Ars-en-Ré Le port de tous les « bobos » Franck Lechenet

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Ars-en-Ré Le port de tous les « bobos » Franck Lechenet
Ars-en-Ré
Le port de tous les « bobos »
Est-ce parce que ses maisons de poupée leur
rappellent les grandes vacances ? Est-ce que parce
que ses ruelles font des boulevards aux petits ? Est-ce
parce que la rue des Bons-Enfants n'est pas loin de la
venelle du Bon-Dieu ? Pourquoi Ars-en-Ré ? Pourquoi
une tribu très parisienne a-t-elle fait de ces 10
kilomètres carrés qui ignorent l'angle droit un lieu de
prédilection ? On a vu récemment des antiquaires du
cinquième troquer leur château en Dordogne contre une
maison au centre du village.
Par quelle étrange magie Ars-en-Ré est-il devenu un
village chic ? « Ici, remarque Sylvie Chiroux, parisienne,
ex-rédactrice de mode qui tient le Jupon rouge, rue
Gambetta - spécialité de panamas et de robes de coton
-, on n'a pas de choc. Ars est délicieux de rien du tout. »
Pas de choc, mais du chic, puisque s'y retrouvent dans
le calme et la discrétion les Parisiens de la mode, de la
Franck Lechenet - Altitude
publicité, de la littérature, du cinéma, du théâtre, de
l'édition, de l'architecture, de la décoration, de la
télévision et même de la politique. Et on en oublie fatalement. Pourquoi ont-ils choisi Ars, ces parigots qui
viennent s'y cacher dans des jardins clos ?
Leurs journées se suivent et se ressemblent : café-journal au Clocher, sous les tilleuls de la place de l'Eglise,
marché d'été pour les pommes de terre et les livres anciens, apéro qu'on fait traîner au Café du Commerce,
déjeuner chacun chez soi, bain à Trousse-Chemise où l'on fait le Mao (porté par le violent courant qui longe la
plage, comme le père de la Révolution culturelle sur le Yang-Tsé), tennis en plein vent de l'autre côté de la grandroute, promenade à voile en Cazavent (dériveur en bois suranné) ou régate en Tofinou (copie d'un day boat à
voile du Cape Cod de l'entre-deux-guerres), puis canon à la guinguette des Frères de la Côte, où la vue est «
sublime », dîner à la Cabane du Fier, où la vue est « géniale », et finir la soirée au Commerce.
Pourquoi les grands ont-ils choisi cet endroit où tout est petit, modeste, blanc, bas et plat ? Ici les espaces sont
minces et les roses trémières. Comment croire que trois tuiles, deux moellons, un mur blanc et des volets verts
suffisent à combler Sempé et Sollers, Piccoli et Jospin, Régine Deforges et Madeleine Chapsal, Sonia Rykiel et
Ruth Elkrief, Nicole Garcia et Charles Berling ? Pour ne citer que quelques-uns des people du lieu, qui ne seront
pas contents de l'être. Comme le maugrée Michèle Manceaux : « Ah non ! Vous n'allez pas parler d'Ars, ça suffit,
c'est déjà foutu. Il y a trop de monde. » Trop de monde qui s'efforce de coller aux impératifs catégoriques de
l'endroit : y venir « depuis toujours », habiter une maison « de rien du tout », n'en parler jamais dans les médias.
Quelle est la magie d'Ars ? Quel sortilège cette commune de paysans des vagues a-t-elle jeté pour que des
inconditionnels de Saint-Germain-des-Prés ou de Montmartre décident même d'y vivre à l'année ? Il a fallu un
grand tour atlantique à la voile à Pierre et Valérie Dawlat, transfuges de la mode et du luxe, pour découvrir que
c'était là qu'ils voulaient fabriquer et vendre leurs superbes meubles en teck de Trinidad. Dominique, menuisier,
et Véronique, tapissière, vivaient à Paris sur une péniche. Marins d'eau douce, ils sont devenus terriens d'eau
salée. Jacques Audoin est venu des Pyrénées pour ouvrir ici un chantier naval traditionnel, où ses doigts d'or de
meilleur ouvrier de France construisent des stradivarius des flots. (Le comble du chic ? Aller prendre l'apéro sur le
banc des coques à bord d'un Jacques Audoin...)
