UNIVERSITE CLAUDE BERNARD LYON 1

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UNIVERSITE CLAUDE BERNARD LYON 1
UNIVERSITE CLAUDE BERNARD LYON 1
ANNEE 2004 N°
APPROCHE PSYCHIATRIQUE DES TROUBLES MENTAUX
DE FRIEDRICH NIETZSCHE
(TRAITE D’INSUBORDINATION)
THESE
Présentée
A l’université Claude Bernard LYON 1
UFR GRANGE-BLANCHE
Et soutenue publiquement
Pour obtenir le grade de Docteur en Médecine
Par
VICARD Arnaud
Elève de l’Ecole du Service de Santé des Armées de LYON-BRON
Né le 24 Juillet 1976
A TASSIN (Rhône)
Composition du jury :
Président :
Monsieur le Professeur MARIE-CARDINE
Membres :
Madame le Professeur DALIGAND
Monsieur le Professeur TERRA
Monsieur le Médecin Chef des Services FAVRE
Invité :
Monsieur le Docteur GOFFETTE
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Au président de Jury
Monsieur le Professeur MARIE-CARDINE
Nous avons eu le privilège de bénéficier de votre enseignement magistral,
Vous nous faites l’honneur de présider ce jury,
Veuillez recevoir l’expression de notre profonde reconnaissance.
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A nos Juges
Madame le Professeur DALIGAND
Vous nous faites l’honneur de juger ce travail,
Soyez assurée de notre respectueuse considération.
Monsieur le Médecin Chef des Services FAVRE
Nous avons eu la chance de bénéficier de votre enseignement magistral,
Vous nous faites l’honneur de juger ce travail,
Soyez assuré de notre respect.
Monsieur le Professeur TERRA
Vous nous faites l’honneur de juger ce travail,
Soyez assuré de notre respectueuse considération.
Monsieur le Docteur GOFFETTE
Vous nous faites l’honneur de juger ce travail,
Soyez assuré de notre respectueuse considération.
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A Monsieur le Médecin Général Inspecteur DALY,
Directeur de l’Ecole d’Application du Service de Santé des Armées,
Professeur Agrégé du Val de Grâce,
Officier de la Légion d’Honneur,
Officier de l’Ordre National du Mérite,
Médaille d’Honneur du Service de Santé des Armées.
A Monsieur le Médecin Général BEQUET,
Directeur adjoint de l’Ecole du Service de Santé des Armées,
Professeur Agrégé du Val de Grâce,
Officier de la Légion d’Honneur,
Officier de l’Ordre National du Mérite,
Chevalier des Palmes Académiques,
Médaille d’Honneur du Service de Santé des Armées.
A Monsieur le Médecin Général Inspecteur FLECHAIRE,
Professeur Agrégé du Val de Grâce,
Officier de la Légion d’Honneur,
Officier de l’Ordre National du Mérite,
Commandant l’Ecole du Service de Santé des Armées de LYON-BRON.
A Monsieur le Médecin en Chef HERMANN,
Chevalier de la Légion d’Honneur,
Officier de l’Ordre National du Mérite,
Commandant en second l’Ecole du Service de Santé des Armées
De LYON-BRON.
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A mes parents qui m’ont tant donnés, et que j’espère rendre fiers.
A mon frère, chasseur d’ursidés émérite, qui nous fit, un jour le poème du petit pêcheur.
A Madame Bout. Que notre promesse toscane se réalise.
A ma grand-mère, qui n’a pas fait l’école, mais courageuse et souriante.
A ma fille Juliette qui aime tant les haricots.
A Matthieu et ses exercices spirituels.
A Thierry, Frédéric, Grégory et David qui me soufflèrent le caractère informatif très intéressant de ce
travail.
A Joey Jeremiah qui me prodigua tant de précieux conseils.
A Philippe Ignace Semmelweis, hygiéniste incompris de tous.
Aux suiveurs :
Sartre forma en compagnie de Nizan et d’anciens élèves d’Alain un groupe violent, brutal de langage
et de manières, qui fit régner une certaine terreur dans l’Ecole, et jetait volontiers sur les normaliens
mondains, élitistes et vaguement nietzschéens des bombes à eau en criant : « Ainsi pissait
Zarathoustra ».
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« Allez où la Patrie et l’Humanité vous appellent, soyez-y toujours prêts à servir l’une et l’autre, et s’il
le faut sachez imiter ceux de vos généreux compagnons qui, au même poste, sont morts, martyrs de
ce dévouement intrépide et magnanime qui est le véritable acte de foi des hommes de notre état. »
Baron Percy, chirurgien en chef de la grande armée aux chirurgiens sous-aides. 1813
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Avant-propos ……………………………………………………………………………………………….. p 9
Introduction ………………………………………………………………………………………………… p12
Acte premier : L’effondrement, parenthèse du malin ……………………………………………… p17
Scène 1 - Turin, la voix du Pô …………………………………………………………………… p 18
Scène 2 - Bâle, le murmure du déclin …………………………………………………………... p 21
Scène 3 - Naumburg, le silence de la rédemption …………………………………………….. p 32
Acte second : La Grande Santé ………………………………………………………………………… p 35
Scène 1 - Le berger de Vérone …………………………………………………………………. p 37
Scène 2 - Ce qui ne me tue pas ………………………………………………………………… p 45
Scène 3 - De la bile noire jusqu’à l’ivresse ……………………………………………………. p 53
Entracte
Acte troisième : Mort parce que bête …………………………………………………………………. p 70
Scène 1 - Pourquoi j’ai tué mon père …………………………………………………………… p 72
Scène 2 – Le masque tombeur de masques ……………………………………………………p 84
Scène 3 – Le vertige de la danse ……………………………………………………………….. p 95
Conclusion ……………………………………………………………………………………………….. p 101
Bibliographie ……………………………………………………………………………………………. p 103
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« Хаιρετε δαιμονες ! » - Salut à vous, démons ! »
J’interrogeais l’intuition, l’attrait, ma volonté d’appropriation qui soutendait une nouvelle lecture
médicale de Nietzsche. Tandis que le philosophe revêt tant de masques, que sa pensée se visite
chaque fois d’une inconnue nouveauté, vivante et insoumise, ma tentation fut grande d’élucider le
mouvement qui m’y portait. S’agissait-il alors d’embrasser l’indiscipline du libre penseur, de saisir à
mon compte les veines magistrales qui nourrissent une œuvre – mais je n’ignorais pas que la
condition d’une pensée libre réside dans ce qu’elle provient de notre autonomie, de notre défiance à
l’encontre des enseignements ; ou bien s’agissait t’il de me faire disciple de Nietzsche, cet Antéchrist
d’une foi sans apôtre - seulement, s’il est bien une espèce d’homme que Nietzsche abhorrait c’est
bien la race des suiveurs, à l’ombre du penseur. Non définitivement ma fidélité à Nietzsche se heurtait
aux paradoxes du maître : c’est que le philosophe ennemi jette les idées comme des tentations, des
lames guerrières à l’intention des systèmes, des statues, puis retourne l’orgueil contre sa doctrine.
L’homme contient sa propre négation, invite par didactisme au meurtre du maître. L’enseignement
prolonge cette contradiction au disciple. Celui-ci devient adversaire, et soutenir, agréer la pensée
Nietzschéenne, c’est déjà la réfuter.
Enfin, je ne parvenais à solutionner l’ambivalence d’être Nietzschéen. Puis grandit en moi un
trouble vague. La fascination s’entremêlait d’une terreur profonde, dérangeante, frôlait un péril
insidieux, un risque terrible et sortilège. Lorsque le maître a défié les dieux avec un courage sans
exemple, pour « éprouver par lui-même le plus haut degré de péril dans lequel un homme puisse
vivre [1]» les forces d’endurer Nietzsche me firent l’effet d’un vertige, d’un précipice plein d’horreur et
d’effroi. Dans Critiques et Sentences des philosophes illustres, Diogène le cynique soumet l’épreuve
du hareng ou du pot de pois au candidat chien. Elle consiste, selon la traduction, en la traversée de
l’agora, un hareng appendu au dos de la tunique ou un récipient de pois concassés en guise de coiffe.
Au disciple indigné qui déguerpit, Diogène rétorque qu’un hareng brisa leur amitié [2]. Nietzsche revêt
aussi la besace, le bâton, s’en va quérir le soleil, foule au pied bien des Alexandre. Entrer en
Nietzsche– au-delà du rite initiatique que j’échouais à formuler - ne serait ce pas éclairer l’endroit de
son danger ultime, le point de rupture qui résume toute la tragédie Nietzschéenne, ce lieu qui densifie
l’énigme philosophique, c'est-à-dire le chemin qui précipite l’homme dans la folie ?
Se révélait ainsi le point qui excitait l’envoûtement : je désirai explorer la pente insidieuse qui
mena l’Esprit libre à sa perte. Nietzsche en demeurait le type même. Il m’apparut que le Nietzsche –
fou, le Nietzsche bouffon renonça à la quête d’infini, cette quête illusoire, vaine, sordide, et que ce fou
qui a perdu la raison prit les traits d’une parodie, celle du sage qui a transcendé l’ego. S’esquissait
donc le mystère Nietzsche. Mystère, en ce sens que toute l’œuvre est tendue par une maîtrise
prodigieuse, que l’homme y perce à chaque bouleversement, que les figures, les métaphores qu’il
revêt, s’érigent comme des blocs de la philosophie contemporaine puis toujours se fissurent, se
dérobent en des lieux fulgurants sans sacrifier à la cohérence de la pensée.
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Mystère en ce sens que l’œuvre se nourrit des forces du philosophe, qu’elle en est le sang, la
vie, le dialogue et la fin, qu’elle puise dans son entier, le précède, le devance aussi. Nietzsche écrit,
l’œuvre l’habite. Il élabore la pensée, la pensée le désagrège. Mais il ne meurt pas, se rend plus fort,
frappe d’autant le vif de l’œuvre, martèle son danger, esquisse une danse de mort. Cette mort,
l’endroit où s’abattent ses forces ultimes, ce repos enfin, c’est le masque de la folie. La folie, dernier
refuge de Nietzsche. La folie, continuité naturelle de l’œuvre, de l’homme. La folie de Nietzsche,
expansion créatrice suprême ?
Cioran jette une sentence sur les Cimes du désespoir : « Pourquoi un fou voit-il davantage ?
Parce que la folie est souffrance. Pourquoi un solitaire sent-il davantage ? Parce que la solitude est
souffrance. Et pourquoi la souffrance sait-elle tout ? Parce qu’elle est Esprit. Les défauts, les vices, les
péchés ne nous découvrent pas les côtés cachés de la nature par les éclairs de plaisir, mais par le
déchirement de la chair et de l’esprit, par la révélation des négations. [3]» D’un coup son intuition
ouvre tous les paysages qui hantent Nietzsche, dévoile l’heuristique de la souffrance Nietzschéenne,
l’immense solitude, la pensée tragique, la dialectique santé maladie, au final le nœud qui résout
Nietzsche. Cioran indique encore qu’ « un penseur doit remuer des plaies, en provoquer même. Une
pensée doit être danger. » Nietzsche me semble l’auteur de son danger le plus féroce, que son
effondrement procède de sa seule continuité.
Quand est il à présent de l’approche médicale qui prétend disséquer la maïeutique
Nietzschéenne, signifier l’aliénation du Crucifié – Dionysos ? J’éludais la mauvaise foi qui défait pour
se mieux rendre propre les restes de la décomposition. Je renonçais aussi à la curiosité morbide de
se pencher au dessus d’un gouffre et de s’enfler de l’ivresse éprouvée. Non, l’approche médicale – à
plus forte raison psychiatrique a pour vocation de décrire, d’appréhender les mécanismes de la chute,
s’emploie à visiter cette ligne infime qui jouxte le génie et la mort. Elle ne s’enorgueillit d’une œuvre ni
ne disqualifie son homme. La psychiatrie a ce fort qu’au travers de l’anomalie mentale, elle reçoit la
souffrance bien sûr mais aussi parfois, regarde les sursauts géniaux du normal, au-delà du normal. La
folie chez Nietzsche n’est pas qu’une déraison, pas plus l’abdication du lien. Au-delà du floride, du
baroque qui embrume la pensée dernière, transparaît l’étrangeté du génie, des pointes ça et là qui
déchirent de traits surhumains le dernier lieu de l’esprit.
Je désirais que l’œuvre procède d’une logique interne, précipite nécessairement l’échec de la
pensée, qu’elle exprime son danger, le tranchant du déséquilibre, l’anéantissement obstiné et
volontaire qui tend toutes les forces du philosophe. Qu’enfin la folie Nietzschéenne soit une
réalisation, l’avènement inexorable d’une création qui dévaste la santé du génie. La destination de
mon travail se précise ainsi : emprunter ce même sentier de la réflexion, évaluer par quels méandres
elle détermina l’existence d’un homme pour rassembler, au travers de l’effondrement, tous les
masques Nietzschéens et leur corollaire – la folie.
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Pour ce faire, des précautions s’imposent d’emblée : les perspectives qui font les angles de
l’étude devront éclairer l’œuvre selon des facettes plurielles, des regards mobiles, changeant, tour à
tour s’appliquant à ne pas unifier, stigmatiser le tableau. La réflexion psychiatrique prendra le
déguisement du perspectivisme car en aucun lieu elle ne peut se résumer au champ unique d’un
pathos organique ; elle instruit la relation intime génie – souffrance, instinct de vie – folie. Deleuze
d’ajouter : « la folie elle-même est le masque qui cache un savoir idéal et trop sûr. En fait, elle ne l’est
pas, mais seulement parce qu’elle indique le moment où les masques, cessant de communiquer et de
se déplacer, se confondent dans une rigidité de mort. Parmi les plus hauts moments de la philosophie
de Nietzsche, il y a des pages où il parle de la nécessité de se masquer, de la vertu et de la positivité
des masques, de leur instance ultime [4]».
Et puis la science fait l’économie du lyrisme. Le fidèle se gardera sans faille de parler du
maître, sinon pour en reproduire mot à mot l’enseignement. Toute critique d’une œuvre introduit outre
celle du critiqué, une dimension autre, une volonté autre à l’origine de ce regard : celle du critique qui
se substitue au maître, le déforme par son intention et traduit lorsqu’il devrait transcrire. Nietzsche en
fit l’être réactif. Aussi la psychiatrie, démarche réglée, hors de l’individu qui la manipule, se refuse
t’elle l’interprétation, ce mouvement qui se projette sur l’objet, le contourne, se l’attribue, lui étend sa
loi. Non, la science décrit. Et afin de mieux décrire, elle génère des rapports dont l’objectivité se valide
par leur multiple et leur méthode. La psychiatrie me fit l’effet d’un outil exactement disposé pour dire
Nietzsche sans le raconter, le composer sans le détruire, le respecter en somme.
Et au dessus de tout, si la science est parfois austère dans ses objets, la psychiatrie aime un
peu le lyrisme…
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« Tant qu’on n’aura pas tracé un tableau exact
et complet des idées qui doivent être celles d’un homme
raisonnable, il sera toujours très délicat de juger qu’un écrivain
de génie est fou parce qu’il a exprimé une idée qui n’est pas
commune ».
Dr Michaut.
