La construction d`une vocation : quelle identité pour l`élève

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La construction d`une vocation : quelle identité pour l`élève
La construction d'une
vocation : quelle identité pour
l'élève-comédien ?
Bruno LAFOND
Mémoire de 4e année
Séminaire Identités et Mobilisations
Sous la direction de : Christian Le Bart
2011 - 2012
Remerciements
Je remercie
Jean-François Polo
Dominique Malieski
et plus particulièrement
Lillah Vial
Ophélie Mercier
Christian Le Bart
Je remercie également toutes les personnes qui m'ont accordé un entretien et ont ainsi
rendu possible ce travail.
Bruno LAFOND
Table des matières
Table des illustrations.............................................................................................................6
Liste des sigles et abréviations...............................................................................................7
Introduction............................................................................................................................8
I. A la frontière du champ universitaire et du champ artistique : l'ambivalence des pratiques
..............................................................................................................................................20
A. L'école comme lieu de transmission et de professionnalisation: l'importance du
régime professionnel........................................................................................................21
1. Des missions de formation : la transmission d'un « savoir-faire ».........................21
a. La recherche d'une formation technique............................................................21
b. L'influence du maître dans la pédagogie............................................................23
c. Une organisation scolaire...................................................................................24
2. Des missions de professionnalisation : être en lien avec le métier.........................25
a. Un diplôme de formation supérieure..................................................................26
b. L'importance de l'insertion professionnelle........................................................27
c. Être comédien : un statut professionnel..............................................................29
B. Une école accueillant des artistes : l'importance du régime vocationnel....................30
1. La vocation : faire exister une « communauté de destin »......................................30
a. Le théâtre comme « nécessité intérieure » : un engagement de corps et d'esprit
................................................................................................................................30
b. Un parcours de « rencontres » et de « révélations »...........................................32
c. « Un professionnel ce n’est rien de plus qu’un amateur qui est tombé dans la
constance », Beckett...............................................................................................34
2. La dénégation de l'ordre scolaire............................................................................36
a. L'absence de notes ou le déni du classement......................................................36
b. L'importance du travail autonome : « un chemin à trouver seul ».....................38
c. Un rapport d'hyper-proximité entre des « partenaires ».....................................39
II. Entre singularité et communauté, individu – acteur et troupe : l'ambivalence des valeurs
..............................................................................................................................................42
A. Travail, reconnaissance, compétition : s'investir dans le régime de communauté......42
1. L'importance du travail et du mérite : une volonté objectivante.............................43
a. L'importance du travail.......................................................................................43
b. Le respect de l'autorité.......................................................................................45
2. Une course à la reconnaissance : la part irréductible de la compétition.................46
a. Le besoin de reconnaissance..............................................................................46
b. Des stratégies de valorisation de soi..................................................................47
c. Les différences de « capital spécifique »............................................................49
B. L'authenticité ou l'expression d'une « humeur anti-école » : s'investir dans le régime
de singularité....................................................................................................................51
1. La place irréductible du talent originel...................................................................51
a. La valorisation du « génie isolé ».......................................................................51
b. Souffrance, incertitude et précarité : l'autre face de la création.........................54
2. L'impératif d'authenticité........................................................................................55
a. L'importance du moi originel.............................................................................55
b. « La recherche d’un honneur quelconque me semble d’ailleurs un acte de
modestie incompréhensible. » Flaubert, lettre à George Sand...............................57
C. Une ambivalence permanente.....................................................................................59
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1. Illustration de stratégies ambivalentes : l'exemple des candidats confrontés aux
auditions......................................................................................................................60
a. Processus de différenciation versus processus de réassurance collective..........60
b. Une ambivalence qui permet des « stratégies de protection contre l'échec »....62
c. Une reconnaissance jamais acquise : la reconnaissance spécifique des artistes
interprètes...............................................................................................................63
2. Illustration de l'ambivalence dans les valeurs : La troupe comme « idéal - type ».64
III. L'invention d'une identité collective singulière..............................................................69
A. Pouvoir de consécration et prestige artistique : le capital symbolique.......................69
1. Le pouvoir de consécration des juges.....................................................................70
2. L'école : une prison dorée ?....................................................................................72
B. Des stratégies de distinction collectives et individuelles : la persistance de la
singularité dans un collectif.............................................................................................73
1. Des stratégies de distinction collectives : la dévalorisation de la logique mercantile
.....................................................................................................................................73
a. Une dynamique d'autonomisation basée sur un « théâtre d'art »........................73
b. Se distinguer des offres de formation privées....................................................76
c. Des stratégies de distinction entre les écoles......................................................77
2. Le refus de s'inscrire dans un genre précis : la valeur de l'indétermination............79
Conclusion............................................................................................................................83
Bibliographie........................................................................................................................85
Annexe 1: Grille d'entretien.................................................................................................88
Annexe 2: exemple d'entretien.............................................................................................90
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Liste des sigles et abréviations
ESAD : Ecoles supérieures d'art dramatique
TNB : Théâtre National de Bretagne
CNSAD : Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique
TNS : Théâtre National de Strasbourg
ENSATT : Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre
COP : Cycle d'orientation professionnelle
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Introduction
C'est ainsi qu'on appelle les pensionnaires de La Comédie Française, les « élèves comédiens ». « Un comédien, comme tout artiste, est un explorateur » disait Ariane
Mnouchkine, reflétant ainsi ce que signifie à mon sens faire le choix du théâtre ; c'est-àdire accepter de ne pas savoir, de chercher en permanence, d'être continuellement en
apprentissage. J'ai d'abord voulu écrire un mémoire sur des comédiens en activité mais
l'objet avait déjà été traité de nombreuses fois et je ne disposais pas du réseau suffisant
pour m'assurer un matériau convenable. Par ailleurs, le choix de se porter vers des
« étudiants-comédiens » me paraissait plus pertinent en ce que la contradiction transparaît
déjà dans l'appellation : comment étudier l'art ? Existe-t-il une méthode, une technique
pour devenir comédien ou s'agit-il avant tout de dispositions innées, d'un « don »?
La devise de la Comédie Française, pour continuer à illustrer mon propos avec
l'exemple de cette institution multiséculaire, est « Simul et singulis » (être ensemble et être
soi-même). C'est à mon sens la difficulté principale d'une troupe de théâtre qui, pour le dire
autrement, peut se résumer à la question « comment être singulier à plusieurs ? ». Le choix
de me porter vers ces questions n'est pas anodin. En effet, il s'agissait sans le cadre du
séminaire « identités et mobilisations », de porter mon regard sur les ressorts de la
construction identitaire, la tension entre l'individu et le collectif, entre un mouvement de
différenciation (la reconnaissance et l'établissement d’une différence) et de généralisation
(la définition de traits commun et la création d'un « entre soi »). Ces questions sont, je le
crois, exacerbées par la pratique théâtrale. Cependant - et ici réside la principale difficulté à
laquelle j'ai été confronté - s'est avant tout ma propre expérience d' « apprenti-comédien »
et donc un rapport intime avec cet objet d'étude qui a motivé mes recherches. J'aime faire
du théâtre et aller au théâtre, pour des raisons que je n'explique pas forcément, et c'est en
cela qu'a consisté l'effort le plus important : tenter de dépassionner mon rapport à l'objet
choisi, afin d'atteindre l'objectivité nécessaire en tant cette fois-ci qu' « apprenti
-chercheur ». Au-delà des questions certes un peu personnelles sur la formation du
comédien, ce sont des questions relatives au champ de la « sociologie de l'art » que j'ai
voulu poser.
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Des prétendants de plus en plus nombreux
L’intervention publique dans le secteur théâtral est ancienne, sans doute en raison de
l’espérance démocratique portée par le théâtre comme le rappelle Pierre-Michel Menger :
« le théâtre a été et demeure, le vecteur de la diffusion et de la célébration de l'idéal
démocratique associé à la fréquentation collective des spectacles vivants 1 ». Cinq Centres
Dramatiques Nationaux sont créés dans les années 1950 et une place centrale est accordée
au théâtre dans les Maisons de la Culture. Les investissements publics de plus en plus
importants dans le domaine culturel ont agi directement sur la demande de travail,
notamment dans le domaine des arts du spectacle. En effet, le nombre d'affiliés à la
« Maison des artistes » - gestionnaire de leur Sécurité Sociale qui subordonne leur
enregistrement au fait qu’une part du revenu provienne de l’activité artistiques – était de
3000 en 1975, 10000 en 1990 et 32000 en 2003, soit une augmentation régulière et
prononcée, qui aboutit à une multiplication par dix en moins de trente ans 2. Pierre-Michel
Menger constate que de 1986 à 1994, la population de comédien a doublé passant de 6000
à 12000 mais connaît une érosion de 25% des durées annuelles moyennes de travail3. Ainsi,
l'augmentation régulière des professionnels des arts du spectacle est en partie liée à la
politique publique de soutien à la création et à la production artistique qui a « élargi la
gamme des mesures visant à socialiser le risque que prennent les candidats à une carrière
artistique (…) face à la transformation du fonctionnement du marché de l'emploi lui-même
qui a encouragé le recours croissant à l'intermittence, augmentant davantage la précarité de
la profession4 ». Par ailleurs, l’augmentation de la production audiovisuelle a intensifié la
concurrence et le recours à l'intermittence notamment via la réduction des coûts de
production et l'allègement des charges de gestion permettent aux producteurs d'engager
quasi exclusivement des intermittents pour les emplois artistiques. La multiplication des
radios et télévisions de statut privé a stimulé la croissance de la production de programmes
audiovisuels – notamment pour les plus jeunes – favorisant un rajeunissement au sein des
comédiens. Parallèlement au développement du théâtre public et des professions
1 Menger P-M, Profession artiste : Extension du domaine de la création, Broché, 2005, p 42
2 Heinich N, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Editions Gallimard,
2005. p 319
3 Menger P-M, La Profession de comédien: Formations, activités et carrières dans la
démultiplication de soi, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, La
Documentation Française, 1997.p21
4 Menger P-M, Op Cit.
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artistiques, un processus d'institutionnalisation s'opère logiquement et l'enseignement
public du théâtre se développe en France.
L'enseignement public du théâtre en France
L’enseignement public du théâtre en France est placé sous la responsabilité du
Ministère de la Culture et de la Communication. C'est l’Etat qui produit les textes qui
définissent les cadres de l’enseignement artistique. Il assure les fonctions de préconisation
et d’orientation auprès des collectivités territoriales et des établissements publics
d’enseignement artistique. Dans cette enquête, les acteurs interrogés proviennent de deux
types de structures différentes, les conservatoires et les écoles supérieures d'art dramatique
(ESAD). Les conservatoires sont des établissements territoriaux. Ils sont donc « placés
sous la responsabilité administrative des collectivités territoriales et représentent un
Service de la Collectivité 5». Selon l'enquête de Pierre-Michel Menger6, les conservatoires
forment, plus ou moins précocement et plus ou moins durablement, plus d'un quart des
comédiens. Situés en amont des filières sélectives, ils ont connu leur expansion dans les
années 1970. Une partie des étudiants interrogés sont en Cycle d'orientation
professionnelle initial. Il s'agit d'un cursus en deux ou trois ans, avec un volume horaire
hebdomadaire de 16 heures minimum à la fin duquel ils se voient délivrés un « diplôme
d'études théâtrales ». L'entrée en COP se fait via une « mise à l’épreuve, durant plusieurs
jours, de la motivation, de la détermination et des aptitudes à l’apprentissage des postulants
sous forme d’un stage qui les immerge dans la réalité de l'enseignement, avec ses
exigences de présence, de travail et d’investissement7 ».
L’enseignement supérieur relève également directement de la responsabilité de
l’Etat qui participe pour une large part à son financement. L’Etat est impliqué dans la
nomination des directeurs des trois écoles nationales. Il a signé avec les onze
établissements qu’il a reconnus au titre de l’enseignement professionnel, la plate-forme de
5 Nathalie Seliesco, Philippe Sire, l’Enseignement Public du Théâtre, août 2007
6 Menger P-M, La Profession de comédien... Op Cit.
7 Direction de la musique, de la danse,du théâtre et des spectacles, schéma d’orientation
pédagogique et d'organisation de l'enseignement initial du théâtre dans les établissements
d'enseignement artistique, 2005
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l’enseignement supérieur pour la formation du comédien ( cf annexe 3). L'école du Théâtre
National de Bretagne est donc en réseau avec dix autres écoles signataires de la plateforme
de l'enseignement supérieur pour la formation de comédien : le Conservatoire National
Supérieur d'Art Dramatique de Paris (CNSAD), l'Ecole Supérieure d'Art Dramatique du
Théâtre National de Strasbourg (TNS), l'Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques
du Théâtre à Lyon (ENSATT), l'Ecole Supérieure de Théâtre Bordeaux Aquitaine
(ESTBA), l'Ecole Professionnelle Supérieure d’Art Dramatique(EPSAD), l'Ecole
Régionale d'Acteurs de Cannes (ERAC), l'Ecole Supérieure d'Art Dramatique du
Conservatoire de Montpellier, l'Ecole de la Comédie de Saint-Etienne, l'Ecole Supérieure
d'Art Dramatique de la Ville de Paris (ESAD) et L'Académie - Ecole Supérieure de Théâtre
du Limousin à Limoges.
Dans tous les textes cadres de l’enseignement artistique (Charte de l’enseignement
artistique, schéma d’orientation pédagogique, pré requis d’accès aux diplômes) - que ce
soit donc dans les conservatoires ou dans les écoles supérieures d'art dramatique - « il est
préconisé et reconnu que l’enseignant est un artiste qui doit par la poursuite de son activité
artistique rester en contact avec le monde de la création. C’est à travers cette activité qu’il
nourrit et renouvelle son travail de pédagogue(…). Le professeur organise, en accord avec
la direction et en tenant compte des diverses contraintes, l’emploi du temps des élèves et
des divers professeurs et intervenants dans la formation 8 ». Cette information est
importante pour la suite de l'étude car elle permet de comprendre le rôle-clé que joue le
directeur pédagogique dans les écoles, et l'importance de son influence sur les élèves.
Enfin, les acteurs interrogés provenant pour la quasi-totalité de l'école du TNB, il
semble important d'en préciser ici les statuts. Fondée en 1991 par Emmanuel de Véricourt
et Christian Colin à partir du Conservatoire National d'Art Dramatique de Rennes, l'École
de Théâtre du TNB est, au départ, une action de formation supérieure subventionnée par
l'Etat, la Ville de Rennes et le Conseil Régional de Bretagne. Elle est ouverte sur concours
(sont candidats maintenant plusieurs centaines de jeunes francophones venant de toute la
France et au-delà) pour une promotion d'une quinzaine d'élèves sur 3 ans, qui sont
boursiers. François Le Pillouër prend la direction du TNB en 1994. Il nomme le
8 Nathalie Seliesco, Philippe Sire, l’Enseignement Public du Theâtre, août 2007
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Responsable Pédagogique pour trois ans. C'est Stanislas Nordey qui depuis octobre 2000 a
assuré la direction de l'école jusqu'à cette année où il est remplacé par Eric Lacascade. La
septième promotion, dont est issue la majorité des acteurs interrogés, a donc intégré l'école
en septembre 2009 et est sur le point de la quitter (en septembre 2012). Depuis le 21 avril
2002, en tant que signataire de la plate-forme de l'enseignement supérieur pour la
formation de comédien, elle est reconnue par le Ministère de la Culture et de
Communication, École d'Enseignement Supérieur. Le 2 avril 2008, le TNB et l'Université
de Rennes 2 signent un avenant à leur convention de partenariat organisant un parcours
pédagogique « comédien professionnel » spécifiquement réservé aux élèves de l'École du
TNB leur permettant d'obtenir, à l'issue du cursus, une licence Arts du Spectacle. Le 17
juin 2009, suite au changement de statut de l'école (création de l'association « l'École
supérieure d'art dramatique du TNB »), la commission nationale d'habilitation du Ministère
de la culture décerne à l'école supérieure d'art dramatique l'habilitation à délivrer le
Diplôme National Supérieur Professionnel (DNSPC) de comédien, à compter de la rentrée
universitaire 2008.
La sélection à l'entrée des grandes écoles se fait par concours, généralement
organisée en deux ou trois tours. La première épreuve est une audition au cours de laquelle
les candidats doivent présenter une ou deux scènes choisies dans un répertoire donné et mais ce n'est pas le cas pour toutes les écoles - un « parcours libre » dont le thème est
imposé. La dernière épreuve prend la forme d'un stage de plusieurs jours, comprenant une
série d'exercices devant les membres du jury. La plaquette de présentation et du
déroulement du concours a été mise en annexe pour plus de clarté (annexe 4). La sélection
à l'entrée est donc très rude, seul un comédien sur treize a fréquenté une ESAD selon
l'enquête de Pierre-Michel Menger9. La formation est souvent liée à des carrières
résolument éloignées de Paris, dans le monde théâtral des régions avec son maillage
d'organisations subventionnées nées des vagues successives de la décentralisation théâtrale
depuis quarante ans. Les formations les plus recherchées et les plus sélectives – CNSAD,
ENSATT, TNS – ont « produit » ensemble un peu moins de 20% des comédiens
professionnels en activité. Les candidats ont déjà acquis une formation à l'art dramatique
(conservatoire et/ou cours privés) avant leur entrée et leurs chances de faire carrière
9 Menger P-M, La Profession de comédien... Op Cit.
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durablement sont plus élevées que pour les comédiens issus des autres filières10.
Enfin, il convient de mentionner une nébuleuse de 200 cours privés d’art
dramatique, parisiens pour la plupart, comme autres établissements proposant une
formation au métier de comédien. En moyenne l'apprenti comédien entre dans un cours
privé à 21 ans et demi. Les études théâtrales universitaires sont quant à elles mentionnées
par un comédien sur sept11.
L’institutionnalisation de la formation à l’art dramatique
constitution d'un « champ » protégé par un « droit d'entrée »
ou la
Dans notre étude, il sera question d'analyser les écoles de théâtre en tant que « souschamp », appartenant au « champ du théâtre contemporain », lui-même « sous-champ » du
« champ artistique » au sens où il en partage les valeurs et les lois fondamentales. Cette
thèse s'inscrit dans la « théorie des champs » élaborée par Pierre Bourdieu. Dans son
ouvrage12 Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, l'auteur explique
que ce qu'il nomme « champ artistique » est un « espace structuré de positions », gouverné
par des « lois générales » qui s'est peu à peu autonomisé, mettant en place ses propres
règles et normes, en dehors de l'influence de l'Etat ou du marché. Chaque champ se
distingue en effet « en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont
irréductibles aux enjeux et intérêts propres à d’autres champs ». C'est cette dynamique
d'autonomisation qui explique l'apparition d'un « droit d'entrée » spécifique au champ :
« une des propriétés les plus caractéristiques d’un champ est le degré auquel
ses limites dynamiques, qui s’étendent aussi loin que s’étend la puissance de
ses effets, sont converties en une frontière juridique, protégée par un droit
d’entrée explicitement codifié, tel que la possession de titres scolaires, la
réussite à un concours, etc., ou par des mesures d’exclusion et de
discrimination telles que les lois visant à assurer un numerus clausus. Un haut
degré de codification de l’entrée dans le jeu va de pair avec l’existence d’une
règle du jeu explicite et d’un consensus minimal sur cette règle ; au contraire, à
un degré de codification faible correspondent des états des champs où la règle
du jeu est en jeu dans le jeu13 ».
10
11
12
13
Ibid
Ibid
Bourdieu P, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Editions du Seuil, 1998
Ibid p 370
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La « règle du jeu » est ce que Bourdieu nomme l' « illusio », c'est à dire « la
croyance collective dans le jeu et dans la valeur sacrée de ses enjeux ». Elle est « à la fois
la condition et le produit du fonctionnement même du jeu14 ». Le partage de l'illusio est
donc le caractère préalable à l'appartenance au champ. Enfin, l'existence d'un droit d'entrée
suppose d'acquérir un « capital spécifique » entendu comme « la ressource efficiente dans
ce champ : condition nécessaire pour y exister, arme dans les luttes internes au champ et
enjeu de ces luttes, il confère un pouvoir sur le champ, sur les régularités et les règles qui
définissent son fonctionnement ordinaire et sur les profits qui s'y engendrent 15».
De façon générale, le capital spécifique des différents champs artistiques est
longtemps resté faiblement codifié comme l'explique Bourdieu : « les champs littéraires ou
artistiques se caractérisent, à la différence notamment du champ universitaire, par un très
faible degré de codification et du même coup, par l’extrême perméabilité de leurs
frontières et l’extrême diversité de la définition des postes qu’ils offrent et, du même coup,
des principes de légitimité qui s’y affrontent16 ». Néanmoins, la scolarisation des pratiques
artistiques engendre une institutionnalisation du « capital spécifique » quand prévalaient
antérieurement « les apprentissages tacites et les savoir-faire implicites, l'incorporation
« sur le tas » d'un habitus professionnel 17» ». Ainsi, il semble que
parallèlement à
l'institutionnalisation de la formation au métier de comédien, le « droit d'entrée » dans le
« champ théâtral » se soit peu à peu élevé en se codifiant, prenant la forme de « concours à
l'entrée » qui préconiseraient donc la possession d'un « capital spécifique » de la part des
candidats, d'un certain savoir spécifique qu'il faudrait posséder pour espérer intégrer l'une
de ces écoles.
Dans quelle mesure les concours fonctionnent-ils comme un droit d'entrée,
distinguant les « prétendants » et les « détenteurs de capital spécifique » ? Quelles sont les
stratégies des candidats face à la rareté des places proposées ? Ces stratégies varient-elles
selon les acteurs ?
14 Ibid p 376
15 Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste. Sélection et consécration artistiques, Editions du
Croquant,coll. « Champ social », 2006 p237
16 Bourdieu P, Op Cit.
17 Mauger G (dir.), Op Cit. p237
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Ce détour théorique autour de la notion de « champ » nous amène au deuxième
temps de la problématique, à savoir l'ambivalence de la pratique artistique, partagée entre
le « régime vocationnel » et « régime de singularité » d'un côté, et le « régime
professionnel » et « régime de communauté » de l'autre.
L’ambivalence de la formation à l'art dramatique
« Quoi de plus lointaines l’une à l’autre que ces deux notions d’« art » et d’«
école » ? Comment apprendre un savoir qui ne saurait s’apprendre ? Comment
programmer l’inprogrammable ? (...) Et, sur ce fil, de quel côté pencher ? Du
côté de l’« école », où des professeurs, censés « posséder » le savoir, le
dispensent à des « élèves » qui auraient, eux, à l’acquérir ; ou du côté de l’« art
», quand des « chercheurs », qui ne détiennent aucun savoir véritablement
constitué, arpenteurs de territoires difficiles, entraînent avec eux d’autres
chercheurs, certes plus jeunes et moins expérimentés, mais tout comme eux «
voleurs de feu » ? Eh bien, puisqu’aussi bien on n’a d’autre choix que celui de
tomber, c’est de ce second côté que se situe à mes yeux l’abîme le plus
profond.18 » Daniel Mesguish, directeur pédagogique du CNSAD, avril 2008
On comprend à travers ces mots, toute l'ambivalence, assumée ici, d'une « école
d 'art ». En effet, ces écoles de théâtre sont à la fois inscrites dans le monde scolaire et dans
le monde théâtral or comment est-on à la fois artiste et étudiant ? Ces deux univers
possèdent des caractéristiques en tension, voire incompatibles. Nathalie Heinich explique
dans qu'émerge à la Renaissance :
« un processus d'individualisation de la création » périmant le régime artisanal
du métier, où règne le collectif restreint de l'atelier, mais qui sera aussitôt
recouvert par le régime professionnel, où règne le collectif élargi des règles et
des conventions académiques : régime dont enfin, à l'époque romantique, la
conception individualisée de la création se dégagera, pour s'inscrire
durablement dans un nouveau cadre de représentations, définissant l'activité
comme vocation et l'excellence comme nécessairement singulière, marquée par
la triple exigence d'intériorité, d'originalité et d'universalité qui définit
l'authenticité en matière artistique19 ».
Un « régime » peut-être défini de la manière suivante : « c’est une structure de base,
l’équivalent d’une grammaire en matière non plus de langage, mais de comportement ou
18 http://www.cnsad.fr/interface.php
19Heinich N, Régime vocationnel et pluriactivité chez les écrivains : une perspective
compréhensive et ses incompréhensions, n°3 2008, Varia, revue socio-logos
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d’évaluation ; c’est une compétence profonde que tout un chacun possède – quoique
inégalement – et qui programme l’orientation dans la réalité, sa perception et sa
valorisation20». Nathalie Heinich établit une distinction entre les régimes d’activité entres
lesquels se partage l'activité artistique (régime vocationnel et régime professionnel) et les
régimes de valeurs qui en organisent l'évaluation (régime de communauté et régime de
singularité). Elle établit, pour le dire autrement, une distinction entre les pratiques, les
comportements, et les valeurs qui caractérisent une activité : « le régime vocationnel est, en
matière de définition de l’activité, l’homologue du régime de singularité en matière de
qualification des êtres, des actions et des objets21 ».
Il existe donc en matière de pratique artistique un « régime pré-moderne de l'art
comme métier ou comme profession », caractérisé par des normes collectives et le
« régime moderne de l'art comme vocation », caractérisé par l'invention individuelle. Le
régime vocationnel est de plus porté par un régime de valorisation, « le régime de
singularité qui, en favorisant une nouvelle représentation de l’excellence artistique, fera
basculer l’ensemble du statut d’artiste vers la conception romantique de créateur inspiré,
voire du génie méconnu 22». Il ne suffit plus pour être artiste de suivre une méthode,
d'imiter des canons, des normes imposées par le système académique, c'est désormais
l'originalité, l'inspiration, la singularité qui donnent aux œuvres artistiques toute leur
valeur. Par ailleurs, au « régime vocationnel » s'oppose le « régime professionnel ». Ce
dernier s'inscrit dans l'ordre scolaire et en partage les pratiques (noter, objectiver, classer).