Pierre Ollivier, le patron du Commerce, a une tête de corsaire et un passé de routard. Il a fait le matelot sur le
trois-mâts du baron Bich, le bistro au Texas et le restaurateur à Paris. Puis il est revenu à Ars en Cadillac rose,
pour racheter le Commerce et en faire la première brasserie du département. Marina et Christophe Ducharme,
elle consultante, lui architecte, délaissent Neuilly pour l'hôtel le Sénéchal, qu'ils viennent de racheter et de
rénover. On trouve même au marché une Ophélie qui a passé sept ans au Tibet pour rentrer à Ars vendre des
objets népalais. Ceux-là, encore, on les comprend : ils ont changé de vie. Mais les autres ? Apparemment, il n'y a
aucune logique dans ce choix de citadin, cette préférence de « bobos » (bourgeois-bohèmes), amoureux de ces
pierres qui émergent à peine des marais.
Il y a un peu plus d'un siècle, une dame de la bonne société a entrepris de décrire par le menu le littoral de la
France. Ars est expédié en cinq lignes. A l'époque, seuls les bagnards allaient à Ré. Les îliens faisaient la route
inverse. Ars se vidait. Le phylloxéra attaquait ses vignes, le gemme ruinait ses sauniers, les fils du village
partaient faire le gendarme ou le douanier sur le continent. De 2 012 habitants recensés en 1876, la population
tombe à 1 560 âmes en 1901, puis à 854 en 1946. C'est René Brunet, 80 ans, qui cite ces chiffres dans sa
monumentale histoire d'Ars en deux tomes. René n'habite pas une maison de Parisien. C'est un ancien instituteur
qui sait tout de son village. Depuis quelques jours, à deux pas de chez lui, son nouveau voisin est le Premier
ministre, et l'instit n'en revient pas tout à fait. Pourquoi Ars ?
« C'était la misère ici, rappelle Loulou Gaudin, un petit homme sec aux yeux clairs et au teint hâlé. Du temps de
mes parents, les enfants allaient pieds nus. Mes quatre frère aînés ont connu ça. Moi, j'avais des chaussons de
bois avec de la paille dedans. » Loulou, c'est une figure d'Ars. Cultivateur, ses amis l'ont baptisé le roi de la
pomme de terre. Son frère a été maire jusqu'en 1995, sa fille tient la maison de la presse, où les ventes du «
Monde », de « Libération » et du « Nouvel Obs » sont multipliées par 50 en juillet-août. La misère a tenu ses
quartiers à Ars jusqu'à la fin de la guerre.
Comme le dit Francis Dumoulin, avec sa casquette blanche et sa moustache Tarass Boulba : « En 1946, quand
je suis venu ici en voyage de noces, une maison, c'était moins cher qu'une Traction. » Septuagénaire à la voix de
stentor, Francis était un pilier du groupe Filipacchi. C'est lui qui a créé l'un des musts d'Ars, la Blue Wind Cup,
sorte de Nioulargue en réduction, disputée en Tofinou. En tout cas, aujourd'hui, « le Phare de Ré », indispensable
hebdo de l'île, est rempli de maisons d'Ars à 2 millions. Parfois beaucoup plus.
Ne pas en conclure qu'il conviendrait de rebaptiser l'endroit Ars-en-Riche. Non, la vraie réserve de gros salaires
se trouve aux Portes, au bout de l'île. Même si les résidents secondaires arsais sont quand même pour la plupart
comme les goélands, argentés, Ars est chic. Pas rupin. Pour savoir le comment de cette renaissance, remontons
à 1923, avec un délicieux octogénaire dont la silhouette bleue délavée, à peine voûtée sur son vélo, signale aussi
bien Ars que l'immanquable clocher gothique. Il s'appelle Christian Casadesus et sa famille est l'une des deux ou
trois qui ont fait d'Ars un ailleurs de Parisien. Son père jouait pour un célèbre orchestre de chambre. Sa soeur
Gisèle était une grande pensionnaire de la Comédie-Française. Son célèbre neveu Jean-Claude dirige
l'Orchestre philharmonique de Lille. Pour ne citer que les plus connus des Casadesus.