Le 20ème siècle naissant et Nietzsche éteint, la pensée contemporaine demeura vacante. Des
augures sordides pressentirent bien une vague puissance, un tremblement incertain dont on trairait
du jus d’horreur. Le NASPD, à travers le chaos et le consentement de l’Allemagne, accède à la
chancellerie en 1932. Elizabeth Förster-Nietzsche se convint de ce que l’homme vert de gris à la
petite moustache, démiurge d’une race brune, endosserait l’intuition nietzschéenne – ou plutôt sa
mutilation odieuse. Elle lui prêta une interprétation grossière, tailla de la propagande à grand coup de
singerie. C’est que le nazisme pêchait à gonfler son vent d’une quelconque substance. La sape du
masque nazi qu’attisent Ernst Bertam ou Hermann Cysarz, est relayée en France. Pour longtemps se
ternit l’éclat de la pensée de Nietzsche – le moins patriote de tous les allemands et le dernier des
allemands en Allemagne.
C’est Georges Bataille, Pierre Klossowski et André Masson qui, dès janvier 1937 au cours
d’une série d’articles de l’Acéphale réhabilitent le sincère de l’œuvre, la purgea du mythe honteux des
races. Au sommaire : Nietzsche et les fascistes : une réparation. Fascisme et nietzschéisme
s’excluent, s’excluent avec violence. Leur rapprochement fut l’histoire d’une récupération politique,
travestie et modelée par la falsification [5]. Dans les fragments posthumes, datés de l’automne 1888,
on peut lire : « Définition de l’antisémite : envie, ressentiment, rage impuissante comme leitmotiv de
l’instinct, la prétention de l’élu, la plus parfaite manière moralisante de se mentir à soi-même – celle
qui n’a à la bouche que la vertu et les grands mots. Et ce trait typique : ils ne remarquent même pas à
qui ils ressemblent à s’y méprendre. Un antisémite est un Juif envieux [6] ». Bataille à son
tour : « Cette interprétation a été possible et l’a été parce que le mouvement de la pensée de
Nietzsche constitue en dernier ressort un dédale, c'est-à-dire tout le contraire des directives que les
systèmes politiques actuels demandent à leurs inspirateurs. » Nietzsche pacifié, se dressait à
nouveau le maître du soupçon, le premier des psychologues, le critique dernier de toutes les valeurs.
Lorsque je soumis l’idée de ce travail aux personnes qui m’y aidèrent, je reconnus une
première défiance, une objection incertaine à l’encontre du penseur guerrier. Toujours l’imaginaire de
Nietzsche mêle à la figure d’un homme brisé, des craintes diffuses, une séduction mortifère. Aux
contradictions chancelantes de la pensée insoumise, aux cris d’une folie sourde, se teinte la frayeur
d’un excès de souffrance, le vertige des masques dansant jusqu’à la rigidité de mort.
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Nietzsche légua une œuvre nouvelle, mais aussi le chemin d’une vie torturée, sinueuse, et
pour le dire peu enviable au commun des disciples. Nietzsche inquiète. Ou plutôt ne rassure pas. Car
enfin le dernier des hommes fut l’homme du déplacement, des perspectives vacillantes, l’homme de
l’engagement dans sa chair et l’esprit tandis qu’il renversa le fondement de toutes choses. Par là,
l’œuvre et son auteur déséquilibrent, démantèlent, ne souffrent aucune certitude que l’avènement de
quelque chose de terrible lié à leur nom [7].
Il reste que Friedrich Nietzsche fut vaincu, à l’hiver 1889. Le Ainsi parlait Nietzsche s’effondre
d’un fracas ultime, sans retour à la parole. Le mutisme d’une folie pressentie dépose sur l’éclair
nietzschéen une pénombre soudaine, enraye la transvaluation de toutes les valeurs, et déglingue
l’œuvre qu’une seule force ne pouvait endurer. Le silence signe désormais les perspectives
suspendues d’un esprit donnant plein feu sur le gouffre, indique l’abdication du lien au réel, le soustrait
en des endroits ineffables. La folie ne parle plus. Le fou s’est tu, et ce qu’il possède de vérité n’est
plus qu’un monologue muet. La folie conserve une présentation singulière : Nietzsche semble y revêtir
un masque funèbre, ses armes fracturées, et la figure du génie en sourire. Car l’ironie, encore, grince
au-delà de l’anéantissement.
La partie première de ce travail a pour objet d’illustrer la folie dans sa brutalité, ses fracas qui
éparpillent, désagrègent la cohérence du lien. Il semble d’abord que la folie nietzschéenne ne s’éclaire
pas, qu’elle est opacité sans fenêtre, rétive à s'ordonner. Le novice peine à rassembler les fragments,
bute en plein l’étrange, le comique aussi du dialogue tronqué. Car cerner le pathos requiert de saisir
l’économie du fonctionnement, ô combien multiple de Nietzsche. La présentation de l’effondrement
nous est livrée sans clé, dans la crudité du bruit et des grimaces. Mais aussi décomposée soit-elle,
l’aliénation s’ôte du drame, s’harmonise, et l’étude formelle des signes autorise à les réunir, les
pondérer d’une hiérarchie davantage ajustée.
C’est l’ambition du second mouvement. Nous viserons à réunir les bris de l’effondrement
selon une logique nosographique sans jamais trahir le perspectivisme - son éclairage mobile si cher à
Nietzsche. L’homme est peu commun. L’expression de la folie, au final s'agence parmi des facettes
plurielles, identifie des mécanismes convergents, se maîtrise en somme : les symptômes
s’apprivoisent et du Dionysos – Crucifié l’on peut se défaire du mythe, l’inscrire dans une logique
syndromique. La démarche médicale emprunte un peu des rouages d’Allan Poe, décortique la matière
brute, piste l’apparent néant afin d’en goupiller les ficelles. Puis l’on devance l’effondrement,
questionne les prémices de la chute. L’anamnèse des prodromes s’étend aux trajectoires de
Nietzsche, à l’expression de la pensée, son incarnation dans le vécu. Car enfin, la folie nietzschéenne
s’ancre au génie, s’en pétrit si bien que leur distinction s’enchevêtre. Parfois la folie semble mimée,
procédée d’une expérience continue de la création à l’effondrement : elle clôt le dernier acte de la
tragédie Nietzschéenne.
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La tentation serait d’y placer un sens. Seulement le sens est introuvable : « La folie est
absolue rupture de l’œuvre. La folie de Nietzsche, c’est l’effondrement de sa pensée, l’instant dernier
de l’œuvre […] là où il y a œuvre, il n’y a pas folie. [8] » Or, il apparaît une filiation de la facture du
génie à la façon dont cogne la folie.
Notre troisième partition édifie les guets qui relient l’existence féconde aux reliefs d’une
œuvre, puis sonde la rançon du génie. La description de la folie se singularise par la logique qui
l’origine et les procédés qui l’y mènent. La solitude du génie Nietzschéen est triple : pourfendeur des
illusions consolantes, négateur des valeur en l’état, thaumaturge de valeurs inédites, siennes et sans
écho. Le génie risque la folie car il porte au suprême danger l’exercice de la liberté. Le naufrage de la
création est l’échec des contradictions attisées, du pouvoir de révision et d’institution des normes.
Nietzsche le concède lui-même : « J’ai sondé les origines, alors je suis devenu étranger à tous les
respects. Tout s’est fait étrange autour de moi. » La formule Comment on devient ce que l’on est qui
sous-titre Ecce homo semble augurer de la fin.
Le psychiatre dit : Nietzsche présenta une aliénation mentale, celle-là s’organise ainsi. Peut
être que la relecture de l’homme présageait elle de l’effondrement. Le philosophe dit : Nietzsche
possédait son issue, la folie procéda de l’ordre d’un homme, de son effort à vivre la pensée. Notre
démarche rassemble ces divergences.
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Du fou, au crépuscule de la raison :
« Je n’ai rien fait d’autre jusqu’à présent que de revenir à moi. »
Friedrich Nietzsche, Décembre 1889
Le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra conte le récit de trois métamorphoses : « Comment
l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. »
Le chameau est l’animal du fardeau, le poids des valeurs en l’état, coutumes de la morale et de la
culture. Il mène sa charge au désert, s’en déleste, puis se transforme en lion. Le lion dirige la force
contre les statues, martèle le sable de toutes les valeurs. Le lion figure la critique dernière, l’évaluateur
du fondement de toutes choses. « Enfin, il appartient au lion de devenir enfant » L’enfant est
l’avènement du Jeu, danse créatrice de valeurs inédites. Il est naissance volontaire, montre à l’œuvre
les tentatives d’arrachement à la torpeur du désert, géniteur des perspectives vivantes : il origine le
surhumain. La tragédie nietzschéenne compose ces trois chapitres, délie à la fin les actes d’une
œuvre incarnée, de la santé abattue et d’un homme terrassé. La Poïétique aristotélicienne impose
l’issue funèbre du personnage tragique, juste sanction du combat, vise aussi à la catharsis de
l’auditoire, la purgation de ses propres passions.
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Acte Premier - L’effondrement, parenthèse du malin
Les acteurs :
Friedrich Nietzsche : le comique ; gesticulant un pantomime bouffon.
Un, plusieurs médecins aliénistes : l’air grave et pénétré. Très sérieux.
Des amis, Peter Gast et Franz Overbeck : interdits, la bouche close.
Dans la cité de Monteverdi, Friedrich Nietzsche et Peter Gast achèvent le manuscrit d’Aurore,
longtemps titré Ombra di Venezia. Nietzsche lit George Sand, Gast étudie ses partitions, ensemble ils
jouent des pièces au piano. La nuit épuise les boyaux juteux qui cerclent San Michele. La fenêtre au
dehors crachait le froid sur les bougies. Du Palazzo Berlendis, au dernier étage, il songe à faire de
l’île des morts le lieu du silence et des tombeaux de sa jeunesse. Les traits beurrés à la fièvre, le
front maigre, Nietzsche seul, s’enfonce parmi les canaux d’eaux vertes. Au pont du Rialto par-dessus
le Rio Mendicati, il éteint un instant le souffle vieilli qui martèle ses tempes. « Accoudé au pont, j’étais
debout dans la nuit brune. De loin un chant venait jusqu’à moi : des gouttes d’or ruisselaient sur la
surface tremblante de l’eau. Des gondoles, de la lumière, de la musique… Tout cela voguait vers le
crépuscule. Mon âme, l’accord d’une harpe, se chantait à elle-même, invisiblement touchée, un chant
de gondolier, tremblante, d’une béatitude diaprée. Quelqu’un l’écoute t’il ? [10] » Entre les
colonnades des procuraties, le philosophe s’achemine vers la déraison, la fin héroïque de toutes ses
passions.
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Scène 1 - Turin, la voix du Pô…
Décembre 1888, à Turin, il se loge via Carlo Alberto 6, III, face l’imposant palazzo Carignano. A
Turin, les larges pavés résonnent du pas des chevaux et du vacarme des fiacres. La foule y glisse, et
comme un seul homme, elle se presse à son gelato du soir. « Les rues sont d’ocre et de brun. Et
encore et toujours cette ville de bavards. Turin est sobre, spacieuse exaltante – et puissamment
mélancolique. J’ai élu Turin pour ma patrie, écrit judicieusement Nietzsche. » Le ciel est sale qui
tache tout du Pô jusqu’au soleil. Friedrich Nietzsche achève les ouvrages préliminaires de la
Transvaluation de toutes les valeurs, « une déclaration de guerre et de victoire en chair et en os ».
« Sur les murs, partout où il y a des murs », l’Antéchrist arbore la grande colère prophétique qui
annihilera toute la chrétienté. Le génie a la berlue et les tempes à l’écume rageuse. Bien lointain le
chant du Zarathoustra, le langage des sommets solitaires. Nietzsche prend le masque de bouffon de
l’éternité, il hurle désormais, singe une grimace de mort.
La folie s’est produite entre le soir de Noël de l’année 1888 et le jour de l’Epiphanie de 1889.
L’année 1888 conclut la rédaction d’ouvrages de grande maîtrise : Le Crépuscule des Idoles, le Cas
Wagner, L’Antéchrist, Ecce Homo. Se densifie alors la réalisation de Nietzsche : le désir de
puissance s’élance vers l’action. Du fracas des idoles abattues, de la généalogie qui annihile,
s’élèvent l’unité et la génération. Seulement, si la création se débride, il s’y précipite une violence
toute autre, « un nouvel humour, comme le comique du surhumain [1]», l’écriture bouillonne presque,
les jets se divisent, se dispersent, échouent désormais à contenir l’exubérance et le jeu de l’enfant,
ultime métaphore de l’élaboration nietzschéenne. On entrevoit la rupture, l’échappement de la
matière qui résiste à l’ambition sans mesure, monstrueuse du Nietzsche géniteur : lorsque la
négation critique se prolongea jusqu’à s’invalider elle aussi, que les perspectives de la généalogie
grossirent le pluriel au point d’une complexe unicité, enfin s’esquisse le principe positif de la
Transvaluation de toutes les valeurs. Il semble dès lors que l’intuition créatrice déborde le génie,
l’héritage de la maîtrise. L’effondrement de Nietzsche signifie t’il l’impasse de la pensée
philosophique, l’extinction apparente d’une pensée ivre, exorbitée qui vocifère un grand défi au
monde ? « Je connais mon sort. Un jour le souvenir de quelque chose de formidable sera lié à mon
nom – le souvenir d’une crise comme il n’y en a jamais eu sur terre, le souvenir de la plus profonde
collision des consciences, le souvenir d’une décision rendue contre tout ce qu’on avait cru, exigé et
adoré jusqu’alors. »
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A Turin, l’hiver se dépose entre les larges avenues. Nietzsche est dans un silence nerveux, s’agite
d’une exaltation vive : le 02 Décembre 1888, son visage « se livrait à de continuelles grimaces pour
arriver à réfréner un plaisir extrême, y compris, dix minutes durant la grimace des larmes [11]». Pour
autant le vacarme de la voix qui exhorte au grand avènement sonne sans écho, ne rencontre plus
guère d’écoute ; tous l’ont déserté. Au dehors, le siècle martèle les éclairs et scories des fumées de
fabriques, la clameur des universités exaltent le progrès des cerveaux. Tout est animé, ronfle d’un
espoir gourmand, prêt de secouer les restes de l’histoire. A coté, Nietzsche seul : sa chambre étriquée
qu’il loue pour quinze sous à la semaine, quelques ouvrages sans allure, une étagère de terribles
médications. Nietzsche, sur le point de verser dans un étrange exutoire.
Enfoncé dans la demi ombre, il écrit au dessus d’un pupitre myope : « Cher Monsieur, vous recevrez
sous peu la réponse à votre nouvelle, elle résonne comme un coup de fusil. J’ai convoqué à Rome
une assemblée de princes, je veux faire fusiller le jeune Kaiser. Au revoir ! Car nous nous reverrons.