Le régime de valeur qui lui est rattaché est ce que Heinich appelle le « régime de
communauté » qui promeut des valeurs telles que le mérite par le travail (donc une certaine
forme de compétition), le respect des codes et des traditions, de la norme.
L'activité artistique aujourd'hui serait donc basée sur une « coexistence conflictuelle
de deux régimes d’activité, professionnel et vocationnel, avec une importance croissante
du second –appuyé sur la prévalence axiologique du régime de singularité, privilégiant la
rareté – par rapport au premier – appuyé sur le régime de communauté, privilégiant la
conformité23 ». Le régime de singularité est donc « celui qui prévaut aujourd'hui 24»,
20Heinich N, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Editions Gallimard,
2005, p122
21Ibid.
22Ibid.
23 Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p67
24 Ibid
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explique Heinich, mais alors n'y a-t-il pas une contradiction entre les valeurs portées par le
« régime vocationnel » et la recherche d'une formation attestant d' « une maîtrise des
techniques de base au métier de comédien » ? Dans quelle mesure l'institutionnalisation de
la formation artistique - parce qu'elle suppose la codification d'un droit d'entrée et la
délivrance d'un diplôme - est-elle source de tension avec le régime de l' « art comme
vocation » ? Les concours dans leur déroulement intègrent-ils cette ambivalence ?
Valorisent-ils un régime plus qu'un autre ? Si le régime de singularité est celui qui prévaut
en matière artistique, comment classer via des critères objectifs les différents candidats ?
Dans l'un (régime de communauté), l'excellence artistique est définie comme «la recherche
de la plus grande proximité avec les valeurs communes 25», et dans l'autre (régime de
singularité) comme « la recherche de la plus grande différence avec ces valeurs, dans une
éthique de la rareté 26». Comment ces deux visions coexistent-elles au sein d'une école de
théâtre ? Dans quelle mesure sont-elles à l'origine d'une tension identitaire entre le
« collectif » et « l'individu-acteur » ?
Présentation de l'enquête
Pour mener à bien mon enquête, il m'a fallu d'abord déterminé avec précision le
matériau. Mon projet se cantonnait à l'origine, à interroger les étudiants du TNB sur leurs
parcours théâtral, avant l'école et pendant leur formation. Néanmoins, je me suis vite heurté
à l'indisponibilité des étudiants de la promo 7 du TNB due à leur emploi du temps intensif
et aux multiples obligations qui sont les leurs en dehors de Rennes. J'ai ensuite voulu
élargir le matériau en contactant d'autres étudiants d'ESAD. Le problème restait le même,
j'ai pu interroger seulement un étudiant de l'école de Montpellier. C'est alors que m'est
venue l'idée d'interroger également des étudiants en COP au conservatoire de Rennes. Il
s'agit également d '« apprenti-comédiens » ayant pour objectif l'intégration d'une école
supérieure. Ils sont également confrontés à l'ambivalence des pratiques, au droit d'entrée
(concours), et mettent en place des stratégies de représentation. Cela me permettait
25 Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p319
26 Ibid
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d'ailleurs de vérifier à quel point les concours fonctionnaient comme un « droit d'entrée »
dans le « champ du théâtre contemporain ». Les étudiants en COP sont selon cette
hypothèse des « prétendants » et les étudiants du TNB des « détenteurs de capital
spécifique » mettant en place des stratégies de distinction par rapport aux « prétendants ».
J'ai donc interrogé au cours de mon enquête trois catégories d'acteurs :
– les étudiants en COP : Clémentine, Grégoire, Erwan
– les étudiants du TNB : Julie, Camille, Laura, François, Achille, Arthur et Florent
(étudiant à l'école de Montpellier)
– des représentants institutionnels : Garance Dor (assistance pédagogique de Stanislas
Nordey de 2006 à 2009) et Briac Jumelais (responsable des études à l'école du TNB). Les
noms des étudiants ont été modifiés pour respecter leur confidentialité.
J'ai, dans ma grille d'entretien (cf annexe 1) tenté de comprendre la logique des
différentes représentations, en relevant dans les témoignages des acteurs l'alternance entre
des moments d'inspiration et de travail, en montrant que leur compte rendu insiste sur l'une
ou l'autre dimension selon les valeurs qu'ils cherchent à défendre. Là encore, la difficulté
majeure était de garder une objectivité féconde en analyse sociologique. Il fallait
également prendre en compte l'aptitude des individus à « parler de soi », compétence
spécifique due à leur formation et aux entreprises «d’injonction sociale à l’intériorité 27 »
liées à cette pratique. Il s'agissait donc de faire passer le sujet d'une énonciation normative
à une énonciation descriptive : moins ce qu'il estime devoir être vécu conformément aux
valeurs pertinentes de son univers que ce qu'il a réellement expérimenté ou éprouvé. Par
ailleurs, je n'ai pas pu réaliser d'observation participante comme je l'avais prévu au départ.
J'envisageais de me rendre à la première épreuve d'un concours d'une école supérieure avec
les étudiants du COP, mais les dates ne convenaient pas avec mes disponibilités. Ainsi, je
n'ai utilisé comme matériau que des entretiens et des documents (textes de présentation,
discours, brochures) produits par l'école. Mon matériau n'étant formé que de « discours »,
il infléchit la problématique vers la question de l'identité vécue par le sujet plus que de son
statut, que mesureraient des indicateurs objectifs.
Enfin, j'aimerais éclaircir un simple élément de vocabulaire dans un souci de clarté.
27 Claude P, Manières profanes de « parler de soi », Genèses, 2002/2 no47, p. 4-20.
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Quand au cours de l'enquête je parle d' « acteurs », il s'agit des acteurs interrogés au sens
sociologique du terme. J'emploie pour désigner les « artistes », le terme de « comédien ».
La première partie de l'étude s'attache à démontrer l'ambivalence des pratiques au
sein de la formation artistique (au conservatoire de Rennes comme au TNB) partagées
entre le « régime professionnel » et le « régime vocationnel ». La deuxième partie analyse
l'investissement des acteurs dans les
représentations correspondantes (régime de
singularité et régime de communauté). L'investissement de ces valeurs forme l' « illusio »
du champ, qui appelle les acteurs à entreprendre des stratégies de représentation de soi
ambivalentes. Il s'agit dans la troisième partie de montrer comment cette tension entre
« profession » et « vocation » semble se résoudre dans la création d'une « identité
collective singulière », à travers des stratégies de distinction par rapport aux autres
établissements de formation, notamment privés. Il ne s'agit pas ici de critiquer les stratégies
des écoles mais de comprendre la logique des représentations sur lesquelles elles reposent,
et qui confèrent aux écoles une image d'excellence, de prestige, de « prison dorée ».
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Bruno LAFOND
I. A la frontière du champ
universitaire et du champ
artistique : l'ambivalence des
pratiques
« On n'entre pas dans une Ecole de théâtre, comme on entre dans une Ecole de
commerce, ni comme on entre au séminaire... et pourtant le théâtre est à la fois
un métier et une passion. Un savoir-faire artisanal et un jeu. Aux jeunes qui
font le pari de ce métier, nous proposons des méthodes de travail, nous les
confrontons à des formes qui partant de la réalité la dépassent, mais, loin de
tout formatage, nous cultivons aussi l'impulsion originelle qui les mena vers
l'Ecole28. » Eric Lacscade, directeur pédagogique de l'école du TNB
Le nouveau directeur pédagogique différencie clairement ce qui fait la spécificité de son
école par rapport à d'autres écoles supérieures, « un savoir-faire artisanal » mais aussi un
« jeu », respectueux de « l'impulsion originelle » des étudiants. Les exercices, les cours et
les interventions pédagogiques sont décrites comme «une méthode permanente de travail
de l'acteur », relevant le caractère normé, codifié d'une formation obéissant à une
« méthode » pour rappeler que cette dernière est partie intégrante d' « un tout organique où
émergent les qualités et les particularismes de chacun, et non un empilement de
connaissances et de compétences ». Dans cette première partie, il sera question de rendre
compte de cette tension en utilisant comme matériau les textes produits par les écoles ellesmêmes (discours d'artistes, textes de présentation, etc.) et les entretiens.
28 Annexe 4
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A. L'école comme lieu de transmission et
de professionnalisation: l'importance du
régime professionnel
L'école du TNB repose comme n'importe quelle école, sur l'idée de transmission
d'un savoir, d'un maître aux étudiants. Elle fait de la « professionnalisation » l'enjeu
principal de la formation, montrant ainsi la volonté de l'école d' « être en lien avec le
métier ». Transmission et professionnalisation s'opposent explicitement à l'idée de
« vocation » et d' « inspiration », et sont donc à analyser sous le prisme du régime
professionnel.
1. Des missions de formation : la transmission d'un
« savoir-faire »
a. La recherche d'une formation technique
« Ce parcours pédagogique spécifiquement réservé aux élèves de L’Ecole
Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Bretagne s’organise
ainsi : Au sein de l’Ecole du TNB, la formation dispensée s’appuie sur une
pratique quotidienne et diversifiée des méthodes et techniques de jeu, de stages
en condition dite presque professionnelle, d’apprentissage pratique des diverses
écritures théâtrales littéraires et scéniques. Au sein de l’Université, la formation
en Arts du spectacle vise à doter les étudiants de bases solides en arts du
spectacle. Elle met l’accent sur l’apprentissage et la maîtrise des outils
d’analyse.29 »
Les étudiants en COP comme ceux du TNB expriment un besoin de formation
indispensable au métier de comédien. Quand on leur demande ce qui les motive à vouloir
intégrer une école supérieure, « l'envie de se former 30» est une réponse récurrente : « on ne
rentre pas pour être les meilleurs mais pour se former et travailler pendant trois ans »
explique Julie. Ce qui a motivé Arthur à intégrer une école est justement « ce plaisir
d’apprendre, de recevoir un enseignement ». « Quand t'es dans une grande école, c'est
encore du savoir qu'on t'apporte, il y a plus de disciplines qu'au conservatoire (cours de
29 Annexe 4
30 Entretien avec Clémentine, étudiante en COP
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chant, de taïchi, lire un texte en anglais, danse de salon) » répond Grégoire, relevant ainsi
la dimension technique de la formation d'acteur. L'école supérieure de théâtre est perçue
comme quelque chose qui les « renforcera en tant qu'acteur31 », un aboutissement à la
formation, « le conservatoire c'est le collège et les grandes écoles c'est le lycée» reprend
Grégoire. Les techniques du métier de comédien, même si elles ne semblent pas être
codifiées, semblent constituer un « savoir-faire » transmissible : « dire que je n’ai pas été
influencé par Nordey ce serait un mensonge, parce qu’il nous a transmis son savoirfaire32 ». Le savoir-faire en question est ensuite évoqué de plusieurs manières, il peut s'agir
du « rapport au texte », du simple fait de « se poser les bonnes questions » ou encore
d'« apprendre à décaler ton regard, à situer ta conscience autrement quand tu es sur scène,
ça c'est aussi technique33 ». La plaquette de présentions de l'école du TNB située en annexe
4 insiste particulièrement sur les notions d' « apprentissage » et de formation. Elle
mentionne l'existence de « cours techniques », de « cours théoriques » et d' « ateliers »,
confirmant ainsi la dimension « artisanale » et « professionnelle » de la formation.
Par ailleurs, Pierre-Michel Menger montre à travers son enquête que deux tiers des
comédiens interrogés estiment avoir appris leur métier « au fur et à mesure qu'ils le
pratiquent 34». Comment comprendre cette affirmation alors que la plupart recherche ou a
recherché une formation ? Cette réponse, les comédiens la fournissent dans un contexte de
réévaluation rétrospective où tous ont tendance à relativiser l'influence directe d'un maître
et à réajuster la perception des apports de la scolarité initiale. La différence est pourtant
révélatrice entre des comédiens professionnels en activité, et des étudiants, qui pour la
plupart ne croient pas à une formation autodidacte : « t’apprends jamais tout seul, il faut
quelqu’un qui t’amène à te poser les bonnes questions (...) le mec qui tout d’un coup écrit
des poèmes comme ça, c’est une figure romantique à laquelle je ne crois pas. 35 ». Garance
Dor, assistante pédagogique développe cette idée : « c’est un métier collectif donc c’est
difficile d’apprendre par soi-même à partir de ce moment-là… c’est plus facile au cinéma
ou à la télé pour des acteurs qui n’ont pas fait d’école qu’au théâtre. Parce qu’au théâtre tu
as une dimension technique qui est plus forte, t’es obligé d’articuler, t’es obligé de parler
fort, t’es obligé d’amplifier tes mouvements… ».
31
32
33
34
35
Entretien avec Erwan, étudiant en COP
Entretien avec Arthur, étudiant au TNB
Entretien avec Camille, étudiante au TNB
Menger P-M, La Profession de comédien... Op Cit. p31
Entretien avec Arthur, étudiant au TNB
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b. L'influence du maître dans la pédagogie
Chaque école possède ses spécificités, sa « ligne pédagogique » car elle « reflète la
sensibilité et l'expérience de son directeur pédagogique 36». La pédagogie au sein des
écoles de théâtre peut être envisagée comme un mixte entre « le régime artisanal du métier,
où règne le collectif restreint de l'atelier » et « le régime professionnel, où règne le
collectif élargi des règles et des conventions académiques ». Elle se rapproche ainsi des
« caractéristiques du régime pré-moderne de l'art comme métier ou comme profession 37 ».
C'est ce que confirme Briac Jumelais en comparant l'école du TNB aux « ateliers de
peinture dans lesquels les grands maîtres formaient les élèves, et la transmission passait par
là ». C'est bien la figure du maître « investi d’un respect quasi fétichiste, entre vénération
religieuse et ferveur amoureuse38 » qui est ici incarnée. Son influence sur les élèves semble
indiscutable au sens où « c'est le responsable pédagogique qui fait l'école, il crée sa
pédagogie de A à Z39 » ce qui explique que «c'est super important les profs que t'as, parce
qu'ils t'influencent vachement40 ». Le maître devient une sorte de modèle pour des étudiants
en soif d'apprentissage : « j'aimais beaucoup mon prof qui était très charismatique et j'avais
un peu envie de lui ressembler41 ». Son talent et sa supériorité artistique ne sont pas
discutés, et favorisent la croyance quasi aveugle en sa capacité à transmettre un
enseignement de qualité.
« Lui, sans rien nous dire, il sait comment diriger quelqu'un pour qu'il se laisse
un peu de côté pour qu'il se concentre sur autre chose, ses partenaires ou le
travail. (…) Daniel part de la personne qu’on est, de notre corps, de notre voix,
de notre personnalité et il en fait quelque chose. ». Erwan, étudiant en COP
« Stanislas Nordey qui est un vrai pédagogue, je notais tout ce qu’il disait, je
pensais que c’était important de conserver une trace de ce qu’il est en train de
me dire parce que c’est des choses que je peux oublier et je suis ravi d’avoir
ces notes là car elles vont m’aider pour les années à venir ». Arthur, étudiant au
TNB
36 Annexe 4
37 Heinich N, Régime vocationnel et pluriactivité chez les écrivains : une perspective
compréhensive et ses incompréhensions, n°3 2008, Varia, revue socio-logos
38 Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p56
39 Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
40 Entretien avec Clémentine, étudiante en COP
41 Entretien avec Erwan, étudiant en COP
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Néanmoins, les acteurs interrogés gardent une certaine distance avec les figures
stéréotypées et les clichés répandus sur la formation artistique : « on parle tout de suite de
maître et de formatage au théâtre quand on parle de formation, là on pourrait plus parler de
transmission42 ». Pour Arthur, cette « question du rapport au maître est propre à notre
génération aussi parce que jusqu’aux années 60 t’avais vraiment la figure du maître qui
existait et de la transmission entre un maître et ses élèves mais on a voulu détruire cette
figure-là donc elle s’est perdue, totalement perdue. Nordey, je dirais que l’air de rien, a
ramené cette figure de maître et il y a un peu un malaise autour de ça mais aujourd’hui je
pense pas qu’on puisse parler de maître de théâtre, on peut parler de Grotowski ou des
types comme ça mais c'est tout ».
c. Une organisation scolaire
La formation artistique peut être envisagée comme un mixte entre l'apprentissage,
basé sur un « régime artisanal » où le maître d’atelier transmet sa pratique à son élève, et
l'enseignement, basé lui sur le « régime professionnel » où un professeur enseigne de
manière théorique et académique à une classe. La transmission est alors intellectualisée et
collective comme c'est le cas dans les universités. En effet, la plupart des écoles
fonctionnent peu ou prou selon le même schéma : une plage horaire pour des cours
collectifs et une autre pour des « master classe », lors desquelles les élèves travaillent en
groupe avec un intervenant, venu leur transmettre sa pratique. « A Montpellier par
exemple, le matin on a un cours, ce matin cours de salon par exemple, c'est mortel. Après
on a une pause jusqu'à 14H. Tous les matins on a du vêt voda ou du swing, du taïchi, de la
danse de salon... Des cours techniques, sur le corps, la connaissance de soi... et des cours
individuels de chant, chant lyrique et des cours de cœur en chant, et l'après midi ça
commence à 14H et ça peut finir à 19H, 20H, 23H, et c'est le stage avec l'intervenant donc
toute l'aprem et les week end, parce qu'on bosse les week ends aussi », explique Florent.
Au TNB, l'organisation est différente mais repose toujours sur le souci de « favoriser la
transmission par une politique d’immersion (…), c’est-à-dire qu'il n'y a pas des cours mais
si on veut travailler sur le corps et avec un danseur, on va faire un stage de quinze jours ou
42 Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
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trois semaines mais pas deux heures tous les matins 43 ». On retrouve ici le cadre de l'atelier
et du rapport privilégié avec le maître : « si on travaille l’écriture, c’est pareil on va faire
un stage, on veut travailler la voix, on le fait dans le cadre d’un atelier44 ».
Il semble donc normal, dans un contexte où les candidats au concours sont censés
posséder certaines techniques, qu'un système de notes soient mises en place pour les
départager : « le premier tour du concours tu passes des scènes, ils mettent des notes mais
en fait ils donnent tous un point et donc si tu as 4 sur 5 c’est que 4 membres du jury sur 5
ont voté pour toi45 ». Même si « ce n’est pas forcément pour à la fin prendre ceux qui ont
les meilleures notes mais plus pour se souvenir, (…) il faut des manières d'objectiver»
explique Garance Dor. De plus, les étudiants au sein de l'école sont soumis à un « contrôle
continu » : « à chaque fin de semestre, le conseil pédagogique se réunit (…) et s’entretient
sur le cas de chaque des élève, sur son investissement, son travail et sa progression. En fin
d’année, il valide le passage dans l’année supérieur 46». La prégnance de l'ordre scolaire se
fait ici sentir via l'instauration d'une évaluation continue des élèves.
2. Des missions de professionnalisation : être en lien
avec le métier
Le cursus et la formation dans son ensemble sont reconnus « formation
d'enseignement supérieur » délivrant un diplôme officiel qui atteste d’un certain nombre de
savoirs. C'est là encore un principe commun au champ universitaire. Les étudiants font
plusieurs stages et rencontrent de nombreux professionnels pour « être en lien avec le
métier ». La socialisation professionnelle commence dès leur entrée à l’école, les
intervenants étant de futurs embaucheurs potentiels, ils intègrent ainsi un réseau qui pourra
leur permettre de devenir « intermittent ».
43
44
45
46
Ibid
Ibid
Entretien avec Camille, étudiante au TNB
Annexe 4
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a. Un diplôme de formation supérieure
La capacité des formations à délivrer des diplômes faisant acte de leur « cohérence
éducative47 » est un élément qui a son importance, aussi bien pour les étudiants que pour
les représentants institutionnels. Pour Clémentine, l'entrée dans un cycle professionnel
officialisait son engagement : « à partir du moment où j'ai décidé de tenter un COP, je me
suis dit bon y a de bonnes chances qui si je rentre dans un cycle professionnel, y a quand
même l'appellation « professionnel », c'est possible du coup que je devienne vraiment
comédienne ». Pour les ESAD, la délivrance des diplômes permet de « pouvoir reconnaître
un niveau, et de voir ces écoles reconnue dans leur formation, c’est à dire trois années
d'études post-bac48 ». Là aussi, la mise en place de diplômes permet à la profession de
s'organiser, dans une volonté d'objectivation donc de distinction face à l'afflux de
comédiens sur le marché comme l'explique Briac Jumelais :
« C’est d'ailleurs la mise en place du diplôme qui a posé le problème de
la définition du métier de comédien dans les textes réglementaires. Avant 2008,
il n’y pas de référentiel métier, seule la reconnaissance professionnelle faisait le
métier et il restait toujours le statut d'intermittent qui faisait office de métier. Tu
l'as, t'es dans le métier ou non. Il n’y avait pas de référentiel qui disait pour être
comédien, il faut avoir connaissance de ça ça ça ça et voilà. Tout ça a été une
démarche, construction entre le ministère et les écoles qui s’est faite entre 2000
et 2008 ».
Le responsable des études explique que le processus d'institutionnalisation du diplôme
obéit à deux mouvements. D'un côté, il s'agit de « voir ces écoles reconnues dans leur
formation, c’est trois années d'études post-bac », et de l'autre, « d'obéir à un autre
mouvement, plus contraignant lié aux accords de Bologne et à l’harmonisation des
diplômes au niveau européen ». Cette « ingérence» est confirmée par le statut administratif
des écoles en tant qu' «établissements publics placés sous la tutelle de l'Etat » qui leur
« confie depuis plusieurs décennies une mission d’enseignement supérieur à visée
professionnelle49 ». Par ailleurs, il ne suffit pas d'intégrer l'école pour obtenir son diplôme
car « la licence ne peut être délivrée qu’à partir du moment où les étudiants concernés ont
validé les crédits délivrés par l’Ecole et, de la même façon, le Diplôme National Supérieur
Professionnel de Comédien (DNSPC) ne peut être validé que si les élèves concernés ont en
47 Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
48 Ibid
49 Annexe 4
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amont obtenu la licence Arts du Spectacle, « parcours de comédien professionnel50 » ».
b. L'importance de l'insertion professionnelle
A la question « qu'est ce qui a motivé ton envie de passer les concours ? »,
l'insertion professionnelle, davantage que la formation, est la réponse qui fait le plus
consensus chez les étudiants, aussi bien en COP qu'au TNB. C'est d'abord « le temps gagné
à pas galérer » qui a motivé Florent, étudiant à l'école de Montpellier, à passer des
concours. Il explique qu'« en passant une école, tu gagnes peut être cinq ans de ta vie, tu
rencontres les grands metteurs en scène du moment, tu fais des rencontres plus facilement,
c'est ça qui m'a décidé ». Clémentine, étudiante en COP, indique que « c'est vachement
plus facile de devenir comédien en ayant fait une école parce que tout simplement tu te
crées un carnet d'adresse, tu rencontres des gens qui vont te prendre sur des projets après et
quand t'arrives avec ton petit DET51 du conservatoire de Rennes … ben … c'est beaucoup
plus difficile de rentrer dans des projets professionnels».
Stanislas Nordey, directeur pédagogique de l'école du TNB de 2000 à 2012 parle d’une
« politique volontaire et ambitieuse » en matière d'insertion professionnelle :
« Dès le premier jour d’entrée nous les préparons à leur sortie. En fait
nous nous projetons sur neuf ans : nous sommes responsables d’eux pendant
les trois années de la promotion mais également pendant les six années qui
suivent où nous continuons à les accompagner d’une manière ou d’une autre.
Chaque année nous recontactons les anciens élèves sur leur parcours, leurs
projets, leurs difficultés… Et nous avons aménagé un système d’insertion à la
façon du JTN (le Jeune Théâtre National)... Cet aspect de l’insertion des élèves
est rendu possible en particulier parce que le TNB est au centre de réseaux,
travaille avec des metteurs en scène. »
Dans une « branche » où la concurrence est très rude, les écoles prennent leurs dispositions
pour assurer à leurs élèves du travail pour six ans, en organisant directement leur insertion
professionnelle (c'est également le cas au TNS, au CNSAD avec le JTN). Celle-ci
commence « dès qu’ils entrent dans l’école, dès le début puisque les artistes intervenants
50 Annexe 4
51 Diplôme d'Etudes Théâtrales délivré en fin de COP
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sont aussi de futurs employeurs ! Ils font une sorte de pré-recrutement pour la suite
52
».
L'insertion professionnelle semble donc motiver la structure de l'enseignement et le souhait
de ne travailler qu’ ' avec des « artistes pédagogues », des « artistes en exercices » car « à
un moment si on est avec des professeurs on est plus en lien avec le métier53 ».
C''est également cette nécessité d'être en lien avec le métier qui explique la très forte
sélection à l'entrée des grandes écoles. Briac Jumelais parle de « responsabilité face à la
profession », et d'un « principe d’auto limitation qui est lié à l’activité professionnelle de la
branche ». C'est le principe de réalité qui gouverne et explique l'instauration d'un droit
d'entrée de plus en plus élevé : « quand on voit la galère que c’est déjà tu ne peux pas
t’amuser à déverser 3000 jeunes comédiens nouveaux par an parce qu’il n’y pas le travail
pour, il n’y pas les budgets pour, les financements pour54 ». La sélection prend ici une
« fonction d'organisation de la profession » et rappelle en ce sens « l’Académie de peinture
et de sculpture, issue d’une rupture avec la corporation, [qui] conservait, une fonction
d’organisation du métier, qui imposait une sélection à l’entrée55 ». La constitution d'un jury,
la sélection, la reconnaissance semblent être autant de similitudes avec le système
académique : « c’était en effet les académiciens, avec quelques représentants de
l’administration, qui formaient le jury d’admission au Salon de peinture ; or ce Salon était
presque la seule façon pour un peintre de se faire connaître et reconnaître, en s’ouvrant la
possibilité de ventes ou de commandes ultérieurs56 ». C'est également ce que rappelle
Pierre-Michel Menger : « la sélectivité d'une formation supérieure et la réputation du titre
qu'elle confère facilitent l'accès à l'emploi et permettent de tirer parti du réseau
d'interconnaissance constitué, avec les enseignants et les promotions d'anciens élèves 57».
