migrants
subsahariens au Maroc (Pian A, Khachani M, ) le mettent en évidence : après un temps où ils
ne faisaient que passer, ils s’installent aujourd’hui et travaillent, bien obligés compte tenu du
dénuement presque absolu qui est le leur. Nous l’avons d’ailleurs nous aussi posé en ces
termes dans l’ethnographie urbaine que nous avons menée sur un quartier populaire de la
capitale marocaine (voir plus haut). On constate aussi que les « migrants » subsahariens
occupent en peu d’années, une gamme sans cesse plus large d’emplois et de niches
économiques, des petits métiers urbains aux centres d’appel.
Pourtant, malgré le constat de ce mouvement permanent d’élargissement, la plupart
des chercheurs et
les média en rendent compte encore comme s’il ne s’agissait que
d’opportunités, de « débrouillardise ». Cette évolution est décrite comme si elle ne devait rien
à la société marocaine et tout à l’initiative des migrants eux-mêmes. Sans mettre en doute la
pertinence de certaines observations sur les difficultés de la condition de certains migrants
subsahariens, il nous semble cependant nécessaire de réorienter le point de vue sous lequel on
parle du travail des subsahariens, en tenant compte de la gamme sans cesse plus élargie des
secteurs économiques dans lesquels ils apparaissent et qui rend difficile l’hypothèse d’une
présence aléatoire.
On trouve en effet aujourd’hui des mains d’œuvre subsaharienne aussi bien dans
certains petits métiers urbains qui semblent leur avoir été abandonnés ou concédés par les
marocains qui les pratiquaient, celui de cordonnier par exemple. On le verra plus en détail au
chapitre suivant, les bonnes sénégalaises font leur retour au Maroc, et les subsahariens sont, à
Rabat notamment,
de plus en plus présents dans les métiers domestiques (chauffeurs,
jardiniers, gardien). Enfin, les plus significatives de ces niches professionnelles occupées par
les subsahariens sont la presse francophone, le bâtiment, et les centres d’appel délocalisés.
Signalons encore ces footballeurs et autres sportifs et sportives professionnels recrutés par les
clubs marocains, les médecins hospitaliers, les techniciens informatiques, les ingénieurs
spécialisés, en agronomie par exemple, parmi d’autres emplois que nous avons identifié.
Il est clair qu’au Maroc aujourd’hui, la présence de main d’œuvre migrante est un fait
trop régulier, dans une gamme de secteurs et d’emplois trop diversifiée pour n’être qu’une
série aléatoire d’opportunités liées à des parcours et des « aventures » individuelles, tant
d’ailleurs du côté des salariés que du côté des patrons. Là encore, la fiction politique de la
migration de transit occulte les modalités strictement locales qui donnent sens, y compris
économique, à la présence subsaharienne. Certes, les subsahariens sont massivement
employés du secteur privé, certes encore, le phénomène est plus urbain et plus encore
métropolitain qu’il n’est général. Certes enfin, un certain nombre des métiers et segments de
marché ne sont jamais que les aboutissements professionnels des filières d’études suivies par
les étudiants subsahariens. Il est alors logique socialement que certains étudiants se fixent
dans le pays où ils ont fait leurs études, surtout lorsque les niveaux de salaires sont plus élevés
que dans leurs pays d’origine, et que les routes vers l’Europe ou les autres pays d’Afrique se
ferment.
Cela dit, il reste bien du chemin pour comprendre cette évolution, et on a très peu dit
lorsqu’on avance, comme le font aujourd’hui quelques observateurs et journalistes, que le
Maroc devient lui aussi « une société d’immigration », sans exactement préciser justement
quelle immigration, pour quelle dynamiques économiques et sociales. Contrairement aux
sociétés européennes, y compris celles qui se sont ouvertes le plus récemment aux migrants,
cette immigration marocaine reste en grande partie énigmatique, parce que relativement
réticente aux théorisations les plus pertinentes sur le sujet, notamment celle de la
segmentation (M. Piore, 1979). En effet, la migration de travail subsaharienne ne se concentre
pas sur un secteur d’activité et pas davantage sur un secteur d’emploi, permettant, comme ce
fut le cas dans les économies occidentales à différentes époques, des processus de
restructuration « par le bas » des classifications professionnelles et des systèmes productifs.
Le Maroc, même s’il est une économie en développement, dispose encore d’une main
d’œuvre peu qualifiée abondante, soit directement disponible, soit largement dominante dans
la plupart des secteurs industriels, où le secteur informel et déprotégé domine. Il faut
d’ailleurs reconnaître aussitôt le caractère hypothétique de cette affirmation, tant les structures
et les conditions de l’emploi sont mal connues au Maroc. Le travail qui va suivre doit être
donc considéré comme une première exploration que nous avons simplement voulue
systématique, secteur par secteur et basée sur une approche empirique faite d’enquêtes auprès
d’un échantillon d’entreprises et de salariés.