Une seule condition : Divorçons… Nietzsche César.[11] » Puis : « Eh eu, Divorçons ? Signé le
Crucifié ». L’expansion du libre penseur craquelle les murs étroits de la modeste chambre seule,
s’immisce sous la plume des lettres : à Jean Bourdeau, le 1er Janvier 1889 : « Je crois sincèrement
possible de mettre de l’ordre dans toute cette absurdité européenne par une sorte d’éclat de rire
historique, sans avoir besoin de faire couler une goutte de sang. » Quelques jours suivants, il griffonne
d’une écriture presque illisible : « Le monde est transfiguré, car Dieu est sur terre. Ne voyez vous pas
comme tous les vieux se réjouissent ? Je viens de prendre possession de mon royaume, je mets le
pape en prison et fais fusiller Guillaume, Bismarck et Stoecker. »1
Nietzsche, dès lors, confond la mort de Dieu, la figure du surhumain au culte dionysiaque. Le Crucifié
exprime le désir de manifester sa vénération à sa sainteté 2 le Pape. La démesure gonfle le Comique
jusqu’à railler les Princes de la Fédération allemande : « Mes enfants, ce n’est jamais une bonne
affaire de s’associer avec ces fous de Hohenzollern… retirez-vous modestement dans la vie privée…
Le Crucifié »3. A Umberto I, roi d’Italie : « A mon cher fils Umberto. Que ma paix soit avec toi ! Je viens
Mardi à Rome et je veux te voir aux côtés de Sa Sainteté le pape. [Signé] Le Crucifié. » Nietzsche à
présent rédempteur du monde envoie ces mots au Pr. Burckhardt : « Cher Monsieur le professeur, je
serais au fond plus volontiers professeur à Bâle que Dieu, mais je n’ai pas osé pousser assez loin
mon égoïsme personnel pour abandonner à cause de lui la création du monde. Je me suis réservé
une petite chambre d’étudiant qui se trouve en face du Palazzo Carignano, où je suis né, moi le roi
Victor Emmanuel. »4.
Le même jour, un brouillon de lettre à son ami Overbeck : « Je suis Prado, je suis aussi le père de
Prado », Prado, le jeune homme exécuté sous les yeux horrifié de Gauguin, le 28 Décembre 1888,
devant la prison de la Petite Roquette – Prado qui fit crier à la foule : Vive l’assassin !
1
Lettre à Mlle Von Salis du 03/01/1889
Lettre au Secrétaire d’Etat du Vatican du 03/01/1889
3
Lettre du 03/01/1889
2
4
Lettre du 05/01/1889
18
Friedrich Nietzsche achève son « jeu de satyre, la farce comme épilogue, une preuve durable que la
longue et véritable tragédie est terminée [1]». Ces lettres paraissent l’œuvre d’un fou. Griffonnées en
marge d’un brouillon, les dernières Considérations : « […] Maintenant que le Dieu ancien est aboli, je
suis prêt à gouverner le monde ». Franz Overbeck s’en trouva emplit d’un désespoir violent. Dans sa
précipitation inquiète, il s’adressa au Professeur L.Wille, chef de clinique de psychiatrie de Bâle, puis
séance tenante prit le chemin de Turin. Depuis des jours, l’égarement et l’excitation de Nietzsche font
le désespoir de la famille Fino, ses logeurs et hôtes. Il n’autorise personne à pénétrer dans sa
chambre. La nuit entière, il trouble le repos de la pension, hurle sa furie, des monologues coupés de
cris, et lorsqu’il s’est tu, s’installe au piano, le frappe des heures durant.
Le 03 Janvier 1889 : au devant de la piazza Canto Alberto, un cocher brutal s’acharne sur une vieille
rosse toute blanchie d’âge. Nietzsche heurte le charretier et s’effondre aux pieds du cheval. Il
embrasse les naseaux, tout agité de convulsions. Nietzsche « chante des fragments détachés de ses
dernières oeuvres ; ce sont des phrases courtes qu’il transcrit en sonorité étrangement voilée ».
Frappé d’un coup de transport au cerveau, il tombe inconscient. La famille Fino lui fait absorber une
potion au bromure. Aussitôt une transformation s’opère en Nietzsche : avec gaieté et presque
tranquillement, il évoque des réceptions, processions et solennités qui vont avoir lieu en son honneur.
Puis Nietzsche s’agite en gesticulations bizarres et grotesques, en danses et en sauts dont il
entrecoupe ses paroles. Overbeck perd contenance lorsqu’il le trouve dans cet état. Il le persuada
néanmoins de l’accompagner à Bâle. Nietzsche, à la gare, s’est mis en tête de haranguer les
passants, se plait d’embrasser toute la foule. Jusqu’à Bâle, le chemin de fer est tortueux. Les tunnels
font traverser de nombreux passages sans éclairage. Lors d’un moment d’obscurité, dans le ventre
de la terre, la voix de Nietzsche se fit entendre, douce. Il chanta, fredonna en italien. Les larmes
couvrant son visage, il avait aux lèvres le rythme de l’adagio qui lui avait donné l’impression d’être
une musique de début de monde, au-dessus du pont du Rialto. Il s’effondre encore. Bâle s’ouvre
entre les vallons à la suie crayeuse. Dès son arrivée on le conduisit auprès du Pr. Wille.
Le transfert auprès de la clinique universitaire est organisé en date du 17 Janvier. A Gast, Overbeck
confie : « Après coup, je continue à être hanté par l’idée que c’eût été un bien meilleur service
d’amitié à rendre au malheureux de lui ôter la vie, plutôt que de le conduire à l’asile. C’en est fini de
Nietzsche. Pour me le confirmer, je n’ai nul besoin de l’expertise du médecin, et considère tout en
escomptant quelques moments d’accalmie, la maladie comme incurable […] Ce héros de la liberté en
est arrivé à ne plus penser à la liberté.[1] »
Dix ans auparavant Nietzsche prophétisait : « Moi aussi, je suis descendu aux enfers comme Ulysse,
et j’y descendrai souvent encore. Ce ne sont pas simplement des brebis que j’ai immolées pour
pouvoir m’entretenir avec quelques morts, mais je n’ai pas été avare de mon propre sang. Que les
vivants veuillent bien me pardonner si parfois ils ne semblent pour moi que des ombres… C’est la vie
éternelle seule qui importe.[12] »
19
Scène 2 – Bâle. Le murmure du déclin
« Et si un jour mon discernement me quitte – ah ! Il
aime à s’envoler – qu’alors ma fierté puisse encore
voler de compagnie avec ma folie ! »
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra
Selon la traduction du Dr. E.F. Podach qui fournit le travail de rassembler les rapports fragmentaires
de l’internement de Friedrich Nietzsche, nous reproduisons le contenu des différents bulletins
médicaux dans leur intégralité [11]. A Turin, le Dr Bettmann – chirurgien dentiste qui a une certaine
expérience des fous - rédigea le certificat qui fit office de document d’admission, le 10 Janvier 1889, à
la clinique psychiatrique Friedmatt de Bâle :
Forte constitution, aucune déformation physique ou maladie constitutionnelle. Dons
intellectuels extraordinaires, excellente éducation, succès remarquables dans ses études.
Nature rêveuse. Extravaguant en ce qui concerne le régime alimentaire et la religion. Les
premiers symptômes de la maladie remontent peut être assez loin, mais n’existent en
toute certitude que depuis le 3 janvier 1889. Avant cette date, a souffert durant des mois
de violents maux de tête accompagnés de vomissements. De 1873 à 1877 déjà,
fréquentes interruptions dans le professorat à cause de violents maux de tête. Situation
pécuniaire très modeste. Le désordre mental actuel est le premier dans la vie du malade.
Causes provocant ces désordres : plaisir ou déplaisir excessif. Symptômes de la maladie
actuelle, diminution de la mémoire et de l’activité cérébrale. Selles régulières. Urines
fortement sédimenteuses. Le patient est habituellement agité, mange beaucoup, réclame
continuellement de manger, n’est cependant pas capable de fournir un effort et de
pourvoir à ses besoins ; prétend être un homme illustre, ne cesse de réclamer des
femmes5. Diagnostic : faiblesse du cerveau.
Un médecin aliéniste procède à la réalisation de l’examen clinique et mène un premier entretien :
Le malade arrive à la clinique, accompagné de M. le Pr. Overbeck et de M. Miescher. Se
laisse conduire sans résistance dans sa section, et en chemin, il regrette que le temps
soit aussi mauvais et dit : « Mes braves gens, je vais vous faire demain le temps le plus
splendide » Il prend avec grand appétit son petit déjeuner. Le malade va également
volontiers au bain ; il est d’ailleurs en toutes occasions affable et obéissant.
Status praesens : Homme de bonne mine, bien proportionné, d’une musculature et d’une
ossature assez fortes : le thorax est profond. Rien d’anormal à la percussion des
poumons ni à l’auscultation. Sonorité obtenue à la percussion, à l’endroit du cœur,
normale ; bruits du cœur faibles, nets. 70 pulsations régulières. Asymétrie des pupilles, la
droite plus grande que la gauche et réagissant très paresseusement. Strabisme
convergent. Myopie prononcée. Langue très chargée ; ni déviation, ni tremblement.
Innervation faciale peu troublée ; pli naso-labial un peu moins marqué à droite. Réflexes
patellaires accentués, réflexes de la plante des pieds normaux. Urine claire, aigre, ne
contenant ni sucre ni albumine.
5
20
Puis l’entretien du médecin aliéniste notifie :
Le malade se laisse examiner de bon gré, ne cesse de parler pendant l’examen. Aucune
véritable conscience de sa maladie. Ressent une sensation d’euphorie. Déclare qu’il est
malade depuis huit jours et qu’il a fréquemment souffert de violents maux de tête. Dit avoir
aussi été sujet à quelques accès pendant lesquels il ressentait une impression
extraordinaire de bien-être et de bonne humeur ; il aurait aimé alors à serrer dans les bras
et embrasser tous les gens dans la rue et à grimper jusqu’en haut des maisons. Il est
difficile de fixer l’attention du malade, il ne répond que partiellement, incomplètement ou
pas du tout aux questions qu’on lui pose et sans interrompre ses discours embrouillés. Du
point de vue sensoriel assez fortement amoindri. Le malade reste toute la journée au lit.
Mange de fort bon appétit ; il est très reconnaissant pour tout ce qu’on lui donne. Dans
l’après midi, le malade parle continuellement à tord et à travers, chante et crie souvent très
haut. Sa conversation, très décousue, n’est qu’un mélange de souvenirs d’autrefois ; une
idée chasse l’autre sans rapport logique. Prétend qu’il s’est infecté spécifiquement deux
fois.
Dans le détail, nous augmentons la matière de l’entretien, nous appliquons d’en extraire une
cohérence plus fine. La précaution s’impose de n’user d’aucune autre référence biographique que
celles citées en date de l’hospitalisation- à l’exception faite des antécédents médicaux.
Le patient est âgé de quarante quatre ans, célibataire, consulte pour la première fois dans le service. Il
n’exerce aucune activité professionnelle depuis l’année 1879. Ancien titulaire, à titre exceptionnel de
la Chaire de Philologie de l’Université de Bâle. La rencontre avec le patient fut provoquée sous
l’autorité du Pr. Burckhardt qui enjoignit Mr. Overbeck d’accompagner Friedrich Nietzsche de Turin à
Bâle. Le motif d’hospitalisation consiste en l’apparition inaugurale d’éléments dysthymique à type
d’exaltation de l’humeur et d’excitation psychique - excès de plaisir ou de déplaisir- aggravés de
prodromes démentiels - diminution de la mémoire et de l’activité cérébrale, faiblesse du cerveau- . Le
tableau évolue depuis le mois de Décembre 1889. Le patient est admis dans le service selon le
régime de l’hospitalisation à la demande d’un tiers. Les frais de pension sont à sa charge.
Dans sa présentation, le patient a le contact immédiat, familier : au cours de la première entrevue,
Nietzsche relate avec précision « Wille, vous êtes médecin aliéniste. Il y a quelques années j’ai eu
avec vous, sur la folie mystique, une conversation dont un fou, Adolf Wischer qui vivait ici nous avait
fourni le sujet. » Overbeck qui lui aussi connaissait cette conversation, datant de sept ans resta
stupéfait de l’exactitude avec laquelle elle était revenue à la mémoire de son ami malade.
Le comportement est mobilisé par l’agitation psychique - il gesticule et parle continuellement. Le
champ de la conscience est obscurci par une grisaille confusionnelle, imputable à l’intensité et à la
variabilité des perturbations délirantes et thymiques. L’excitation motrice autorise toutefois la
réalisation de l’entretien - se laisse conduire sans résistance dans sa section. La contention physique
ne s’avère pas nécessaire : la menace immédiate de passage à l’acte auto ou hétéro agressif n’est
pas perçue- le patient est d’ailleurs en toutes occasions affables et obéissant.
21
La mimie illustre tout autant l’excès qui agite le patient, reproduit l’expression de l’euphorie, de l’élation
thymique du patient. Elle indique également les traits de la suffisance et de surestimation de soi. l’expression du visage dénote de la confiance en soi même et la conscience de sa propre valeur, et
souvent aussi de la suffisance et de l’affectation. Le visage est joyeux ou bien singeant des pitreries.
-fais constamment des grimaces en parlant. La tenue du patient n’est pas renseignée. Au quotidien
Franz Overbeck indique qu’il est « l’homme le plus rangé » qu’il n’ait jamais connu. Il porte le costume
sombre, soigneusement brossé ; la face est également sombre, avec les cheveux broussailleux,
bruns, ondulés. « Sombres sont aussi les yeux derrière les lunettes de myopes extraordinairement
bombées. » Stefan Zweig, Nietzsche
Aux dires des personnes accompagnant le patient - le malade ne possède aucune véritable
conscience de sa maladie - la chronologie de l’affection fait débuter l’apparition des troubles à la date
du mois de Décembre 1889. L’excitation croissante du malade, le comportement devenu étrange,
injurieux parfois et dénotant d’une franche croyance de grandeur, font s’inquiéter les proches. Dans ce
climat d’agitation et de productions délirantes, ils le persuadent toutefois de consulter.
Le patient évoque dans ses antécédents médicaux des céphalées anciennes, intenses et invalidantes
- avant cette date, a souffert durant des mois de violents maux de tête accompagnés de
vomissements - au point de quitter la chaire de Philologie de Bâle en 1879. Forte myopie congénitale.
En Mars 1868, le patient présenta un traumatisme thoracique survenu à l’occasion d’un exercice
d’équitation, le rendant inapte provisoirement au service. A l’été 1870, est hospitalisé pour dysenterie
et diphtérie pharyngale. Inaptitude définitive. Aucune intervention chirurgicale ni allergie ne sont
mentionnées.
Il n’est pas dit que le patient fasse ou non l’usage de médications ou de toxiques. Par l’anamnèse et
les propos rapportés de la mère : le père du patient est décédé à l’âge de 36 ans dans les suites d’une
congestion cérébrale (probable processus tumoral intra parenchymateux compliqué d’hypertension
intracrânienne). Il souffrait également de migraines sévères et d’épilepsies temporales. Selon Mobius 6
: « Certains frères et sœurs de Mme Nietzsche auraient été des malades mentaux ; une sœur se
serait suicidée, une autre serait devenue folle. En outre, au cours de l’été 1901, un frère alors âgé de
soixante – huit ans aurait été pris d’un accès de démence ». Elisabeth Forster Nietzsche répondit
qu’elle n’avait jamais entendu parler de maladie mentale et qu’il devait s’agir d’une erreur mais qu’il
était du moins exact qu’une partie des frères et sœurs de sa mère avaient quelque chose d’original et
que l’un d’entre eux fut quelque peu mélancolique.
Les documents de l’admission du patient ne relatent que peu d’élément biographique (à l’exception de
dons intellectuels extraordinaires, d’une excellente éducation, et de succès remarquables dans ses
études).
6
Möbius P.J. Ausgewâhlte werke, T5, Nietzsche. Leipzig, Barth, 1904
22
L’élaboration de la pensée témoigne de l’excitation psychique. Les représentations mentales sont
accélérées, l’idéation, le verbe se succèdent sans cesse, échouent à se fixer. L’augmentation de la
communicabilité répandue au gré de la logorrhée et de la distractibilité témoigne de la tachypsychie.