Bref, en 1923, un écrivain dit au père de Christian et Gisèle : « Vous qui adorez les trous perdus, je vous
emmène à Ars. » Christian a identifié une première période mondaine à Ars, de 1932 à 1939, où se retrouvaient
gens de plume et de tréteaux. Un jour, il a pris un pot à la terrasse du Lion d'Or, devenu le Clocher, avec Antoine
de Saint-Exupéry. Il se souvient aussi de l'arrivée des Allemands, qui ont laissé en partant des blockhaus et des
cupressus que la tempête de décembre 1999 a fauchés par dizaines. Après la guerre, le village a ressuscité.
Francis Dumoulin : « Je ne sais pourquoi. Des cousins nous avaient prêté une maison. Tout de suite, on a été
séduits par cet endroit. Cette sérénité, cet horizon aussi vaste qu'en bateau, cette blancheur et cette douceur. Et
au début des années 50 nos amis nous ont suivis. »
L'endroit pouvait effectivement combler les fantasmes de proximité de citadins occupés à réussir. Serré en
cercles concentriques autour de son église du XIIe, Ars offre une rare unité de lieu. Et s'il ne possède ni vallon ni
colline, ce village commande une île dans l'île (autrefois séparée de Ré) et chevauche deux mers. L'océan, qui
gronde au sud-ouest au bout de la route de La Grange. Et au nord-est une mer intérieure, véritable lagune privée
qu'on appelait dans le temps la Mer d'Ars, et aujourd'hui le Fier d'Ars (à cause de l'eau qui « fierte », qui circule).
Comme si cela ne suffisait pas, excepté des rangs de vigne qui viennent lécher ses façades, des champs de
pomme de terre et une forêt de pin, Ars paraît voguer sur un entrelacs de marais, territoire fascinant des hérons
cendrés et des nouveaux sauniers qui ont réussi ce tour de force : remettre le sel à la mode. Bref, Ars est un vrai
village, qui produit le tiers du sel et des pommes de terre de l'île, avec un vrai marché, un vrai port et de vrais
artisans. Ars vit. Et c'est chic aujourd'hui, un village qui vit avec des vrais gens.
Le pont a achevé le travail. Avant la rampe des Bouygues, il était plus rapide d'y venir en voilier qu'en voiture.
Après, Ars était à portée de main. Le maire, Jean-Louis Olivier, quinquagénaire sportif venu de l'autre bout du
département : « Le lendemain même de l'ouverture du pont, en 1988, deux agences immobilières ont ouvert ici.
Et je compte sept brocantes aujourd'hui, contre zéro il y a dix ans. » La population d'Ars est remontée à 1 294
habitants en 2000. Elle atteint 10 000 habitants l'été. « Nous avons 594 résidences principales pour 986
résidences secondaires. »Le foncier s'est évidemment envolé - le prix du mètre carré est passé de 500 francs
avant le pont à 1 500 francs et même 2 000 francs aujourd'hui (mais quand même pas 3 500 francs comme l'a
prétendu un quotidien, ce qui a donné la fièvre à quelques-uns). « C'est une aubaine et un casse-tête pour les
familles d'Ars. » « Certaines s'enrichissent d'un seul coup en vendant leurs terrains, explique en écho JeanClaude Baniée, enseignant à la retraite et à la barbe fleurie, rédacteur en chef du "Tambour d'Ars". Mais il y a des
familles où les enfants ne peuvent plus occuper la maison de leurs parents en raison de la lourdeur des droits de
succession. Ils sont contraints de vendre et de quitter l'île. » L'arrière-grand-père de Jean-Claude était tailleur de
pierre. Il possédait un entrepôt que la famille a vendu. Un photographe de mode, Francis Giacobetti, en a fait sa
maison. C'est cette maison que louent les Jospin... Il ne faudrait pas qu'Ars ne soit plus qu'une vitrine de gens
chics. Il y perdrait son âme. Et les gens chics s'en iraient ailleurs.
OLIVIER PERETIE
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