Il est cependant une première distinction qui apparaît d’évidence : sous les fausses similitudes
des désignations généralisantes (« noirs », « subsahariens », « africains », etc…) ou des
appartenances ethniques et religieuses, on constate une division interne aux mondes migrants
entièrement induite par les statuts sociaux et professionnels qu’ils occupent au Maroc. Elle
sépare les étudiants et les diplômés d’un côté, et les « manœuvres » de l’autre, si l’on accepte
de mettre dans cette catégorie tous les emplois très précaires liés au commerce et service
informel de « street level », à côté des manœuvres au sens strict des TPE, bâtiment surtout,
enfin les domestiques du moins une grande partie d’entre eux. Les différences ne tiennent pas
bien sûr au seul statut de diplôme et de niveau social, mais d’une part aux nationalités et
ethnies mobilisés, et d’autre part surtout aux cycles migratoires. Globalement les emplois
« supérieurs » sont occupés par les « anciennes migrations », correspondant aux accords
nationaux entre le royaume et ses voisins subsahariens, passés dans les premières années des
indépendances (Goldschmidt E, 2004), soit même antérieurement encore à des « traditions »
migratoires croisées. C’est donc le cas essentiellement des sénégalais, des ivoiriens, des
congolais et des Guinéens. Ceux-là semblent plus présents dans les emplois qualifiés, en
grande partie d’ailleurs parce qu’ils prolongent des études supérieures faites au Maroc. A
l’inverse les « nouveaux migrants », issus des dernières vagues d’instabilité en Afrique
centrale, occupent le bas des marchés du travail, l’infra zone des emplois informels. Ils
peuvent être aussi sénégalais, ivoiriens, congolais, mais davantage cependant camerounais,
maliens, ougandais, pour les francophones, ghanéens ou nigérians pour les anglophones,
assez rares sur les marché du travail, même s’ils sont très présent dans l’imaginaire migratoire
local1. Cette division produit alors ce que les économistes de la migration nomment un effet
de segmentation. Car les employeurs, fictivement ou pas, joue des seconds pour exercer sur
les premiers une pression salariale et disciplinaire. En somme, l’existence d’une nouvelle
vague migratoire, quand bien même elle n’aurait aucune des compétences pour lesquelles les
diplômés subsahariens intègrent certains secteurs spécifiques, sous la fiction de l’unicité
identitaire, joue un rôle régulateur sur les marchés du travail eux-mêmes. Il est en clair assez
banal qu’un patron de « call center » fasse croire à ses employés subsahariens qu’ils sont
assez facilement remplaçables, arguant du fait qu’il trouverait à disposition une main d’œuvre
subsaharienne de substitution. Mythe, en grande partie, car les compétences requises, y
compris celles qui relèvent d’une apparence physique et de grammaire de comportements, ne
peuvent être acquis que dans la durée de la présence dans le pays.
Les étudiants toujours en cours de formation, et les diplômés sont donc presque
exclusivement présents dans les secteurs des télé-services et de la presse écrite francophone.
En revanche les migrants en situation précaire se dirigent vers les secteurs informels ou ceux
qui ne nécessitent pas la déclaration d’employés.
1
Les nigérians notamment sont signalés dans les récits de parcours, comme une population dangereuse,
commettant régulièrement des exactions contre les migrants eux-mêmes. Ils sont aussi réputés monopoliser la
mendicité dans les rues de Rabat, réputation qu’il partage avec les ghanéens.
Une description des secteurs concernés s’impose en préalable avant d’examiner de
quelle manière les migrants subsahariens intègrent ces différents secteurs d’activité.
Les télé-services:
Plates-formes de communication choisie par les plus grandes entreprises et
multinationales de par le monde pour répondre aux exigences de leur clientèle et optimiser
les services proposés, les centres d’appels ont fait leur apparition au Maroc au début des
années 2000. Le premier centre d’appel s’est en effet implanté au Maroc en 2003. Depuis, ils
sont devenus très répandus et emploient en 2009 au moins 4000 personnes. Les Européens
sont les principaux clients de ces entreprises. Le coût réduit des salaires, la qualification du
personnel et la maîtrise assez répandue du français et de l’espagnol expliquent leur succès au
Maroc. Le salaire mensuel net d’un téléopérateur est compris entre 250 et 400 euros, c’est en
moyenne trois fois moins que le coût de ces mêmes salariés en Europe. Le centre d’appel ou
Call Center est dans l'air du temps commercial avec des centaines d'entreprises travaillant
principalement pour des sociétés étrangères (télécoms, vente par correspondance...).
Casablanca et Rabat concentrent à elles seules 87% des centres d’appels installés au Maroc.
Marrakech vient en 3ème position. Les call centers y apparaissent comme une des raisons,
après le tourisme, du fort mouvement de développement que la ville a connu ces dernières
années2. Le mouvement touche aujourd’hui des villes moyennes comme Kenitra, Fès, Oujda.
Le volume horaire de travail journalier ne dépasse pas 8 heures et varient selon le type
d’emploi occupé, avec des mi-temps possibles, notamment pour les étudiants. Les séquences
de travail durent deux heures ponctuées de dix minutes de pause. C’est aujourd’hui un
spectacle familier dans les centre ville de Rabat et Casa que ces groupes de jeunes gens
prenant leur pause à l’entrée des immeubles où ils travaillent, perpétuant pendant ces courts
loisirs, les « identités » nationales fictives que leur job les obligent à endosser, s’interpellant
par les prénoms européens qu’ils utilisent dans leur communication aux clients.
Le téléopérateur est l’emblème même de ces centres d’appels. Car même si les
fonctions sont diverses, le téléopérateur reste le maillon fondamental de la chaîne. Sa tâche
consiste à émettre et/ou à recevoir des appels soit à des particuliers. Il peut s’agir d’un travail
de prospection, de vente par correspondance, de Service Après Vente. Il est important pour le
téléopérateur d’avoir une excellente élocution et un français irréprochable (de préférence sans
2
Kurzac Souali A, Rumeurs et cohabitation en médina de Marrakech : l’étranger où on ne l’attendait pas, in
Hérodote, n°127, 4, 2007 p 64-88
accent), la majorité de ces entreprises (77%) étant françaises et ayant choisi de délocaliser
leur service clientèle. Les missions principales du téléopérateur sont : (1) L'émission d'appels,
qui consiste en la prise de rendez-vous, réservations, fidélisation de clientèle, prospection de
nouveaux clients. (2) la réception d'appels qui peut être relative à un service après vente, une
hot line, prise et/ou suivi de commandes. Ils travaillent aussi à faire des sondages, des études
de marché des enquêtes de satisfaction, des pré et post-test de campagne marketing.
Le Call center est devenu l'outil marketing indispensable aux entreprises qui
multiplient les contacts avec leurs clients. Pour le Maroc, c’est une véritable aubaine.