Selon Kraepelin, « le jaillissement de pensées n’est nullement richesse d’idées, mais seulement de
mots. » L’imagination reproduit une fabulation pseudo délirante, peu critiquée, labile, congruente à
l’humeur. L’adhésion forte aux variations de l’environnement inscrit l’hyper syntonie au tableau.
L’hyperthymie désagrège le lien : l’excitation psychique et l’exaltation de l’humeur mime le délire selon
des thèmes mégalomaniaques et des mécanismes essentiellement imaginatifs. C’est la congruence
du délire à l’humeur qui fait exclure un noyau discordant : le discours ne souffre d’aucune diffluence,
l’étrangeté se rapporte à la surestimation du soi. Les évocations mnésiques sont insatiables et
désordonnées, ne manquent d’aucune précision ; elles s’intègrent à l’hyperthymie. L’anxiété semble
d’abord modérée : l’agitation est joyeuse.
Aucun élément hallucinatoire ne perturbe le cours de
l’entretien. Le niveau de vigilance et d’attention s’entend selon l’agitation psychomotrice.
Au total, la description de la crise nous tenterait de qualifier l’épisode de manie, avec symptômes
psychotiques congruents à l’humeur. La discussion du statut nosographique s’étayera par la suite. De
même l’organicité des troubles sera évaluée. Bien sûr, l’étude de personnalité ne peut se proposer
selon les seules descriptions de l’effondrement. La notification de récurrence par accès et d’oscillation
de plaisirs et déplaisirs excessifs fait présager l’intégration de la crise à l’entité de maladie polaire. Dès
l’instant de l’internement, l’infection syphilitique est spécifiquement mentionnée par deux fois sans
toutefois procéder d’une argumentation plus détaillée.
L’observation des perturbations mnésiques et le signalement explicite de démence (faiblesse du
cerveau) ne paraissent en rien dominer le tableau clinique. Par la suite la description au quotidien de
l’hospitalisation vient étayer la description de l’épisode maniaque :
11 Janvier 1889 : Le malade n’a pas dormi de toute la nuit, ne cessant de parler, s’est levé
plusieurs fois pour se rincer la bouche, se laver, etc. Se trouve le matin dans un état de
torpeur assez prononcé, prend avec grand appétit son petit déjeuner. Reste couché
jusqu’au midi. Passe l’après midi dehors dans une continuelle agitation sensitivo – motrice,
jette son chapeau par terre, se couche parfois lui-même sur le sol. Parle de façon confuse,
se reproche parfois d’avoir précipité différentes personnes dans le malheur.
L’excitation psycho motrice est toujours vive. L’insomnie se confirme, de même que l’hyperphagie
proche de la gloutonnerie. Dans un même temps les éléments de la lignée dépressive à type d’aboulie
et d’inhibition sont décrits. Les fabulations d’indignité, de ruine et de culpabilité sont rapportées. Les
jours suivants, la sédation de l’insomnie n’est guère obtenue que par l’absorption de sédatifs à forte
posologie. Une potomanie est signalée, à côté de l’appétit gargantuesque. L’évolution confirme la
désinhibition des conduites instinctuelles.
23
Sur le plan clinique, le médecin aliéniste relève le 16 Janvier une parésie du facial gauche beaucoup
accentuée que durant les derniers jours, de même qu’une asymétrie des pupilles. Le 17 Janvier 1889,
Nietzsche est transféré à la Maison de Santé de Iéna, clinique de psychiatrie de l’Université. Sous la
date du jour de son arrivée, on peut lire : « A toujours été un peu bizarre. Très doué. Elève de Ritschl.
Sur la recommandation de ce dernier, était déjà professeur de l’Université de Bâle à 23 ans. 1866 :
Syphilis par contagion ; 1869 : obtient la chaire de philologie classique à L’université de Bâle ».
C’est le lendemain que Nietzsche est soumis à un minutieux examen physique qui dure jusqu’au 21
Janvier. Les résultats sont les suivants :
Status praesens : 19 à 21 Janvier 1889. Homme grand (1m71), musculature et couche de
graisse moyennes. 132 livres. Visage très coloré. Bruits du cœur faibles, purs. Rougissements
vasomoteurs normaux. Artères souples et sinueuses. Bases des poumons normales. Langue
un peu chargée. Pupille : celle de droite large, celle de gauche plus étroite, légèrement et
irrégulièrement étirée. Obtenu à gauche toutes les réactions ; à droite, seulement réaction de
convergence ; réaction synergique n’existe que du côté gauche. Ouverture de l’œil gauche
beaucoup plus étroite que celle de droite : par un effort de volonté peut être amenée à la
même dimension. Aisance dans le mouvement de l’œil, pas de déviation secondaire
inférieure. Front ridé. Serre les paupières symétriquement. Grincement des dents un peu plus
énergique à gauche qu’à droite, commissure droite de la bouche placée un peu plus bas.
La bouche se ferme plus rapidement à droite. Rire symétrique. Langue calme, lorsque tirée,
déviation à droite. Luette verticale. Pression de la main droite plus forte que celle de la main
gauche. Pas de Romberg. Chancelle en faisant demi tour. Irritabilité idiomusculaire
accentuée. Réflexe de l’anconé légèrement augmenté, réflexe du rotulien augmenté ; de
même pour le réflexe de l’achilléen. Léger clonus du pied gauche. Réflexe épigastrique
légèrement accentué. Examen de sensibilité rendu impossible à cause de l’agitation du
malade ; d’après les apparences, hyperesthésie générale. La tête n’est pas sensible à la
percussion. Nerf trijumeau sensible à la pression. Puissance de l’ouie semble intacte des deux
côtés. Perception visuelle non troublée en lisant. Myopie prononcée. Peu de troubles de la
parole, hésite rarement en prononçant les premières consonnes des mots. Sensibilité tactile
intacte.
L’examen clinique renseigne sur le bon état général du patient. Il relève une anisocorie avec asymétrie
de la pupille gauche, décrite irrégulière et de diamètre inférieur à celle controlatérale. Les divers
troubles de la réactivité pupillaire se rassemblent comme tels :
-
les réflexes photo moteurs sont normaux et bilatéraux : il peut s’agir d’une anisocorie
physiologique ou d’un syndrome de Claude Bernard-Horner.
-
Les réflexes photo moteurs de la grande pupille sont anormaux : on distingue la pupille
d’Adie d’une paralysie du III intrinsèque, ou bien d’une mydriase médicamenteuse.
-
Les réflexes photo moteurs de la petite pupille sont anormaux : signe un Argyll-Robertson
ou une atteinte intrinsèque du nerf crânien III.
Dans l’hypothèse que la pupille pathologique soit à droite : la grande pupille est peu réactive aux
réflexes photo moteurs (réaction synergique n’existe que du côté gauche). En faveur d’une pupille
d’Adie à droite, l’examen repère une contraction pupillaire meilleure en accommodation convergence (à
droite, seulement réaction de convergence). La contraction pupillaire est tonique : une fois contractée,
la pupille droite ne se relâche que lentement.
24
La photophobie n’est pas mentionnée à ce stade. Contre la pupille d’Adie à droite, la lecture n’est pas
perturbée (Perception visuelle non troublée en lisant) tandis qu’une diminution franche de
l'accommodation est fréquente.
Dans l’hypothèse que la pupille pathologique soit gauche : le signe d’Argyll-Robertson intéresse une
petite pupille peu réactive à la lumière. De même elle se contracte davantage en accommodation
convergence. Il existe néanmoins des Argyll-Robertson avec grandes pupilles.
La réaction d’accommodation convergence, de même que l’oculomotricité conservées (aisance dans
le mouvement de l’œil, pas de déviation secondaire inférieure) écartent une atteinte du nerf
oculomoteur commun intrinsèque. Le syndrome de Claude Bernard Horner est suspecté devant les
ptôsis et myosis de l’œil gauche (ouverture de l’œil gauche beaucoup plus étroite que celle de droite).
L’occlusion des paupières est symétrique. L’examen de la motricité est contributif : à la face, il allègue
une possible parésie faciale à gauche (commissure droite de la bouche placée un peu plus bas. La
bouche se ferme plus rapidement à droite. Langue calme, lorsque tirée, déviation à droite) associée à
une parésie de l’hémicorps gauche (la pression à la main gauche est plus faible) avec irritation
pyramidale : la percussion des réflexes ostéotendineux les retrouvent vifs associé à un clonus du pied
gauche. Le déficit sensitif n’est pas évalué en dehors de la région du nerf V. La plainte de céphalées
fréquentes sans autre description topographique rapportée auprès du Dr Bettmann peut évoquer une
névralgie du nerf V comme une algie vasculaire de la face. La première pathologie est à relier à la
pression sensible du trijumeau (existence d’une zone gâchette) tandis que le syndrome de Claude
Bernard Horner peut accompagner la seconde. L’élocution est libre sans élément de dysarthrie. La
langue présente un déficit moteur gauche. Elle est calme, c'est-à-dire qu’elle ne souffre d’aucun
tremblement. La marche n’est pas décrite.
La description sémiologique fine des troubles physiques s’avère délicate. Se présentent les
hypothèses suivantes :
-
A la face, l’examen physique évoque un syndrome de Claude Bernard-Horner devant
l’association gauche du myosis et du ptôsis de la paupière homolatérale. La pupille
gauche demeure réactive.
La voie sympathique destinée à l’œil comprend deux relais synaptiques. Le premier neurone, provient
de l’hypothalamus, fait synapse avec le deuxième neurone, pré ganglionnaire, dans le centre ciliospinal de Budge (étagé dans la moelle de C8 à 12). Ce neurone traverse les ganglions cervicaux
inférieur (stellaire) et moyen, et fait synapse avec le troisième neurone, post-ganglionnaire, dans le
ganglion cervical supérieur (situé entre la veine jugulaire interne et l’artère carotide interne). Ce
neurone accompagne la carotide interne au cou, se joint sur un court trajet au VI, puis à l’ophtalmique
au niveau du ganglion de Gasser. Les fibres sympathiques sont en rapport avec les trois nerfs
oculomoteurs dans le sinus caverneux. Elles entrent dans l’orbite par le nerf naso ciliaire, et vont
innerver le dilatateur irien par les nerfs ciliaires longs. Elles traversent le ganglion ciliaire sans y faire
25
relais. L’atteinte de la voie sympathique au long de son trajet rend compte de la pupille rétrécie (la
levée du tonus entraîne une mydriase active) et du ptôsis modéré (chute de la paupière supérieure
secondaire à une paralysie du muscle lisse de la paupière supérieure). En dehors d’une paralysie
faciale constituée, la déviation de la langue sur la droite peut évoquer une lésion du court trajet du XII
(nerf hypoglosse). L’étiologie du Claude Bernard-Horner consiste le plus souvent en une lésion des
afférences périphériques : atteinte du ganglion cervical inférieur, syndrome de Pancoast-Tobias,
occlusion, dissection ou anévrisme de l’artère carotidienne. L’algie vasculaire de la face, comme les
hémicrânies paroxystiques chroniques peuvent autant s’associer au Claude Bernard-Horner.
-
A la face, l’examen physique suspecte un signe d’Argyll Robertson. La pupille gauche est
irrégulière, petite. On s’attend à une abolition du réflexe photo moteur gauche. Hors c’est
la droite qui se contracte davantage en accommodation convergence tandis que la pupille
gauche reste synergique à la stimulation directe. En ce sens s’il existe un signe d’Argyll
Robertson, il concerne plutôt la pupille mydriatique, éventualité assez rare. L’existence
d’un signe d’Argyll Robertson s’avère donc peu probable à la lumière de ces
incohérences.
-
L’évocation d’un syndrome d’Adie se révèle tout aussi décevante : malgré la présence
d’une pupille mydriatique réactive en accommodation convergence associée à la
photophobie, la conservation du réflexe consensuel, l’absence de gêne à la vision de près
et la persistance des réflexes ostéotendineux écartent un Adie. Ce d’autant qu’il affecte
plus souvent la femme jeune.
La lecture attentive de l’observation du patient à la clinique de Bâle retient donc essentiellement un
syndrome de Claude Bernard Horner gauche associé à une déviation homolatérale de la langue. Les
résultats de l’examen neurologique n’autorisent guère d’autres interprétations satisfaisantes. Aussi
parait-il prématuré de rassembler les symptômes dans un cadre nosographique. La description
syndromique devra s’étayer d’arguments supplémentaires.
En aucun cas, le diagnostic de quelques pathologies ne peut être porté sur la seule description de ces
rapports médicaux. En ce qui concerne la conduite de Friedrich Nietzsche on note à la date du 19
janvier :
« Le malade se dirige vers sa section en faisant beaucoup de salutations. Il ignore où il se
trouve. Tantôt il croit être à Naumburg, tantôt à Turin. Il fournit des renseignements exacts
sur son état civil. L’expression du visage dénote de la confiance en soi même et la conscience
de sa propre valeur, et souvent aussi de la suffisance et de l’affectation. Il gesticule et parle
continuellement d’une voix affectée et faisant usage de mots grandiloquents, parfois en
Italien, parfois en français. Il est à remarquer que le malade, qui a pourtant séjourné assez
longtemps en Italie, lorsqu’il parle en Italien ignore les mots les plus simples de cette langue
ou bien les emploie à tort. Sa conversation n’est qu’un enchevêtrement d’idées sans aucune
cohésion. Il parle de ses secrétaires d’ambassade et de ses laquais. Fais constamment des
grimaces en parlant. Dans la nuit également, son bavardage incohérent continue presque
sans interruption. Le malade a un gros appétit. »
26
L’hospitalisation à la clinique psychiatrique d’Iéna confirme la surestimation du soi et la tendance
mégalomaniaque. L’agencement des idées demeure désordonné, croule sous la logorrhée et le
bavardage incessant. La désorientation temporo spatiale est intermittente. L’exaltation de l’humeur
compose avec l’émergence du délire de grandeur. Le mésusage de la langue italienne s’entend dans
ce sens. A ce jour peu d’élément de la lignée dépressive. Le 22 Janvier, le patient attribue son
agitation à des céphalalgies fronto-orbiculaire et de l’hémicrâne droit. La localisation des céphalées ne
peut se rapporter aux douleurs faciales gauches.
L’appétit reste important, de même les troubles du sommeil : dans la nuit du 22 Janvier, malgré une
dose de 2 mg de Chloral, le patient n’a pas cessé de faire du bruit, a dû finalement être isolé.
La suite des notes d’hospitalisation jusqu’au mois d’Août 1890 consignées auprès de la Nietzsche
Archiv [13] ne sont détaillées que dès lors qu’elles enrichissent la description du tableau de
l’effondrement. Sont omis de façon volontaire les prescriptions de somnifères à posologie croissante
et d’efficacité modeste, de même que les redondances narratives. La chronologie des évènements est
arrangée selon le rassemblement des symptômes.
Les mois de Février et Mars 1889 sont troublés d’accès fréquents de colère, de cris saugrenus,
inarticulés, d’agitation sans motif (Se tient souvent le nez pendant des heures. Se plait aux jeux de
mots). Les conversations sont inchangées dans leur fluence, leur débit et leur articulation. Des
troubles mnésiques nouveaux contrastent d’avec les récits qui abreuvaient les premiers entretiens (20
Février : a oublié le commencement de son dernier livre ; 1er Mars : Ne comprend guère et se souvient
peu des pensées et des passages de ses œuvres). Les idées de grandeur congruentes à l’humeur
persistent sans discontinuer (23 Février : en dernier lieu j’étais Frédéric-Guillaume IV ; se désigne luimême soit comme le duc de Cumberland, soit comme empereur, etc.…). Les céphalées (28 Mars : se
plaint souvent d’une violente névralgie sus-orbitaire à droite) ponctuent les journées de déambulation
(26 Mars : au milieu de la journée demande souvent à se mettre au lit. Se promène beaucoup en
chantant et marche d’un pas lourd et martelé). Le patient interpelle l’entourage, lance des interjections
en sourire : 28 Février, au médecin : « Donnez-moi un peu de santé ». La maladie est toutefois
critiquée par intermittence (De temps en temps conscience nette de sa maladie).