L'importance de l'insertion professionnelle est donc une première caractéristique
distinctive des ESAD par rapport aux conservatoires. L'idée que les concours représentent
un droit d'entrée dans le « champ du théâtre contemporain » est ici validée par l'ouverture
au « réseau » permise par ces écoles et par la différence des « méthodes de travail » au
sens où la pédagogie est elle aussi pensée pour « préparer aux réalités du métier ». Si les
élèves travaillent avec autant d'intervenants différents, c'est pour « être capable de se
52
53
54
55
56
57
Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
Ibid
Ibid
Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p54
Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p54
Menger P-M, La Profession de comédien... Op Cit. p112
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former pour pouvoir rebondir ensuite, (...), savoir passer d’un travail à l’autre très
rapidement, ce qui est le cas du métier de comédien 58».
c. Être comédien : un statut professionnel
Les étudiants, en COP ou au TNB, ont tous le statut d'étudiant. Ils opèrent donc
naturellement une distinction entre leur activité à l'école et l'entrée sur le marché du travail.
« Ici, tout nous arrive sur un plateau au final, on est étudiant, on fait aucune
démarche pour aller travailler, c'est le directeur qui nous ramène tous les
intervenants, on fout rien entre guillemets. Au bout de trois ans, il va falloir
taffer dehors, même si on bosse beaucoup maintenant, c'est que dalle par
rapport à ce qui nous attend, quand il va falloir monter ses projets, ses
machins.» Florent, étudiant à l'école de Montpellier
Garance, l'assistante pédagogique au TNB, va dans le même sens :
« Après il y a le spectacle de sortie, moi quand j’y étais j’assistais Stanislas
Nordey à la mise en scène mais j’ai quitté le spectacle en cours parce que je
n’étais pas d’accord avec le travail. Il est très dur avec eux, très exigeant. Tout
d’un coup il sort du rapport maître/étudiant pour un rapport metteur en
scène/acteur et c’est vrai que pour eux ce n’est pas forcément facile, surtout
qu'il ne mâche pas ses mots, il est dur donc bon… tout d’un coup ils
deviennent acteurs professionnels après trois ans au sein de l’école et c’est vrai
que ce n’est pas facile.59 »
L'identification à la profession de « comédien » dans un « registre professionnel »
semble ne pas dépendre d'une décision subjective de l'artiste mais bien se définir par un
premier emploi rémunéré. C'est en ce sens que l'on peut comprendre l'affirmation de
Grégoire - « comédien professionnel ça peut être à partir du moment où t'as un revenu
continu, administrativement c'est quand tu touches l'intermittence » - qui lui ne se
considère pas comédien mais « élève-comédien, élève pour devenir comédien ». En effet, à
la question « te considères-tu comédien ? », une part relative des acteurs interrogés s'est
trouvée dans l'incapacité de répondre clairement, laissant penser que le processus de
professionnalisation s'opère davantage de manière continue, plutôt que par un choix
irréversible opéré à un moment donné tel l'artiste foudroyé par la révélation de sa vocation.
Néanmoins, l'analyse des discours sous le prisme du « registre vocationnel » nuancera cette
réponse.
58 Entretien avec Garance Dor, assistante pédagogique à l'école du TNB
59 Ibid
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B. Une école accueillant des artistes :
l'importance du régime vocationnel
Comme il a déjà été dit en introduction, une même personne peut agir à la fois
« professionnellement » et vocationnellement ». Nathalie Heinich rappelle à ce propos que
« l’usage par Weber lui-même du terme de Beruf, signifiant à la fois « profession » et
« vocation », montre bien que ces deux « types » d’activité peuvent parfaitement s’associer
dans une même occupation 60». C'est cette coexistence qui est source d'ambivalence dans
les pratiques. Il s'agit dans cette sous-partie de montrer que même s'ils sont à l’école, les
« élèves-comédiens » sont avant tout des « artistes » qui obéissent à une «nécessité », à une
« vocation ».
1. La vocation : faire exister une « communauté de
destin »
a. Le théâtre comme « nécessité intérieure » : un engagement de
corps et d'esprit
Les étudiants ne choisissent pas d'entrer dans une école de théâtre, ils choisissent de
consacrer leur vie au théâtre. Et c'est bien cet engagement qui appelle la formation et non
l'inverse. L'engagement dans et pour le théâtre est ainsi ressenti comme une nécessité.
Avoir une vocation « c’est se sentir appelé à exercer une activité, non par calcul d’intérêt
ou par obéissance à des convenances ou des obligations, mais comme un désir personnel,
intérieur, d’embrasser une carrière pour laquelle on se sent fait, à laquelle on se sent
destiné. C’est gagner sa vie pour pouvoir créer (régime vocationnel), et non pas créer pour
gagner sa vie (régime artisanal ou régime professionnel), selon le modèle de l’ « économie
inversée » mis en évidence par Pierre Bourdieu61 ». Pour Julie, la vocation s'est faite de
manière précoce : « depuis que j’ai 4 ans, je veux faire ça, c’était une évidence… ». Cette
évidence impose un engagement total où il n'a pas de place pour l'échec : « moi j’ai jamais
fonctionné avec le en cas d’échec, (...) j’aurais aimé faire d’autre chose par curiosité mais
60 Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p63
61 Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p124
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pas en cas d’échec, il n’y pas d’échec possible, parce que si j’y crois pas… 62».
Il y a dans l'idée de « vocation », l'idée de « révélation », quand l'artiste prend
conscience de ses qualités naturelles :
« C’était une journée rencontre entre les élèves de 6ème, et le prof devait
choisir une personne dans la classe, et nous on avait été retenu pour Cyrano et
ce texte-là, je ne sais pas ce qui s’est passé quand je l’ai lu mais je me suis dit
que je voulais faire du théâtre ». Laura, étudiante au TNB
« Mon parcours théâtral commence au collège, j’ai joué dans une pièce à la fin
de l’année, et quelque chose s’est passé à ce moment-là, et à la fin de la pièce il
y a deux ou trois personnes qui sont venues me voir en me disant c’était super,
il faut que tu fasses ça, justement à un moment où j’ai eu un trou de texte où un
truc comme ça, où j’étais en perdition. Et c’est la clé du métier de comédien,
d’essayer de trouver des déséquilibres ». Camille, étudiante au TNB
Ces anecdotes sont importantes car elles font sens pour les acteurs, elles deviennent un
élément fondateur de leur parcours. Dans ce cas, « la vocation, en effet, est indissociable de
cette forme singulière de détermination de l’activité qu’est l’inspiration, qui déclenche et
justifie l’activité créatrice. Elle s’oppose point par point à la régularité, à la prévisibilité, au
contrôle qui gouvernent l’exercice du métier ou de la profession 63». Quand le théâtre
s'impose pour les étudiants comme «mon moyen d’expression que je sois gamin ou ado 64 »,
comme « la seule activité qui me tenait à cœur 65 », ou « le seul truc que j'aimais66 », même
les études deviennent secondaires. C'est ce qu'expliquent Clémentine - « moi j'ai fait L
pour pouvoir suivre le théâtre, j'étais obligée pour faire théâtre option lourde » - ou Achille
- « je me posais même pas la question de sécher des cours ou quoi, le théâtre était
beaucoup plus important ». Le choix de devenir comédien n'est donc pas un choix de demimesure, il implique un engagement qui distingue les « appelés » des « amateurs » comme
l'explique Erwan : « dans le théâtre je pouvais me démerder parce que je crois qu'en atelier
j'étais quasiment le seul à m'impliquer comme ça, pour les autres c'était une simple activité
parascolaire ». Briac Jumelais explique d'ailleurs l'attraction de la pratique artistique par
des éléments vocationnels :
« Et comment vous expliquez qu’il y ait des plus en plus de candidats aux
écoles alors que c’est une profession de plus en plus précaire ?
62
63
64
65
66
Entretien avec Julie, étudiante au TNB
Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p127
Entretien avec Achille, étudiant au TNB
Entretien avec Erwan, étudiant en COP
Entretien avec Clémentine, étudiante en COP
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C’est assez évident finalement : quels sont les endroits de pensée,
d’engagement, de rêve et d’utopie qu’on propose à la jeunesse aujourd’hui ? Il
y a quelques endroits militants mais c’est tout, sinon il n’y a rien. Donc tu te
dis il y a un endroit qui me fait rêver, où t’es engagé plein, où tu trouves un
sens à ta vie, un endroit de rendez-vous et de rencontres et voilà. »
Cette focalisation sur l’intériorité, fondamentale en régime vocationnel, fait de la
vocation avant tout une recherche d’identité personnelle comme l'indique Judith Sangler :
« nous nous soucions avant tout de savoir si notre occupation présente ou future est bien la
nôtre, celle qui nous permettra d’être pleinement nous-mêmes, et si elle répond bien à ce
qui nous importe. La vocation moderne se présente comme la tâche éthique d’une vie, et
cette vie est son champ, son enjeu et le critère de sa réussite. C’est parce que la grande
priorité est de réussir sa vie à ses propres yeux qu’il est si important que chacun puisse se
reconnaître dans ce qu’il fait67 ».
b. Un parcours de « rencontres » et de « révélations »
Même si les étudiants n'adoptent pas entièrement les représentations liées au
modèle de l'artiste romantique, le « régime vocationnel » reste pertinent pour comprendre
l'idée de révélation qui transparaît dans les discours. Cette révélation s'ancre dans le
registre de la rencontre entre deux univers artistiques. Dans chaque entretien, l'étudiant
évoque son parcours comme une succession de rencontres – avec une personnalité, un
auteur, une école, etc. - vécues sur le mode de la révélation au sens où elles font appel à
quelque chose d'inexplicable. La première révélation (ou rencontre) est bien sûr celle de
l'élève avec le théâtre comme nous l'avons vu précédemment. Elle peut également avoir
lieu entre l'élève-comédien et un auteur, c'est alors une rencontre entre l'artiste et un texte :
« Tu découvres tout d’un coup ce que c’est être sensible aux choses. En allant
sur un plateau de théâtre, je découvrais cette expérience sensible, moi
confronté à un texte, il se passait des choses extraordinaires. La première fois
que j’ai lu un texte de Musset, je me suis mis à pleurer sans comprendre
pourquoi, j’étais juste ému par les mots, ça a été une expérience incroyable ».
Arthur, étudiant au TNB
67Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p 319
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« Dimanche soir, veille du concours, je me mets à lire plein de scènes dans ma
bibliothèque, et du coup je choisis un texte qui m’a fait flash comme ça, j’ai
trouvé une jouissance à lire ce texte, que j’ai pas comprise, et je me suis dit,
bizarre... Didier Georges Gabily, « Violence », donc contemporain. Je me mets
à apprendre ces mots sans y comprendre grand-chose. Et je crois qu’au
concours c’est cette scène-là qui a marché, tu es un mode survie donc il y a truc
qui s’allume, soit ça plante, soit au contraire tu blindes et tu récites comme les
fables de Lafontaine, soit t’es paumée et il y a un truc qui s’active dans ton
cerveau, les mots sortent tout seul en gros. » Camille, étudiante au TNB
Pour d'autres, le concours est aussi l'instant de la rencontre avec l'école. Alors qu'il
n'avait pas envie d'intégrer l’école, Achille explique qu' « après la soirée de boulot avec
Laurent Sauvage68, (…), j’avais vraiment choisi l’école parce que le mec avait réussi à
nous faire poser les vrais questions donc à ce moment-là j’ai vraiment envie de rentrer dans
l’école ». L'acception de l'étudiant à l'école serait donc issue d'une rencontre bilatérale
entre les deux parties : « c’est vraiment une rencontre, aussi bien de toi avec l’école
qu’avec les gens qui te font travailler » explique François. Le registre du discours est celui
de l'élection réciproque, de la rencontre entre deux artistes et dilue la relation asymétrique
jury-candidat. Ce registre permet aussi aux étudiants de relativiser certains échecs lors des
concours : « à Paris, quand je les ai ratés, les gens je les trouvais atroces à ces concours-là,
méchants ; et maintenant je sais pourquoi et surtout je sais que c’est toi qui choisis l’école
aussi, et je n’aurais pas été heureuse là-bas » raconte Laura. L'échec n'est pas imputable
directement au candidat mais à l'incompatibilité entre l' « univers » de l'école, sa
pédagogie, et les goûts subjectifs de l'élève : « ce n’est pas parce que t’es mauvais que t’es
pas pris, tu les passes tous parce que tu ne sais pas quelle école te correspond, c’est une
rencontre et il faut être là au bout moment69 ».
La rencontre se poursuit au sein de l'école en offrant à l'élève-comédien « de vrais
rendez-vous comme Bruno Messat ou Eric Didery qui peuvent être des vraies révélations
pour l'acteur, (…) et comment on se dit ah ça ce n’est pas mon théâtre ou comment à partir
de ça on se rencontre nous-même
70
». Ce registre de la rencontre réciproque est également
celui des acteurs institutionnels, comme l'explique Briac Jumelais : « nous on propose une
formation qui est très subjective donc il faut qu’on se choisisse mutuellement, donc du
68 Artiste intervenant à l'école du TNB
69 Entretien avec Laura, étudiante au TNB
70 Entretien avec Julie, étudiante au TNB
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coup, tous les ans Stan leur repose la question : « est ce que tu souhaites rester dans l’école
l’année prochaine ? » On se choisit ». La formation au sein de l'école est alors présentée
comme un contrat renouvelé, un échange permanent entre deux parties qui auraient une
capacité de jugement équivalente : « je suis pas tout le temps d'accord avec le prof ou
l'intervenant par exemple, tu vois, tu lui en parles ou même si tu lui en parles pas tu rentres
dans son rêve mais t'as toujours tes rêves à toi. Il faut toujours s'imposer en fait, j'ai ça à
dire, j'ai ça à défendre et même si t'es mon prof ou quoi, je vais défendre ça71 ».
c. « Un professionnel ce n’est rien de plus qu’un amateur qui est
tombé dans la constance », Beckett72.
Une des hypothèses de départ repose sur l'idée que les étudiants en COP, à la marge
du champ artistique, auraient des représentations différentes de leur activité que les
étudiants des écoles supérieures, qui seraient eux intégrés dans le champ et donc plus
légitimes à se dire comédiens. Les entretiens prouvent le contraire puisque sur les quatre
étudiants en COP, trois affirment être comédiens, et un se dit « élève-comédien ». Les
étudiants du TNB revendiquent également aisément ce statut puisqu'ils sont cinq sur les six
interrogés à se dire comédien. Ce n'est donc pas l'admission dans une école qui détermine
le sentiment d'être comédien. Il s'agit davantage d'un sentiment subjectif lié à la pratique
quotidienne du théâtre comme l'explique Erwan : « je dois être comédien sans doute parce
que je sais que je travaille sur un plateau, que je fais du théâtre, j'ai le statut de comédien,
je ne suis pas payé pour ça mais ouai je suis comédien parce que concrètement je fais un
travail de comédien ». Ce n'est donc pas, en régime vocationnel, un critère objectif
d'emploi rémunéré qui distingue les « comédiens » des « apprentis-comédiens » ou des
« amateurs » : « j’ai arrêté de penser qu’il fallait que j’attende l’intermittence pour me
considérer comédienne. A un moment donné, c’est plus soit on est comédien soit on l’est
pas c’est juste que je pratique ce métier tous les jours même si je ne suis pas payée pour
ça73 ».
71 Entretien avec Florent, étudiant à l'école de Montpellier
72 Entretien avec Arthur, étudiant au TNB
73 Entretien avec Julie, étudiante au TNB
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Dans son enquête sur les écrivains amateurs 74, Claude Poliak explique que « la
frontière ente professionnels et amateurs tend à se brouiller, à mesure que l’attirance pour
cette activité se détache d’un objectif strictement professionnel pour se rapprocher d’une
pratique vocationnelle, moins étroitement subordonnée à la volonté d’en tirer une
rémunération exclusive 75». La reconnaissance du droit de l’artiste à l’autodéfinition est
d'ailleurs inscrite explicitement dans la définition de l’artiste par l’UNESCO : « Toute
personne qui […] considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie,
qui ainsi contribue au développement de l’art et de la culture, et qui est reconnue ou
chercher à être reconnue en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non par une relation de
travail ou d’association quelconque 76».
Grégoire explique néanmoins dans notre entretien qu'il existe selon lui deux
réseaux : « le réseau élitiste des grandes compagnies qui passe au TNB et le réseau des
petites compagnies qui passe à la Paillette ou à l'ADEC77, mais ce n’est pas pour autant que
l'un est meilleur que l'autre. Ça me dérangerait pas du tout de réussir à avoir une grande
école et après d'intégrer une compagnie qui fait du spectacle de rue 78». Il semble important
de relever ici une croyance en l'existence d’un « monde théâtral des petites compagnies»
qui - même s'il se définit en partie par son opposition à des règles tenues pour arbitraires et
élitistes - n’aurait rien à envier au « champ théâtral contemporain » en termes de qualité
artistique. A la question « pourrais-tu, à ta sortie de l'école, intégrer des projets où tu
jouerais avec des gens qui n’ont pas fait des écoles de théâtre ? », Camille confirme
l'existence de deux réseaux distincts : « alors ouai, mais je ne suis pas sûre de les
rencontrer par ce que mine de rien on a quand même un réseau». Néanmoins, elle n'établit
pas non plus de différence qualitative : « j'admire ma copine Lucile qui depuis 3 ans fait
des tas de trucs et ça me semble parfois plus fou que ce que je vis à l’école (…).
Artistiquement parlant, c’est totalement possible d’être comédien sans passer par une école
même si sur des questions de logistique c’est très compliqué 79 ».
74 Poliak C, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, Economica,
coll. « Etudes Sociologiques », 2006
75 Ibid, p 62
76 Poliak C, Aux frontières du champ littéraire... Op Cit. p54
77 Le théâtre de la Paillette et le théâtre de l'ADEC (maison du théâtre amateur) sont des salles de
théâtre rennaises
78 Entretien avec Grégoire, étudiant en COP
79 Entretien avec Camille, étudiante au TNB
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Le droit reconnu à tous d'être comédien va de pair avec le déni de la concurrence
qui est la condition de possibilité du « sentiment d'appartenance à un destin commun
(« être artiste ») 80». Nathalie Heinich développe cette idée : « c’est précisément le propre
d’une catégorie que de posséder des contours flous, négociables selon les contextes les
intérêts – et ce d’autant plus que l’appartenance à la catégorie en question constitue un
enjeu de prestige 81». « Je suis allé voir ma prof en larmes pour lui annoncer que je voulais
faire du théâtre » explique Arthur, « c’est un peu comme si tu rentrais dans une
communauté et il y a quelque chose de l’ordre du sacré qui se partage tout d’un coup ».
Plus que l'appartenance à un collectif, François explique que « ça devient vite une
famille », faisant ressurgir l'utopie de la « grande famille du théâtre » et parlant de sa
professeure comme sa « mère artistique ». L'insertion dans un collectif, très intégrateur et
à la fois singulier permet de comprendre l'attraction de la catégorie « artiste ».
2. La dénégation de l'ordre scolaire
a. L'absence de notes ou le déni du classement
La formation au sein des ESAD est basée sur un registre qui accorde toute son
importance à la subjectivité et donc à l'irrationnel, à l'inclassable. Comment penser
l'évaluation des élèves dans ce contexte ? Existe-t-il des notes, ou des substituts
équivalents ? On a relevé en première partie l'existence d'un système d'évaluation.
L'importance de celui-ci est néanmoins relativisée par les acteurs. Camille explique qu'
« en tous cas les notes, on en n’a pas connaissance, une fois qu’on est dans la classe, tu es
obligé d’oublier ce rapport de classe». Garance Dor nie pour sa part, une quelconque
intention de la part des pédagogues de classer ou de noter les élèves :
80 Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste.. Op Cit. p237
81 Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p189
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« (...) les élèves ne sont pas notés à l’intérieur de l’école, il n’y pas de
classement, pas d’évaluation. Il y a des bilans…
- Pourtant j’ai lu que le conseil pédagogique se réunissait une fois par semestre
et à la fin de l’année pour décider de faire passer ou non dans l’année
supérieure.
- Bah moi quand j’y étais il n’y avait pas de cycle supérieur parce qu’il n’y a
qu’une seule promo sur trois ans… donc sauf gros problème tout le monde
passe dans les années supérieures …
- Tu ne peux pas redoubler une année au TNB ?
-Non ça n’a pas de sens, si ça ne fonctionne vraiment pas, la personne est
plutôt invitée à partir mais c’est des cas extrêmes. »
Plus tard dans notre entretien, Garance Dor s'étonne de la question : « Des critères
objectifs en art ? C’est compliqué, il y a toujours une subjectivité… », et rappelle la place
irréductible de l'irrationnel en matière artistique : « tu es touché par quelqu’un ou pas, tu es
émue ou pas, c’est des choses qui ne se contrôlent pas. Après il y a forcément un style, une
préférence du jury selon l’endroit d’où ils viennent, leur mode de travail». C'est l'idée
même de classement à laquelle les acteurs sont réfractaires : « finalement au théâtre est ce
que toi tu noterais des comédiens sur scène ? Tu peux pas classer comme ça les comédiens
de France » indique Camille. Florent rappelle l'existence de notes à l'ENSATT de Lyon,
école gérée par l'Education Nationale, et s'insurge contre cette idée : « je trouve ça ouf
quoi, noter le théâtre!(...) On n’est pas noté sur ce qu'on fait sur scène, on a des retours,
« t'as fait de la merde, c'était bien » mais voilà, on n’est pas à la fac quoi. Si je fais ça, c'est
aussi parce que je voulais plus être à la fac. » Là encore, les étudiants rappellent ce qui
distingue une école de théâtre d'une autre école de formation supérieure : la croyance selon
laquelle l'art ne peut être jugé selon des critères objectifs qui obéiraient à des normes, des
canons stables et acceptés par tous, constitutive de l'ambivalence permanente qui existe au
sein d'établissements de formation artistique.
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b. L'importance du travail autonome : « un chemin à trouver
seul »
« Je me dis souvent que l’on ne peut rien apprendre à l’élève-acteur. La seule
personne qui puisse lui apprendre quoi que ce soit, c’est lui-même. Cependant,
l’Ecole peut le mettre dans des situations fertiles, et l’aider à questionner et à
incarner le trouble qu’il porte souvent en lui. Pour que l‘école ait toute sa force
créatrice, l'apprenti comédien doit renoncer ici à se considérer comme un élève,
renoncer à cette position d'attente: qu'avez-vous à m'enseigner? » Stuart Seide,
directeur pédagogique de l'EPSAD82
Si le théâtre obéit avant tout à une « nécessité intérieure », il semble logique que les
réponses viennent des étudiants eux-mêmes. L'école est alors envisagée comme un
«investissement permanent où rien n'est dû à l'acteur et ne serait être en aucun cas un lieu
de consommation passive des savoirs et techniques du comédien83 ». Cette ambivalence
permanente entre l'élève et le comédien peut être source de difficultés comme ce fut le cas
pour Arthur : « à l'école je rencontrais des metteurs en scène qui me demandaient déjà de
travailler comme un acteur professionnel, qui m'aidaient pas du tout, qui ne disaient pas
comment faire parce qu’il fallait que je trouve le chemin par moi-même. Ca été très
compliqué pour moi pendant longtemps ». L'école semble être davantage un lieu qui
permette à l'apprenti-comédien de pratiquer son art, de s'exercer, qu'un lieu de transmission
formelle. Cette réalité est pour Julie ce qui permet au comédien de devenir « acteur
créateur et pas acteur passif, ou comment à un moment donné tu ne suis pas un metteur en
scène et tu es toujours en proposition ». Le modèle de l' « acteur-créateur » valorisé par la
pédagogie de l'école repose sur le régime vocationnel au sens où « aucun collectif ne vient
interférer entre le créateur et la création84 ». Il remet en cause « la technique pure,
complètement découpée du fond de pourquoi tu le fais » et l'idée de transmission d'un
« savoir-faire ». C'est ce qu'explique Julie :« ce qui est très fort dans le travail de Nordey,
c’est que quand dans le théâtre on nous parle de diction ou de trucs comme ça, lui il nous
en parle jamais, il nous parle de penser. C’est-à-dire que si un moment donné tu penses
82 http://www.epsad.fr/ecole/edito.htm
83 Ariel Garcia Valdès, directeur de l'école de Montpellier
84 Heincih N, L'amour de l'art en régime de singularité. In: Communications, 64, 1997. pp. 153171.
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quelque chose et t’as besoin de le dire, ton corps il va savoir le dire et tu vas trouver les
ressources nécessaires en toi, techniques pour faire passer quelque chose même à la
800ème personne ».
La valeur accordée à l'acteur et à sa créativité prend le pas sur l'apprentissage
technique et régulier du régime artisanal ou professionnel. Dans cette optique, le travail
demandé aux étudiants des écoles supérieures comme aux étudiants de COP est en grande
partie un travail autonome dans lequel ils doivent monter des projets entre eux : « à un
moment donné ils nous disent si vous voulez faire quelque chose allez-y., on travaille
vachement en autonomie, en proposition85 ». Pour Garance, cette autonomie s'explique par
le fait que « les gens qui rentrent dans ces écoles-là sont déjà comédiens, ils le deviennent
pas pendant l’école, ils le sont déjà (...). A partir de ce moment-là, ces gens qui ont déjà un
potentiel fort et une expérience, poursuivent déjà leur recherche, il me semble que ça
s’apparenterait plutôt comme quand on est à la fac en train de faire une thèse ».
c. Un rapport d'hyper-proximité entre des « partenaires »
« L’autre particularité de notre formation c’est qu’on est une école
d’enseignement supérieur artistique mais qu’on un des rares gestes artistiques à
avoir besoin de développer un geste collectif de formation. C’est-à-dire qu’on
peut faire de la musique, des arts plastiques en s’entraînant tout seul, l’autre
geste artistique qui se rapprocherait du nôtre c’est celui des danseurs. En
théâtre, il faut un plateau, il faut être dans un travail collectif, sans ça ça
n’existe pas ». Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
La forme même du théâtre, comme art collectif, permet aux « élèves-comédiens »
de se sentir « partenaires » plus que « camarades de classe » : « on est pas du tout dans la
compétition, on est des partenaires et on sait que sans l’autre on est rien » explique Julie.