Aujourd’hui et au bout de dix années d’activité, le secteur représente plus de vingt cinq mille
emplois et pas moins de 250 entreprises spécialisées. Les centres d’appels génèrent un chiffre
d’affaire d’environ 4 millions de dirhams (360 000 euros) par an. Le marché en est encore à
ses débuts, mais le gouvernement marocain s’est donné pour objectif d’appuyer à la création
de 50.000 emplois sur ce secteur dans les cinq années. Selon une étude prospective
(EURODEF, 2009) le nombre de centres d’appels atteindra 300 en 2015 et emploiera un peu
plus de 45000 personnes.
Le recours aux mains d’œuvres subsahariennes a été immédiat, et a pris la forme d’une
présence assez significative dans le secteur. Toutefois, au vu des accords de coopération entre
le Maroc et le Sénégal et la Convention signée entre les deux pays en matière de travail et
d’emploi, seuls les ressortissants sénégalais sont habilités à travailler dans les Centres
d’appels au Maroc. Ainsi, on y retrouve une forte concentration d’étudiants. Ces derniers y
travaillent à temps partiel avec des plannings de travail adaptés à leurs emplois du temps.
Nous y retrouvons également des salariés à plein temps. Tous les métiers des centres d’appels
recrutent des ressortissants sénégalais, télé-conseillers, chefs de plateaux, managers et même
des chargés de formation. Il suffit que ces derniers aient le profil adéquat et les compétences
requises. Les modalités et procédures de recrutement sont identiques à celle utilisées pour
l’embauche de collaborateurs marocains, à savoir le passage par l’ANAPEC. Cette variété de
postes et emplois occupés fait d’ailleurs effet de filière, les sénégalais à responsabilité étant
eux-mêmes recruteurs pour le secteur. Les centres d’appels mettent également en place des
systèmes de parrainage. Les employés marocains ou sénégalais peuvent parrainer une
nouvelle recrue, en contre partie d’une prime que leur offre l’entreprise pour laquelle ils
travaillent. Enfin, l’ambassade du Sénégal au Maroc est également impliquée dans le
processus de recrutement puisqu’elle participe à la diffusion des postes à pourvoir dans les
centres d’appels auprès de la population étudiante sénégalaise. Les centres d’appel organisent
d’ailleurs leurs propres campagnes de recrutement directement dans les cités universitaires,
visant explicitement, par « flyers » les étudiants sénégalais. Le recrutement dans les centres
d’appels est en train de s’élargir à d’autres nationalités sub-sahariennes, mais ces embauches
restent toutefois très minimes.
La presse écrite francophone :
Pour la plupart organes des partis politiques marocains, les titres de la presse écrite
marocaine sont nombreux et ne cessent de se multiplier, malgré un lectorat stable et une
diffusion restreinte. La presse quotidienne d’information compte environ 13 titres en langue
arabe avec Al Massae en tête des diffusions (92905 exemplaires vendus en 2007)3. La presse
francophone, quant à elle, regroupe une vingtaine de quotidiens. Le Matin du Sahara,
quotidien historique du Palais, détenu par un homme d’affaire saoudien est en tête des
quotidiens francophones avec 26000 exemplaires. Vient en seconde position l’Economiste,
détenu par le holding royal ONA/SNI, qui détient lui-même10.3% d’Eco-Médias, la société
éditrice de l’Economiste. Tel Quel étant le leader des hebdomadaires avec un peu plus de
23000 exemplaires (chiffres 2007).
Nous avons pu observer que de nombreux subsahariens travaillent pour la presse écrite
francophone au Maroc. Ils sont journalistes free lance, contractuels, pigistes stagiaires. On
retrouve également des « Chefs de rubrique ». Là encore, sont concernés en grande majorité
des ressortissants sénégalais, là encore plus facile à embaucher en raisons des facilités
administratives pour le faire. A titre d’exemple, un des grands groupes de presse francophone
emploie 110 journalistes permanents, plus une trentaine de pigistes correspondants. Dans les
permanents, on compte une vingtaine de non marocains, parmi lesquels une moitié
d’européens et une moitié de subsahariens, sénégalais, mauritanien4. Les cinq sénégalais
travaillant dans ce groupe y sont entrés après un stage effectués pendant leur formation dans
des écoles ou universités marocaines. « Les Subsahariens avancent dans la hiérarchie deux
fois plus rapidement que les Marocains », affirme la Directrice Générale d’un quotidien
marocain très connu qui compte dans ses rangs plusieurs journalistes subsahariens.
Quelques expériences valent d’être rapportées pour illustrer le type de parcours personnel et
professionnel qui trouve dans la presse marocaine un aboutissement :
Mahamadou est malien, il a 24 ans, dont 7 passés au Maroc en tant qu’étudiant. Après un
emploi de téléopérateur il est aujourd’hui rédacteur pour un portail web consacré aux
Marocains à l’étranger. Il vient de Bamako, où il vivait avec ses parents, fonctionnaires de
l’Etat malien. Originaire de la ville de Kayes, ville frontalière avec le Sénégal, à cause du
travail de ses parents, il s’est beaucoup déplacé. Il a même commencé son lycée au Burkina
Fasso, expérience qui fait de lui un « nomade » : « depuis que j’étais là-bas je me suis habitué
à voyager, je voulais faire l’université ailleurs qu’au Mali ». Lors de son arrivée au Maroc en
2003, il fait partie des 50 étudiants maliens qui bénéficient d’une bourse de
l’Agence Marocaine de Coopération Internationale ainsi que d’une bourse de l’Etat malien. Il
étudie l’agronomie à Mekhnès la première année, pour s’orienter finalement vers le
3
Créé à l'initiative et sous la direction du journaliste Rachid Niny, le titre se veut indépendant des partis, même
s’il est connu pour ses positions parfois très radicales en matière de morale et d’un conformisme religieux proche
du PJD.