Les productions délirantes à thème persécutoire et de ruine dominent le mois d’Avril : 1er Avril : « Je
demande une robe de chambre pour une rédemption complète » ; 17 Avril : « Cette nuit on m’a
couvert d’injures, on a employé les plus terribles machines contre moi » ; 19 Avril : écrit des choses
illisibles sur les murs : « Je veux un revolver, s’il est prouvé que la grande duchesse commette ces
cochonneries et ces attentats contre moi. » ; « On me rend malade dans le côté droit du front. » Le
patient se couche presque toujours par terre à côté du lit et réclame souvent du secours contre des
tortures nocturnes. L’automatisme mental s’ébauche. Le délire d’indignité et de culpabilité excessive
de la mélancolie se teintent de productions hallucinatoires (Prétend avoir vu cette nuit des petites
femmes tout à fait folles).
27
A côté des mécanismes imaginatifs de fabulations mégalomaniaques s’élaborent les idéations de
mort (5 Mai : remet au médecin un billet sale et illisible qu’il dit être son testament) de telle sorte que
l’humeur oscille rapidement d’un pôle à l’autre, emprunte de désorientation (14 Juin : prend le gardien
chef pour Bismarck) et de persécution (On m’empoisonne toujours de nouveau ; 16 Juin : réclame
souvent du secours contre des tortures nocturnes ; 4 Juillet : brise un verre afin de défendre l’entrée
de sa chambre avec les débris de verre).
Les céphalées achèvent d’obscurcir les intrications du tableau (14 Août : de nouveau très bruyant.
Donne ses douleurs de tête comme motif de sa turbulence ; J’ai mal à la tête à ne pouvoir marcher ni
voir ; se plaint souvent d’une violente névralgie sus-orbitaire droite) : le déclenchement des céphalées
se relie aux modifications du comportement, de même que l’humeur influe sur l’intensité des
céphalalgies.
L’humour parfois se mêle d’ironie, témoignant d’une accession symbolique possible : 23 Juillet,
ischialgie à gauche : « Je suis stupide dans la hanche. » ou bien encore, le patient s’évertue à
confondre le gardien chef avec Bismarck et se montre toujours très révérencieux à son égard. Le 27
Août, après la perte de son carnet de notes, il dit : « ce carnet s’est mise en pension de sa propre
autorité ». Le mois suivant, le patient ne se rassemble guère, « saute comme une chèvre, fait des
grimaces et remonte l’épaule gauche ». La persécution domine l’humeur (16 Août : Brise tout à coup
quelques vitres. Prétend avoir vu derrière la fenêtre le canon d’un fusil). L’activité au quotidien alterne
des périodes abouliques durant lesquelles le patient ne quitte pas la stupeur du lit, puis des errances
agitées à travers le parc, le malade geignant des cris informes et vaguement dirigés aux cieux.
Quant à l’évolution de la maladie, le médecin aliéniste en charge du patient se fait plutôt rassurant. A
la date du 1er Octobre, il écrit : dans l’ensemble amélioration sensible. Poids 128 livres. Si bien que le
23 septembre 1889, le Pr. Otto Binswanger, médecin-chef, informait, par lettre, Overbeck d’une
amélioration partielle de l’état de santé de Nietzsche :
« En réponse à votre demande concernant l’état de Mr le Pr. Nietzsche, nous vous faisons
savoir que cet état montre une amélioration sensible, dans la mesure où le malade tient des
propos un peu plus cohérents et où les phases d’agitation accompagnée de cris, etc. sont plus
rares. Il continue d’exprimer toutes sortes d’idées délirantes, et a encore des hallucinations
auditives. Les phénomènes de paralysie (sensorimotrice) n’ont pas progressé et ne sont pas
importants. Il ne reconnaît qu’en partie son entourage. Il ne sait pas exactement où il est. Il a
souvent clairement conscience d’être malade ; il se plaint notamment de maux de tête.
L’alimentation est régulière, le sommeil fréquemment agité. Sa mère lui a plusieurs fois rendu
visite : il l’a immédiatement reconnue et de temps à autre s’est entretenu avec elle de manière
assez sensée ; les jours suivants, il se souvient aussi assez bien de sa visite. Il arrive encore
qu’il se salisse. Les chances de guérison, si minimes soient elles, ne doivent cependant pas être
écartées. Ce n’est pas avant trois mois qu’on pourra porter un jugement définitif sur l’évolution
de son état. En tout cas, ne vous attendez à aucune augmentation des frais de pension. »
28
La prise en charge thérapeutique consista au long de l’hospitalisation en l’administration de
somnifères et calmants à base de chloral, d’hydrate d’amylène ou de Sulfonal. La relation
psychothérapeutique se confine à des balbutiements. L’amendement des signes psychiques se
produit au point d’autoriser le départ de la Clinique. La sédation progressive de l’agitation, de même
que l’extinction de l’insomnie furent obtenues par la prescription régulière de barbituriques. Au regard
de leurs effets indésirables – fréquemment : somnolence, difficultés de l’articulation, troubles de
l’équilibre ou de la coordination ; plus rarement : céphalées et vertiges – la participation iatrogénique
au tableau peut être interrogée.
L’hospitalisation au final, ne conclut à aucun diagnostic probant, sinon à la mention de l’infection
syphilitique ancienne, d’une symptomatologie thymique et d’une fabulation à thème persécutoire. Les
médecins diagnostiquent un désordre mental par suite de paralysie.
Il apparaît que l’effondrement reproduisit un épisode de manie, teinté d’éléments de la lignée
dépressive, au cours de moments parfois très proches, voire simultanés. L’entité d’état mixte ou de
cycles rapides est évoquée, d’après la description clinique : la structure psychotique des troubles de
l’humeur apparaît pertinente dans le contexte. Par contre, la participation d’une organicité au tableau
n’est pas à exclure du fait des perturbations de l’examen neurologique. La synthèse des données
cliniques sera réalisée et critiquée par la suite.
Au cours de la nouvelle année 1890, on ne relève que très peu de notes médicales concernant le
patient dans le Journal des malades d’Iéna. Le 3 Janvier 1889, la création Nietzschéenne prit
brutalement congé de son auteur, la folie se fit le divertissement d’un habit austère, secoua le masque
sourcilleux de la gravité. Nietzsche, le front exorbité, les yeux myopes à la chandelle, versa de
l’aphorisme philosophique à la grimace du bouffon. A présent, de sa chambre d’isolement, son
nouveau costume lui va comme une forte élégante perspective. Devant sa glace Nietzsche malade
s’observe : moment abyssal où il constate l’effet d’une désintégration. Et le rictus qu’il esquisse
prononce entre les lèvres : « L’homme devant la glace inspire frayeur. Laquelle des deux moustaches
s’est sabordée le cerveau ? »
L’effondrement fit éclat par sa rupture soudaine, la faillite qui disloque l’art et le virtuose du génie.
L’effondrement dès lors mime la possession d’un savoir trop sûr, la parenthèse grinçante du malin :
c’est le Nietzsche antéchrist devenu crucifié, le Nietzsche mort parce que bête, le Nietzsche à la farce
dissolue et la tragédie aphone. La clarté de l’écrit cède aux murmures opaques, aux gestes fébriles
que la mesure échoue à contenir. La conscience de Nietzsche s’annihila au mois de Décembre 1889,
prit le rire tordu d’un pantin désarticulé. La scène se clôt, la pénombre déchirée au fond d’un
sarcasme de démon. A Turin, Nietzsche chancela. « Ici les murailles parlent », a dit Montesquieu de
Turin. Turin, cité du mal qu’habitaient les succubes de Huysmans.
.
29
Zarathoustra produisit le rêve de l’enfant au miroir : « lorsque je regardais le miroir, je poussais un cri
et mon cœur fut bouleversé : car ce n’est pas moi que je vis, mais le masque grotesque et le rire
sardonique d’un diable. » Et Nietzsche de lui : « Je mourrai sans doute un jour dans une semblable
explosion et expansion de sentiments : le diable m’emporte ». Car on paye cher d’être immortel.
30
Scène 3 – Naumburg, le silence de la rédemption.
Nietzsche renoue avec l’écriture à l’été 1889. Il confie à sa mère en visite : « Maintenant, j’aurai
quelque chose à faire quand je rentrerai dans mon antre [13]». Les notes sont désordonnées et sans
date. La pension de l’ancien professeur de philologie de Bâle est des plus misérables, et ses ouvrages
édités à compte d’auteur le laissent démuni. Nietzsche, qui semble vouloir tirer un trait sur son projet
de retourner à Turin, envisage de s’installer à Naumburg et charge sa mère d’en informer l’hôpital.
Entre-temps, Nietzsche poursuit ses réflexions sur le danger que représentent Bismarck, le
réarmement du Reich et la teutomania antisémite. Témoignage de ses amis : « Il a pleinement
conscience de ce qui se passe et en éprouve une angoisse. »
Entre les périodes de furies gesticulatoires, de cris aboyés au ciel, exhortant une punition, le patient
conserve des intervalles de toute lucidité, donnant l’impression d’espacer la folie. L’exaltation de
l’humeur cède parfois à des périodes d’euthymie ; l’exaltation maniaque éloigne son orage : l’agitation
s’apaise et l’esprit parvient à dominer l’euphorie. Au point qu’en Février 1890, la première sortie
thérapeutique est rendue possible. L’ami Peter Gast témoigne que le malade « ne voulait quand
même pas retourner dans la maison des cinglés ». Et Gast toujours : « il me fait l’effet de simuler la
folie ». Franz Overbeck fit part également de l’amélioration clinique : « Je pourrais dire que son
dérangement mental, dans ses rapports intimes avec les gens, ne consiste que dans l’exacerbation de
l’humour qui était déjà le sien auparavant. Nous nous sommes entretenus de Venise et il était
remarquable de voir comme il s’imprégnait de mes bouffonneries. [1]» Surtout le contenu des affects
reste pauvre, monoidéïque : l’état dépressif fait le fond de l’humeur, teinté de recrudescences
hypomaniaque. Les perturbations mnésiques jusqu’alors fluctuantes, s’installent à mesure du
rétablissement. Dans l’appartement qu’il occupe avec sa mère, à Iéna, en attendant le visa de sortie
du Dr. Binswanger, Nietzsche joue au piano. Nietzsche et sa mère quittent Iéna le 24 Mars 1890,
s’installent dans la maison familiale de Naumburg. Nietzsche semble ravi. Il vivra encore dix ans,
comme un enfant, dix ans de vie purement végétative.
Débute ainsi la convalescence : loin du Midi, refoulé au Nord entre deux femmes, dans la tendresse
bête d’une mère et l’ambition vénale de la sœur, Nietzsche donner libre cours à la régression que
réclame désormais son corps. Le philosophe éteint toujours la parole d’une courtoise ironie, la
recouvre sous un sourire railleur ; chaque fois, il élude d’entrer en relation, se soustrait au dialogue,
défait le lien. Entouré de ses livres, dans son cabinet de travail, il paraît tour à tour doux et irritable.
Des heures durant, il poursuit la lecture de ses œuvres anciennes, joue ou improvise au piano, sans
mots dire. Chaque jour, sa mère l’accompagne pour la promenade.
31
Elle témoigne : « Il se mit au piano comme il en a l’habitude après son restaurant de l’Etoile, et joua un
air qui me plût beaucoup mais que je ne connaissais pas. Vers le soir, je lui demandai quel était cet
air, il me répondit : Opus 31, de Beethoven en trois mouvements. Nous bûmes du café à la maison, où
je dus lire le poème final de Zarathoustra [13]». Dès 1891, « il semble à présent que la démence fasse
mine de se muer en crétinisme ». Sous la moustache taillée avec soin, Nietzsche répète
inlassablement : « Je suis mort parce que je suis bête ». Ou bien : « Je ne sème pas les chevaux. »
Mme Nietzsche confie encore : « Il se montre extrêmement agité en lisant : le sang lui monte à la tête,
et sa voix se fait aboyante et fracassante. Le mieux est d’alors lui retirer le livre des mains. » Quand à
saisir ce qu’il lit, cela est maintenant hors de question. Nietzsche lit le numéro de la page, la première
ligne, une suite au milieu de la page, après quoi il passe à la suivante, ainsi de suite jusqu’à la fin de
l’ouvrage. Souvent d’ailleurs il tient le livre à l’envers. Il est affable lorsque qu’on le sollicite, éteint
dans le mutisme sinon. Jadis partisan de la grande agressivité contre lui-même, il paraît à présent
comme s’abstenir. Tandis qu’il attisa son danger jusqu’au péril, qu’il éveilla sa conscience à grand
renfort de faillite, le libre penseur désormais revêt le bâillon d’une foi inaudible, d’une prophétie athée
et triomphale. « Et ce n’est point par discours et paroles qu’il convient de les célébrer, mais par le
silence [14] ». En Décembre 1894, Rhode confie : « J’ai vu le malheureux lui-même : il est totalement
éteint et ne reconnaît plus personne, hormis sa mère et sa sœur. Il n’articule guère plus d’une phrase
par mois. Il est complètement affaissé, rabougri, débile, mais conserve le teint frais. »
Chaque matin, l’épaisseur de sa pensée est irrespirable. Selon Theodor Adorno : « C’est une pensée
qui traque inlassablement les racines de l’air ». Puis, la journée ne le traverse pas, la lumière dépose
son déclin entre les pages d’un recueil à demi ouvert. En 1893, Nietzsche dira : « Plus de lumière,
somme toute mort ». Tous les jours sont silence, courbés au dessus de sa large carrure ; ils feignent
d’inscrire la lutte à la prière du penseur devenu Dieu, mais en vérité, ils sont la ruse de l’art, le retour à
l’enfant « innocence et oubli, un recommencent, un jeu création d’elle-même, un premier mouvement,
un oui sacré ». Nietzsche, le rire à demi lèvre – « son grand moyen pédagogique » - prophétisant
l’avènement du Surhumain : « Tout ce qui reste secret au fond de vous doit venir au grand jour et
quand vous serez étendus au soleil, vidés, pantelants, votre mensonge et votre vérité alors se
sépareront d’eux-mêmes. » Nietzsche à l’ombre de sa lumière, griffonne un dernier écrit : « Ecrit le/dix
huit Août 1897/ Ô vie !/Midi !/temps de Fête/Ô jardins d’été/Tourment/Bonheur en vue… »
Avril 1897, Franziska, la mère de Nietzsche s’éteint. Dans son apathie grandissante, son fils ne
remarque pas sa mort. Elizabeth – que Nietzsche surnomme son fidèle lama – déménage le dément
auprès d’elle à Weimar. Elle dirige depuis peu le Nietzsche Archiv. Une visiteuse relate : « Immobile,
indifférent, renfermé sur lui-même, il restait assis comme un automate à l’endroit où l’avait abandonné
une volonté étrangère… Quelles pensées, quels sentiments s’agitaient donc encore derrière le
masque impénétrable de cet être qui portait le sceau du désarroi humain et dans lequel toute étincelle
de vie spirituelle semble éteinte ? »
32
Le 25 Août 1900, Nietzsche meurt à la suite d’une « catarrhe dégénérant en affection pulmonaire. »
La sœur le fait inhumer « dans le cimetière d’une église chrétienne, au son des cloches », quand
même en récitant des paroles tirées du livre de Zarathoustra. Dix années que Nietzsche habitait une
torpeur étouffée, presque inaudible ; dix années qu’il s’était retiré en lui et battait ses mains de Christ
d’une foi sans autre disciple que lui. Le Nietzsche fou quitta le monde, l’allure bossue et la figure
hallucinée, convaincu d’une vérité terrible et radieuse. Et Deleuze en écho : « Dionysos retourne à
l’unité primitive, il brise l’individu, l’entraîne dans le grand naufrage et l’absorbe dans l’être originel :
ainsi il reproduit la contradiction comme la douleur de l’individuation, mais les résout dans un plaisir
supérieur, en nous faisant participer à la surabondance de l’être unique ou du vouloir universel.[15] »
Si la folie licencia la parole, que le langage sombra à coup de gaudrioles et d’humour grivois,
Nietzsche mort parce que bête rédigea des notes de sa maladie, la majorité sans date, à la faveur des
rémissions. Elles sont comme des incursions qui assènent une dernière sentence : « J’ai mangé le
rouleau qui contenait Dieu. Mes selles en sont témoins. A ma mort plus rien que cendres que je lègue
aux français qui se batailleront jusqu’à en devenir à leur tour acéphales [13] » ou encore « Il fait
chaud, il faut donner de la soif à l’eau. » Des mots insolites jonchent le bas d’une page, disent le
naufrage d’une voix perdue, « incapacité verbale, on ne croit pas si bien dire. Déclaration de mort de
la bouche ». Le phénomène et le propos nietzschéen s’effondrèrent au travers d’un collapsus : « ma
digestion est plus que convenable. Depuis que j’ai cassé l’histoire en deux, mon corps s’est
simplifié ». Et quoi encore ? Dans une lettre à Rodhe, datée de 1870, Nietzsche a l’intuition du Dieu
artiste : « À présent science, art et philosophie croisent en moi simultanément au point que de toute
manière j’engendrerai dans quelques jours un Centaure». En Décembre 1889, le monstre ivre
produisit sa mue.