Par ailleurs, le cadre même de la formation (une promotion de seize élèves pendant trois
ans au TNB et un groupe de onze pendant deux ans au COP) instaure nécessairement un
85 Entretien avec Julie, étudiante au TNB
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rapport d'hyper-proximité entre les étudiants qui les distinguent des simples « camarades
de classes ».
« On n’est pas obligé d’être potes mais bon là du coup, vu qu’on a vécu
ensemble pendant trois ans, ça devient une famille, c’est un noyau quoi ».
Achille, étudiant au TNB
« Certains pendant trois ans sont restés vraiment entre eux, à tel point qu’ils
sont tombés amoureux, ou alors qu’ils ont couché ensemble et que y a un
rapport où au final c’est tes partenaires, tes amis, tes histoires de cul, tes
amours. Il y a tout qui se mélange et pour certains c'est plaisant et d’autres pour
qui c’est plus compliqué ». Arthur, étudiant au TNB
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Pour conclure cette première partie, il semble important de rappeler que le « régime
professionnel » et le « régime vocationnel » ne sont pas incompatibles. L'activité peut être
pratiquée aussi bien de manière professionnelle, permettant une carrière relativement
rémunératrice, que de manière vocationnelle, de façon inspirée. Une même personne peut
donc agir à la fois « vocationnellement » et « professionnellement ». La mise en place d'un
enseignement d'Etat semble définir via la création d'un diplôme national un seuil de
compétence minimal standard qui tend à devenir une condition nécessaire d'accès au
marché du travail. Néanmoins, nous avons pu analyser l'importance accordée par les
acteurs à la subjectivité de la vocation et de la pratique théâtrale, qui libère (ou protège) les
« apprenti-comédiens » d'une uniformisation trop stricte des compétences requises.
A ces pratiques correspondent des représentations, des valeurs, plus ou moins
investies par les acteurs dans des stratégies de représentation de soi. Les valeurs propres à
l'activité artistique se partagent entre le « régime de singularité » et le « régime de
communauté » définis en introduction. C'est la croyance des agents dans ces valeurs et
dans les règles en vigueur dans le champ qui en découlent, qui forment l' « illusio » à
partager pour entrer dans le « champ artistique » : « chaque champ produit sa forme
spécifique d’illusio, au sens d’investissement dans le jeu qui arrache les agents à
l’indifférence et les incline à opérer les distinctions pertinentes du point de vue de la
logique du champ86 » explique Bourdieu. Enfin, nous verrons que l'entrée dans le jeu
suppose un investissement de la part des agents pour acquérir du « capital spécifique pour
être en mesure de jouer, mais aussi pour reproduire la croyance dans sa capacité de jouer et
dans la valeur du jeu87 ». Outre le capital spécifique requis, « les nouveaux entrants doivent
payer un droit d’entrée qui consiste dans la reconnaissance de la valeur du jeu (la sélection
et la cooptation accordent toujours beaucoup d’attention aux indices de l’adhésion au jeu,
de l’investissement) et dans la connaissance (pratique) des principes de fonctionnement du
jeu 88», écrit Pierre Bourdieu.
Dans quelle mesure les acteurs, confrontés à une forte sélection, sont-ils investis et
s'investissent dans le jeu ? Favorisent-ils un régime plus que l'autre ? Sur quelles
représentations de la pratique artistique se basent leurs stratégies ?
86Bourdieu P, Les règles de l’art. Op Cit. p 373
87Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste. Op Cit. p252
88Bourdieu P, Les règles de l’art. Op Cit. p 375
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II. Entre singularité et
communauté, individu – acteur
et troupe : l'ambivalence des
valeurs
« Nordey dit : « les trois éléments qui font que vous êtes pris dans une école,
c’est 1) qu’on voit votre désir de théâtre 2) qu’on voit votre capacité au travail
3) la petite étincelle ». Arthur, étudiant au TNB
Les « critères » énoncés par Stanislas Nordey reflètent nettement l’ambivalence de la
pratique théâtrale partagée entre le « régime de communauté » - homologue du régime
professionnel en terme de valeurs – qui favorise la tradition, l'autorité, le travail ; et le
« régime de singularité » qui accorde une place irréductible au talent, à l'authenticité, à
l'originalité. Le concours très sélectif à l'entrée des ESAD est le moment qui permet de
saisir l'ambivalence de cette activité où s'opère à la fois des processus de différenciation et
parallèlement un nécessaire refoulement de la compétition dans un discours collectif sur la
vocation.
A. Travail, reconnaissance, compétition :
s'investir dans le régime de communauté
Le
«
régime
de
communauté
commande
l'excellence
artisanale
et
professionnelle89 », entendue comme la « capacité de maîtriser les canons ». La
reconnaissance passe alors par le jugement des « pairs » ou « experts », qui, à travers les
89 Heincih N, L'amour de l'art en régime de singularité. In: Communications, 64, 1997. pp. 153171.
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concours, institutionnalise la reconnaissance du talent. Les candidats adoptent dans ce but
des stratégies visant à valoriser leur « savoir-faire ».
1. L'importance du travail et du mérite : une volonté
objectivante
a. L'importance du travail
Dans le registre de communauté, « le talent compte moins que le travail. Si t’as du
talent et que t’apprends pas ton texte bah c’est chiant », indique Erwan. Julie va même plus
loin, selon elle, « le talent, ça n’existe pas ou très peu ». La part de travail demandée à
l'acteur est une constante, et permet d'inscrire le métier d'acteur dans un « régime de
communauté » où « n’importe qui peut devenir comédien, même Paris Hilton, si elle fait
les choses sérieusement, qu’elle s’implique sérieusement (...) c’est pas plus compliqué que
ça, un acteur c’est avant tout quelqu’un qui travaille 90». Le travail possède ici une valeur
objectivante. C' est justement l'importance donnée à l'apprentissage qui permet de gommer
les différences de « talent » que peuvent avoir les élèves entre-eux : « quand je suis arrivé,
j’avais toujours ce truc du petit gars de 18 ans qui se retrouve avec des gens qui ont une
expérience bien plus importante du théâtre (…) mais ça suffit pas du tout, après il faut
bosser, bosser, bosser, bosser, et c’est ça qui change la donne en fait91 ».
Le métier d'acteur résulte d'un apprentissage long et régulier, certaines étapes
comme le passage dans un conservatoire semblent indispensables : « ça permet de vérifier
si t’es pas sur une chimère » explique Briac Jumelais. Dans les textes de présentation des
concours, les écoles insistent sur le fait que « la majorité des candidats retenus est passée
par des conservatoires 92» rappelant ainsi le rôle primordial de cette formation initiale :
« le conservatoire c’est 16h de théâtre par semaine donc tu te rends comptes de ce que
c’est, de la rigueur, des impératifs de travail qu’il y a pour arriver à cet endroit de
formation là, et t’es pas dans le je veux être comédien star 93».
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Entretien avec Erwan, étudiant en COP
Entretien avec François, étudiant au TNB
Selon Briac Jumelais : « à 80% ils sont passés par des conservatoires »
Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
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L'existence d'établissements de formation artistique repose sur l'idée d'éducation
artistique, au sens où même la sensibilité, l'émotion, sont des éléments qui s'acquièrent
comme le rappelle Arthur : « j'ai commencé à éduquer mon regard ». Pour Achille, ce qui
demande du travail c'est « comment est-ce que tu fais pour t’approprier un texte ? Qu’est
ce qui fait qu’il va t’appartenir ? Que tu vas le connaître, comment est-ce que ça va te
parler ? ». Le travail dans le cadre d'une activité artistique peut être qualifié comme «
œuvre » (work) plutôt que comme « travail » (labor). Il s'agit de rejoindre ici la distinction
opérée par Hannah Arendt entre « œuvre » et « travail », la première conçue comme
activité créative spécifiquement humaine, le deuxième comme activité vouée
exclusivement à la satisfaction du besoin matériel de subsistance 94. C'est la distinction que
semble faire Achille quand il explique que « lire les pièces, aller au cours de chant, au
cours d’instrument, aller voir des spectacles, aller voir les metteurs en scène, les acteurs,
discuter avec eux.. C’est peut-être pas du travail en soi mais c’est ce qui nourrit ton
travail(…). Ce qui fait que tu sens le texte à l’intérieur de toi, ça demande du travail ».
C'est d'ailleurs un « potentiel de travail » qui est évalué au moment du concours, en
particulier au moment du stage : « en gros, moi, il m'a dit qu'au stage ils avaient vu que
j'avais une vraie capacité de travail et que si une telle progression était possible en une
semaine, ça voulait dire qu’en trois ans ça pouvait être super aussi » explique François. Le
concours est en effet le lieu qui permet de « vérifier leur vraie volonté d’en faire un métier,
car sans doute, je pense que même s'ils ne l’avouent pas, que dans les cinquante qui sont
sur le stage, il y en a qui se disent au bout deux ou trois jours « si c’est ça pendant trois
jours, je suis pas capable »… et là ils se disent plutôt, le théâtre pour moi c’est une passion
et c’est pas un métier95 ». La quantité de travail est donc rattachée à l'enjeu professionnel.
Le volume d'horaires très important demandé aux étudiants - « puisqu’une année
universitaire c’est 680 heures classiquement et eux ils sont plutôt à deux, trois mille
heures96 » - apporte une certaine légitimité à la formation d’une profession qui appelle un
travail très rigoureux en amont.
L'investissement de la valeur « travail » peut aussi être analysée en régime de
singularité au sens où celui-ci « est opposé par principe à tout ce qui est « commun », y
94 Freidson Eliot, Chamboredon Jean-Claude, Menger Pierre-Michel. Les professions artistiques
comme défi à l'analyse sociologique. In: Revue française de sociologie. 1986, 27-3. pp. 431443.
95 Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
96 Ibid
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compris et surtout lorsqu’il s’agit des stéréotypes de la singularité que véhicule l’imagerie
romantique97 ». Nathalie Heinich explique que l'idée de don est « critiquée par les artistes
qui supportent mal ce qui est devenu un lieu commun98 » et seraient donc enclins à investir
la valeur du « travail » et du « mérite ».
b. Le respect de l'autorité
La première partie de l'étude a permis de montrer l'existence d'un système
d'évaluation et d'un savoir transmis du maître aux élèves, deux caractéristiques du « régime
professionnel ». Dans le « régime de communauté », homologue du régime professionnel
en termes d'évaluation, le respect de l'autorité et du jugement professoral possède une place
prépondérante. Les professeurs, ou « artistes -pédagogues » instaurent une discipline qui
s'impose à tous : « le stage c’est l’armée en plus, ils te donnent trop trop de boulot quoi 99 ».
Achille explique : « le directeur au départ il nous a fait un coup vache quoi parce qu’il nous
donnait une surcharge de travail, on culpabilisait de dormir plus de six heures, on
culpabilisait dès qu’on ne mangeait pas équilibré, il imposait vraiment les règles de l’acteur
modèle ». Cette rigueur disciplinaire ne semble pas souffrir d'écart. La déviance par
rapport au « modèle » est d'ailleurs remarquée : « y a un gars dans la promo qui a plein de
potes ici, qui fait vachement la chouille, mais il a loupé plein de trucs, il a souvent été
absent parce que crevé, etc.100 ».
Le jugement des intervenants entraîne une remise en question de la légitimité de
l'élève à prétendre au titre de « comédien » : « du coup dès qu’on te dit là c’était pas bon,
c’est raté, bah ça devient une remise en cause totale, profonde et éternelle de ta légitimité à
être là puisque quelqu’un te renvoie à non, t’es pas bonne. Moi j’étais comme ça encore,
donc du coup si un intervenant me disait ça, je commençais à pleurer puis après on voyait
quoi » raconte Camille. L'expérience d' Achille confirme cette idée, il a vécu son premier
échec au concours comme une « grosse baffe, grosse baffe parce que depuis un an tout me
réussissait, surtout au théâtre donc du coup tu te remets en question, il suffit qu’à un
97Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p85
98 Ibid
99 Entretien avec Laura, étudiante au TNB
100Entretien avec Achille, étudiant au TNB
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concours je sois pas pris et ça remettait en cause toute ma légitimité ». Dans le régime de
communauté, l'échec est imputable à l'élève, au sens où ce dernier n'est pas conforme aux
« codes » communément admis par la communauté théâtrale :
« Au CNSAD, si tu foires un pied d’alexandrin t’es recalé. » Achille, étudiant
au TNB
« Les concours ça n'a pas marché parce que j'étais pas dans la bonne
dynamique, c'est clair, je m'en rends compte maintenant, j'hallucinais un peu de
tous ces gens qu'étaient en mode concours, t'as vraiment un « mode
concours » ». Clémentine, étudiante en COP
2. Une course à la reconnaissance : la part irréductible de
la compétition
a. Le besoin de reconnaissance
Le champ théâtral, à partir du moment où il dispose d'un droit d'entrée hautement
sélectif, entraîne nécessairement un besoin de reconnaissance de la part de candidats qui
ont besoin de sentir leur légitimité à vouloir « en être ». Comme le rappelle Nathalie
Heinich, le problème de tout un chacun en régime démocratique est « celui de la mesure
intérieure de sa propre grandeur, quelles que soient les formes d'ajustement au jugement
d'autrui. Défis personnels, ambitions intimes, volonté de se prouver à soi-même ce dont on
est capable sont des motivations tout aussi réelles que le désir d' « arriver », de « briller »,
de se « légitimer » aux yeux d'autrui101 ». « On a besoin de se persuader qu’on est bon et on
a besoin d’être reconnu par une institution valable » explique Arthur. Dans un contexte de
« démocratisation des grandeurs102, où la grandeur est davantage indexée à des qualités
individuelles acquises et liées aux actions, plutôt qu'à l'effet du hasard ou des
appartenances collectives héritées », la vocation artistique « intensifie le besoin de
reconnaissance en le diluant dans des épreuves sans fin, toujours renouvelables car jamais
101Heinich N, L'épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance.,Paris : La Découverte,
1999, p28
102Heinich explique que « la hiérarchie des grandeurs n'a pas disparu mais s'est démocratisée en
se brouillant : brouillage par la pluralité des modes d'accès à l'excellence et brouillage par leur
reversibilité dans la mesure ».
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indexées sur des marqueurs stabilisés, consensuels, extérieurs aux personnes103 ».
On comprend à travers ce détour théorique la pertinence du « régime de
communauté » pour analyser ce besoin de reconnaissance, révélateur d'un souci
d'objectivation qui passe nécessairement par la comparaison, la compétition et enfin le
jugement d'autrui comme l'explique Camille : « tu cherches ta confiance en toi dans
l’approbation des autres ». L'élève ne peut pas en effet se passer d'une reconnaissance qui
lui assure une « réassurance identitaire » et le légitime dans son entreprise : « le fait d'être
prise à Rennes, c'est surprenant aussi et ça donne un peu de confiance pour me dire que
peut être j'ai ma place là-dedans104 ». Camille confirme cette idée, en expliquant que pour
elle « c'était déjà une reconnaissance énorme d’être pris au second tour même si on avait
été 400 à être pris sur 600, c’est qu’à un moment ils ont vu qu’il y avait quelque chose de
possible ». Néanmoins, ce désir de reconnaissance compte aussi des contreparties lorsque
celle-ci n'est pas au rendez-vous : « tous les ans, les deuxièmes années ont des projets et
choisissent des élèves pour jouer dans leurs projets, et là c'est vexant quand on t'appelle pas
... Il y a un petit pincement, tu gardes ça en souvenir!» raconte Erwan. L'expérience de
Clémentine va dans le même sens : « quand tu reçois pas de rôle c'est un peu dur au
début... On était plusieurs à avoir pas grand-chose, et ça fait toujours bizarre, tu te
demandes un peu pourquoi... » .
b. Des stratégies de valorisation de soi
La sélection à l'entrée des ESAD et le besoin de reconnaissance entraînent
nécessairement des stratégies de représentation de soi par rapport aux jurés et aux autres
candidats. C'est ce qu'évoque Clémentine en parlant d'un « mode concours » et de certaines
personnes comme « des bêtes, des fous furieux des concours ». Elle explique son échec
aux concours par le manque de rentabilité de sa stratégie :
103Heinich N, L'épreuve de la grandeur... Op Cit. p28
104Entretien avec Clémentine, étudiante en COP
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« sur le moment j'avais pas compris que ça fonctionnait comme ça, je venais un
peu en petite naïve qui vient parce qu'elle aime le théâtre mais voilà... et puis
j'avais pas fait le bon choix de scène alors que ça c'est très important. Il faut
absolument des scènes qui te mettent en valeur, plutôt des scènes drôles que
tristes parce que de toute façon t'as trois minutes devant le jury donc triste ça
fonctionne pas... Moi j'avais pris.. n'importe quoi! … Bérénice de Racine donc
voilà mais en même temps si t'en as jamais passé tu peux pas trop savoir. Tu
dois un peu te vendre quoi, … montrer la meilleure facette de toi-même en
trois minutes... il faut vraiment prendre des scènes qui te mettent en valeur et il
faut voir ça comme un jeu, et se dire allez je rentre dans le jeu... Par exemple la
scène de Bérénice c'est un truc que j'adorais mais qui fonctionnait pas en
concours parce que t'as pas le temps de te préparer assez... j'étais toute
décoiffée sur scène donc ça me mettait pas en valeur non plus, t'es pas bien
quoi sur scène... mine de rien ce qui fonctionne bien c'est quand tu souris...
quand tu rentres dans de la séduction aussi... j'ai une pote au conservatoire de
Rennes qui était vachement là-dedans avec le jury et c'est vrai que ça
fonctionne... d'être dans de la séduction, dans des choses qui te mettent très en
valeur.. et c'est un peu dérangeant cette idée là je trouve ».
Dans cet extrait de notre entretien, même si elle termine en dénonçant une pratique
qu'elle juge « dérangeante », Clémentine confirme l'intention des candidats d'adopter des
stratégies en direction du jury. C'est également ce qu'indique Arthur qui révèle l'existence
d'une « pratique de concours » qu'il oppose à une « réelle pratique théâtrale » en ce qu'elle
favorise des « scènes à l'emploi » : « on te dit cette scène elle est bien pour toi, ce
personnage te met en valeur, il te ressemble et au final tu racontes plus rien, toi. Tu deviens
une icône, tu représentes quelque chose mais tu sais pas exactement quoi, et c’est même les
autres qui le définissent pour toi. Tu fais des scènes mais tu fais plus de théâtre en fait, tu
fais plus de longues répétitions, des pièces, tu ne travailles plus de textes qui sont pas
fiables, tu choisis tes scènes de concours parce que ça rend bien quoi ». Là aussi, la
dénonciation de certaines pratiques – trop explicitement stratégiques – ne l'empêche pas de
confirmer le «côté très histrion dans les concours où t'as besoin que ce soit toi qu'on voit ».
Les concours laissent donc supposer une concurrence très forte entre les différents
candidats :
« En deuxième année, arrivent les concours, et là! Alors! Comment casser un
groupe! Tu redécouvres les gens, t'as l'impression de pas les connaître (...) mais
c'est aussi dans ces grands moments de stress que tu découvres à quel point les
gens sont hyper égocentriques, c'est très étrange ». Clémentine, étudiante en
COP
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« Et puis aussi parce que quand on a 18 ans, on est un peu un histrion quoi, on
a envie d’être beau, on a envie d’être bon, on a envie d’être le meilleur, on a
envie de vivre, on a envie d’être vu. On a envie d’exister par le regard et c’était
très fort chez moi à ce moment-là même si ça m’a joué beaucoup de tours.
Mais il y avait ce désir-là de faire un peu le matamore quoi. Il y a beaucoup ça
chez les jeunes comédiens… ». Arthur, étudiant au TNB
La totalité des acteurs interrogés reconnaissent l'existence de « stratégies de valorisation de
soi » (dans le choix des scènes, dans le rapport au jury, dans le jeu) mais la grande majorité
d'entre eux affirment ne pas ou ne plus adopter ce genre de stratégies, allant à l'encontre du
« désintéressement », valeur inhérente au champ artistique qui sera étudiée en deuxième
sous-partie.
c. Les différences de « capital spécifique »
La scolarisation de la pratique artistique tend, on l'a vu, à codifier le droit d'entrée, à
fixer le niveau de capital spécifique requis, c'est à dire la capacité des candidats à adopter
et agir en fonction des règles du jeu et des valeurs en vigueur dans le champ. Dans le cas
des ESAD, le droit d'entrée explicite défini par la procédure du concours (cf annexe 4) se
double d'un droit d'entrée tacite : le passage par le conservatoire. En effet, le conservatoire
permet aux élèves de se familiariser avec les concours des écoles. C'est l'occasion pour
certains d'entre eux de donner la réplique à leurs « camarades - candidats » : « l'année
dernière j'étais réplique sur les concours des grandes écoles. J'en ai passé deux à Paris, un à
Cannes, donc trois concours différents. On se préparait pendant l'année avec Daniel. On
doit choisir trois scènes, moi j'en bossais une avec une pote du COP. 105 » Le soutien avisé
du professeur leur assure une préparation bienvenue avant de se présenter. De plus, il
s'avère que des ressources informelles peuvent jouer un rôle décisif. En effet, le « capital
social spécifique », c'est à dire aussi bien le « capital culturel » que le « réseau social » des
étudiants-candidats est également un critère de distinction au sens où il permet
« l’acquisition d’un code spécifique de conduite et d’expression106 ». Il paraît difficilement
imaginable en effet de se présenter à un concours sans connaître certains « grands
auteurs », ou sans avoir reçu les conseils d'une personne détentrice de « capital spécifique »
105Entretien avec Grégoire, étudiant en COP
106Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste.. Op Cit. p257
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au « champ du théâtre contemporain ». Pour disposer des informations utiles, il faut par
exemple appartenir aux cercles où elles circulent, donc disposer du capital nécessaire pour
appartenir à ces cercles. Etre au conservatoire (ou dans une autre formation initiale) crée
un « entre-soi » qui permet de profiter de l'expérience et des conseils des camarades déjà
passés, qu'ils aient échoué ou réussi le concours. L'expérience de François est révélatrice
au sens où son réseau d'interconnaissance lui a permis, intentionnellement ou non, de se
préparer aux concours d'une manière efficace :
« En Terminale, je voulais faire une prépa littéraire pour me faire deux ans de
culture puis passer des concours. Et puis j’avais un pote qui était au TNB,
Laurent Cazanave. Et c’est marrant, parce que lui était aussi aux EDC107, les
élèves des EDC arrivent pas à entrer dans d’autres écoles qu’au TNB, c’est
assez étrange. Moi je connaissais ce mec Laurent, avec qui j’avais fait des
pièces quand j’étais gosse, il avait passé son concours l’année de son bac, et
comme il a pile 3 ans de plus que moi je m’étais dit que je passerai aussi le
concours dans 3 ans. Donc je l’ai pas fait à la légère, après je connaissais
absolument pas les textes dramatiques. Je devais connaître trois auteurs sur
toute la liste. Ma prof m’a dit de lire Claudel donc j’ai juste lu l’échange de
Claudel… et je savais même pas lire du théâtre, j’ai lu une scène, j’ai vu qu’il y
avait de l’émotion, de l’intensité, je me suis dit c’est cool, je vais faire ça. Et
puis les auteurs contemporains, je connaissais rien et c’est Arthur qui m’a filé
un texte de Pasolini en me disant que ça m’irait bien pour le TNB. »
Il convient d'évoquer ici la liste impressionnante d'auteurs contemporains et classiques
parmi lesquels les élèves doivent choisir leur scène (annexe 4). Ce choix nécessite là aussi
un capital social spécifique, voire un « habitus scolaire» spécifique. Le manque de « capital
culturel » peut devenir un facteur discriminant comme l'indique l'expérience de Camille :
« Et puis en regardant les dossiers d'inscription aux concours, j’avais vu « présenter une
scène d’Ibsen » et là j’avais fait ah ouai ok c’est pas pour moi quoi... Je connaissais aucun
auteur !».
107Les Enfants de la Comédi est une école de théâtre située à Sèvres
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B. L'authenticité ou l'expression d'une
« humeur anti-école108 » : s'investir dans
le régime de singularité
« Le glissement vers le régime de singularité va précipiter l’activité artistique
au plus loin de ces formes traditionnelles de la vocation. Inspiration,
subjectivité, originalité seront désormais les réquisits de l’exercice vocationnel
de l’art en régime de singularité, diamétralement opposés à l’application des
règles, à la standardisation et à l’imitation qui étaient de mise dans le système
académique et néo-académique. Et la réalisation la plus haute de cette nouvelle
norme en matière de création sera la notion de génie, exaltant l’innovation
contre la reproduction des modèles, l’anticipation contre la tradition,
l’exception contre la règle. » Nathalie Heinich109
1. La place irréductible du talent originel
La thématique du « génie créateur » libre de s'exprimer « sans contrainte »,
s'oppose à la « standardisation », au « formalisme » exigés en régime de communauté. Ce
qui est vérifié en régime de singularité, ce n'est pas la maîtrise des techniques mais la
« personnalité », le «théâtre propre » à chaque élève-comédien.
a. La valorisation du « génie isolé »
Il a déjà été analysé précédemment la croyance selon laquelle l'engagement des
différents candidats relèverait de l'irrationnel, de « l'appel de la création ». Les qualités de
l'artiste, rappelle Nathalie Heinich, sont « incorporées, car individualisées (fondées en
personne) et naturalisées (fondées en nature) ; spiritualisées, car investies d’un « souffle »
quasi divin transcendant la volonté humaine – et c’est, bien sûr, le thème de
l’inspiration110». Les acteurs évoquent dans leurs discours des « moments de grâce111 », des
108Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste. Op Cit. p237
109Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p125
110Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p18
111Entretien avec Julie, étudiante au TNB
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« instants magiques 112», où l'intensité de l'expérience vécue échappe à toute intention
rationnelle. C'est d'ailleurs la capacité à produire d'une manière ou d'une autre ces
« instants de grâce » très singuliers qui détermine selon Camille, l'admission au concours :
« Je pense vraiment que t’es pris à un concours si ce jour-là pour des raisons
qui sont impossibles à maîtriser, t’es réveillée par quelque chose quoi, moi
j’étais en danger ce jour-là et j’étais en train de sauver quelque chose. Il faut
vivre un truc où tu peux pas tout calculer, où il y a quelque chose qui te
dépasse. Et c’est un peu ça le métier de comédien, le premier exercice qu’on
fait avec Nordey c’est un exercice de contrôle / lâcher prise ».