4
Dans le même groupe de presse, une bonne dizaine de journalistes sont des franco marocains, on compte un
algérien, un germano sénégalais. D’une manière générale, le personnel du groupe en question illustre bien
l’internationalisation du secteur, par le recours triple aux subsahariens, aux européens mais aussi aux franco
marocains.
journalisme, à l’Institut de journalisme à Rabat, dont il réussit le concours d’entrée : « En
troisième année, j’ai travaillé un peu à la radio nationale au Mali… moi, dans ma vocation je
veux pas travailler avec le gouvernement, avec l’Etat, je préfère le privé avec ses
inconvénients et ses avantages. J’ai pas eu ce travail tout de suite, j’ai caracolé un peu dans
les centres d’appel à Casablanca, je voulais juste un peu d’argent. C’est huit heures à parler,
c’est vrai il y a les pauses mais…Je faisais la commercialisation du vin français, on appelait
les clients français et belges. J’y suis pas resté très longtemps, je suis passé dans un autre
centre de messagerie. C’est en étant en centre d’appel que j’ai eu le contact d’un collègue qui
travaillait déjà, une Sénégalaise qui écrivait des articles à temps partiel pour un journal de
Rabat. Vu qu’elle, elle avait un autre boulot à Casa, elle m’a demandé si j’étais intéressé par
ça… Maintenant je travaille dans le domaine de la presse mais uniquement sur Internet. C’est
une société où il y a que des développeurs, des informaticiens. La société offre des solutions
Internet, de création de sites… mais en même temps elle a des clients très différents dont le
plus connu est le portail pour les Marocains à l’étranger. Mon travail c’est justement la
réécriture pour le site, c’est un ami sénégalais qui m’a mis en contact avec le propriétaire
parce que, à un moment donné, il travaillait avec lui, mais après il est parti, il a trouvé un
boulot meilleur ».
Stephen vient du Gabon, qu’il a quitté en 2004 pour venir étudier au Maroc. Il a
toujours habité Casablanca, en périphérie. Stephen, sa fiancée malienne et leur
petite fille qui a un an et demi vivent en collocation avec un étudiant africain
subsaharien. Stephen et sa fiancée se sont connus au Maroc mais la petite est née
au Mali. Sa mère est rentrée pendant les grandes vacances, elle a accouché et elles
sont revenues ensemble au Maroc. Elle est étudiante en master en marketing à
l’Université de Casablanca. Stephen est aujourd’hui secrétaire de rédaction dans un
des quotidiens francophones les plus vendus au Maroc. Il est arrivé au Maroc
comme boursier de l’AMCI et du Gabon. Il était inscrit à la faculté de lettres
modernes, option communication et information jusqu’en licence, puis dans une
école supérieure où il obtient un master en politique de la communication. Stephen
commence à travailler dans le journalisme fin 2007, contraint par la suppression de
la bourse de l’Etat gabonais et par les 42.000 dh (3800 euros) à payer comme frais
d’inscription pour son master. « J’ai commencé à rédiger des textes pour les sites web
grâce à des amis qui m’ont mis en contact avec des personnes qui faisait de la création web,
des Marocains qui s’occupaient de la création web. Je les ai connus par des amis de classe
qui savaient que j’écrivais bien et ils ont certainement eu des projets avec d’autres amis et il
leur ont proposé de venir me voir et c’est à ce moment que j’ai commencé ».
Ensuite, il travaille à Rabat, dans un journal consacré aux activités des ambassades
et des ambassadeurs, « c’était mal payé, et j’avais pas l’impression de faire du
journalisme ». Il entre ensuite dans un groupe de presse gratuite. «Je faisais de la
rédaction, de la correction et de l’assistanat du secrétaire de rédaction »…Sans être
rémunéré : « Et c’était un magazine qui rapportait beaucoup, c’était un gratuit et il y avait
au moins cinq pubs dont chacune coûte minimum 40.000 dh (380 euros), mais pour eux, c’est
une façon, justement, de pouvoir économiser. Quand tu es étudiant, ils peuvent te prendre
comme stagiaire pendant un an. Ils te prennent comme stagiaire d’abord et après tu
continues en te disant "maintenant, disons que moi le stage je peux l’accepter facilement
parce que je n’ai pas vraiment de l’expérience dans le domaine et je veux en avoir", mais une
fois que tu l’as, quand tu repars dans une autre entreprise, que tu essayes d’avoir un autre
statut, à ce moment là, on te dit "non, on ne prend que les stagiaires", et si tu es vraiment
capable de faire le travail, on te demande de rester mais en tant que stagiaire. Ça veut dire
qu’on veut simplement t’utiliser. C’était plus facile pour l’entreprise qui m’embauchait
d’avoir un étudiant en stage permanent que d’avoir quelqu’un qu’ils emploient. Je sais que,
en ce qui concerne les impôts, ça leur évite de dépenser parce qu’ils te filent un chèque. Or,
s’ils te font des virements et que tu es pris comme un employé, ce n’est plus pareil. Souvent ils
veulent pas embaucher, ils se disent qu’ils pourront toujours te faire tourner et il perdent rien
du tout, ils se disent que t’as tellement besoin d’argent donc de toute façon soit tu acceptes ça
soit tu cherches ailleurs et ils se disent également qu’il se peut qu’en allant chercher ailleurs
ça sera le même problème qui se pose et donc tu finiras par accepter ».
Il quitte la presse en mai 2009 pour une agence de communication, où il est chef de
projet puis attaché de presse, mais toujours sans contrat de travail depuis que j’ai
commencé, j’ai commencé à avoir des contrats de travail…
Stephen a soutenu son travail de fin d’études en juin 2009 et sa carte de séjour
étudiant expire en 2010. Il a intégré une nouvelle entreprise de communication.
« Maintenant, je dois forcément avoir une carte professionnelle et ils vont me la faire parce
que c’est une entreprise sérieuse, le contrat de travail je l’ai signé dès le premier jour. J’ai
pas de problème avec l’ANAPEC, mon contrat sera approuvé sans problème. Mais c’est rare.