En apparence absurde, désertée de sens. En apparence… c'est-à-dire
cliniquement.
S’ébauche ainsi la perspective double, changeante de notre essai. Le médecin aliéniste dit : « le
patient présenta la crise de l’effondrement. La rupture provient d’un ordre pathologique. Les anomalies
se détectent, s’ordonnent selon une causalité, accessible à l’observation. Quelqu’en soit l’étiologie, les
troubles psychiques s’agencent selon une logique descriptive et lorsque la compréhension échappe
au clinicien, c’est qu’il reçoit un signe et doit s’appliquer à évaluer la bizarrerie, l’irrationnel comme
tel ». En revanche le psychiatre n’est que peu philosophe. Le second dit : « la folie chez Nietzsche
consiste t-elle en la seule lecture pathologique. Nietzsche est Nietzsche, jusque dans l’absurde. C’est
dire que ce qui advient provient d’une matière préalable. Les manifestations de l’insensé ne sont elles
pas l’éclosion de l’intuition nietzschéenne, de l’œuvre qui aboutit ? A la fin Nietzsche parle une langue
juvénile, ouverte, une langue de geste. Mais parle-t-il vraiment – et s’il chantait, ou bien dansait ? »
L’effondrement témoigne de cette dualité. La psychiatrie lit le fracas initial, tant fulgurant et brutal,
tandis qu’en l’esprit philosophe naît le doute d’une « arrière folie » : trame souterraine de la pensée,
densification de l’art à la façon d’une commotion orgiaque.
Acte Second – la Grande Santé
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Les acteurs :
Friedrich Nietzsche : seul, qu’habitent bien des masques exorbités.
Voici l’homme, Ecce homo : La salle à manger d’une pension à six francs par jour est à demi sombre,
immobile. L’homme fait un repas bref et maigre. En face, le poêle misérable fume gras, ne donne pas
de chaleur. Il fait toujours silence, faim et froid en coulisse de la tragédie Nietzschéenne. Couleurs
sans langage. De vieilles femmes sont, la carcasse ramassée, au dessus de la soupe creuse. Un
voisin d’occasion fait la causerie à voix basse. Tout se terre dans l’exigu de la pénombre. Puis
Nietzsche, son thé entre les doigts lourds, regagne son garni misérable. Dans le coin sous la fenêtre
une lourde malle de bois, son unique avoir, avec ses deux chemises et un costume de rechange.
D’épaisses notes, écrits et épreuves jonchent sans ordre le mobilier efflanqué. A peine un livre,
rarement une lettre. C’est que le professeur allemand n’habite toujours qu’une chambre étrangère, de
location, partout identique. Tantôt à Sorrente ou à Turin, tantôt à Venise ou à Nice, les murs étroits
cerclent la même solitude ; les pensions de pauvre couvert, les mêmes trains malpropres font les
années se ressembler. Car pour l’homme du Zarathoustra, l’instant est toujours seul, seul et malade.
Depuis des jours, des maux terribles lui broient les nerfs : presque aveugle, Nietzsche va de la table
de travail au lit de souffrances, de l’insomnie aux pensées qui lui cisaillent les tempes. L’arsenal de
terribles poisons et drogues disposés sur l’étagère s’amenuise. La grande douleur qui lui cogne à tous
les sens ne s’éteint pas. Elle taraude, lancinante le ravin de son fugitivus errans, en devient monotone
dans son exaspérante et incessante répétition. Quinze années dépourvues d’âge, quinze années que
Nietzsche use sa force de vie. Et lorsque la santé semble à la fin ne plus pouvoir résister, que la mort
lui rendrait le sort plus léger, voici que soudain flamboie dans l’Ecce homo cette profession de foi
forte, fière et lapidaire : « Somme toute, j’ai été en bonne santé ! »
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Scène 1 – Le berger de Vérone
La Naissance de la Tragédie issue de l’Esprit de la musique, rédigée en 1872, dévoile la contradiction
de l’unité primitive et de l’individualisation, du vouloir et de l’apparence, de la vie et de la souffrance.
Cet ouvrage que Nietzsche qualifie de problématique, découvre non seulement les intuitions et
quelques uns des grands préceptes de sa philosophie, mais encore en filigrane, les énigmes qui
l’habiteront jusqu’à la fin. La Naissance de la Tragédie est le portique de toute l’œuvre nietzschéenne,
le modèle du labyrinthe de l’âme. L’idée du contraste apollinien et dionysiaque en art y est transposée
sur le plan métaphysique.
Après Nietzsche, Socrate devient le « premier génie de la décadence » : il oppose l’idée à la vie, il
juge la vie par l’idée, il pose la vie comme devant être jugée, justifiée, devant être rachetée par l’idée.
« Tandis que chez tous les hommes productifs l’instinct est une force affirmative et créatrice, et la
conscience une force critique et négative ; chez Socrate, l’instinct devient critique et la conscience
créatrice[17]». Résoudre la contradiction originelle tel est le caractère de la culture tragique :
reproduire et résoudre la contradiction originelle, la résoudre en la reproduisant. Dans l’Origine de la
Tragédie pointe le Dieu Dionysos présenté comme le dieu affirmatif et affirmateur : « le mot
dionysiaque exprime un besoin d’unité, un dépassement de la personne, de la réalité, franchissant
l’abîme de l’éphémère ; l’épanchement d’une âme passionnée et douloureuse débordante en des
états de conscience plus indistincts, plus pleins et plus légers ; un acquiescement extasié à la
propriété générale qu’a la Vie d’être la même sous tous ses changements, également puissante,
également enivrante ; la grande sympathie panthéiste de joie et de souffrance, qui approuve et
sanctifie jusqu’aux caractères les plus redoutables et les plus déconcertants de la Vie ; l’éternelle
volonté de génération, de fécondation, de Retour ; le sentiment d’unité embrassant la nécessité et
celle de la destruction [18] ». Dionysos retourne à l’unité primitive, il brise l’individu, l’entraîne dans le
grand naufrage et l’absorbe dans l’être originel. La contradiction se reflète dans l’opposition de
Dionysos et d’Apollon. Apollon divinise la principe d’individuation, il construit l’apparence de
l’apparence, la belle apparence, le rêve ou l’image plastique, et se libère ainsi de la
souffrance : « Apollon triomphe de la souffrance de l’individu par la gloire radieuse dont il environne
l’éternité de l’apparence », il efface la douleur. La tragédie est cette réconciliation, cette alliance
admirable et précaire dominée par Dionysos. Car dans la tragédie, Dionysos est le fond du tragique.
Le seul personnage tragique est Dionysos : « Dieu souffrant et glorifié ».
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Le philosophe indique : la figure de Dionysos fait retour à l’unité primitive, à la formule qui cuirasse de
bronze son esprit. Cette formule de la grandeur de l’homme c’est celle de l’amor fati : « ne vouloir
changer aucun fait dans le passé, dans l’avenir, éternellement ; non seulement supporter la nécessité,
encore moins la dissimuler, mais l’aimer ». Nietzsche eût-il résolut d’être l’homme tragique, qu’à
Naumburg enfin, le silence de sa rédemption prête à l’extase sourde un peu de l’ivresse Dionysiaque.
Seulement, Nietzsche manqua de résoudre la contradiction originelle. L’effondrement figure l’échec de
la réconciliation tragique de l’unité primitive et du principe d’individuation : Apollon ne participe pas de
l’expression en drame de la tragédie ; le chœur dionysiaque ne se détend ni ne projette hors de lui un
monde d’images apolloniennes ; la musique ne se produit pas, l’unité primitive ne se rassemble pas.
L’airain de Nietzsche se brise contre le silence épais de la maladie. Au lieu du drame, Apollon lui
signifia un courroux plus mortel et funeste : la dementia paralytica.
En 1530, les vers latins du poète médecin Giordano Fracastoro de Vérone font le récit du berger
Sylphilus qui, pour avoir offensé Apollon, fut frappé d’une maladie terrible et hideuse (Syphilis Sive
Morbus Gallicus ). En échos, le médecin aliéniste dénonce encore Apollon : on le sait, l’effondrement
spirituel du philosophe peut très probablement être rapporté à une paralysie générale [19]. Ce
diagnostic de paralysie syphilitique fut porté à Bâle par le Pr. Wille puis à Iéna par le Pr. Binswanger.
L’ironie veut-elle que Nietzsche le grand prosateur de l’instinct, l’éternel seul, celui qui pourfendait la
féminité – « tu vas chez les femmes : prends ton fouet », succombât au mal honteux ? L’histoire de la
philosophie inscrivit cette dernière sentence à l’héroïsme nietzschéen. Le médecin doit contourner le
masque de la tradition, évaluer le fondement du diagnostic. D’autres n’en firent aucun cas : Freud,
ainsi évoque-t-il dans une lettre à Arnold Zweig : « On raconte même que Nietzsche était un
homosexuel passif et qu’il aurait contracté la syphilis dans un bordel d’homme en Italie (sic) ».
Les éléments biographiques classiquement avancés en faveur de l’infection syphilitique s’énoncent de
la sorte. Le rapport d’admission à la clinique d’Iéna mentionne la contraction de l’affection à l’été 1866.
Il apparaît que Nietzsche eût reçut à Leipzig une médication de la syphilis. Le philosophe Alain de
Bottom indique lui dans ses Consolations de la philosophie : « Nietzsche souffrait depuis sa jeunesse
de toutes sortes de maux – migraines, indigestions, vomissements, vertiges, quasi cécité, insomnie –
dont certains devaient être les symptômes de la syphilis qu’il avait contractée certainement dans un
bordel de Cologne en février 1865 ». Paul Dessen rapporte une version proche : « Un jour, en février
1865, Nietzsche était allé seul à Cologne : là, il s’était fait montrer par un domestique les curiosités de
la ville, et à la fin il demanda à cet homme de le conduire dans un restaurant. Le serviteur l’amena
dans une maison close.[20] »
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Le Dr. Lange Eichaum, à ce sujet : « un célèbre neurologue berlinois m’a affirmé que Nietzsche aurait
du temps de ses études, contracté la syphilis dans un bordel à Leipzig, à la suite de quoi il aurait suivi
un traitement chez deux médecins de cette ville. Mobius, qui habitait Leipzig, a lui aussi eu en sa
possession des lettres écrites de leur main, mais elles furent détruites par la suite». Peter Gast fait le
récit d’une version différente : « Je me suis vu soudain, me raconta Nietzsche le lendemain, entouré
d’une demi douzaine d’apparitions en paillettes et gaze, qui me regardaient pleines d’attentes. Je
restais là, un instant muet. Puis j’allais instinctivement au piano comme vers le seul être doué d’une
âme dans cette société, et je plaquais quelques accords. Ils secouèrent ma stupeur et je regagnais
l’air libre [20]».
La primo infection syphilitique consiste en l’apparition d’un chancre au point d’inoculation, ulcération
unique, de forme arrondie, indurée mais propre et indolore [21]. Jamais il n’en est fait état. Pas
davantage des lésions cutanéo muqueuses – à type de roséole ou de syphilides, de la phase
secondaire. A la façon dont l’attestera la suite de notre essai, « à tous les âges de la vie, l’excès de la
douleur a été chez Nietzsche monstrueux ». Innombrables sont les cris de la souffrance de ce corps
martyrisé. Nietzsche les recense avec horreur et détails ; ils sont le décor de la solitude, l’atroce
solitude sans parole et sans réponse : « maux de tête, des maux tête martelants et étourdissants, qui
pendant des journées étendent stupidement sur un divan ou sur un lit ce pauvre être en délire ;
crampes d’estomac, avec vomissements de sang, migraines, fièvres, manque d’appétit, abattements,
hémorroïdes, embarras intestinaux, sueurs nocturnes [22]». Fait étonnant, Nietzsche ne fit jamais cas
de la primo infection ou des lésions secondaires syphilitiques. Par ailleurs le rapport d’admission à la
clinique psychiatrique mentionne par deux fois la contamination syphilitique. Or, le chancre ne se
produit qu’une fois, et il est fort à parier que la connaissance balbutiante des agents infectieux ne
permettait de distinguer les différentes maladies vénériennes (Treponema pallidum fut isolé et décrit
en 1905).
L’évolution de la syphilis se fait classiquement vers l’atteinte multi viscérale après une latence pauci
symptomatique de plusieurs années. A la phase tertiaire, le tableau de neurosyphilis rassemble la
méningite, la syphilis vasculaire cérébrale et l’atteinte parenchymateuse. Cette dernière décrit la
paralysie générale, le tabès et les gommes cérébrales. Le tabès ou ataxie locomotrice cérébrale
progressive survient en moyenne entre 15 et 20 ans après la primo infection. Le trépied syndromique
de la paralysie générale s’installe en moyenne 10 à 15 ans après la syphilis primaire. il est dominé par
des troubles des fonctions supérieures d’apparition progressive et de gravité croissante : défaut de
concentration, troubles de mémoire, insomnie, irritabilité, altération des capacités intellectuelles.
L’évolution se fait vers une démence puis la mort dans les cinq ans chez 90 % des patients. (EMC)
37
Le tableau s’enrichit de manifestations psychiatriques - agitation, hallucinations, dépression, délire
mégalomaniaque, accès paranoïaques - et neurologiques - anomalies pupillaires, abolitions des
réflexes ostéotendineux, signe d’Argyll Robertson, dysarthrie, troubles de la prononciation et de
l’écriture, tremblements, ou convulsions.