On retrouve dans cet extrait la notion de perdition - valeur importante du régime de
singularité - qui s'oppose à la rationalité du régime de communauté : « à un moment donné,
il faut que ça brûle, un comédien c'est quelqu'un qui prend des risques » rappelle Camille.
Ce « lâcher prise » propre à la création permet d'évoquer une autre valeur dominante : le
plaisir lié à la création. La « joie » ou le « bonheur d'être sur scène113 », le plaisir de
« s'amuser, d'être dans la déconnade même pour faire une tragédien 114 » sont autant de
manières pour les acteurs de décrire le sentiment de volupté, communément attaché à
l'activité artistique. C'est le « plaisir de lire un texte juste parce qu'il crée quelque chose en
toi » qui permet à François de « trouver un plaisir dans tout ce qu['il] fai[t] même avec
quelqu’un dont [il ne] partage pas le point de vue artistique », et de « toujours réussir à
kiffer sur le plateau en tant qu’acteur ».
Le don inné, est, avec l’inspiration, une caractéristique fondamentale du régime
vocationnel, concernant non plus l’activité créatrice elle-même mais la disposition, la
compétence à l’exercer. Le « don » est défini par Heinich comme la « possession native
d’une aptitude détachée de toute action humaine, au-delà de la maîtrise technique 115 ». C'est
cette croyance dans le « talent originel » des artistes qui est évoquée par Garance :
112Entretien avec Grégoire, étudiant en COP
113Entretien avec François, étudiant au TNB
114Entretien avec Camille, étudiante auTNB
115Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p86
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« On a plus de facilité à faire des choses que d’autres, dans n’importe quel
domaine.. à l’école primaire, t’arrives plus facilement à faire l’écriture que les
maths, pourquoi ? Pour certaines choses on a plus d’aptitudes, je ne dirais pas
naturellement mais d’emblée, au premier abord, de manière intuitive… Après
c’est comme tout, si tu travailles pas en général cette aptitude-là ne va pas très
loin puis tu peux ne pas avoir d’aptitude très prévisible mais une grosse envie
qui du coup te fait apprendre des tas de chose et te fait ensuite… voilà, acquérir
ce talent-là. Mais c’est relativement inégal je pense, on est tous différent en
plus le théâtre ça fait appel au vécu de chaque personne, à des choses très
intimes, individuelles du coup il ne peut pas y avoir des comédiens identiques.
Il y a des gens qui ont plus d’aptitudes. »
La croyance dans le « génie artistique » dont certains seraient dotés transparaît
également dans le discours des acteurs. Le talent s'impose aux yeux de tous, même entre
les comédiens : « je ne suis pas là pour juger, mais je t'avoue qu'il y a des gens en qui je
crois très fort. C'est sûr que c'est pas mal cet espèce de groupe où on se dit qu'on est tous
génial, mais non quoi, je suis désolé, il y a quand même des gens qui sortent du lot 116 ». Le
talent au théâtre est souvent rattaché à l'idée de « présence » dont certains disposeraient de
manière naturelle et qui s'imposerait comme une évidence, notamment dans le cadre des
auditions : « la présence, ce qu'on appelle « la présence », ça se sent très vite finalement.
Les trois quarts des gens sont pris je crois dans les dix ou quinze premières secondes »,
déclare un professeur à l'école Florent117. Cette idée est confirmée par Arthur : « à un
moment certains arrivent à faire quelque chose au plateau qui s'impose par une présence, il
y a une légitimité qui s’impose ».
Enfin, il convient de mentionner un dernier aspect propre à l'activité artistique en
régime de singularité, c'est celle de la proximité avec la folie, reposant sur la croyance
selon laquelle l'artiste mettrait en danger sa santé mentale pour pouvoir créer. « Il faut être
super sain d’esprit pour travailler François Tanguy… ta santé mentale elle en prend un
coup… » explique Arthur. Cet aspect est soutenu par l'idée de « nudité de l'acteur » au sens
où révéler son « moi authentique » le mettrait en danger : « t’es vraiment à nu en tant
qu’acteur, t’es sur un plateau et tout le monde te voit. Et ça peut aller vraiment loin et te
faire devenir fou », raconte François.
116Entretien avec Erwan, étudiant en COP
117Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste.. Op Cit. p237
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b. Souffrance, incertitude et précarité : l'autre face de la
création
Le sentiment d' « être appelé », autrement dit la vocation, « transmue la profession
en mystique118 ».
Même si les acteurs n'adoptent pas explicitement les représentations
liées à la figure de l'artiste maudit - « authentiquement génial et pourtant méconnu 119» - ils
évoquent à plusieurs reprises dans leurs discours les difficultés et les souffrances que leur
inflige « ce choix de vie extrême 120» ; souffrances qui confèrent à leur engagement une
portée symbolique d'autant plus importante. Les deux « représentants institutionnels »
insistent sur cet aspect : « c’est très difficile de toute manière d’exercer ce métier là… ça
devient quelque chose d’héroïque presque » déclare Garance. Briac Jumelais explique
quant à lui que « si t’es malheureux dans ce métier tu meurs… c’est-à-dire que c’est un
endroit de précarité à gérer toute sa vie, un endroit de rejet et de désir à gérer toute sa vie,
c’est-à-dire que t’es choisi ou pas choisi tout le temps, en permanence ».
Dans son ouvrage, Nathalie Heinich cite le sociologue Alain Ehrenberg pour qui
« « l’obligation d’incertitude » inhérente à la singularité artiste est celle d’une place qu’il
faut se construire personnellement, avec son cortège de troubles identitaires et
d’effondrements dépressifs 121». A ce stade, le théâtre cesse de devenir une simple activité
comme l'indique Erwan : « en deuxième année de COP, le théâtre a commencé à devenir
un souci pour moi ». L'engagement devient synonyme de souffrances et de sacrifices
nécessaires à une meilleure connaissance de soi. Le travail demandé - « on a eu une
semaine de concours, six jours de travail très intense, ils nous éprouvaient physiquement et
mentalement, c’était un truc de grand malade 122! » - semble être un passage obligé pour
« retrouver cette difficulté, ce besoin de constamment se dépasser, d’être tout le temps mis
en malaise 123». Ce trouble constant chez l'artiste peut l'amener à douter de sa capacité à
supporter cet état de tension permanente : « pourquoi est-ce que je m’inflige ça, ce stresslà, cette angoisse-là, cette douleur parce que c’est une douleur, c’est pas drôle du tout mais
pourtant tu le fais » raconte Arthur. Camille explique quant à elle avoir réellement choisi le
118Heinich N, L’élite artiste. Op Cit. p 19
119Heinich N, L’élite artiste. Op Cit. p 111
120Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
121Heinich N, L’élite artiste. Op Cit. p 39
122Entretien avec Laura, étudiante au TNB
123Entretien avec Arthur, étudiant au TNB
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métier de comédienne « après avoir passé le cap de ça va peut-être me rendre malheureuse
parce que purée, on en chie, c’est super dur quoi ».
On est, comme l'explique Pierre Bourdieu, « dans un monde économique à l’envers :
l’artiste ne peut triompher sur le terrain symbolique qu’en perdant sur le terrain
économique (au moins à court terme), et inversement (au moins à long terme) 124 ».
L'expérience de Laura est en ce sens révélatrice : « en arrivant à Paris, j'ai enchaîné les
boulots de merde quand même... surtout que vu que je ratais tous mes concours, je savais
pas quand est-ce que ça allait s'arrêter, mais c'est peut-être une étape un peu obligée j'ai
l'impression... Surtout que passer les concours, aller aux cours, ça coûte cher mine de
rien ! ».
Pour conclure, il serait faux d'établir une analogie entre le discours des acteurs et une
stratégie de représentation appelant la compassion de l'interlocuteur. Ce sont les
représentations inhérentes à l’activité artistique qu'il s'agissait d'analyser, au sens où la
souffrance vécue, le doute et l'incertitude sont les vecteurs qui mènent au « plaisir de la
création » comme l'explique Achille : « la situation d’acteur est instable mais c’est aussi la
beauté de ce truc… j’ai bossé en usine et merci de pouvoir faire ce boulot, on se fait quand
même sacrément plaisir ! C’est une certaine souffrance où on peut prendre plaisir à en
chier, ce que n’a pas le mec qui bosse en usine... ».
2. L'impératif d'authenticité
L'authenticité est définie par le Larousse125 de la manière suivante « dont l'origine
est indubitable », « dont la sincérité est totale ». Ce sont deux éléments qui sont demandés
à l'apprenti-comédien : faire preuve d'originalité et de sincérité, c'est à dire de
désintéressement.
a. L'importance du moi originel
124Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p141
125http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/authentique/6561
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« Le régime de singularité, à l’opposé du « régime de communauté », privilégie ce
qui est hors du commun, original, unique 126». L'originalité au sens de quelque chose « qui
émane directement de son auteur ou de sa source127 » est ce qui permet au comédien de
s'approprier un personnage. Elle préserve la valeur des apprentissages « sur le tas », la
croyance au « talent », au « génie », comme principe explicatif de « la création conçue
comme l'expression d'une intériorité affranchie des carcans sociaux 128» et de la valeur de
l'artiste. L'intériorité est perçue comme gage d'authenticité et de singularité irréductible
comme l'expliquent Arthur - « la vraie pratique théâtrale c’est celle où tu vas poser un
rapport intime avec le texte, tu vas raconter ton rapport intime de toi avec le théâtre » - et
Achille : « être acteur c’est comment tu t’inscris dans un texte, dans une mise en scène,
dans plein de cadres, mais toujours en ayant quelque chose de toi qui surgit. J’aime voir la
profondeur de la personne quand un acteur est au plateau et c’est là que tu te dis c’est un
super acteur parce que les acteurs exécutants il y en a plein. Le travail devient vraiment
productif et intéressant quand t’es toi-même ». On peut remarquer ici le paradoxe entre un
« métier de l'extériorité » où le « l'intériorité » occupe une place essentielle.
Par ailleurs, l'intériorité (ou l'authenticité) peut être elle aussi une ressource mobilisable
dans des stratégies de représentation ou des stratégies de protection contre l'échec : « t’as
pas à effectuer un truc hors du commun pendant ce concours, le but c’est d’être toi-même
mais après c’est difficile d’être soi-même, surtout dans ce genre de truc. Il faut être entier,
parce que eux ils le voient tout de suite le jury si t’es en train de faire de la séduction ou
quoi, mais après t’as pas à être extraordinaire 24H sur 24 » explique François.
L'authenticité est à la fois un recours, une ressource pour pouvoir créer de l' « original » et
une finalité recherchée : « généralement chaque accident est magique, est trop bien au
plateau, quand t'es pommée ça raconte plein de trucs, parce que justement tu peux pas te
cacher, tu peux pas fuir...et c'est pour ça qu'il faut le rechercher, il faut se mettre en
danger 129». On retrouve ici la notion de « perdition » qui permet à l'artiste de révéler son
« moi authentique» et d'atteindre donc une originalité. C'est là aussi une manière de
s'opposer à la rationalité, à la prévoyance, à l'imitation : « puis comme j’étais à l’arrache
pour le concours, c’était frais quoi parce que quand tu prépares trop un concours, t’as vite
tendance à vouloir imiter ce que t’as fait alors que quand c’est frais tu refais pas quoi, tu
126Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p40
127Définition empruntée sur le site http://www.larousse.fr
128Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste... Op Cit. p240
129Entretien avec Laura, étudiante au TNB
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fais. Et j’ai bien senti que sur le plateau y a des trucs qui se sont passés au moment du
concours (…). Si tu pars au plateau avec l'idée qu'il faut qu'il se passe un truc,
généralement, il se passe pas grand-chose quoi, ça passe par d’autres trucs quoi 130».
De plus, l'authenticité est une qualité demandée au comédien, à l'artiste quand il est
sur scène, mais il lui incombe aussi de l'être dans sa vie comme l'explique Nathalie
Heinich : « l’activité vocationnelle tend à réorganiser toute l’économie identitaire du sujet
créateur autour d’un projet fortement intériorisé, qui engage l’intégralité de sa personne
aussi bien dans la création des œuvres que dans la conduite de sa vie
131
». C'est en ce sens
qu'Erwan assure « être un acteur de bonne foi » : « les exercices pendant le stage, je suis
sûr que je les ai bien faits parce que je les ai fait de bonne foi, parce que ça me plaît et
j'aime bien ça. ». On retrouve la croyance selon laquelle il y aurait des « comédiens de
bonne foi » et d'autres qui perdraient cette qualité en adoptant des stratégies de séduction,
de valorisation, qui les font sortir du « régime de singularité ». C'est l'honnêteté comme
qualité constitutive non pas du comédien mais de la personne qui est recherchée : « et
d’ailleurs Nordey m’a dit « je t’ai recrutée parce que je me suis dit c’est une fille
honnête132» ».
b. « La recherche d’un honneur quelconque me semble
d’ailleurs un acte de modestie incompréhensible. » Flaubert,
lettre à George Sand133.
Le pendant du registre de l'authenticité, c'est bien la « dénégation de l'intérêt134 » explique
Bourdieu :
« la logique spécifique de l’alchimie symbolique, qui veut que les
investissements ne soient payés de retour que s’ils sont (ou semblent) opérés à
fonds perdus, à la façon d’un don, qui ne peut s’assurer le contre-don le plus
précieux, la « reconnaissance », que s’il se vit comme sans retour ; et, comme
dans le don qu’il convertit en pure générosité en occultant le contre-don à
venir, c’est l’intervalle de temps interposé qui fait écran et qui dissimule le
profit promis aux investissements les plus désintéressés 135».
130Ibid
131Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p94
132Entretien avec Camille, étudiante au TNB
133Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p149
134Bourdieu Pierre. La production de la croyance. In: Actes de la recherche en sciences sociales.
Vol. 13, février 1977. pp. 3-43.
135Ibid
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On retrouve dans cet extrait l'idée « d'économie inversée » développée en amont. En effet,
la quasi-totalité des étudiants du TNB mais aussi certains étudiants en COP expliquent
avoir passé les concours en étant sûrs de les rater ou en n'y accordant que peu
d'importance. C'est par exemple le cas de François :
« J’avais pas prévu de faire une école en plus, je me sentais pas
particulièrement prêt. J’avais pas prévu d’y aller, je l’ai fait comme un test
mais je comptais pas y aller, je voulais voir à quoi ça ressemblait. Et puis je me
rappelle en décembre m’être dit « j’y vais même pas si je suis pris » parce que
je voulais absolument faire une prépa avant. »
C'est ce désintéressement assumé qui semble être pour la plupart des acteurs la meilleure
manière de réussir : « je savais que le stage s’était pas mal passé parce que j’avais pas
voulu prouver quoique ce soit, j’avais juste voulu travailler, sans hypocrisie ni envers les
membres du jury ni envers les autres », raconte François. Laura explique son succès au
concours du TNB par ce nouvel état d'esprit : « j’avoue que de toute façon je pensais que
j’y arriverai jamais, j’avais tout raté, j’en avais plus rien à foutre (...) donc je me suis dit
vas-y prends ton pied quoi ».
C'est finalement avec le souci de « l'art pour l'art » (« l’idée que l’expression
artistique n’ pas à être soumise à d’autres finalités qu’elle-même 136»), quand « c'est plus
important de faire honneur à Shakespeare ou Brecht que de te faire honneur à toi
même 137», que l'artiste peut atteindre l'excellence :
« je vois des gens qui n’ont pas eu les concours et qui se disent bon j’arrête de
passer les concours, je me prends pas la tête et leur façon de jouer au plateau
n’est pas du tout la même. Ils ont radicalement changé quelque chose en eux en
se disant qu’ils n’avaient plus besoin d’attendre d’entrer dans une école pour
faire ce métier et ça change beaucoup de choses… et souvent même ça devient
des putains de comédiens aussi138 ».
Plus les étudiants sont intégrés dans le champ théâtral, plus la croyance en « l'art pour
l'art » s'impose, et avec elle, la dénégation de l'intérêt et de la reconnaissance : « le théâtre,
plus t'avances, plus c'est le théâtre qui devient le souci et ton orgueil tu l'oublies un peu, le
théâtre, est plus important139 ». Cette idée est reprise par Camille : « la priorité ce n'est pas
de savoir si t’es bon ou pas mais de faire du théâtre ».
136Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p35
137Entretien avec Erwan, étudiant en COP
138Entretien avec Arthur, étudiant auTNB
139Entretien avec Erwan, étudiant en COP
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Cet investissement des acteurs dans la valeur du « désintéressement » est
intéressant en sociologie au sens où on ne peut faire de sociologie sans accepter le
"principe de raison suffisante" et sans admettre que les agents n’agissent pas gratuitement.
Cependant, les comportements peuvent être expliqués par la rationalité même s’il n’y a pas
de calcul rationnel conscient. Dans son ouvrage Raisons pratiques sur la théorie de
l'action (Paris, Seuil, 1994), Bourdieu tente de répondre à la question « un acte
désintéressé est-il possible ? ». Il explique dans ce chapitre qu'il existe des champs, comme
le « champ artistique », où les profits économiques sont dénigrés mais qui admettent et
encouragent le profit symbolique. Les agents au sein du champ sont donc amenés à
développer des habitus140 désintéressés sans qu’il y ait besoin de désintéressement calculé
pour expliquer les conduites. Le désintéressement est donc possible du fait de la rencontre
entre des habitus prédisposés au désintéressement et des champs qui récompensent ce
désintéressement. Cette explication vaut pour le « champ artistique ».
C. Une ambivalence permanente
Il convient de nuancer les aspects évoqués précédemment. En effet, les acteurs
n'agissent pas en fonction du régime de communauté ou du régime de singularité. « Cette
opposition entre l’inspiration et le travail est constante chez les créateurs, qui invoquent
alternativement l’une et l’autre, prenant leurs distances avec l’une et l’autre 141 » explique
Nathalie Heinich. Le concours très sélectif à l'entrée des écoles supérieures d'art
dramatique est le moment qui permet de saisir l'ambivalence de cette activité où s'opère à
la fois des processus de différenciation et parallèlement un nécessaire refoulement de la
compétition dans un discours collectif sur la vocation.
140Selon Bourdieu, « système de dispositions durables et transposables intériorisées et
incorporées par les agents » (Dalloz, lexique de sociologie, 3ème édition 2010)
141Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p171
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1. Illustration de stratégies ambivalentes : l'exemple des
candidats confrontés aux auditions
a. Processus de différenciation versus processus de réassurance
collective
« Le moment de l'audition permet de saisir l'ambivalence d'un métier où s'opère le
nécessaire refoulement de la compétition dans un discours collectif sur la vocation 142 »
explique Pierre Emmanuel Sorignet dans le compte-rendu de son observation participante
d'une audition d'un groupe de danseurs. Cette idée est très bien illustrée par l'expérience de
Grégoire. A la question « quand vous passiez tous les concours, il y avait de la concurrence
entre vous ? », ce dernier répond : « bah non... Franchement non parce qu'on est tous dans
la même merde entre guillemets. Evidemment on a envie d'être pris mais on est super
content si un d'entre nous est pris, c'est déjà une victoire pour le groupe quoi ! ». Le
sentiment d'appartenance à un collectif semble permettre à chaque candidat de gérer son
stress, de dédramatiser la tension que provoque cette audition. En effet certains viennent à
l'audition ensemble, se mettent en groupe, preuve de leur socialisation dans le champ :
« aux auditions il y a toujours au moins quelqu'un que tu connais, de ton école et ne seraitce que ta réplique ! » explique Clémentine. Partager l'attente de l'audition avec un ou deux
amis, c'est se « sécuriser » dans les interactions avec les autres candidats. La convivialité
est d'ailleurs un élément pris en compte dans l'admission aux ESAD : « ce qu'ils
recherchent aussi, c'est une certaine convivialité, ça peut passer par beaucoup de choses
(…) » explique Julie. C'est ce qu'évoque également Briac Jumelais: « le stage ça permet
aussi de vérifier leur capacité à travailler et à vivre avec les autres ». C'est pourquoi il peut
être déterminant d'être accompagné ou d'être assuré de retrouver des connaissances, qui
légitiment en même temps qu'elles rassurent la participation à la sélection.
De plus, les candidats adoptent des «pratiques de réassurance collective
143
» à
travers un « système des attouchements 144» : « à Lille par exemple, ils nous ont tous fait
passer à la suite, c'était cool ça, parce que ça permet quand même vachement de te détendre
quand t'as tes potes qui te regardent. On essayait de se détendre ensemble, ça rassurait pas
142Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste.. Op Cit. p68
143Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste... Op Cit. p72
144Ibid
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mal quand même ». Le « commérage » permet également de resserrer les liens « contre »
les jurés entre les candidats. C'est ce que note Pierre-Emmanuel Sorignet dans son
observation participante : « en s'accordant la liberté de « juger les juges », ils inversent
symboliquement la position qu'ils occupent dans le jeu de l'audition. Le « commérage »
favorise une communion fictive qui permet de déplacer la violence de la compétition entre
les danseurs vers les chorégraphes, symboles passagers de tous les maux et de toutes les
bassesses 145 ». Même s'ils ne se situent pas dans le cadre de l'audition, les entretiens
permettent de confirmer cette idée au sens où, à plusieurs reprises, les différents jurys ont
été pris pour cible : « et puis apparemment le jury est bizarre, il juge pas que la scène, ils te
dragouillent à moitié … « bonjour mademoiselle, vous êtes très belle, vous avez un très joli
sourire, allez-y on vous regarde » » raconte Clémentine.
Cependant, les concours reposant sur une très forte sélection, les candidats mettent
nécessairement en place des stratégies de distinction comme l’explique Sorignet : « l'utopie
de la communauté artistique est mise à l'épreuve de l'individualisme car la concurrence
n'est jamais aussi présente que dans une audition où l'enjeu est de se démarquer et où les
processus de différenciation sont encouragés par les jurés à travers des attentions, des
sourires, des regards ou évitements146 ». Ces signes de distinction « officieux » de la part
du jury se vérifient dans le récit de Arthur :
« De temps en temps t’as un clin d’œil de la part d’une personne, des trucs
comme ça ou une nana qui travaille avec toi et qui sourit tout le temps, qui se
marre tout le temps donc tu te dis tiens cette personne là je crois qu’elle
apprécie mon travail. Moi ça avait été des choses simples : je me souviens d’un
matin où j’avais joué une scène de Pasolini et je savais que ce que j’avais fait
était bien, et Nordey était venu me voir en me disant « tu sais c’est vachement
bien ce que t’as fait, je m’attendais pas à ça de ta part, je t’aurais pas imaginé
comme ça, continue comme ça ». De temps en temps il venait te faire une
remarque sur ton travail qui disait pas bah t’es génial, tu vas être pris, mais qui
t’encourageait à continuer dans ce sens-là. »
Laura confirme implicitement cette idée : « avant les résultats j’avais croisé des anciens
pendant le stage qui m’avaient dit « alors t’es prise, t’es prise ? » et moi j’avais répondu
bah je sais pas, et ils m'avaient répondu « mais attends on le sait quand on est pris! » ». La
sélection de profils très hétérogènes traduit néanmoins pour les candidats, la part d'
« irrationnel » et d' « imprévisible » dans la sélection :
145Ibid
146Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste... Op Cit. p73
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« Il y en a certains je comprenais pas pourquoi ils étaient là, parce que je les
avais vus au plateau et euh… Et c’est ça qu’est chouette au concours c’est que
y en avait au plateau c’était des bêtes, ils déchiraient tout, et d’autres qui sont
rentrés, alors qu’ils étaient complètement québlo quoi émotionnellement dans
la voix, dans le corps, etc. Et le jury a dû voir cette espèce d’étincelle qui fait
que maintenant je comprends pourquoi il est là, parce que il y a quelque chose
de très beau, de très pur ». Achille, étudiant au TNB.
b. Une ambivalence qui permet des « stratégies de protection
contre l'échec »
Cette confusion permanente entre l'acceptation de l'irrationnel, de l'inexplicable
propre à la subjectivité artistique et le besoin d'objectivité propre au mérite et à l'ordre
scolaire permet aux candidats de relativiser le résultat du concours au sens où une
reconnaissance
du
talent
dépend
nécessairement
de
critères
subjectifs.
Cette
reconnaissance mesure en quelque sorte en même temps qu'elle les fabrique les « écarts de
grandeur » entre comédiens. Or, pour être reconnue comme juste, « il faut qu'il y ait un
accord sur la mesure de la grandeur, elle doit être conforme à une mesure objective 147 ». Ce
manque d'objectivité permet justement de relativiser l'échec, comme l'indique Clémentine :
« Tu sais pas à quoi t'attendre avec les concours, tu sais pas où tu vas, t'as
quelques lignes sur internet qui décrivent un peu la pédagogie de l'école mais
c'est que dalle. Avant d'avoir fait quelque chose avec eux tu peux pas savoir si
ça te correspond! Et je pense que la sélection elle fonctionne comme ça, ils
prennent des gens qui correspondent à la pédagogie du metteur en scène, de
l'école, avec qui ils savent que ça va fonctionner... moi je vois ça comme ça et
du coup t'as pas de prise là-dessus, parce que même si t'as fait quelque chose de
bien ce serait aléatoire au niveau de ça... ».