Des quelques personnes que je rencontre, quand elles ne sont pas sénégalaises, ont forcément
des difficultés à intégrer le domaine professionnel, le marché du travail au Maroc ». Son
analyse de la filière et du rôle des subsahariens est, nous semble-t-il pertinente et
vaut d’être rapportée: « Le journalisme c’est la filière la plus flexible, dans le sens où il n’y
pas vraiment de concurrence en terme de compétence, il n’y a pas suffisamment de
Marocains capables dans le domaine. Il y a plus de facilité d’avoir des Africains
subsahariens qui ont une meilleure aisance dans la mesure où, au Maroc, la langue
française n’est pas bien intégrée déjà à l’école primaire, au lycée non plus. A la fac moi, j’en
ai rencontré, des personnes qui connaissent bien la langue française, ce sont ceux qui ont
étudié dans les missions françaises. Mais en général, ceux qui vont faire du journalisme ne
sont pas forcément ces personnes là. Intégrer le marché du travail du journalisme est plus
facile pour les Africains subsahariens. Dans la plupart des métiers où on utilise le français,
les Subsahariens ont une habilité majeure ».
À la rédaction, Stephen se trouve dans une position hiérarchique supérieure à
beaucoup de Marocains. « Mes collègues marocains me demandent combien je gagne
parce qu’ils croient que, pour avoir un poste si important, j’ai accepté des conditions
économiques inférieures».
Séidath vient de Cotonou, la capitale du Bénin, il s’est retrouvé au Maroc pour suivre
son père, diplomate. Il a 25 ans et travaille comme journaliste dans la rubrique
finances d’un des quotidiens les plus vendus au Maroc. Il habite Casablanca, seul
dans un studio en centre-ville. Il est arrivé en 2004, avec ses parents et un de ses
frères. Les autres frères étaient déjà partis en France. « Quand je suis parti de Cotonou
j’avais un bac en économie, donc j’ai pensé faire l’ISTAO à Rabat, j’ai vu les matières et ça
ne me correspondait pas, donc finalement j’ai choisi l’école de journalisme à Rabat. Je
voulais être un journaliste sportif ». Quand il s’est inscrit, il avait la bourse de l’AMCI et
une bourse nationale aussi.
« J’ai eu une chambre à la cité internationale, mais quand j’ai terminé l’école, en juillet, j’ai
loué un appartement avec mon frère à Hay El Fath, je voulais continuer les études en fait. Je
suis parti passer un concours à Grenoble mais ça n’as pas marché. En même temps j’avais
déposé des dossiers pour le Canada, j’ai eu l’inscription mais le problème pour le Canada
c’est la bourse, il fallait les moyens. Je me suis donc retrouvé à la rentrée sans aucune
possibilité. Il fallait faire quelque chose… En décembre j’ai commencé à bosser dans des
centres d’appel, jusqu’en février, c’était juste le temps de trouver quelque chose
d’intéressant, j’avais encore la carte de séjour étudiant .Pour avoir les papiers dans le centre
d’appel il faut vraiment évoluer, quand tu commences comme ça tu peux pas prétendre à
avoir des papiers. A partir de février, j’ai commencé à chercher dans les journaux, j’ai
commencé dans un hebdo, mais c’est très politique et c’était pas trop mon domaine. J’ai
postulé dans un quotidien et eux, ils m’ont appelé. J’ai passé l’entretien et après j’ai
commencé. C’était en mai, ça fait presque un an que je travaille là bas. il y a deux
Subsahariens, mais ce sont des anciens, ils sont là depuis une vingtaine d’années ».
«Un de ses frères est lui aussi resté au Maroc, il y a fait un master d’économie, il
travaille aujourd’hui dans une entreprise du BTP où il occupe un poste de
comptable…Stagiaire !
Moussa a 29 ans et il est sénégalais. Il habite au Maroc depuis 2000, arrivé comme
boursier de l’AMCI et de l’Etat sénégalais. Après une lutte intense pour changer de
filière, en 2003, il obtient l’autorisation d’aller passer le concours de journalisme.
« J’ai réussi le concours et j’ai changé mais en changeant l’AMCI m’a coupé la bourse parce
qu’ils disaient que j’avais déjà consommé mes trois ans. En même temps que j’ai essayé de
changer, je me débrouillais, j’encadrais des enfants dans une école privée gérée par un
Belge, et aussi des enfants de diplomates, de l’Ambassade de Mauritanie, par exemple, et
quelques jeunes marocains. Je donnais des cours pour les étudiants non francophones,
bénévolement, et il y avait aussi des Mauritaniens. Quand quelqu’un avait besoin d’un cours
de français, on leur donnait mon numéro de portable. Je me suis retrouvé avec plein de
demandes pour les cours. J’ai même donné des cours à un chauffeur de taxi parce que
quelqu’un a lui donné mon numéro. Il n’avait pas beaucoup d’argent, mais j’ai lui dit que je
le faisais avec plaisir. J’ai juste posé une condition : qu’il vienne me chercher à la cité et
après les cours. Ce monsieur est maintenant en Italie, on est resté en contact, de temps en
temps il m’appelle. J’ai gardé beaucoup de contacts, surtout à Rabat. J’ai donné aussi des
cours de philosophie à des élèves en terminale. Tout cela m’a permis de ne pas aller supplier
l’AMCI de me donner la bourse, et c’est ça qu’ils attendaient ». Moussa a pu se
débrouiller. Pendant ses études, 7 ans, il a toujours habité en cité où il paye 50 dh
(4,5 euros) par mois. « Ce qu’on disait entre étudiants c’était qu’il faut surtout prier Dieu
pour ne pas tomber malade. Si tu tombes malade c’est la catastrophe ».
Pendant sa scolarité il fait un stage à l’Agence France Presse, soutient son diplôme
et intègre aussitôt, une semaine après la soutenance, le journal où il travaille
aujourd’hui. « J’avais des amis marocains qui avaient étudié avec moi à l’école, la
promotion de l’année précédente, qui était au journal. Ils leur ont dit qu’ils cherchaient des
journalistes professionnels qui venaient de terminer et ils m’ont contacté. J’attendais aussi
l’AFP à Dakar, mais comme j’ai tardé, la place a été déjà occupée et ils m’ont dit d’attendre.