Si la paralysie générale ne se rencontre plus guère à présent, elle demeurait à la fin du 19ème siècle le
tableau dominant les manifestations tertiaires de la syphilis. C’est Fournier (1879) qui le premier,
rattacha la paralysie générale à son étiologie syphilitique. Mais la nature de son agent ne fut
démontrée formellement qu’en 1913 par Noguchi qui isole le tréponème à l’origine des lésions
cérébrales centrales. Les manifestations cliniques initiales se caractérisent par leur polymorphisme : il
peut s’agir d’une excitation intellectuelle avec exaltation fonctionnelle, hyperproduction idéique,
hypermnésie, une élation affective et génésique. L’accès maniaque du début de la paralysie générale
est particulièrement mégalomaniaque et absurde. Le mode d’entrée dans la maladie peut aussi
réaliser un accès dépressif selon toutes les formes de la mélancolie ; toutefois les idées
hypochondriaques sont fréquentes. Des états confusionnels se rencontrent également au début de la
paralysie générale comme au cours de son évolution ultérieure et se manifestent par une obtusion et
de la torpeur intellectuelle.
Selon Henri Ey, la période d’état de la paralysie générale décrit la classique forme expansive avec
idées de grandeur [23]. Le syndrome parétique retrouve au faciès un visage atone, avec fibrillations
péri buccales ou mouvements dystoniques fréquents à type de mâchonnement. La parole hésitante,
embarrassée signe la dysarthrie. Le tremblement est un signe constant localisé au début dans le
territoire labio-lingual. La langue présente un tremblement caractéristique, animée de fibrillations
(tremblements gélatineux de la langue) ou de dyskinésies à type de protrusion rétraction involontaires
(mouvements de trombones de Magnan). Le tremblement s’associe aux troubles praxiques de
l’écriture. La marche est hésitante et instable, s’aggrave progressivement jusqu’à l’impotence.
L’examen neurologique doit indiquer l’existence d’un signe d’Argyll Robertson (inconstant toutefois) et
une hyperréflexie ostéotendineuse. La démence est secondaire, profonde, et progressive : les
troubles de l’attention sont les plus précoces : dispersion, non fixation de l’idée. Puis les troubles de la
mémoires surviennent, qu’il s’agisse de dysmnésie d’évocation et verbale ou surtout d’amnésie de
fixation, d’oubli à mesure. Le manque du mot, l’utilisation de termes par assonance, l’écholalie
témoignent de l’atteinte phasique. Au terme de la maladie, la logorrhée expansive initiale s’appauvrit
jusqu’au mutisme le plus complet. Les troubles du jugement, de même que l’atteinte de l’équilibre
instinctivo émotionnel attestent de l’altération des fonctions supérieures. L’exaltation euphorique
accompagne l’absurdité du discours.
38
Les auteurs qui affirment la participation de la paralysie générale à l’effondrement de Nietzsche
éclairent tour à tour les composants du trépied syndromique comme suit :
Parmi les manifestations neurologiques, on distingue la dysarthrie : Deussen indique que dès 1877,
Nietzsche avait une parole « souvent embarrassée et hésitante, laquelle s’opposait à la parole aisée
et abondante d’autrefois » ; les tremblements, attestés par les manuscrits illisibles que son éditeur
renvoie à Nietzsche en Juillet 1888 – « Nietzsche signale, pour la première fois qu’il présente un
tremblement des mains. Il est contraint pour l’écriture, d’abandonner les fines plumes métalliques au
profit des plumes rondes, qui l’obligent à écrire plus lentement et en plus gros caractères » ; la
présence
certaine
d’un
signe
d’Argyll
Robertson
à
l’admission
à
Iéna ;
l’hyperréflexie
ostéotendineuse : Nietzsche selon Deussen encore, ne possède plus dès 1877 « la fière attitude, le
pas élastique d’autrefois » mais plutôt il paraissait « se traîner lamentablement, le pas un peu déjeté
de côté ». La symptomatologie psychiatrique de l’effondrement est également évocatrice : la présence
du délire mégalomaniaque, agrémenté de thèmes persécutoires, d’agitation et de troubles thymiques
de la lignée dépressive s’accordent à la description de la paralysie générale. La démence progressive
s’installe sur un mode cortical, dominée par les modifications de la personnalité. Son évolution clinique
à type d’alternance élation-dépression, de l’atteinte de la mémoire et du jugement, de confusion, peut
marquer la progression terminale de l’infection syphilitique.
Selon les auteurs, l’existence d’un signe d’Argyll Robertson, d’une dysarthrie, de troubles de la
marche, d’une hyperréflexie ostéotendineuse observés à Bâle, la description psychiatrique de
l’effondrement, de même que la notion de contamination ancienne, sont des arguments forts en faveur
d’une étiologie syphilitique au tableau de l’hiver 1890 [24]
Il est un signe toutefois que peu de cliniciens relevèrent et dont le renseignement permettrait d’enrichir
l’hypothèse de paralysie générale : plutôt que d’indiquer l’existence d’un signe d’Argyll Robertson, la
lecture de l’examen clinique à l’admission à Iéna permit la description d’un syndrome de Claude
Bernard Horner à gauche, associé à une hémiparésie de la langue. Le Claude Bernard Horner
associe un myosis régulier, unilatéral et un ptôsis modéré à gauche.
La lésion responsable des troubles peut siéger tout au long de la voie sympathique homolatérale : au
niveau du contingent central – entre l’hypothalamus et le niveau D1 de la moelle épinière – ou au
niveau périphérique, les fibres sympathiques faisant ascension du niveau thoracique au long de la
carotide interne puis de l’artère ophtalmique jusqu’au globe oculaire [25]. Les atteintes qui intéressent
le contingent central sont nombreuses, s’échelonnent de la moelle épinière à l’hypothalamus et sont
représentées par les accidents vasculaires cérébraux et les processus expansifs (tumeurs ou abcès).
39
L’association d’une atteinte de la voie sympathique associée à une lésion du nerf crânien XII est par
contre très évocatrice d’une pathologie de la carotide gauche. L’atteinte du XII incrimine le plus
souvent un processus tumoral expansif de la base du crâne, un traumatisme sur son trajet ou une
atteinte de la carotide interne ipsilatérale (dissection carotidienne, anévrisme carotidien). L’atteinte
double responsable de la paralysie du XII et du syndrome de Claude Bernard Horner peut s’entendre
selon l’hypothèse d’un anévrisme d’origine bactérienne de la carotide interne gauche. La greffe de
Treponema pallidum intéresse préférentiellement l’aorte proximale et crée une pan artérite localisée,
spécifique mais rapidement remaniée par des processus inflammatoires non spécifiques. C’est
l’expansion de la paroi carotidienne qui, au contact lèse les fibres nerveuses [26]. L’existence d’un
syndrome de Claude Bernard Horner associé à une atteinte motrice de la langue gauche procède
d’une localisation haute de l’anévrisme carotidien. Vraisemblablement à l’étage de la base du crâne,
dans la région intra caverneuse infra clinoïdienne. La littérature médicale conforte cette hypothèse en
ce sens que se discuta chez Nietzsche l’éventualité d’une pathologie tumorale du même niveau [27].
Ces auteurs incriminent un méningiome de la base responsable du syndrome de la paroi externe du
sinus caverneux. Seulement, les caractères évolutifs de la démence et l’absence d’autres
complications neurologiques centrales (convulsions, atteintes focalisées) renseignent davantage la
participation infectieuse. De la même façon que les auteurs eurent à retranscrire les extraits médicaux
pour conforter le diagnostic de syphilis tertiaire, nous devons avancer avec une extrême précaution
l’existence chez Nietzsche d’un syndrome de Claude Bernard Horner, de même que celle d’une
hémiparésie du nerf grand hypoglosse.
Si en 1904, les auteurs affirmaient que Nietzsche présentât une paralysie générale syphilitique, rien
n’est moins définitif à présent. De nombreux éléments permettent d’émettre des objections : s’agissant
de l’exploitation des données biographiques et médicales, les arguments qui étayent le tableau de
paralysie générale reposent sur l’extraction ça et là, de très fragmentaires signes cliniques. Notre
démarche diagnostique se heurte aux mêmes obstacles, augmentés de la diversification des cadres
nosologiques. Encore une fois le diagnostic de syphilis tertiaire ne repose que sur l’isolement et
l’identification du tréponème sur le prélèvement de liquide céphalo-rachidien. Nous l’indiquions, la
pertinence de la contamination peu fiable, de même que la description atypique d’un signe d’Argyll
Robertson, ne permettent en rien d’affirmer avec exactitude que la paralysie générale fut responsable
de l’effondrement de Nietzsche. Seule la description psychiatrique demeure relativement en faveur
d’une paralysie générale. Elle peut néanmoins participer d’autres étiologies, notre intuition initiale
rattachant l’épisode de manie avec symptômes psychotiques au cadre des états mixtes.
De même, si l’on admet que la contamination se produisit à l’hiver 1865, et en l’absence de traitement
antibiotique efficace, il apparaît singulier que l’éclosion de la paralysie générale eut à se produire vingt
cinq années après la primo infection et que Nietzsche dut en souffrir dix années encore jusqu’à son
décès. Nous l’indiquions, les manifestations de la syphilis tertiaires s’expriment spontanément de dix à
quinze années à la suite du chancre. Par ailleurs, l’extinction intellectuelle de Nietzsche survint de
façon si abrupte et en l’absence de tout prodrome que l’on ne manque jamais de s’en étonner.
40
Les tremblements de la langue constituent un argument clinique fort en faveur de la paralysie
générale. Ils ne sont pas rapportés au cours des examens médicaux. Par contre ceux proximaux qui
altérèrent l’écriture au point que l’éditeur de Nietzsche eût à renvoyer ses épreuves, s’accordent à la
cohérence du tableau syphilitique. L’absence de tremblement de la langue peut se rapporter aux
troubles parétiques. La dysarthrie n’est finalement que discrète : au point qu’en Janvier 1889, l’extrait
médical de Bâle ne relève « aucun trouble appréciable de la parole, hésite rarement en prononçant les
premières consonnes des mots ». La dysarthrie de la paralysie générale se caractérise par
l’achoppement du mot, les trémulations péribuccales et des bredouillements dans la prononciation des
mots difficiles. Les cliniciens purent-t-ils manquer de reconnaître la dysarthrie tandis que Nietzsche,
jour et nuit, parlait abondamment, que sa logorrhée ne cessait pas des heures durant.
Au total si l’on doit retenir des arguments de présomption en faveur de la syphilis, nous relèverons
essentiellement l’existence d’un syndrome de Claude Bernard Horner, la description psychiatrique de
l’effondrement à Turin, enfin l’évolution démentielle sur le mode déficitaire teinté de troubles
thymiques jusqu’à la mort de Nietzsche. Nous révoquons l’argumentation par la contamination, la
présence d’un signe d’Argyll Robertson et la dysarthrie. L’hypothèse selon laquelle la syphilis fut
responsable du décès de Nietzsche ne semble pertinente que si l’on regarde la période qui suit
l’effondrement.
En Juin 1888, Ecce homo se désirait blasphématoire, parodique, scandaleux, en tout cas équivoque
et chargé. L’ouvrage consiste en la présentation de l’auteur, impose une réévaluation radicale et
bouleversante sans jamais prêcher l’argumentation morale, philosophique ou religieuse. Il est une
mise en ordre hagiographique des publications antérieures, avec le dessein à peine dissimulé de
réécrire le passé, d’attribuer rétrospectivement à ses ouvrages et à son évolution des intentions qui
leur faisaient originairement défaut. Son objectif est d’emblée pratique : changer de valeurs en
changeant de conditions de vie. C’est la portée du « devenir ce que l’on est », selon le sous-titre que
Nietzsche emprunte à Pindare. Ecce homo se propose de redevenir soi-même en renouant avec la
réalité après s’être défait de tout ce qui la recouvre et de ce que l’on est pas, « de passer de l’illusion à
la réalité refoulée et oubliée, de redevenir soi, c’est-à-dire réel, donc sain et affirmateur». Si Michel
Foucault indique dans le Rousseau juge de Jean Jacques que « l’œuvre par définition est non folie »
mais que « la structure d’une œuvre peut laisser apparaître le dessin d’une maladie », la tentation
serait grande de scruter l’écrit afin d’en démasquer le morbide et les veines déjà malades. Ainsi parle
le médecin aliéniste qui rejoint le philosophe.
Mais cet effort échoue. Aucun symptôme n’y transparaît, pas davantage de prodrome. L’œuvre est
emportée pour sûr, c’est qu’elle est comme un dernier rempart de la grande Santé - ce manifeste de la
vitalité équilibre, à la fois mouvement de la vie qui assume la maladie, la renverse, mais la respecte
aussi comme principe de reconstitution et d’épreuve. Aucunement, Ecce homo ne paraît l’ouvrage
d’un fou.
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Freud lui-même, en Octobre 1908, évite bien de réduire le contenu d’Ecce homo à une production
pathologique, soulignant « le maintient de la maîtrise dans la forme ». Puisque la maladie ne ment
pas, le médecin aliéniste devenu philosophe conclut que la folie chez Nietzsche interrompit d’un cri
unique et soudain le prodige d’une œuvre jusqu’alors infaillible. Il doit concéder avec Jean Garnier que
la construction nietzschéenne demeura « inachevée et défigurée », mais n’annonça rien de son
naufrage [28]. Plutôt que de révéler les prémices de la dementia paralytica, le dernier ouvrage densifie
la vocation nietzschéenne - celle du médecin de sa propre âme, l’ambition du médecin qui résout la
religion, la morale ou le malaise de la civilisation. Mieux encore, dans Ecce homo se précise la
catégorie courante de l’écriture nietzschéenne – la question de la santé, pleine et vigoureuse – qui
signe le topique de sa pensée.
Le patient l’indique ainsi, au seuil de l’effondrement : « Ce n’est pas en vain qu’aujourd’hui j’ai enterré
ma quarante quatrième année, j’avais le droit de l’enterrer, - ce qui en elle était sauvé, est immortel.
Le premier livre de la Transvaluation de toutes les valeurs, les Chants de Zarathoustra, le Crépuscule
des Idoles, mon essai de philosopher à coup de marteau – voila les cadeaux de cette année […]
Comment n’en serais-je pas reconnaissant à ma vie tout entière ? Et voila pourquoi je me raconte à
moi-même ma vie. »
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Scène 2 – Ce qui ne me tue pas…
« Le serpent qui ne peut changer de peau périt.
De même les esprits que l’on empêche
de changer d’opinions ; ils cessent d’être esprit. »
(Aurore, 573)
Nietzsche devenu fou, à l’hiver 1889, l’esprit s’éteint sans vacarme. Mais depuis de lentes années, le
corps avait crié et la douleur faisait seul habit de la peau. Lorsque Nietzsche s’est fait le négateur des
valeurs consolantes, l’apologue de la froide solitude qui sépare, il n’est aucune tiédeur, ni repos hors
de lui – mais pas davantage en lui qui ne puisse reposer ses combats. A côté de sa « guerre sans
poudre et sans fumée, sans attitudes belliqueuses, sans emphase et sans jambes cassées [29]» que
mène le philosophe à coup de marteau, un conflit d’une nature plus intestine et profonde se déroule :
le libre penseur souffre d’un excès de douleur plus de cent jours à l’année, de ces brûlures entières à
lui dénuder la peau, chaque nuit et toutes les heures de sa solitude. Car enfin Nietzsche n’erra sa vie
durant qu’avec pour seule compagnie, la plainte du corps meurtri et monstrueux de supplices.