L'évocation du hasard, de la chance est une manière d'imputer l'échec à
l'incertitude constitutive du métier de comédien : « c’est vrai qu’en sortant de l'école ça va
peut-être être plus difficile si tout le monde a du boulot et que je suis la seule à pas en
avoir. Je vais peut-être me dire qu’en fait je suis nulle mais même pas parce que c’est
tellement un métier de réseau, il y a une grande part de hasard qu'on ne peut pas
maîtriser148 ». Par ailleurs, face aux stratégies de valorisation de soi que peuvent adopter les
147Heinich N, L'épreuve de la grandeur... Op Cit. p189
148Entretien avec Laura, étudiante au TNB
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candidats, les lauréats (dans notre enquête, les étudiants de l'école du TNB) sont enclins à
adopter des représentations de soi pouvant prendre la forme de l'auto-dévalorisation :
« quand je suis rentrée dans l'école je me disais qu’ils avaient fait une erreur en me
recrutant, qu' il y avait quinze génies et moi, que si y en a une qui était passée à l’arrache
c’était moi » raconte Camille. Julie explique également qu' « [ils ne sont pas] tous des
génies, ça se saurait, c'est très difficile de savoir pourquoi t'as été pris et pas un autre, il y a
des gens très bien qui ne sont pas pris dans les écoles de théâtre mais qui y auraient tout à
fait leur place ». Cette inclination à l'auto-dévalorisation semble montrer la prise en compte
par les lauréats de la subjectivité inhérente à la consécration et reconnaissance du « talent »
par des pairs ou « experts ».
c. Une reconnaissance jamais acquise : la reconnaissance
spécifique des artistes interprètes
Enfin, les acteurs sont d'autant plus enclins à relativiser l'échec qu'ils ne croient pas
au caractère « sacré » de la reconnaissance. D'abord parce que comme l'explique Michael
Walzer, « la reconnaissance est une compétition qui n'a pas de frontières temporelles, elle
ne cesse pas, et les participants apprennent vite que l'honneur d'hier ne sert pas à grandchose sur le marché d'aujourd'hui.(…) Quelle que soit la somme des reconnaissances déjà
perçues, je ne puis me passer d'une reconnaissance renouvelée 149». C'est en ce sens que
l'on peut comprendre l'affirmation d'Arthur: « mais tu ne te dis pas non plus que tu deviens
comédien parce que tu es entré dans une école, surtout pas, au contraire ça ne fait que
commencer, sinon ça veut dire que t’as plus grand-chose à foutre dans une école ». Cette
reconnaissance éphémère est le lot des artistes- interprètes (« artiste au sens large ») et les
différencie des « artistes-créateurs » (« artiste au sens strict 150») au sens où « ces derniers
sont handicapés dans le processus de reconnaissance par le caractère éphémère de leurs
prestations et la difficulté à les fixer pour la postérité 151 ». C'est ce qu'indiquent Laura et
Camille dans nos entretiens :
« Tu te rends vite compte que bon la reconnaissance elle se fait sur toute ta
vie ». Laura, étudiante au TNB.
149Heinich N, L'épreuve de la grandeur... Op Cit. p192
150Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p141
151Ibid
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« C’est un truc vachement dur parce que comme tu peux pas objectivement
rater, c’est pas comme médecine ou là tu peux objectivement rater. Comédien
tu dois toi-même décider de dire j’arrête si ça marche pas… et au bout de
combien de temps ? 10 ans ? Parce qu’on dit que ça prend vachement de temps
avant qu’un comédien soit un bon comédien dans le prestige et dans la
formation. Finalement y aura jamais assez de personnes dans la vie qui te
diront « Camille c’est bien », donc tu peux passer tous les concours que tu
veux... l'essentiel c'est de croire en toi. » Camille, étudiante au TNB.
2. Illustration de l'ambivalence dans les valeurs : La
troupe comme « idéal - type »
Nous avons vu en première partie que les « élèves-comédiens » se distinguaient de
simples « camarades de classe » par un rapport d'hyper-proximité rendu nécessaire par la
pratique théâtrale, inévitablement collective. Ce rapport est essentiel au sens où il s'agit
pour le directeur pédagogique de créer lors de la sélection un groupe qui puisse fonctionner
tel une « troupe « (ce point sera étayé dans la troisième partie). Le nombre réduit de
candidats sélectionnés leur permet d'envisager l'entrée sur le marché du travail en créant
quelque chose entre eux comme l'indique François : « la solution elle est aussi dans faire
quelque chose entre nous, de travailler et de créer quelque chose entre nous parce
qu’artistiquement on se comprend donc on trouvera tous quelque chose, on va vers quelque
chose comme ça ». C'est un rapport de partenaire à partenaire qui permet à la concurrence
de s'effacer une nouvelle fois au profit de l'échange et de la rencontre : « en arrivant dans
l’école une des questions qui permet d’éluder celle du regard des autres, c’est qu’est-ce que
je peux voler à mes camarades, qu’est-ce que je peux apprendre des autres,donc tout de
suite on était dans un rapport bienveillant de qu’est-ce que j’ai à apprendre de mon
partenaire et pas de qu’est-ce que j’ai de meilleur que lui152». Le « souci d'être vu, d'être le
meilleur 153» laisse sa place au « souci du théâtre pour le théâtre154 » qui lui-même engendre
un « souci de bien jouer pour le partenaire, d'être bon pour lui155 ».
152Entretien avec Arthur, étudiant au TNB
153Ibid
154Entretien avec Camille, étudiante au TNB
155Entretien avec Erwan, étudiant en COP
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L’idéal de la troupe reste un modèle très mobilisé dans le champ du théâtre
contemporain comme l’explique Serge Proust :
« Pourtant, malgré sa quasi-inexistence empirique, la troupe de théâtre
constitue, dans l’imaginaire théâtral, une forme idéale d’organisation collective
si puissante qu’elle oriente les injonctions pratiques et discursives de nombreux
groupes engagés dans l’espace théâtral public. Dans ses prescriptions, l’État
fixe lui-même comme objectif à un Théâtre national la constitution d’une
troupe et d’un théâtre ambulant. Dans un article récent, trois dirigeants des
principales institutions nationales en appellent à la constitution de troupes156 ».
Il constitue en effet un idéal « au principe de toutes les subversions hérétiques et de
toutes les révolutions lettrées parce qu’il permet de retourner contre les dominants les
armes au nom desquelles ils ont imposé leur domination, et en particulier l’ascèse,
l’audace, l’ardeur, le rigorisme, le désintéressement157». L'énumération de ces différentes
caractéristiques démontre l'ambivalence de ce modèle investi par les acteurs, au sens où il
est à la fois dans le régime vocationnel et professionnel, dans le régime de singularité et de
communauté. C'est en particulier à travers les références religieuses que se mêle
l'importance de la rigueur, du travail avec celle du dévouement et du désintéressement :
« Les expériences religieuses et artistiques peuvent être proches car en créant
du sens et en fondant des impératifs moraux, l’art suscite « des efforts
ascétiques, des comportements rituels, des élans de dévouement, voire des
expériences d’extase ». Les catégories religieuses offrent alors aux membres du
champ théâtral un cadre leur permettant de penser les conditions de leur rupture
avec le processus de rationalisation et de généralisation de l’échange
marchand158 ».
Ces références sont en partie légitimées par les origines religieuses du théâtre occidental
issu de la tradition grecque ; le théâtre est alors vécu comme ce qui relie les hommes entre
eux, ce qui les unit et les constitue en communauté.
156 Proust Serge, « La communauté théâtrale » Entreprises théâtrales et idéal de la troupe, Revue
française de sociologie, 2003/1 Vol. 44, p. 93-113.
157Ibid
158Ibid
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« L’économie de la communauté théâtrale est marquée par l’ascèse et la
généralisation des sacrifices. Il existe, d’abord, une faible division du travail
qui implique une activité intense, diversifiée et permanente de ses membres. En
effet, le refus de l’ajustement à la demande ou de l’inscription dans un cadre
institutionnel implique des budgets limités, une plus faible capacité d’emploi et
donc une surcharge de travail pour ces membres. Cette faible division du
travail est surtout le résultat de la volonté de manifester la spécificité de la
communauté.159 »
La constitution de l'école comme communauté est un principe fondamental pour Ariel
Garcia Valdès, directeur de l'école de Montpellier : « l'élève est, lui et ses compagnons, un
des principaux moteurs de notre école; il doit ainsi prendre en charge toutes les tâches
matérielles et suivre toutes les règles de conduite inhérentes à toute vie théâtrale160 ».La
comparaison avec la communauté religieuse se poursuit avec l'évocation du couvent :
« Dans la communauté théâtrale, la rupture avec le monde s’organise
principalement dans un espace fermé et spatialement isolé de la ville : l’image
du couvent. Le temps de l’activité théâtrale est déjà en décalage avec celui
habituel de la grande majorité de la population, cet isolement relatif implique
une accentuation de ce trait ainsi qu’une gestion spécifique du temps
précisément parce que la communauté organise une présence quasi permanente
de ses membres. Ses membres peuvent d’autant plus se consacrer
exclusivement à la troupe qu’ils échappent aux tentations externes que pourrait
leur proposer la ville161 ».
Briac Jumelais rappelle cette fonction « ascétique » de l'école : « au bout de deux ans
certains déboulaient dans mon bureau en disant mais je connais même pas la ville, je
connais personne d’autre. C’est une bulle pendant trois ans où tu ne manges, où tu ne fais
que du théâtre et où t’es complètement sorti du monde ». La rigueur et l'importance des
règles établies par la communauté, ont été évoquées pour montrer l'investissement des
acteurs dans le régime de communauté. Néanmoins, Nathalie Heinich explique que « cette
opposition entre mondanité et vocation constitue, sur le plan axiologique, un marqueur
particulièrement repérable de l’autonomisation d’une activité : plus elle est considérée
comme « autonome », plus elle se doit d’obéir à l’intériorité de la personne et non plus aux
159Ibid
160Dossier de présentation de l'ENSAD de Montpellier (http://www.montpellieragglo.com/vivre/enseignement-artistique/conservatoire-art-dramatique/ )
161Proust S, « La communauté théâtrale » Entreprises théâtrales et idéal de la troupe, Revue
française de sociologie, 2003/1 Vol. 44, p. 93-113.
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contraintes ou aux demandes de « la société », synonyme d’extériorité aliénante,
d’inauthenticité 162». L'école serait donc opposée au « reste du monde ».
Enfin, un dernier élément évoqué précédemment doit être ici nuancé : l'influence du
maître. En effet, cette influence a d'abord été analysée en première partie sous le prisme du
régime professionnel comme principe de base à la transmission d'un savoir et au respect de
l'autorité. Elle est dans ce cadre d'analyse une manifestation supplémentaire de
l’intellectualisation de l’activité artistique. Elle peut néanmoins être analysée sous le
prisme du régime de singularité au sens où elle est d'abord basée sur une domination
charismatique, comme l'explique Serge Proust, invoquant la figure du fondateur de la
troupe :
« Son autorité est d’ordre charismatique et repose sur la reconnaissance par les
membres de la communauté de ses qualités extraordinaires ; le caractère
relationnel de cette autorité s’appuie alors sur des qualités personnelles dont il
doit faire la preuve. (…) En effet, tout charisme est « apparenté aux pouvoirs
religieux et il y a toujours en lui une “grâce divine”, dans quelque sens que ce
soit». 163»
En conclusion de cette deuxième partie, il a été démontré que les acteurs,
conformément à l'ambivalence des pratiques, investissaient également des valeurs en
apparence « contradictoires ». Ils adoptent des stratégies de valorisation de soi tout en
faisant preuve de désintéressement et d'authenticité. Ils doivent acquérir une grande
capacité de travail et faire preuve dans le même temps de leurs « dispositions innées ».
L' « illusio » du « champ théâtral contemporain » est donc en prise avec cette ambiguïté
comme l'explique Nathalie Heinich :
« La passivité du don reçu va de pair avec l’activité du travail accompli pour le
faire exister, de même que le travail va de pair avec le plaisir : ces couples de
notions logiquement contradictoires s’articulent et se conjuguent sans
difficultés dans le monde vocationnel, dont la cohérence est inaccessible à une
perspective strictement logiciste164 ».
162Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p319
163Proust S, « La communauté théâtrale » Entreprises théâtrales et idéal de la troupe, Revue
française de sociologie, 2003/1 Vol. 44, p. 93-113.
164Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p87
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Cette ambiguïté dans les valeurs investies par le champ est ce qui permet d'une part
la croyance de l'accessibilité du champ à quiconque (par un travail et une conformité aux
« canons » en vigueur dans le champ) et d'autre part, des stratégies de protection contre
l'échec, permises par la subjectivité inhérente à la reconnaissance du talent. Néanmoins, le
nombre de candidats toujours plus nombreux aux concours des ESAD démontre la
croyance de ces derniers en un pouvoir de consécration qui vaudrait, pour les élus, droit
d’entrée dans le champ théâtral.
Qu'est ce qui confère aux écoles le pouvoir de juger ? Leur excellence ? Leur
prestige ? Comment résoudre cette tension provoquée par d'un côté, la compétition et le
besoin de reconnaissance, et de l'autre, le déni, conforme au régime vocationnel et aux
valeurs de singularité, de cette compétition et reconnaissance ?
Il s'agira dans la troisième et dernière partie de montrer en quoi les ESAD
fonctionnent comme des « entrepreneurs de normes165 », à travers des stratégies de
distinction par rapport au marché de la formation et au marché du travail, favorisant la
création d'une identité collective singulière.
165« Désigne pour Howard Becker, les individus ou institutions qui créent les normes sociales ou
qui les font appliquer », (Lexique de sociologie, Dalloz, 3e édition 2010).
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III. L'invention d'une identité
collective singulière
L'univers théâtral est sans cesse en tension entre des valeurs collectives (la troupe,
les exigences communes, l'art collectif) et des valeurs individuelles (le talent singulier,
l'importance de la reconnaissance individuelle). La création d'une « identité collective
singulière » permet dans une certaine mesure de résoudre cette tension. Il n’existe pas en
sociologie d’ « identité en soi », celle-ci peut être définie en accord avec Heinich comme
la « résultante de l’ensemble des opérations par lesquelles un prédicat est attribué à un
sujet166 ». Ainsi, « l’identité, individuelle et collective, ne constitue pas une entité
homogène, mais résulte de l’articulation entre trois « moments » : l’auto-perception de soi
par le sujet, la représentation qu’il en donne de lui –même à autrui, et la désignation qui lui
est renvoyée par autrui 167». Le concours est le moment de la désignation au sens où
l’identité collective est définie de l’extérieur par l’institution et est ainsi stabilisée voire
institutionnalisée par :
• Le pouvoir de consécration des juges et les stratégies de ritualisation du concours
• Le pouvoir symbolique des représentations liées à l’activité artistique elle-même
• Des stratégies de distinction collective
• Une indétermination individuelle
A. Pouvoir de consécration et prestige
artistique : le capital symbolique
Pour Pierre Bourdieu, le capital symbolique est « l'ensemble des signes distinctifs
et des symboles du pouvoir acquis ou hérités par un agent ». Cet ensemble inclut la
respectabilité, l'honorabilité et la réputation168.
166Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p175
167Ibid
168 « capital symbolique » Lexique de sociologie, Dalloz, 3e édition 2010, p31
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1. Le pouvoir de consécration des juges
La sélection tire sa légitimité de celle des juges, ces derniers possédant un « capital
de consécration impliquant un pouvoir de consacrer des objets (c’est l’effet de griffe ou de
signature) ou des personnes169 ». C’est la croyance, partagée par tous les acteurs, du
pouvoir de consécration dont serait investi le jury, et par extension, l’institution elle-même.
Cette croyance est à la base du fonctionnement du « champ artistique » comme le rappelle
Bourdieu : « l'efficacité quasi-magique de la signature n'est autre chose que le pouvoir,
reconnu à certains, de mobiliser l'énergie symbolique produite par le fonctionnement de
tout le champ170 ». Son efficacité ne vient pas d'une valeur intrinsèque aux écoles mais est
inscrite dans « l' « illusio » du champ. Ce qui fait la réputation de telle ou telle école, ce qui
lui confère donc son pouvoir de consécration, « ce n'est pas telle ou telle personne
«influente», telle ou telle institution, revue, hebdomadaire, académie, cénacle, marchand,
éditeur, ce n'est même pas l'ensemble de ce que l'on appelle parfois «les personnalités du
monde des arts et des lettres», c'est le champ de production comme système des relations
objectives entre ces agents ou ces institutions et lieu des luttes pour le monopole du
pouvoir de consécration où s'engendrent continûment la valeur des œuvres et la croyance
dans cette valeur171 ». L'institutionnalisation des concours mais aussi les formes de
sociabilité des prétendants et celles des détenteurs des places contribuent à l’entretien de
l’« illusio », notamment de la croyance des candidats en un pouvoir de consécration qui
vaudrait, pour les élus, droit d’entrée dans le champ théâtral.
De plus, la solennité de l'annonce de la décision concourt à ritualiser le concours : «ça se
passe de la même manière pour tout le monde, ils t’appellent, ils te disent : on veut
travailler avec toi, on veut que tu sois dans l’école, est-ce que toi tu veux ? Et toi tu
réponds par oui ou par non et je me rappelle avoir fait : euh ... oui172». Le concours est donc
cet instant où l'on passe d'un monde à l'autre, au sens explicite de droit d'entrée. Grégoire
raconte par exemple qu'il n'a pas passé les concours parce qu'il ne « se sentai[t] pas prêt
pour le moment à affronter ça ». C'est le moment fondateur du groupe et le reste ainsi dans
l'imaginaire collectif : « le concours, c’est quand même un truc de fou, quand on se
169Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste.. Op Cit. p52
170Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p141
171Ibid
172Entretien avec François, étudiant au TNB
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retrouve entre nous dans la promo, ça revient toujours sur le tapis quoi, c’est vraiment un
élément fondateur de quelque chose. C’est un moment puissant physiquement et
mentalement173 ».
Par ailleurs, la sélection à l’entrée des ESAD, confère déjà aux lauréats un certain
sentiment d’appartenance à un collectif induit par une « dépersonnalisation, un
basculement de la personne à l'individu inscrivant le lauréat de fait dans un collectif, à
savoir l'ensemble ouvert des bénéficiaires de la distinction 174». Le travail du directeur
pédagogique lors de cette sélection est de créer un « groupe » susceptible de devenir une
« troupe ». L’idéal-type de la troupe de théâtre permet, comme il a été montré
précédemment, de résoudre tout en la maintenant la tension entre « collectif » et
« individu » puisque « le régime de singularité, sur le plan axiologique des valeurs,
n’interdit en rien, sur le plan des faits, les expériences communes, les collectifs, la vie de
groupe175 » .
C’est en ce sens que la volonté du responsable pédagogique de créer un « groupe qui
fonctionne 176» peut être comprise : « le président du jury c’est le responsable pédagogique,
c’était Stanislas Nordey et ce sera Eric Lacascade. Je parlais d’art collectif tout à l’heure et
d’art du collectif, ici, l’idée c’est de recruter un groupe, des individus mais aussi un
groupe177 ». Il s'agit de faire exister ce groupe « en soi » à travers la proximité et les
travaux en commun, mais également « pour soi », à travers des opérations telles que la
sélection ou la publication d’une revue de présentation du groupe (appelé d’ailleurs
« promo 2013 » et non « troupe 2013 »). Les écoles et le responsable pédagogique jouent
ici le rôle d' « entrepreneurs identitaires ». Le rôle du « fondateur »
est là encore
primordial :
« Sur le dernier concours, au bout de x heures de discussion le jury était
d’accord sur 12 et Stan a dit bon là on ne va pas s’en sortir donc maintenant ce
que je vous demande c’est de me laisser terminer le travail, peut être qu'il n'y
en aura que 12, soit je garde seulement les 12, soit on passe à 14 ou 15. Et il
m’a rappelé pour me dire j’en ai 16, il n’y a pas de liste d’attente et si il y en a
qui partent, on n’en reprend pas, parce qu'on doit créer un collectif.178 »
173Entretien avec Camille, étudiante auTNB
174Heinich N, L'épreuve de la grandeur... Op Cit.
175Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p196
176Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
177Ibid
178ibid
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2. L'école : une prison dorée ?
« Il y a partout une sorte de reconnaissance de l’école publique aujourd’hui en
France, c’est sûr qu’il est plus prestigieux de sortir d’une école comme ça, il y
a énormément de candidats, très peu de retenus, tu es censé avoir été choisi,
t’es l’élite du jeune théâtre national. » Garance Dor, assistance pédagogique à
l'école du TNB
Les éléments évoqués ci-dessus ne suffisent pas à expliquer ce qui confère à cette
identité collective, à ce groupe un « prestige » reconnu et accepté. Nathalie Heinich
apporte ici une réponse d’ordre socio-culturel : « outre en effet qu’il faut être plusieurs
pour être singulier, la marginalisation collective des créateurs s’est accompagnée d’une
remarquable promotion sociale qui a fait d’eux, dans une certaine mesure, les héritiers de
l’aristocratie d’Ancien Régime, et en fait encore aujourd’hui une catégorie dotée
d’importants privilèges179 ». Le privilège est ici entendu non en termes de rétribution
matérielle mais en termes de « capital symbolique », lié à la croyance du « don ». En effet,
Heinich explique que ce qui rapproche l’art de l’aristocratie c’est bien le caractère inné du
talent (« naissance vocationnelle »), et le fait que le privilège soit attribué à toute une
catégorie d’individus (les artistes et les créateurs en général). Mais ce qui rapproche l’art
de l’idéal démocratique et méritocratique est d’une part le fait que la grandeur « [soit]
indexée sur les capacités personnelles et non sur l’héritage d’une position octroyée par la
naissance 180» et d’autre part, « l'accessibilité de cette grandeur à tout un chacun selon ses
efforts ou sa chance181 ».
« Toute vocation incarne en effet, comme l’a bien relevé Judith Schlanger, une
marque d’excellence en même temps que de singularité, une exception
éclatante, singulière, problématique ; et un privilège qui déporte le mérite vers
la chance », contredisant l’autre dimension, méritocratique, de la vocation,
« l’idée proprement démocratique de la vocation comme appropriation active
de sa propre vie en fonction de ses goûts et de ses aptitudes, ce qui est l’affaire
de chacun et de tous ». C’est là l’ambivalence propre aux valeurs
vocationnelles, partagées entre un droit universel et un privilège singulier :
l’élitisme vocationnel se couple avec son contraire, la valorisation du mérite
individuel et la possibilité offerte à quiconque, sans autre discrimination que le
hasard, d’accéder à l’accomplissement de son existence182. ».
179Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p22
180Ibid
181Ibid
182Ibid
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L’ambivalence de l’identité « « élève-comédien » explique autant qu’elle alimente une
tension entre des valeurs démocratiques (chacun a droit à l’excellence), méritocratiques
(elle ne dépend que du « talent individuel ») et aristocratiques (« l’excellence est innée »).
Or « cette compatibilité est assurée précisément par le statut d ‘artiste, qui réunit ces
différents critères de grandeur- propriété et fait son succès et sa puissance dans une société
démocratique183 ». Dans un contexte où « la méritocratie est parvenue, tant bien que mal, à
remplacer l’aristocratie sur le plan des valeurs 184 », Nathalie Heinich explique
l’investissement des valeurs artistiques (traduite par l’inflation des « prétendants »),
comme un phénomène socio-culturel, « générationnel » où la génération est définie au sens
sociologique comme « l’ensemble des gens d’une même classe d’âge qui dans leurs années
de formation ont connu les mêmes expériences historiques 185 ». L’investissement sur la
création est donc bien une expérience collective, propre à toute une classe d’âge, pour des
raisons déterminées par la situation socio-historique.
B. Des stratégies de distinction collectives
et individuelles : la persistance de la
singularité dans un collectif
1. Des stratégies de distinction collectives : la
dévalorisation de la logique mercantile
a. Une dynamique d'autonomisation basée sur un « théâtre
d'art »
« L’école est un laboratoire des temps futurs ; s’y préparent les aventuriers des
scènes de théâtre de demain. Ils grandissent et prennent des forces à l’abri du
monde extérieur. Il faut une maturation lente pour que le jeune aspirant
comédien puisse affirmer à un moment donné son appartenance à un art, une
tradition plusieurs fois millénaire.186 » Stanislas Nordey
183Ibid
184Ibid
185Ibid
186Dossier de présentation de l'école du TNB http://www.t-n-b.fr/fr/ecole_tnb/
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L’ « innovatoire187 » mis en place par Stanislas Nordey illustre la volonté de placer
l’école du TNB et sa pédagogie dans le « théâtre d’art », ou le « théâtre de recherche ». En
effet, même s’ils n’évoquent pas clairement une hiérarchie des genres théâtraux, les acteurs
partagent la croyance en « l’art pour l’art », c’est-à-dire « l’idée que l’expression artistique
n’ pas à être soumise à d’autres finalités qu’elle-même 188». Pour la majorité des acteurs
interrogés, « le théâtre ne doit pas changer le monde 189». La question de la démocratisation
a été évoquée dans les entretiens généralement pour affirmer une autonomie par rapport au
« grand public » :
« Ta question suppose qu’à un moment on fasse une programmation en
fonction du public, ce serait éventuellement de la démagogie et ce serait à
l’encontre des principes de formation et d’éducation tout court, je ne parle
même pas de l’éducation artistique. On est bien sur des missions de service
public donc si à un moment tu dis je vais te servir que ce que tu as envie
d’avoir, ça suppose que tu as les moyens de savoir ce dont tu as envie, et on
sait très bien que c’est pas le cas, sans ça on boufferait que des macdo et du
coca et nos enfants aussi et ils regarderaient que des séries américaine190. »
Bourdieu explique que « les rapports que les artistes entretiennent avec le marché, dont la
sanction anonyme peut créer entre eux des disparités sans précédent, contribuent sans
doute à orienter la représentation ambivalente qu’ils se font du « grand public », à la fois
fascinant et méprisé, dans lequel ils confondent le « bourgeois », asservi aux soucis
vulgaires du négoce, et le « peuple », livré à l’abêtissement des activités productives. Cette
double ambivalence les incline à former une image ambiguë de leur propre position dans
l’espace social et de leur fonction sociale191 ».