Au lieu d’attendre comme ça, j’ai rejoint le journal. En vérité j’ai plus suivi le dossier. Si
c’était l’AFP dans n’importe quel pays d’Afrique, je serais parti immédiatement. Mais,
j’avais pas trop envie de rentrer tout de suite au Sénégal. Je veux une expérience à l’étranger
avant de rentrer au Sénégal. Ça me permettra de voir les choses différemment. Je vais
terminer ma carrière au Sénégal mais il faut que je m’enrichisse tout de suite d’une
expérience étrangère. Et c’est aussi pour le carnet d’adresses, ça compte beaucoup. Ici, j’ai
l’occasion de rencontrer des gens importants du Sénégal, si j’étais au pays ça serait
différent .Dans la presse francophone il y a un besoin… nos amis marocains peut être parlent
bien le français mais à l’écrit… quand je pars au Sénégal c’est pas la même chose, t’as
beaucoup plus de chance d’évoluer ici dans la presse francophone qu’au Sénégal. Ils ont un
réel besoin. De plus en plus t’as des Français qui viennent chercher du travail ici dans la
presse, moi j’ai deux collègues françaises, parce qu’en France c’est saturé. Par rapport à
eux, nous avons un grand avantage. Comme on a fait nos études au Maroc, on est plus
intégrés, on connaît mieux le milieu ». Moussa est rédacteur et depuis peu de temps
secrétaire de rédaction : « Je dois mettre la pression aux journalistes pour rendre les
articles, je dois faire la correction. On m’a confié la rubrique politique nationale et si je
n’avais pas habité ici un moment, ce n’était pas évident d’écrire de la politique nationale. Je
suis le seul qui travaille sur ça à la rédaction en fait quand je voyage c’est compliqué. Une
fois j’étais à Bruxelles et j’étais obligé de travailler à distance ».
Notons-le avant d’y revenir plus longuement : si précaires, au sens professionnel du
terme, que soient les parcours présentés ici, on est loin cependant de l’image
dramatique et dramatisée des « esclaves du travail ».
Les petits commerces :
A Rabat, les petits commerces quotidiens des quartiers populaires, tel celui de
Takaddoum5, sont désormais des employeurs réguliers de migrants subsahariens, à
l’exception des commerces alimentaires. Ces recrutements concernent donc les magasins de
vêtements d’occasion, très nombreux, y compris ceux ambulants qui vendent lors des jours de
marché. Dans ce cas, l’employé subsaharien tient la boutique ou le stand, seul, accueille les
clients, gère la comptabilité du commerce.
Dans ce type de commerce, tous les recrutements se font de manière informelle. Le
propriétaire et le salarié se mettent d’accord verbalement sur les conditions de travail. Le
recrutement des ces subsahariens se fait très souvent dans le réseau du quartier. Les
propriétaires marocains confient la gestion de leurs commerces à un de leurs voisins
subsahariens, un voisin qu’ils connaissent et qu’ils côtoient au quotidien. La personne
recrutée travaille six, voire sept jours sur sept. Les boutiques ouvrent à 8h30 et ferment à 21h.
Le propriétaire quant à lui, effectue des passages en fin de journée pour récupérer l’argent des
ventes de la journée. Nous retrouvons des manœuvres subsahariens sur les marchés
alimentaires quotidiens des mêmes quartiers populaires. Là, ils sont embauchés à la journée,
souvent de manière régulière, même si c’est toujours le même employeur. Ils chargent et
déchargent les caisses de marchandises, préparent les étals, plus rarement sont vendeurs.
Certains sont encore employés de manière très aléatoire et précaire au marché de gros ou à
l’arrivée des camions sur les marchés urbains pour ce même travail de débardage. L’emploi se
fait à la criée, parfois dans la bousculade et la pression de la concurrence, sous l’œil blasé des
commerçants. Enfin, certains petits artisans embauchent désormais des subsahariens, très
jeunes la plupart du temps, employés comme des apprentis formés sur le tas.
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Voir plus haut le travail d’ethnographie que nous avons mené sur ce quartier, notamment la partie sur les lieux
subsahariens et les petits métiers.
Par exemple, Mohammed possède un magasin de vêtements de seconde main. Il a
recruté il y a 4 mois un malien en situation irrégulière, « c’est mon ami, je le connais
depuis qu’il s’est installé dans le quartier ». « Ce n’est pas la même démarche que pour
embaucher un subsaharien qui va travailler sur un chantier. Celui-ci, je lui confie mes
biens. Il faut qu’il y ait une affinité entre nous. Il faut que j’ai confiance en lui ». « Il est en
charge de tenir la boutique du lundi au samedi ». C’est la deuxième fois que Mohammed a
recours au recrutement d’un subsaharien. Le premier étant parti car il a « sans doute
trouvé mieux ». Il nous affirme qu’ « en général les subsahariens sont plus sérieux et dignes
de confiance. Je peux avoir confiance en un subsaharien et pas en un marocain. Ils ont peur
d’Allah, ils ne peuvent pas te trahir… Quand je laisse le magasin, je le laisse à un membre de
ma famille. Je n’ai rien à craindre ». . L’embauche de voisins, de « connaissances » du
quartier et d’ « amis » est une procédure qui nous a été très souvent été évoquée lors des
différents entretiens.
Le BTP :
Des projets urbanistiques et touristiques de grande envergure se sont développés au
Maroc, où l’Etat annonçait un objectif à terme de 10 millions de touristes. Une politique de
pôles et de station a donc été menée, par exemple en 2007, ont été lancés à El Jadida les
projets de la station balnéaire de Mazagran, le Golden bay et le complexe Souria. Située sur le
littoral atlantique, la station touristique Mazagan est érigée sur environ 504 ha. Elle a une
capacité d'accueil de 8.000 lits, dont 4.000 lits hôteliers. Le projet avait fait l'objet en juillet
2004 d'une convention entre le gouvernement marocain et le groupe Kerzner international
limited (aménageur et développeur du projet), pour un montant global d'environ 6,2 milliards
de dirhams.
L'achèvement des chantiers est prévu pour 2018. Nécessitant une enveloppe
budgétaire de 6,3 milliards de DH, ce projet, abritera 4 unités hôtelières d'une capacité de
3.700 lits, 2 golfs de 18 trous chacun, 1 centre de congrès et divers équipements d'animation
(académie de sport, casino…) ainsi que des unités résidentielles d'une capacité de 3.876 lits.
Dans sa totalité, le projet créera 30000 emplois, dont 5000 directs et 250000 indirects.
L'investissement a directement profité à la région en pourvoyant en centaines de
journées de travail ses maîtres artisans et ses nombreuses PME et PMI sous-traitantes du
projet. Mazagan a également suscité des vocations en favorisant l'émergence de plusieurs
corps de métier dans sa région d'implantation. D'ailleurs, le groupe Kerzner, et l'ANAPEC
sont déjà liés par une convention de partenariat. Dans sa totalité, le projet créera 30000
emplois, dont 5000 directs et 250000 indirects.
Autre projet touristique d’envergure, la station Souiria lqdima, lancée par le groupe espagnol
"Urbagolf". Celui-ci porte sur la création d'un projet touristique à Souiria lqdima (30 km au
sud de Safi) sur 600 ha. Le montant investis s'élève
à 3,7 milliards de DH. Selon la
convention signée entre le Gouvernement et l’epagnol Urbagolf, près de 2.000 emplois
devront être créés. Le projet prévoit la construction neuf hôtels haut de gamme (6.000 lits),
deux golfs, un complexe sportif et 2.000 appartements touristiques, 5.834 autres résidentiels
et 1.100 villas. Le projet Golden Bay, quant à lui, sera réalisé sur une superficie de 67 Ha
avec un coût d'investissements de 6,1 milliards de DH. Des projets identiques ont été
développé sur la côte atlantique nord ( Essilah), et la Méditerranée ( Nador, Oujda). A ces
chantiers touristiques s’ajoutent un grand programme de villes nouvelles à la périphérie de
chacune des grandes agglomérations du royaume.
Il apparaît donc que l’intensité et l’ampleur de ces grands chantiers ont littéralement
« aspiré » une grande partie de la main d’œuvre salariale compétente disponible, dans des
domaines où les formations sont rares, se font sur le tas et nécessite donc de longs
apprentissages. Les petites, voire très petites entreprises qui sont évidemment la grande
majorité dans ce secteur se sont donc trouvées d’autant plus confrontées à une pénurie de
main d’œuvre que leur mode d’organisation des chantiers nécessite une main d’œuvre de
journaliers plus que de permanents. D’où le recours ici aux subsahariens.
Dans ce secteur, et à la différence de ceux décrits plus haut, toutes les nationalités sont
concernées. On retrouve des ressortissants maliens, camerounais, kenyans, sénégalais…Ils
peuvent être de confession musulmane ou chrétienne.
Les modalités de recrutement sont dans le cas du BTP différentes. Les subsahariens se
présentent de manière spontanées sur les chantiers et demandent s’il y a des postes à pourvoir
(généralement en tant que maçons). Ils laissent leurs numéros de téléphones au gardien du
chantier qui les appelle lorsqu’il y a un besoin en main d’œuvre. Les sub-sahariens sont
également embauchés dans les deux bourses de travail de Takaddoum. En général, les
entrepreneurs viennent avec leur pick-up et prennent avec eux deux ou trois employés pour
une journée (ou plus) de travail.
Aucun des employés subsahariens rencontrés ne dispose de contrat de travail.
Cependant, une différence est faite dans la rémunération selon le niveau d’expérience de
l’employé. Aussi, il peut y avoir une différence de salaire entre l’employé marocain et
l’employé subsaharien mais celle-ci n’est jamais très significative. En plus de l’efficacité,
l’assiduité et la rapidité (qui parfois peut créer des problèmes avec les collègues marocains),
clairement mentionnées par les entrepreneurs marocains ayant recours à l’embauche de
subsahariens, d’autres rasions, telles que la « confiance » et la « piété » comme nous le
constatons, viennent justifier l’embauche de subsahariens. On a souvent entendu lors des
entretiens : « ils sont pieux, ils croient en Dieu, on peut leur faire confiance ». Aussi, sans que
les entrepreneurs nous le disent expressément, on a souvent noté lors de ces entrevues que le
rapport employeur-employé avec les subsahariens étaient différent du rapport employeuremployé avec les marocains. Les subsahariens sont selon les entrepreneurs plus « dociles »
(traduction de « ils écoutent » en arabe), et ils « ne rechignent jamais à la tâche ».
Moha, Chef de Chantier, ayant régulièrement recours à l’embauche de subsahariens nous dit
« Le subsaharien ne viendra jamais se plaindre de son salaire…, quand tu lui demandes de
faire quelque chose il le fait sans discuter…Il ne prend pas de pause cigarette , n’importe
quand. Il fume sa cigarette à l’heure de sa pause, à l’heure de sa pause déjeuner. Il n’abuse
pas de toi, il ne te prend pas pour un con ! D’ailleurs, très peu de Subsahariens fument, et
c’est la raison pour laquelle ils sont plus endurants et grâce à Dieu, ils ne se plaignent
jamais !! ».
Certains employeurs (entrepreneurs marocains) ont affirmé que de par la proximité culturelle
et religieuse avec l’employeur marocain, certaines choses « ne se demandaient pas » ou ne
« se faisaient pas ». De même, l’employé marocain ose des choses que le subsaharien ne
s’aventurerait jamais à faire. Les employeurs nous ont là souvent parlé des demandes de
pauses cigarettes ou pauses café excessives par les employés marocains. Ils évoquent aussi,
pour la majorité des marocains, les plaintes quotidiennes quant aux conditions de travail, les
salaires, les demandes d’augmentation récurrentes, toutes ce que n’abordent jamais les
subsahariens, puisque selon Moha, « le subsaharien amortit très bien sa journée de travail, il
est là pour travailler, il ne fait rien d’autre…d’où son efficacité et sa rapidité. De plus, le
Subsaharien est beaucoup plus flexible qu’un employé marocain : il ne dira jamais non si je
lui demande de rester un peu pus tard. Mais cela ne veut pas dire que je l’exploite, cela veut
dire que je peux compter sur lui dans des situations inattendues. »
On peut s’arrêter un instant sur la nature des rapports professionnels qui se concrétisent ici
dans le recours aux subsahariens. Il peut en effet paraître étonnant d’entendre la « piété »
religieuse évoquée comme discriminant à l’embauche, comme si les employés marocains en
étaient dénués ! Or ce qui est dit ici ne signifie pas que les patrons marocains pensent que
leurs employés marocains sont moins pieux que les subsahariens, mais simplement que la
piété marocaine est moins « utile » professionnellement. D’autres patrons, dans le BTP
notamment, invoque par exemple le recours aux arguments religieux (la prière, cinq fois par
jour) de leurs employés marocains, pour multiplier les pauses ou couper court aux horaires.