Ainsi, le « champ artistique » se structure par sa dynamique d'autonomisation par
rapport aux sphères politico-économiques à laquelle participe l'investissement des valeurs
strictement artistiques telles que la singularité et le désintéressement.
187Terme inventé par Stanislas Nordey en réaction au Conservatoire, avec pour idée principale de
ne « travailler que sur des textes contemporains ».
188Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p35
189Entretien avec Laura, étudiante au TNB
190Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
191Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p101
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« A mesure que le champ gagne en autonomie et impose sa logique propre, ces
genres se distinguent aussi, et de plus en plus nettement, en fonction du crédit
proprement symbolique qu’ils détiennent et qui tend à varier en raison inverse
du profit économique : le crédit attaché à une pratique culturelle tend en effet à
décroître avec le volume et surtout la dispersion sociale du public (cela parce
que la valeur du crédit de reconnaissance qu’assure la consommation décroît
lorsque décroît la compétence spécifique qu’on reconnaît au
consommateur).192 »
Dans le cas de l’école du TNB, cette « distance affirmée à l'égard de toutes les
institutions 193» s'illustre par la nomination au poste de directeur et responsable
pédagogique d' « un artiste qui assume la pensée de la formation et n’est astreint que par le
budget et des règles légales, c’est lui qui dessine très largement le cursus 194 ». C’est en sa
qualité d’artiste « d’envergure nationale » qu’il est nommé par le directeur de la structure,
François Le Pillouër. De plus, les intervenants majeurs ont été ou sont des artistes proches
du TNB : « ce sont des artistes différents, exigeants, ayant une certaine idée du théâtre
d'art195 ». Recruter les intervenants parmi les metteurs en scène contemporains - « les
grands » comme les appelle Garance Dor – participe d'une stratégie de distinction par
rapport au marché de la formation, mais aussi par rapport au marché du travail.
« Le théâtre de recherche » se distingue donc par son caractère indéterminé d'autres
pratiques théâtrales et permet aux écoles de se distinguer des formations privées qui
seraient soumises à la logique mercantile et aux normes établies par l'industrie
audiovisuelle. « On est beaucoup à être très différents vis-à-vis de ça, c’est un peu
dommage, je vais balancer des choses pas cool mais y a un des amis là qu’est à fond dans
le théâtre populaire et tout ça mais il est tellement à la masse que c’est dommage (…). On
est quand même dans une certaine recherche artistique, dans du « théâtre de recherche » »,
explique Julie.
192Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p195
193Ibid
194Entretien avec Briac Jumelais, responsable des études à l'école du TNB
195Annexe 4
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b. Se distinguer des offres de formation privées
« Notre Ecole se doit d'être aussi un camp d'entraînement à la survie de l'acteur
du théâtre d'art une fois son cursus accompli. Elle doit le préparer à un
affrontement lucide, résolu et radical avec une situation politique dans laquelle
le théâtre d'art se trouve en prise avec la marchandisation, la consommation,
l'exigence de rentabilité permanente196 ». Eric Lacascade, directeur
pédagogique de l'école du TNB
Ces mots du nouveau responsable pédagogique de l'école du TNB font référence à
un contexte dans lequel « le spectacle vivant subventionné est aujourd’hui en concurrence
directe avec l’industrie culturelle où la technologie permet de diminuer les coûts unitaires
de production et d'appropriation alors que pour les institutions lourdes, un spectacle reste
un spectacle197 ». D’autre part, Eric Lacascade dénonce ici l’imposition d’une logique
mercantile venant mettre en cause l’autonomie du champ artistique. C’est ce que rapporte
Serge Proust en évoquant la « professionnalisation des entreprises théâtrales marquées par
des règles s’opposant à la sensibilité et à la grâce, c’est-à-dire à tout ce qui relève du
registre de l’inspiration 198». Ce contexte social, politique et culturel explique d’autant plus
l’investissement des acteurs dans des stratégies de distinction par rapport au « marché ».
Pour les acteurs interrogés, ces stratégies prennent la forme d’un rejet explicite des
« écoles privées » : « j’ai toujours totalement refusé le privé, j’avais comme éthique de ne
pas faire d’école privée, je n’avais pas l’argent, je sentais bien que ce qui émanait des
écoles privées ne me plaisait pas, une atmosphère de showbiz, show off, commerce... Je
mettais une distance très claire avec ça 199».
C’est notamment la fameuse école du Cours Florent qui est prise pour cible :
« Et les autres si ils n’ont pas le souci du théâtre, ils s'arrêtent, ils font les cours
Florent et après ils passent des auditions. J'ai rien contre les cours Florent mais
bon, ça me vient comme ça, les gens comme ça il y en beaucoup aussi, qui se
soucient plus d'eux que du théâtre, après je sais que je me soucie vachement de
moi aussi mais je ne suis pas là pour me vendre, je ne suis pas une putain ».
Erwan, étudiant en COP
196Ibid
197Menger P-M, Profession artiste : Extension du domaine de la création, Broché, 2005, p52
198Proust S, « La communauté théâtrale » Entreprises théâtrales et idéal de la troupe, Revue
française de sociologie, 2003/1 Vol. 44, p.
199Entretien avec Arthur, étudiant au TNB
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François fait une distinction très claire entre « l’école Florent où t’es dans ce monde brutal
et violent des concours, du bétail qui passe les uns après les autres » et l’école du TNB qui
« n’a rien à voir, déjà par le lieu, la salle Serrault qui est magnifique avec une acoustique
extraordinaire alors qu’à Florent t’es dans une salle de classe repeinte en noir. Là-bas
t’arrives, t’as un vestiaire miteux, il y a du retard, les gens t’envoient un peu chier, tu sens
que c’est l’industrie alors qu’au TNB tu sens qu’ils veulent vraiment voir les gens, les
rencontrer. »
Ce sont toutes les pratiques visant à inféoder la formation artistique à des normes ou des
buts extérieures au champ théâtral qui sont rejetées par les acteurs. L'enquête de Serge Katz
sur les auditions pour intégrer la classe libre de Cours Florent est en ce sens révélatrice :
« La directrice de casting retient plus volontiers des « physiques intéressants »,
le jugement est toujours affaire de « séduction ». C’est d'ailleurs ce que
dénonce un comédien (« puriste du théâtre » comme le désignait un professeur)
qui a participé au jury. Ce dernier estime en effet, qu'un comédien doit être jugé
selon sa capacité à se « situer devant le travail à faire » - travail de « maîtrise »
d'un texte qu'il doit « rendre plus clair » en « montrant plus de choses que n'en
montre une lecture » -, la participation à ce jury de vedettes de cinéma « qui
n'ont jamais fait de théâtre » rend, selon lui, la sélection souvent « injuste ». En
effet, l'éclectisme de la composition du jury de classe libre implique
l'hétéronomie des principes de sélection et leur inféodation à des normes (à des
goûts ») étrangères à celles de l'enseignement du théâtre 200».
c. Des stratégies de distinction entre les écoles
Les ESAD en tant qu’acteurs intégrés dans le champ, sont également en
compétition entre elles en ce qu’elles participent « aux luttes pour la définition et le
pouvoir de consécration201 ». Les stratégies de distinction évoquées précédemment existent
entre les écoles elles-mêmes au sens où il s’agit pour elles de voir leur formation théâtrale
reconnue et donc d’imposer en quelque sorte leur définition du métier d’acteur. Grégoire
qui a suivi plusieurs formations au sein d’institutions différentes explique que : « la fac et
la TIR ça va être plus du côté populaire et le conservatoire va être plus élitiste... et les deux
se tirent un peu dans les pattes. A la fac le prof en scéno me dit « t'as vu c'est bien ce qu'on
200Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste.. Op Cit. p55-56
201Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit.
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fait, ce n’est pas comme au conservatoire » et au conservatoire, c'est pareil les gens qui se
prennent pour des acteurs, qui pensent connaître quelque chose au théâtre alors que pas du
tout... ». On remarque que les stratégies de distinction entre les écoles se font également
via une hiérarchie entre les genres (comme c’est le cas pour Grégoire) ou via un rejet de la
logique mercantile associée au marché :
« Une des maladies du cinéma et du théâtre aujourd’hui c’est la question de
l’emploi physique où on te dit tu es fait pour ça, pour ce rôle-là, ce registre là et
tu n’en sortiras pas ou alors si tu en sors c’est parce que ton physique change. Il
y a une espèce de déterminisme physique lié aux impératifs du marché qui ne
laisse aucune place à l’imaginaire à côté. Et le mode de sélection de certaines
écoles de théâtre sont les mêmes que les sélections qu’une agence de pub
effectue pour sélectionner un produit. Au CNSAD, c’est beaucoup d’acteurs
qui font du cinéma avant d’avoir une pratique théâtrale, je ne dis pas que c’est
bien ou pas mais c’est quand même axé là-dessus principalement. Par exemple,
cette année au CNSAD, sur 16, 10 viennent du cours Florent, donc du même
endroit, don la question de la singularité de chaque acteur, ça pose
question202 ».
C’est sur des valeurs proprement artistiques telles que l’intériorité, l’authenticité ou le
désintéressement, leur investissement tant dans les discours que dans les pratiques, que se
joue la distinction : « Au TNB, là pour le coup, le discours qu’a eu Stanislas Nordey,
c’était juste le jury a envie de vous voir vous... Il n’a pas envie de vous voir faire une
performance… Ce n’est pas comme au CNSAD ou si tu foires un pied d’alexandrin t’es
recalé quoi. Du coup il n'y avait pas ce truc de performance qui a fait que je me sentais très
très bien 203».
L'école qui est prise pour cible par la majorité des acteurs interrogés est le CNSAD,
institution parisienne qui bénéficie du « capital symbolique » - c'est à dire du « prestige » le plus important dans le champ. Les acteurs dénoncent un assujettissement de l'école aux
valeurs mondaines et mercantilistes, ce qui permet de vérifier l'affirmation de Bourdieu :
« la lutte pour le monopole de l'imposition de la définition légitime [du comédien]
s'organise entre l'autonomie et l'hétéronomie204 ». C'est l'autonomie de l'école qui est remise
en cause.
Enfin, c'est sur l'inscription de chaque ex-étudiant dans le champ du théâtre
202Entretien avec Arthur, étudiant au TNB
203Entretien avec Achille, étudiant au TNB
204Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p367
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contemporain, la place qu'il occupe, le « capital symbolique » dont il est investi que se joue
la distinction entre les écoles. « La force du TNB c’est que sur sept promotions c’est quand
même une école qui a apporté les forces vives du théâtre aujourd’hui, qui en a apporté un
sacré nombre quand même et je ne pense pas que ce soit le cas pour toutes les écoles »,
rappelle Arthur. « Si l'accès au métier de comédien suppose aujourd'hui, dans les trois
quarts des cas, le passage par une école d'art dramatique, la condition de plus en plus
nécessaire, n'est pas pour autant suffisante à la consécration. Serge Katz montre que tout
dépend en fait du degré d'autonomie de l'école par rapport aux marchés de l'emploi des
comédiens205 ». C'est autant le prestige de la formation reçue que la capacité de l'école à
donner du travail à ses étudiants qui est critère de distinction :
« Au TNB il y a un plan d’insertion sur neuf ans donc voilà nous on est lié
pendant neuf ans avec l’école. C’est une chose énorme parce qu' en sortant du
TNB, on est quand même super mieux lotis que la plupart des jeunes acteurs de
ce pays. Par rapport aux autres écoles, il y a peut-être le conservatoire et le
TNS qui ont la chance d’avoir le JTN mais les sondages montrent qu’au bout
de deux ans il y en a plein qui ne sont plus acteurs parce que les metteurs en
scène veulent plus les embaucher parce qu’ils coûtent plus cher.206 »
2. Le refus de s'inscrire dans un genre précis : la valeur
de l'indétermination
L'indétermination est « le maître mot de la jeunesse romantique telle que l’a analysé
Pierre Bourdieu 207» rappelle Nathalie Heinich. L'investissement sur l’art, la littérature, la
vie de bohème constitue une « fuite hors du monde en laquelle la jeunesse, moment par
excellence de l’indétermination, se nourrit du ressentiment antibourgeois, de la nostalgie
du passé et de l’aspiration fantasmatique à des privilèges authentiques, c’est-à-dire
naturalisés, individualisés et incorporés : triple propriété que condense le don de l’artiste
ou du poète208 ». L'indétermination est donc une valeur qui serait inévitablement
recherchée par les artistes. Elle semble particulièrement appropriée au régime de
singularité, qui exige d’échapper aux standards et aux normes communes, à la prévisibilité,
205Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste.. Op Cit. p257
206Entretien avec Achille, étudiant au TNB
207Heinich N, L’élite artiste... Op Cit. p143
208Ibid
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aux contraintes extérieures. C’est pourquoi « elle est commune aux écrivains et aux artistes
« vocationnels » à l’époque moderne, chez qui prime un impératif d’authenticité construit
sur un idéal d’autonomie du sujet 209».
Cette indétermination revendiquée permet aux acteurs de ne pas s'enfermer dans un carcan
qui valoriserait telle ou telle pratique artistique. Malgré l'existence de stratégies de
distinction collectives évoquées précédemment, la totalité des acteurs interrogés exprime
une indétermination quant à leurs choix artistiques. Ils ne semblent privilégier aucun genre
théâtral et récusent l'idée de « formatage » :
« Mais de là à être formaté ce n’est pas vrai parce qu’il [Stanislas Nordey] a le
souci de nous faire bosser avec des gens totalement différents et même à
l’opposé de son travail. Tout le monde a une pratique théâtrale qui tend à la
même chose mais elle peut prendre des chemins très différents ». Arthur,
étudiant au TNB
« On est sûrement pas formés pour un théâtre précis et c’est ça que j’adore
dans cette école, ça change tout le temps, ils ne te demandent pas les mêmes
choses, moi j’aime bien l’idée de pouvoir faire plein de trucs. Je me sens pas
du tout formée ni même pour un public précis, il nous fait bosser avec des gens
tellement différents ! Je me sens pas du tout enfermée dans un théâtre précis.
(...) Et on est tous tellement différents dans la promo en plus, que je ne pense
pas qu’en nous voyant, on se dise, ils sortent de Nordey… ». Laura, étudiante
au TNB
L'indétermination peut ici être analysée comme une stratégie autorisant les élèvescomédiens à garder leur singularité comme l'explique Camille : « les théâtres que je désire
ne sont pas fonction d'un texte ou d’un genre. Le théâtre public c’est ma culture, et je suis
très critique, je sais que mon rêve n’est pas forcément de jouer sur une grande scène du
théâtre public ». De plus, la diversité artistique des intervenants avec lesquels ils travaillent
permet aux « élèves-comédiens » de garder une incertitude constitutive de leur métier.
L'indétermination peut donc également être perçue comme une stratégie d'insertion sur le
marché du travail : « quand t'es comédien, il ne faut pas avoir une conception trop figée de
ce que ça signifie, parce que tu te fermes plein de portes. Il faut essayer d'être heureux dans
chaque projet même si ça n’empêche pas d’avoir un avis210 ».
209Ibid
210Entretien avec Laura, étudiante au TNB
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Les étudiants en COP sont eux aussi enclins à revendiquer une indétermination :
« J’ai pas envie de me diriger vers un théâtre précis non. Je trouve ça vraiment
bizarre de me dire « j’ai envie de faire que ça » parce qu'il y a du bon dans tout
et du mauvais un peu partout. Je ne crois pas avoir cette espèce de snobisme…
Je ne suis pas spécialement intéressé par le spectacle de rue mais je pourrais
dire autre chose dans deux semaines. Pour l’instant non, je suis plus dans
Shakespeare. Mais j’ai énormément de respect pour ceux qui font ça. » Erwan,
étudiant en COP.
« J'aime le théâtre d'acteur quoi, le comédien doit être le centre du spectacle,
c'est lui qui permet de créer des choses. Et puis je suis aussi adepte des petites
formes, de tout ce que j'ai vu dans mon enfance, qui m'a touché, parce qu'il y a
un engagement de la part des comédiens que tu sens, c'est beau, c'est
vachement émouvant. Donc je suis prête à faire du théâtre de rue aussi. »
Clémentine, étudiante en COP
L'intérêt porté au « théâtre de rue » ne se retrouve pas chez les étudiants du TNB, qui
semblent tout de même rappeler leur investissement dans une « démarche purement
artistique » :
« Il n'y a pas vraiment de théâtre où j’ai envie d’aller, il y a des trucs où j’ai pas
envie d’aller par contre, des trucs très conventionnels, très classiques… Moi je
trouve qu’il faut quand même que ça remue quoi, que ça remue l’air, ça remue
les gens, etc. Le théâtre de divertissement ça ne sert à rien… » Achille, étudiant
au TNB.
« - tu as le sentiment d'avoir été formée pour un théâtre précis ? Voire un public
précis ?
- Non, du tout, du tout… après ça reste quand même dans la catégorie du
théâtre de recherche un petit peu. On est très peu à vouloir faire du boulevard,
enfin ce n’est pas que le boulevard soit pas du théâtre, mais on parle quand
même d’une catégorie de théâtre qui n’est pas dans la recherche
économique… » Julie, étudiante au TNB.
Il est possible ici d'apporter une explication de type socio-culturel au sens où
l'indétermination serait conforme à la « nouvelle figure de l'artiste qui correspond à la
démocratie culturelle 211». Bourdieu expliquait que la « frontière entre ce qui est « art » et
211Menger P-M, Profession artiste... Op Cit. p78
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ce qui ne l'est pas, cette opposition entre le « commercial » et le « non commercial » se
retrouve dans tous les univers artistiques; si elle peut désigner des réalités très différentes
selon les champs, elle semble être structurellement invariante 212 ». Néanmoins, la
« démocratie culturelle a entrepris de remettre en cause l'équivalence entre Etat et marché
avec « culture légitime » et « culture de masse » (…) élargissant ainsi indéfiniment le
domaine couvert par l'intervention culturelle publique (d'où l'inflation du culturel) et
réactivant les polémiques sur la définition de la culture, la légitimité des pouvoirs publics
en la matière, etc. ». La démocratie culturelle entreprise par Jack Lang aurait ainsi
supprimé les hiérarchies sur lesquelles était fondée la prépondérance de la culture savante
et permis de sortir de l'opposition entre les deux postures de l'artiste. D'un côté la « posture
aristocratique à la Baudelaire ou Flaubert : contre la masse, le vulgaire, le progrès
matérialiste dont le seul rempart serait une aristocratie de la création 213» et de l'autre,
« l'artiste d'avant-garde dont la production audacieuse précède la demande du public214 ».
Les arts savants eux-mêmes devenant hybrides, la figure de l'artiste change comme
l'explique Pierre-Michel Menger :
« La figure de l'artiste qui correspond à cette démocratie culturelle n'est plus
celle de l'artiste savant mais celle de l'artiste créatif qui s'exprime au nom d'un
impératif d'authenticité plus que de sophistication esthétique, qui se relie aux
autres dans une démocratie horizontale du génie banalisé, qui se meut aisément
dans le multiculturel, dans les hybrides artistiques et le multidisciplinaire.215 »
L'indétermination serait donc constitutive du régime de singularité et d'autant plus investie
par les acteurs, qu'elle est devenue une valeur parfaitement conciliable avec le contexte
culturel.
212Bourdieu P, Les règles de l’art... Op Cit. p122
213Menger P-M, Profession artiste... Op Cit.
214Ibid
215Ibid
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Conclusion
Les formations artistiques à l'art dramatique s'inscrivent dans deux univers
diamétralement opposés, tant sur le plan des pratiques que des valeurs investies. Une des
difficultés principales lors de la rédaction a d'ailleurs été d'opérer une distinction précise
entre ce qui relevait des « pratiques » (régime professionnel et régime vocationnel) et ce
qui relevait des « valeurs » (régime de communauté et régime de singularité), afin d'éviter
autant que possible des répétions d'idées inutiles. Les pratiques obéissent majoritairement à
une logique artistique où priment le travail en autonomie, le travail avec des intervenants
professionnels où les élèves sont considérés comme des comédiens à part entière. En effet,
l'école est avant tout un lieu de recherche et d'expérimentation pour des comédiens déjà
affirmés, qui poursuivent leur projet vocationnel. Néanmoins les ESAD s'efforcent
d'inscrire leur formation dans des cadres institutionnels légitimes. Le diplôme valide trois
années d'études post-bac et atteste d'un savoir-faire acquis auprès d'intervenants tous très
ancrés dans le champ du théâtre contemporain. C'est cet objectif d'insertion sur le marché
du travail, dans une activité professionnelle où les prétendants sont nombreux et la
concurrence rude, qui amène les écoles à s'inscrire dans le régime professionnel. Le
concours à l'entrée des ESAD confirme cette ambivalence. Il fonctionne à la fois comme
un droit d'entrée hautement sélectif, mais faiblement codifié au sens où la part de
subjectivité inhérente à la pratique artistique laisse penser que tout un chacun peut tenter sa
chance. La part importante de travail demandée aux apprentis-comédiens révèle toute la
valeur accordée à l'apprentissage régulier et rigoureux, aussi bien au niveau de la technique
qu'au niveau de l'apprentissage de la sensation. « C'est en jouant que l'on devient
comédien », pourrait-on dire, que l'on acquiert une connaissance de soi suffisante pour la
transformer en outil de communication artistique. Au régime de communauté s'oppose
donc le régime de singularité, dans lequel l'individu, dans sa dimension extériorisée (travail
sur le corps, sur la voix, maîtrise des techniques) mais surtout intériorisée retrouve toute sa
place. L'engagement et les efforts que suscite la vocation ne peuvent venir que de
l'individu, c'est d'abord dans ses ressources personnelles et à partir de lui que doit aller
puiser l'élève-comédien.
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En résumé, la sélection induite par le concours et l'institutionnalisation du droit d'entrée et
de la formation, engendre une inévitable compétition entre les candidats, une recherche de
reconnaissance nécessairement partiale. En effet, l'émotion, l'inspiration, le talent, sont
autant de valeurs subjectives qui refusent une normalisation ou standardisation des
comédiens. L'intériorité, l'authenticité, l'originalité de chaque personnalité restent des
critères déterminants. Cette part de subjectivité est ce qui autorise le déni de la compétition
et des stratégies de protection en cas d'échec. Les concours fonctionnent donc comme un
droit d'entrée au sens où, on l'a vu, l'admission dans une école permet effectivement l'accès
à un réseau, à une reconnaissance et un diplôme reconnus dans le champ du théâtre
contemporain. Néanmoins, il ne suffit pas à définir de manière rédhibitoire qui est ou n'est
pas comédien. Le registre vocationnel est ici primordial au sens où s'agissant d'une
pratique artistique, le théâtre ne saurait se réduire au passage par une grande école.
Cependant, les ESAD en tant qu'acteurs intégrés au champ artistique, sont en lutte pour
imposer leur définition de l'excellence artistique et adoptent ainsi plusieurs stratégies de
distinction, visant à acquérir du capital symbolique permettant l'autonomie la plus grande
tant sur le marché de la formation que sur le marché du travail.
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Bibliographie
Ouvrages
 Heinich N, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Editions
Gallimard, 2005.
 Heinich N, L'épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance. Paris : La
Découverte, 1999, 297p
 Heinich N, La sociologie de l'art, Collection Repères, Editions Broché, 2004, 128p
 Menger Pierre-Michel, Profession artiste : Extension du domaine de la création,
Broché, 2005, 105p
 Bourdieu P, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Editions du
Seuil, 1998, 480p
 Poliak C, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs,
Economica, coll. « Etudes Sociologiques », 2006, 305p
 Mauger G (dir.), L'accès à la vie d'artiste. Sélection et consécration artistiques, Editions
du Croquant,coll. « Champ social », 2006, 256p
Etudes et enquêtes
 Menger Pierre-Michel, La Profession de comédien: Formations, activités et carrières
dans la démultiplication de soi, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication,
La Documentation Française, 1997. 455p
 Doré A, Démocratisation du théâtre et politiques de public(s) : la question du public au
Théâtre National de Bretagne et au Théâtre National de Strasbourg, Mémoire de fin
d'études, Sous la direction de Philippe Leroy, Séminaire Action locale, Année 20042005, IEP 2005 DOR
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Articles de revues et périodiques
 Freidson Eliot, Chamboredon Jean-Claude, Menger Pierre-Michel. Les professions
artistiques comme défi à l'analyse sociologique. In: Revue française de sociologie.
1986, 27-3. pp. 431-443.
 Poliak Claude, Manières profanes de « parler de soi », Genèses, 2002 n°47, p. 4-20.
 Bourdieu Pierre. La production de la croyance. In: Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 13, février 1977. pp. 3-43.
 Buscatto Marie, « L'art et la manière : ethnographies du travail artistique », Ethnologie
française, 2008/1 Vol. 38, p. 5-13.
 Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude. L'examen d'une illusion. In: Revue française de
sociologie. 1968, 9-1. pp. 227-253.
 PROUST Serge, « La communauté théâtrale » Entreprises théâtrales et idéal de la
troupe, Revue française de sociologie, 2003/1 Vol. 44, p. 93-113.