Ce qui est dans un cas, les subsahariens, une qualité, la piété, devient dans l’autre un défaut.
On peut dire la même chose de la familiarité invoquée par ce même patron. Un autre patron
invoque sa proximité et sa parenté lointaine avec ses employés marocains pour s’en plaindre,
lui interdisant le recours à l’autorité. Il faut donc éviter de prendre au pied de la lettre le
discours patronal sur les subsahariens, car si la piété, la docilité, etc… Sont des qualités
appréciées, c’est pour autant qu’elles sont des qualités manipulables à l’avantage du rapport
d’autorité qu’instaure le patron, et c’est donc d’abord parce qu’ils n’ont ni les moyens
personnels, ni les moyens légaux et institutionnels, pour s’opposer à l’autorité, personnalisée
et discrétionnaire des patrons, que les subsahariens sont d’abord appréciés. Autrement dit, si
leur piété, leur force physique, leur honnêteté, sont appréciées et signalées, c’est pour autant
que ces qualités se couplent avec la fragilité de leur statut d’étranger dans la société
marocaine, et la faiblesse de leurs recours sociaux et personnels. Ce que disant, nous
comprenons alors une des clefs économique du recours au subsaharien, dans ce vaste monde
des activités informelles. Car l’emploi de subsahariens, étrangers, clandestins, socialement
fragiles, permet de préserver le caractère personnalisé et discrétionnaire de l’autorité, tout en
étendant le registre d’activité. En effet, un patron qui « confie » sa boutique à un subsaharien
c’est généralement un patron qui gagne du temps et de la liberté pour vaquer à d’autres
occupations, généralement pour ouvrir une autre boutique ! Il ne pourrait le faire avec un
marocain qu’à la condition de faire de ce marocain un associé plus qu’un employé, donc à un
coût nettement supérieur. Ce qui fait donc la « qualité professionnelle » des subsahariens tient
bien davantage à leur position dans la société urbaine marocaine qu’à leur personnalité. On l’a
vu à Takkadoum, ils sont à la fois étrangers, tenus à distance et déprotégés, tout en étant des
« familiers », comme l’exprime plus haut le commerçant. Faibles et connus, et en tant que tels
donc, doublement dominés.
Les subsahariens, même si nombre d’entre eux rêvent d’Europe (comme pas mal de
marocains), sont donc désormais installés dans le paysage social des grandes villes
marocaines, et nous sommes encore loin de comprendre toutes les dimensions de ce
phénomène, toutes ses conséquences comme les transformations socio économiques dont il
est le signal. Il est loin d’être anodin en effet, le fait que des marchés du travail recoure à des
mains d’œuvres migrantes, et la chose mériterait encore de plus amples analyses, secteur par
secteur, segment par segment. Soulevons simplement quelques pistes et hypothèses. D’abord
il est indéniable que les migrants africains au Maroc entrent sur le marché du travail par le bas
et si on peut le dire ainsi « par le milieu », chose assez rare dans les pays européens où les
migrations sont toujours entrées par le bas des échelles professionnelles. Les africains
apparaissent en effet à la fois sur des segments de marché précarisés, tels la domesticité, les
manœuvres du bâtiment, les petits métiers urbains, comme sur des segments qui requièrent
qualification et spécialisation (techniciens informatiques, opérateurs des call centers,
personnels médicaux, médecins compris, journalisme), avec d’ailleurs des populations qui ne
mélangent pas et pratiquent peu les solidarités communautaires.
Nous avançons l’hypothèse que c’est en grande partie pour perpétuer un type de rapport de
pouvoir, personnalisé, autoritaire et absolu, que certains patrons recrutent des travailleurs
immigrés, ce qui signifie alors logiquement qu’une partie des jeunes marocains arrivant sur le
marché du travail se montrent réticents voire réfractaires à ce type de rapports de pouvoir !
L’hypothèse demanderait à être vérifiée, elle nous a été inspirée par nos rencontres avec
certains patrons. Plus globalement sur les marchés du travail spécialisés à moyen ou haut
niveau de compétence, le recours aux mains d’œuvres étrangères ne signifie nullement qu’il
n’y a pas de nationaux disponibles sur ces segments de marché. Il peut signifier ici que des
logiques de précarisation et de « flexibilisation » sont en marche dans ces segments de
marché, précarisation et flexibilité que les travailleurs marocains sont moins enclins à
accepter ou capables de contourner pour d’autres types d’emplois, notamment dans le public
pour les postes techniques. En clair, si dans la presse, dans l’informatique, dans les call
centers, y compris aussi dans l’enseignement privé, on voit arriver des travailleurs migrants,
étrangers et en tant que tels moins « protégés » socialement, c’est d’abord parce que les
conditions de travail, de rémunération et d’emploi dans ces secteurs se dégradent, au point
que les nationaux, susceptibles d’accéder à d’autres segments de marché, notamment dans le
public, les désertent. Mais soyons plus précis encore : le recours aux travailleurs immigrés est,
dans bien des cas, une stratégie patronale pour justement dégrader ou affaiblir les conditions
de travail dans un secteur donné, c’est à cela souvent par le passé, dans les sociétés
occidentales, qu’ont servi les migrants.

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