 Heinich N, Régime vocationnel et pluriactivité chez les écrivains : une perspective
compréhensive et ses incompréhensions, n°3 2008, Varia, revue socio-logos
 Heinich N, L'amour de l'art en régime de singularité. In: Communications, 64, 1997.
pp. 153-171
Sites internet
 http://www.montpellier-agglo.com/vivre/enseignement-artistique/conservatoire-art-dramatique ,
Dossier de présentation de l'ENSAD de Montpellier

http://www.epsad.fr/ecole/edito
 http://www.t-n-b.fr/fr/ecole_tnb, dossier de présentation de l'école du TNB.
 http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/formations/schema-theatre2006.pdf , Direction
de la musique, de la danse,du théâtre et des spectacles, schéma d’orientation pedagogique et
d'organisation de l'enseignement initial du théâtre dans les établissements d'enseignement
artistique, 2005
 http://www.anpad.fr/pages/assets/files/chantiers/EnseignementduTheatre.pdf ,Nathalie Seliesco,
Philippe Sire, l’Enseignement Public du Theâtre, août 2007
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Autres
 Plaquette de présentation de l'école du TNB, 2009
 Brochure de présentation et déroulement du concours d'entrée 2009 à l'école du TNB
 « L'innovatoire » de Stanislas Nordey
 « Eric Lacscade, un nouveau projet pour l'Ecole », François Le Pillouër
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Annexe 1: Grille d'entretien
Remarques sur les entretiens : la majorité des acteurs a été interrogée au courant du
mois de mars. Les entretiens ont une durée moyenne d'une heure et demi. La grille
ci-dessous a servi en particulier pour les étudiants, en COP et au TNB. Les entretiens
avec Garance Dor et Briac Jumelais évoquaient également les quatre points cidessous mais
Parcours avant école
Points abordés :
Questions sous – jacentes :
- début de l'intérêt à l'Art Dramatique
3 registres :
- pratique
- vocationnel : précocité, talent,
accomplissement, devenir « soi », utopie,
créativité, individualité
- dimension de l'intérêt : quelles facettes du
métier ont été attrayantes et ont motivé la
présentation aux concours
- professionnel : gagner sa vie, activité
comme une autre qui s'est imposée
- collectif : envie d'un projet à plusieurs,
fédérateur
Concours
- Qu'est ce qui a motivé la présentation aux - recherche de reconnaissance artistique, de
concours ? Attentes par rapport à la
légitimité + « se consacrer entièrement à
formation ?
l'AD » ou visée professionnalisante
(recherche d'un diplôme)
- Déroulement du concours
- Retour sur la sélection, les critères: qu'est
ce qui « fait la différence »
- critères se sélection : mérite personnel,
talent, concours de circonstances... =>
différentes stratégies de présentation de soi
- Comment est vécue / ressentie / intégrée la
- Analyser les stratégies identitaires mises
« sanction » ?
en place après coup pour gérer l' « écart de
grandeur » // changement de statut
Formation
- contenu et organisation de la formation
- relations entre élèves et entre « profs » et
élèves
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- « don individuel », « mérite personnel »,
« inspiration »
- « apprentissage », « transmission
collective », « travail »
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- efficacité (évaluation) de la formation
(technique, professionnalisation, réseau..)
- influence de la formation / du maître ?
-sentiment d'être formé pour un public
précis // formation / formatage ?
- niveau d'intégration dans le champ :
désintérêt pour toute autre logique autre
qu'artistique (économique, démocratisation
etc. )
Projet professionnel
- Evoquer le statut/métier à la sortie ?
- jauger l'influence de l'institution, la
- Spécialisation dans un genre théâtral plus manière dont a évolué la conception du
théâtre (intérêt pour le théâtre populaire →
que d'autres ?
théâtre d'art plus les années passent au sein
- quelle sont selon toi les fonctions / le rôle de l'école ?).
d'un comédien/du théâtre dans la société ?
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Annexe 2: exemple d'entretien
ENTRETIEN Julie : au bar du TNB, le 11/03/2011
B: Je t'écoute sur ton parcours avant le TNB
A: Je fais vite parce qu'il y en a beaucoup, je suis née à Avignon donc je baignais un peu
dedans... Je fais ça de manière un peu synthétique... Moi, je viens de la musique. J'ai fait le
conservatoire de musique, violon, pendant 15 ans, j'ai commencé à l'âge de 4 ans. Je suis
allé au bout du cursus, j'ai pas passé ma médaille mais j'ai fait un atelier de théâtre au
Théâtre du Chêne noir avec Raymond Vinciguerra, c'est le théâtre de Gérard Gelas... c'était
une bonne promo, c'est marrant parce qu'on est beaucoup à avoir continué à faire du
théâtre, notamment Alice Belaïdi qu'a été nominée, à l'espoir Molière, Laure Vallès qui
travaille aussi beaucoup, on est un paquet à avoir fait pas mal de choses dans des cursus
différent, donc c'est marrant.
Après je suis allé à Paris direct après mon bac, j'ai fait un bac cinéma.
B: t'étais donc tout de suite engagée dans la voie artistique, tu n'avais pas de doute ?
A: Oui, carrément... Mes parents sont pas du tout dans le milieu. A paris, j'ai tenté des
concours pour des petits conservatoires d'arrondissement. Là j'ai fait le huitième, avec
Elisabeth Tamaris...
B: Des concours pour intégrer un cycle précis ?
A: Nan c'est des classes préparatoires. J'ai fait du chant lyrique à côté dans le conservatoire
du cinquième et après j'ai pris des cours particuliers avec une dame qui s'appelle Nita
Claim, une très très grande dame et qui m'a prépare aux concours... J'ai passé cinq fois les
concours en fait. J'ai passé le conservatoire de Paris, le TNS et le TNB, je l'ai eu la
première fois que je l'ai passé... Mais pendant cinq ans je lâchais pas l'affaire, je savais qu'il
fallait que je passe par là. Après le conservatoire du huitième, j'ai fait une école
départementale à Corbeille et Saône qui est un cycle professionnel en deux ans qui te
donne le diplôme d'Etat de comédien, qui te permet aussi d'enseigner etc.
B: C'est pas le diplôme que tu reçois quand tu sors du TNB ?
A: Nan, le TNB c'est un truc un peu supérieur avec licence et machin, je connais pas bien
les formulation, faudra que tu regardes. Mais ça.. je l'ai fait que six mois cette école parce
que après j'ai été engagée...
B: Cette école c'était aussi sur concours ? C'était une école publique ?
A : Ouai mais c'est des petits concours, et ouai j'ai fait que des écoles publiques jusqu'à un
certain point que j'évoquerai après parce que j'ai toujours travaillé à côté, je pouvais pas me
permettre de pas travailler et donc à l'EDT j'ai été repérée par un des intervenants qui
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s'appelle Sergei Vatzoumirov qui était l'assistant de Vassilietv. Donc j'ai travaillé avec
Vassilietv à l'Odéon et j'avais comme partenaires au plateau Stanislas Nordey et Valérie
Dréville. On était tout les trois sur ce spectacle et ça a été un peu pour moi un gros
retournement de « oui, il faut absolument que je continue à me former ». Je découvre le
théâtre subventionné en France, parce que au final la culture théâtrale, je l'ai vraiment faite
petit à petit. Parce que quand tu fais un bac cinéma, tu fais un bac L mais tu n'as aucune
notion de la littérature théâtrale. A part quand tu fais option théâtre mais sinon la culture
théâtrale est nulle, vraiment. Donc j'ai découvert qu'il y avait des oeuvres en arrivant à
Paris au conservatoire, j'ai commencé à me plonger là dedans et à découvrir ce métier là.
Mais par exemple quand tu fais une petite école à côté, tu découvres Paris, tu vas pas au
théâtre, tu sais pas où aller, comment y aller, et donc j'allais assez peu au théâtre et donc
Vassilietv ça a été le gros retournement pour moi de ça ça existe et c’est énorme en fait ce
qui existe. C’était mon premier emploi rémunéré, après j’ai joué à l’Opéra Bastille avec
Kusturitza pour le temps des gitans . Pour le coup c’est génial parce que tu rencontres des
personnes qui ont des carrières immenses mais toi tu te retrouves vite tout seul parce que tu
n’as pas de gens de ton âge qui ont envie de faire la même chose que toi, à l’endroit où tu
es… En sortant de là, j’étais intermittent donc j’avais des sous, j’ai fait l’école Claude
Mathieu et là c’était très bien pour rencontrer des jeunes qui voulaient faire ça mais c’est
une école qui a une vision du théâtre pas très révolutionnaire, qui ne se pose pas beaucoup
de questions, c’est comment avoir des bons acteurs, généreux, c’est très humain mais au
niveau de l’exigence artistique, des risques, c’est très frileux même un peu ringard, sans
être péjoratif. C’est vraiment du sûr à Claude Mathieu, parce que tu choisis les gens avec
qui tu veux faire cours quoi. Et j’ai continué à passer des concours jusqu’au TNB.
B : Il n’y a pas eu de moment où tu t’es dit je veux être comédienne ?
J : Depuis que j’ai 4 ans, je veux faire ça, c’était une évidence…
B : Une vocation ?
J : Vocation c’est un peu un grand mot, après il y a les trucs de petite fille, mais t’en
reviens très vite. Mon père était projectionniste donc je passais mes journées dans les salles
de cinéma et je voulais être actrice de cinéma donc à côté je faisais du violon, je faisais de
l’équitation, de l’escrime, toujours pour arriver à un truc précis. Et ce truc précis a
complètement disparu de l’horizon parce que le théâtre est arrivé entre temps et ce que
c’est que le théâtre... Faut savoir que la première fois qu’il a appelé toutes les filles à la
table pour parler, les discussions avec SN sont.. lui il parle, t’as l’impression qu’il te parle
de toute façon et moi j’ai parlé pendant deux heures après parce que c’est pas que ça remet
tout en cause mais ça va vraiment loin dans ce qui est soulevé tout simplement. Donc une
grosse exigence, ça c’est certain. Il soulève ce pourquoi on le fait, ce qui nous motive et ce
qu’on est prêt à faire, donc des grosses questions. Tous les jours on devait rendre un
journal de bord sur comment on traversait le stage, les ateliers et lui tous les jours il se
lisait 60 journaux de bord, c’est ça qui est dingue aussi de voir la générosité des gens qui
nous faisaient travailler. C’est-à-dire que c’est vraiment dans les deux sens, ils nous
disaient vous vous devez aussi nous choisir, c’est-à-dire que nous on va pas vous mentir
sur ce que vous allez vivre pendant trois ans, ça, c’est un condensé de ce que vous allez
vivre pendant trois ans… Pour eux comment tu commences l’école et comment tu le finis,
c’est peut être comment tu commences l’école et comment tu la finis… c’est pour ça qu’ils
nous disent vous nous choisissez, et vous pouvez pas tricher. On peut pas dire après qu’on
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savait pas où on allait, on savait très bien et quand tu sais pourquoi tu passes un concours
et vis-à-vis de qui tu le passes, un échange peut se faire … mais quand t’as un jury froid…
B: T’en as eu des concours comme ça ?
A : Ouai le Conservatoire et le TNS… mais le TNS j’ai pas fait le stage donc je peux pas
dire comment ça se passe… Alors faut savoir que quand on été pris on reçoit un mail début
juillet avec du boulot de dingue pour tout l’été, et puis on a un rendez-vous fin août pour
resserrer le boulot et où ils nous disent bon maintenant vous y êtes, ne pensez plus au
concours, vous y êtes. Pour le coup, ici ils ne disent pas du tout vous êtes les meilleurs, je
sais par exemple que y a d’autres concours où quand t’es pris ils te disent, vous êtes les
meilleurs, vous êtes l’élite, ici pas du tout. C’est vraiment un concours de circonstance,
c’est-à-dire qu’à un instant T on était capable de mobiliser une énergie telle qu’on leur a
donné envie et qu’ils ont eu envie de travailler avec nous… que ce soit une force de travail,
une convivialité, une énergie… ça peut passer par beaucoup de chose, ça ne se réduit pas à
une virtuosité qui les intéresse très peu au final, puisqu’on est là pour être formé. On rentre
pas pour être les meilleurs mais pour se former et travailler pendant trois ans.
B: Et qu'est ce qui motive la sélection ?
A: Bah, le talent, ça n’existe pas ou très peu… Je pense qu’ils ont choisi des individualités
très fortes, des gens qui ont des parcours totalement différents, et des théâtralités
différentes, c’est-à-dire qu’on va pas faire tous le même type de théâtre en sortant de
l’école, on se comprend pas certains, vraiment, et c’est pas grave, c’est ce qui fait
l’échange et la diversité du groupe.
Mais je pense que c’est déjà une force de travail et l’envie d’y être, la disponibilité aussi
c’est vachement important. Ca c’est un truc qui me faisait vraiment peur aussi de me
retrouver avec 16 personnes en Bretagne parce que y a personne qui vient de la Bretagne,
on est tous même de nationalités différentes ; il y a une fille qui vient de Russie, qui a vécu
en Argentine, une sud coréenne qui parlait pas très bien français, FX qui est vietnamien
mais qu’a vécu à Paris, qu’a fait un master 2 de finance et qui a travaillé dans des
banques… donc les âges vont de 18 à 27 à l’entrée.
B: Et tous n’ont pas fait de théâtre avant d’intégrer l’école ?
J: Nous dans notre promo si, un petit peu mais à des endroits très différents. Tu vois
Nathan, il avait 18 ans, il venait de passer son bac, il faisait des ateliers de théâtre avant
mais il avait pas fait d’école… et théâtralement parlant il n’y a aucune différence entre lui
et quelqu’un d’autre…
B: Avec le recul les choix te semblent justifiés ?
J: Bah je pense que chacun le sait… moi j’ai été prise parce que à un moment je ne pouvais
pas faire autrement, c’était une nécessité et ça a du se voir, je sais pas comment mais ça a
du se voir ! mais c’est pas en terme de qualité ou de talent, on nous parle jamais dans ces
termes là…Ce qui le frappe toujours c’est l’intelligence de la pédagogie de cette école..
déjà le concours était énorme, c’est un moment référentiel aussi, de quelque chose qu’on a
pu convoquer à un moment donné et pourquoi on ne le convoque plus et pourquoi on met
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du temps à y retourner… moi par exemple, ça fait 5 ans que j’attendais ce moment-là donc
j’ai commencé, j’étais une folle furieuse, c’était insoutenable et il a fallu que je me calme.
Et donc en août il te file une liste de 20 poètes à découvrir, tu dois en choisir un qui te
bouleverse et préparer un récital de 20 minutes à présenter à la rentrée, seul en scène,
complètement libre, dans n’importe quel espace, ce que tu veux, ce qui te fait rêver. Et ça
c’était notre carter d’identité pour se présenter au groupe, parce qu’on s’était pas tous vu au
stage, ce qui fait que c’était pas du tout oui salut toi tu viens d’où ? C’était voilà moi je suis
ça, je suis sur ce plateau, je vous donne ça c’est un cadeau et on se présent par l’espace
théâtral, ce qui est extrêmement intelligent. C’était flagrant comme rencontre. Ensuite le
principe de l’école c’est d’abord il nous a mis avec deux russes pour nous faire comprendre
que physiquement on était pas du tout à la hauteur, donc pas de texte mais juste du corps. A
la suite de ça on a fait de l’écriture avec Roland Fichet, PENDANT Mettre en Scène parce
que avant de passer par le fait de dire un texte, l’écrire, pour comprendre aussi par où passe
l’auteur. Donc pédagogiquement parlant c’est assez subtil avant de nous amener vers
l’interprétation. Y a un truc assez royal dans cette école c’est que oui, il y a la référence qui
est le directeur pédagogique mais la structure aussi… on est 16 pendant 3 ans, donc même
si financièrement ils tirent un peu sur la corde, des choses de dingues sont possibles du fait
qu’on soit que 16 pendant trois ans. Moi j’ai jamais vu autant de théâtre de ma vie, il nous
a emmené des week ends à Paris pour qu’on aille voir des expo, des spectacles, y a une
espèce d’effervescence absolue là dedans. Les stages d’interprétation, on est souvent en
demi-groupe, voire 3 par groupe. C’est rarissime d’avoir ce temps-là de plateau, on
mangue du plateau comme jamais, on est jamais en regard à attendre une journée, donc tu
peux pas te cacher, tu peux pas fuir…
B: Les relations entre vous, comment se sont-elles établies ? As-tu ressentie de la
compétition ?
J: Alors je crois qu’un des facteurs dans la sélection de cette école, c’est qu’ils regardent
comment on regardes et ça dit beaucoup de choses, le mot général c’est de la bienveillance.
On est pas du tout là dedans, on est des partenaires et on sait que sans l’autre on est rien.
Puis comme on est souvent en demi groupe en stage, y en a que j’ai mis un an avant de
rencontre en stage, ça renouvelle complètement le désir. L’année dernière on est parti un
mois à Berlin travailler dans un loft, là on part 10jours à France Culture pour enregistrer
une fiction et on va entrer dans les fichiers de comédien. Ensuite on est invité à Fine plus
qu’est un festival à Berlin, on est 7 à y aller, les autres vont travailler au Mans et après on
part tous un l mois en Italie… Donc tu vois le programme que j’ai eu pendant trois ans,
c’est juste énorme… Et un des plus beaux cadeaux qu’on est eu, c’est la carte blanche
aussi, c’est une possibilité pas une obligation. SN choisit deux projets qui peuvent se faire
pour qu’on puisse s’essayer à la mise en scène, et moi j’ai eu la chance de pouvoir faire le
projet que j’avais proposé, j’avais deux acteurs, j’étais en salle Serrault, j’ai pu engager
quelqu’un au son, et j’ai pu faire ma première mise en scène, on l’a jouée 4 fois et c’est la
plus grosse expérience théâtrale de ma vie. J’ai jamais été aussi épanouie que là-dedans…
et je me suis rendue compte que je pouvais faire de la mise en scène.
B: Ils vous forment à la mise en scène ?
A: Pas du tout, à un moment donné ils nous disent si vous voulez faire quelque chose
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allez-y. On travaille vachement en autonomie, en proposition. On est extrêmement
mobilisés parce que le principe de cette école, c’est vraiment l’acteur créateur et pas
l’acteur passif, après t’en fais ce que tu peux aussi mais quelque soit l’endroit, comment à
un moment donné tu ne subis pas un metteur en scène et tu es toujours en proposition.
B: Et les relations avec les professeurs ?
J :Nordey on le voit assez peu au final, il est rarement là, pour des réunions, pour qu’on
parle. Mais la première année, tous les lundis on devait lui rendre un journal de bord, et le
journal de bord c’est troubles, traces, questions et pas d’états d’âmes, lui il s’en fout de ce
qu’il se passe dans notre vie, ce qui l’intéresse c’est comment tu verbalises et lui ça lui
permet de nous suivre. Après on a pas de profs récurrents, que des intervenants, comédiens
ou metteurs en scène. La 1ere année, ce sont des gens qui soulèvent des questions
pédagogiques, par exemple, il y a des endroits qui sont des vrais rendez vous comme
Bruno Messat ou Eric Didery qui sont des vrais rendez-vous pour l’acteur, qui peuvent être
des vraies révélations. On a pas du tout de cours techniques, du tout. On a une étiquette
malgré nous et on va l’enlever sur le terrain , c’est pas grave mais on passe par des gens
qui sont très différents voire opposés dans leur théâtralité mais qui se retrouvent juste au
niveau de l’exigence. Donc du coup c’est comment il met sur notre chemin des gens où il
va peut être y avoir une forte rencontre, ou deux, ou trois, ou pas du tout… et comment on
se dit ah ça c’est pas mon théâtre ou comment à partir de ça on se rencontre nous même,
c’est hyper important, savoir qu’est-ce qu’on a envie de faire en fait, ça nous recentre. On a
pas de chose quotidienne parce que les choses quotidiennes fatiguent aussi, on a des
rythmes tellement différents que c’est vrai qu’on est plus fort de se mobiliser pour une
chose, ça nous apprend ça aussi. Et ce qui est très fort dans le travail de Nordey, c’est que
quand dans le théâtre on nous parle de diction ou de trucs comme ça, lui il nous en parle
jamais, il nous parle de penser. C’est-à-dire que si un moment donné tu penses quelque
chose et t’as besoin de le dire, ton corps il va savoir le dire et tu vas trouver les ressources
nécessaires en toi, techniques pour faire passer quelque chose même à la 800eme personne
ce qui fait que évidemment ça veut pas dire qu’il faut pas travailler la technique mais la
technique pure, complètement découpée du fond de pourquoi tu le fais, au final tu t’endors
dans ta technique et u peux ne pas être bon dans ta technique.
B: Est-ce que t’as déjà envisagé une double formation ? de te former à autre chose ? en cas
d’échec ?
J: Moi j’ai jamais fonctionné avec le en cas d’échec, moi je suis toujours sans filet parce
que je pense qu’à essayer d’aménager la chèvre et le chou tu fais rien, soit tu fais, soit tu
fais pas. Après j’aurais aimé faire d’autre chose par curiosité mais pas en cas d’échec, il
n’y pas d’échec possible, parce que si j’y crois pas…
B: Qu’est ce qui manque à cette formation du TNB selon toi ? te considères tu comme
comédienne ?
J: Oui depuis longtemps… J’ai arrêté de penser qu’il fallait que j’attende l’intermittence
pour me considérer comme’ comédienne. A un moment donné, c’est plus soit on est
comédien soit on l’est pas c’est juste que je pratique ce métier tous les jours même si je
suis pas payée pour ça, dans 6 mois, je serai payée pour ça. Là je suis dans le cadre de
l’école, mais je suis dans la pratique. Je cours pas après l’intermittence, je pense qu’il faut
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pas avoir peur de perdre l’intermittence pour la retrouver après sinon tu peux vite tomber
dans un cercle de rentabilité et j’en parlais avec les anciens du TNB, on a de la chance en
sortant de cette école de pouvoir travailler très vite, peut être pas très longtemps mais en
tout cas très vite donc tu te rends compte très vite si t’es fait pour ça…
B: Et qu’est ce qui te prépare à ça, c’est le réseau que tu te forges ?
J:Oui oui… c’est un réseau de dingue : La formation c’est à toi d’en faire ce qu’on te
donne, c’est-à-dire que parmi nous il y en a qui ne vont pas travailler, je pense. Parce que à
un moment donné, c’est pas pour balancer mais, à un moment donné on te donne des outils
qu’est ce que t’en fais, c’est tout. Après oui il peut y avoir un coup de malchance ou des
projets qui s’annulent parce que des subventions sont enlevées, mais la formation il ne
manque rien à ce niveau là.
Ce que me disait cet ancien , c’est que souvent on rencontre des comédiens qui sont en
attente d pratiquer leur métier et la réalité concrète de ce métier quand tu le fais, c’est là
que tu te rends compte si t’es fait pour ça. Parce que là on est un peu dans la rechercher,
dans un laboratoire, où on fait des choses très belles mais en sortant, des maîtres t’en
rencontres pas tous les 4 matins donc à un moment donné, faut accepter des projets qui
sont bofs, dans des théâtres bien où t’es bien payée… Et c’est vrai que j’avais pas de doute
sur le fait de vouloir être comédienne avant d’entrer dans l’école mais c’est une fois dans
l’école que j’ai commencé à douter… pas de ma qualité d’actrice sur un plateau, ça je m’en
fous, c’est plus est ce que c’est vraiment la place qui m’est attribué pour que je sois au plus
haut de cet art là.. et la mise en scène m’a complètement épanouie… et j’envisage d’autres
projets en sortant là ce qui donne aussi un autre aspect à l’entrée sur le marché du travail
parce que tu te rends compte que tu peux être complètement à l’origine de projets, surtout
quand t’es dans une institution comme celle là.
B: Jusqu’où cette formation t’a influencé ? Dans la pratique, dans ta conception du métier
de comédienne ?
J: Ça je pourrai t’en parler après.. tant qu’on y est, on peut pas mesurer à quel point on y
est… c’est évident. Décaler un peu ton regard pour pouvoir être dans l’échange,
comprendre un peu ce qui se passe… Maintenant quand je vais voir un spectacle que je
trouve moyen, je ne comprends pas que ce soit possible, donc beaucoup d’exigence mais
aussi comment des fois t’acceptes aussi de perdre un peu connaissance sur certaines choses
et comment tout d’un coup t’es cueillie par des moments de grâce auxquels avant t’étais
complètement réfractaire… donc surtout le regard du spectateur qui a complètement bougé
en trois ans…
B: Tu n'as jamais eu le sentiment d'être formée pour un théâtre précis ? voire un public
précis ?
J: Non , du tout, du tout… après ça reste peut-être comment dans la catégorie du théâtre de
recherche un petit peu. On est très peu à vouloir faire du boulevard, enfin c’est pas que le
boulevard c’est pas du théâtre, on parle quand même d’une catégorie de théâtre qui n’est
pas dans la recherche économique…
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B: Le théâtre populaire ça t'intéresse ? Penses-tu que le théâtre doit être démocratique ?
J: Bah on est beaucoup à être très différents vis-à-vis de ça, c’est un peu dommage, je vais
balancer des choses pas cool mais y a un des amis là qu’est à fond dans le théâtre populaire
et tout ça mais il est tellement à la masse que c’est dommage… parce que la question du
théâtre populaire… Nordey c’est un mec qui s’est beaucoup battu pour ça… et même si il
dit des textes de Pasolini sur l’élite, où Pasolini il dit justement que pour parler à tous, il
faut faire des choses qui vont tellement loin dans l’intellect que même celui qui est
intelligent il comprend pas… et c’est comme çà que tu fais des choses démocratiques, et
pas en tirant vers le bas en tout cas. Après la question c’est à qui on s’adresse et pourquoi
mais bon.. on est très peu confronté au public ici c’est vrai, on est protégé mais parce qu’on
va tellement souffrir après que bon, puis on est protégés en étant armés et pas en étant
confortés dans ce qu’on est. Parce que c’est hyper violent ce métier, c’est hyper violent. Ce
qui nous est souvent répété c’est l’acteur heureux parce que le but c’est d’être heureux, un
petit peu, tout du moins… parce que si t’es là que pour souffrir c’est peut-être pas très
utile. Et un acteur il choisit rien.. donc comment t’arrives à être heureux, tu ne le subis pas,
jamais subir… ? Moi je me suis un peu rebellée contre l’acteur heureux parce que sous
prétexte de l’acteur heureux, on fait passer beaucoup de choses, parce que quelqu’un à qui
tu peux reprocher quelque chose de concret, il va te répondre oui mais c’est aussi à toi de
trouver autre chose.. OUI mais c’est aussi à toi à arrêter de me casser les couilles, l’acteur
heureux, c’est pas l’acteur stupide. C’est un entre deux pas facile à trouver d’accord avec
soi-même et de tolérance et c’est très difficile à trouver.
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