Dans la préface du Gai savoir, Friedrich Nietzsche dénonce « le travestissement inconscient des
besoins physiologiques sous les masques de l’objectivité, de l’idée, de la pure intellectualité, capable
de prendre des proportions effarantes ». Tout compte fait, il doute que « la philosophie jusqu’alors
n’aurait pas absolument consisté en une exégèse du corps et un malentendu du corps ». Il dit, plus
que tout autre philosophe le postulat du corps dans l’élaboration d’une pensée, d’une œuvre. La
parenté étroite entre la physiologie et l’idée s’établit très tôt dans la généalogie du discours, de sorte
que la métaphysique devient « le résidu de la chair ». Aux contempteurs du corps, ces prêcheurs
d’arrière mondes dont les gouttes de sang rédemptrices méprisent le corps et la terre, Zarathoustra
objecte l’instinct premier, le corps mobilisé pour une esthétique nouvelle de la connaissance :
« derrière tes pensées et les sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu, il
s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps [30]». S’il reconnaît l’instance inconscient, celui-ci
n’est pas substantialisé dans la philosophie de Nietzsche, il se superpose plutôt au registre instinctuel,
propriété du corps : « l’inconscient est en ce premier sens la propriété la plus caractéristique de
l’instinct… son équivalent, son autre nom »
A cette phase « où le conscient devient modeste », le premier psychologue anticipe le fondement
pulsionnel de l’économie psycho-dynamique, rompt d’avec la réduction « consciencialiste » du
psychisme. Il s’en éloigne et définit la conscience moins par rapport à l’extériorité – la conscience est
la région du moi affectée par le monde extérieure selon Freud – que par rapport à la supériorité en
termes de valeurs. Avec Deleuze, la conscience est toujours conscience hiérarchique d’un inférieur
par rapport au supérieur « auquel il se subordonne ou s’incorpore [4]».
43
La conscience « naît par rapport à un être dont nous pourrions être fonction ». Telle est la servilité de
la conscience : elle témoigne seulement de la « formation d’un corps supérieur». Si Nietzsche use de
la dichotomie conscience – inconscient, elle ne renvoie pas au principe de plaisir, mais davantage à
un principe axiologique de domination. Plus encore, tout rapport de force – toute force est en rapport
avec d’autres, soit pour obéir soit pour commander – constitue un corps, champs de forces, milieu que
se dispute une pluralité de forces. Le corps témoigne d’affrontements de forces dominantes ou actives
et de forces dominées dites réactives. D’Aurore, son premier ouvrage jusqu’aux fragments posthumes
de la Volonté de puissance, ce principe d’évaluation des qualités – positives ou négatives – des forces
et de leur quantité, occupe tout l’effort de la pensée Nietzschéenne, bien au-delà de l’éclairage
psychologique. S’en déduisent ainsi la généalogie de la morale, la critique de la valeur des valeurs
jusqu'à l’avènement d’un surhomme affranchi du conflit, c'est-à-dire unité maîtrisée des forces.
D’abord, comme le fondement de l’idée, la chair de Friedrich Nietzsche incarne le tournoi des forces :
dans la pensée pratique et les veines de l’écrit, les nuits brûlées à la fièvre, Nietzsche appelle le
ravage qui dénerve presque toute sa force vitale. Le corps est ancrage de l’intuition, matière de l’unité
primitive dionysiaque, de l’exaltation et de la surabondance. Mais aussi le corps menace, il souffre
tous les maux. Ce mouvement double de la morbidité vécue puis d’affirmation de la connaissance
supérieure définit la Grande Santé nietzschéenne : elle est la souffrance dont se moque l’élation
triomphante dionysiaque, secours de Nietzsche, moteur de sa création qui parvient à vaincre le poids
de la maladie. La Grande Santé désigne l’expérience de la maladie en tant qu’épreuve temporaire
inhérente à la vraie santé. La maladie évoque ici « l’épreuve durable de la remise en cause de
l’équilibre des facultés [24] » et appartient au mouvement même de la santé. Nietzsche distingue
l’entité maladie durable, c’est-à-dire morbide de celle qui la surmonte, puissance positive et active. Au
nom d’une philosophie complète de la vie, Nietzsche dresse son exigence de faire du pathologique
quelque chose de la vie elle-même. Selon Cherlonneix, la Grande Santé fait « assumer la maladie au
sens fort, dans l’amplitude équilibrée et risquée de toutes ses possibilités, y compris celles qui sont les
plus extrêmes [24] » La Grande Santé est cet état qui rassemble l’expérience pathologique et l’ivresse
qui la domine ; elle est la santé équilibre, à la fois l’action de prendre en charge la maladie et surtout
de la renverser.
Ensuite, l’épreuve de la maladie représente le mouvement qui veut la vérité. L’aphorisme 344 du Gai
savoir indique, au plus haut degré la vocation du vécu douloureux : la maladie agit telle l’accoucheuse
de l’homme intérieur, et les souffrances sont celles de l’enfantement. La Grande Santé procède d’une
heuristique de la douleur qui la regarde et se l’incorpore à la façon d’un instrument nouveau de la
connaissance. « J’ai découvert la vie, en quelque sorte, comme une nouveauté, moi-même
y
compris ». Ou encore, « La grande douleur est le dernier libérateur de l’esprit ; elle seule nous
contraint à descendre dans nos dernières profondeurs ».
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L’usage de la maladie conduit à la contemplation supérieure de sa propre souffrance et découvre le
chemin pour aller à soi. Nietzsche connaît mieux la vie parce que si souvent, il est sur le point de la
perdre. Aussi confie-t-il : « La maladie me délivra lentement : elle m'épargna toute rupture, toute
démarche violente et scabreuse. Je n'eus à perdre aucune bienveillance ; au contraire, j'en gagnais
beaucoup. La maladie me conférait le droit de changer radicalement mes habitudes ; elle me
permettait, elle m'ordonnait l'oubli, elle me faisait don d'un repos, d'un loisir, d'une attente, d'une
patience forcée... En un mot, de la pensée ! [7]» Le philosophe l’indique : l’unité présocratique de la
vie et de la pensée se prolonge dans la vie morbide. La vie tant malade soit-elle, active la pensée, et
la pensée à son tour affirme la vie. La Grande santé est la pensée forte qui surmonte le pathologique,
fait que la santé altérée éclaire la santé pleine, participe de la Transvaluation des valeurs ; enfin la fait
paraître comme un élément sain en soi. La maladie est également l’occasion d’une révélation par les
défaillances même du corps et la sagesse du corps procède du renversement qu’opère la maladie.
Le médecin aliéniste renoue avec l’intuition selon laquelle la maladie constitue le tribut et la rançon de
la pensée nietzschéenne, et qu’à la fin, cette pensée demeura le risque de la folie. Il s’étonne de ce
que Nietzsche du souffrir au point de formuler la nécessité de la maladie, d’en produire un matériel de
l’idée. A recenser les troubles somatiques, le médecin retrace la genèse de l’œuvre, son procédé et
l’ancrage profond du discours sémiologique. Entendre Friedrich Nietzsche, c’est parcourir de l’enfance
au déclin, un glossaire monstrueux de la douleur, l’enfer vaste de la chair. Dans une lettre datée de
1884, Peter Gast résume d’un trait la santé nietzschéenne : « Aujourd’hui, Nietzsche est malade, il a
rendu beaucoup de bile et souffre d’un violent mal de tête [20] ». Le Dr. Bettmann, lors de l’admission
à la clinique psychiatrique de Turin relevait : « Avant cette date, a souffert durant des mois de violents
maux de tête accompagnés de vomissements. De 1873 à 1877 déjà, fréquentes interruptions dans le
professorat à cause de violents maux de tête ». Et comme le discours médical fait litote !
Car la maladie du corps chez Nietzsche est l’affection migraineuse. Elle est confondue dans la
jeunesse de l’auteur avec sa forte myopie : hérités du père, les accès céphalalgiques sont imputés
d’abord aux troubles de la vue. Leur première évocation date de l’année scolaire 1856. La sœur
soutenait « que les douleurs particulièrement aiguës et intolérables de son frère étaient provoquées
par des crampes de l’accommodation [31] ». En réalité la dysmétropie n’a pas lieu de causer
d’épisode douloureux. Nietzsche ne l’ignore pas : dans le livre « où il conte sa vie », il admet que ses
maux d’yeux, confinant parfois dangereusement à la cécité, étaient toujours secondaires à une
« épuisement nerveux, de sorte que chaque fois qu’augmentait sa force vitale son acuité visuelle
reprenait aussitôt ». En dehors des douleurs oculaires, la santé physique de Nietzsche demeure
vigoureuse et robuste jusqu’à l’année 1875. Deux ans auparavant, il avait bien eu à suivre une cure
d’atropine tant sa vue s’était amoindrie. Il consulte également deux médecins pour sa gastralgie
compliquant les accès douloureux. Le corps médical évoque un catarrhe gastrique chronique avec
importante dilatation de l’estomac. « On doit me poser cet après midi des sangsues à la tête. Voila où
nous en sommes à présent, l’hyperacidité gastrique semble avoir son origine dans le cerveau et les
nerfs ».
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Par la suite la fréquence, l’intensité et la durée des accès algiques vont grandissant. Au mois de
Décembre Nietzsche écrit à Erwin Rhode : « Tous les quinze jours à trois semaines, je reste au lit
environ trente six heures, tourmenté par mes maux ». Auprès de Richard Wagner, il se plaint « d’être
malade pendant trente six heures tous les quatre à huit jours. » A Sorrente, à l’été 1877, Paul Rée
veille son chevet : « J’ai été obligé de passer une journée sur trois au lit. Les crises sont effroyables
[20] ». Nietzsche alors consulte à Naples le Professeur Schron et reçoit « l’assurance qu’il ne s’agit
pas d’une tumeur cérébrale mais plutôt d’une maladie nerveuse. ». En Octobre, à Francfort, le Dr.
Otto Eiser lui fait subir un examen médical approfondi : « Si l’explication des pénibles maux de tête n’a
été trouvé qu’avec une relative certitude, c’est sans le moindre doute que les centres nerveux se sont
avérés après une minutieuse recherche, indemnes d’atteintes plus profondes et pernicieuses». Il
constate « une profonde lésion de la rétine des deux yeux, qui ne laisse certes presque aucun doute
sur la responsabilité des affections oculaires dans l’apparition des accès céphalalgiques». Comme
thérapeutique et prophylaxie, Nietzsche se voit prescrire des « narcotiques, quinine et autre,
interdiction absolue de lire et d’écrire pendant plusieurs années, alternance régulière de travail et de
repos, contrôle attentif des fonctions digestives, éviter la consommation des mets fortement épicés, de
toute boisson excitante [1]. »
S’il répète les avis médicaux, Nietzsche craint une affection centrale d’ordre tumoral : « Décidément,
je dois donc avoir quelque dégénérescence locale impossible à diagnostiquer ; il ne s'agit pas d'une
maladie organique de l'estomac, bien que je souffre cruellement et constamment, par suite de mon
épuisement général, d'une extrême faiblesse du système gastrique. Mes maux d'yeux qui m'amènent
parfois au bord de la cécité ne sont eux-mêmes qu'un effet, non une cause : quand ma vitalité
augmente ma vue s'améliore elle aussi ».
La crise migraineuse sans aura est de loin l’étiologie la plus fréquente des céphalées [32]. Elle peut
être précédée de prodromes à type d’asthénie, de nausée, d’excitation, de sentiments d’euphorie, etc.
La douleur débute généralement en région sus-orbitaire droite ou gauche, peut rester localisée mais
habituellement diffuse en quelques heures à l’hémicrâne. La douleur est souvent pulsatile, donne
parfois l’impression de constriction. L’intensité est variable, mais cette douleur exacerbée par l’effort,
gênant les activités, peut contraindre le patient à se coucher. Des signes d’accompagnement
fréquents contribuent au caractère pénible de l’accès. Nausées et vomissements surviennent soit
d’emblée, soit après quelques heures. Photophobie, phonophobie, sensations vertigineuses,
prostration contribuent au malaise du sujet. Spontanément la crise douloureuse s’amende en 72
heures environ. Henry ajoute que « l’accès migraineux sans aura finit progressivement au cours du
sommeil, laissant le malade fatigué ou, au contraire, libéré, euphorique, comme si de rien ne s’était
passé »
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La crise migraineuse avec aura (migraines ophtalmiques, migraines accompagnées) sont plus rares.
La phase céphalalgique est alors précédée de signes visuels et/ou neurologiques durant d’un quart
d’heure à une heure. Il peut s’agir d’un scotome scintillant : un point brillant apparaît devant les yeux
et s’étend en ligne brisée. Un scotome lumineux s’étend en tâche d’huile avant de disparaître, et peut
laisser place à un trouble visuel purement déficitaire, la survenue de la crise céphalalgique annonçant
sa disparition. On rencontre également des paresthésies le pourtour buccal et la main, mais pouvant
envahir progressivement un hémicorps de façon extensive. Des épisodes aphasiques et parétiques
transitoires sont possibles. Lorsque la durée de la crise excède 72 heures, on la qualifie de mal
migraineux.
De lui-même, Nietzsche décrit la sémiologie des troubles qui l’assaillent : « violentes hémicrânies
droites, douleur atteignant les régions orbitaires, sus et périorbitaire et s’étendant à la moitié
correspondante du front. La plupart du temps, les crises de céphalées s’accompagnent d’importants
vomissements de bile, suivis parfois de très pénibles efforts de vomissements à sec ». Les signes
d’accompagnement sont présents - à type de baisse de l’acuité visuelle et de vomissements.
Les signes cliniques de l’aura sont rassemblés de la sorte : Nietzsche relève qu’en 1877 « ces
derniers jours, la vue d’un œil a encore baissé. C’est plus exactement comme un scintillement devant
l’œil qui fait que les caractères s’entremêlent. Il s’agit d’un trouble passager. C’est une sorte de
migraine qui finit par se dissiper ». L’évocation d’un scotome scintillant renvoie aux troubles visuels de
la migraine ophtalmique. Elle se complète de dysesthésies : dans une lettre à Carl Von Gerdorff,
Nietzsche indique : « Je souffre d’un violent rhumatisme qui me prend le bras jusqu’au cou et s’étend
de là jusqu’à la joue et aux dents, provoquant jour après jour de terribles maux de tête ». Au point que
l’on taxe les céphalées de maux de tête d’origine rhumatismale. A côté des signes sensitifs, l’accès
migraineux s’aggrave de dysarthrie : Nietzsche s’adressant au Dr. Otto Eisler, il éprouve « une demi
paralysie qui lui rend la parole difficile en alternance avec ses violents maux de tête ». La photophobie
et la phonophobie sont suspectées lorsque Nietzsche demeurait de longues heures inertes sur son lit.
Sa logeuse à Tanenburg en 1882 évoque dans ce sens : « Il avait choisi la chambre la plus sombre et,
le soir recouvrait sa lampe d’une étoffe rouge pour protéger ses yeux ». De même son hôtesse avait
remarqué qu’il redoutait le bruit.
Lors de l’analyse sémiologique des rapports médicaux, le médecin aliéniste notifiait l’existence d’une
zone gâchette faisant évoquer une névralgie du nerf trijumeau. Au même titre du diagnostic différentiel
des céphalées, le relevé d’un ptôsis pouvait l’intégrer au cadre de l’algie vasculaire de la face. La
névralgie primitive du V affecte le plus souvent le sujet de plus de cinquante ans tandis que les
céphalées de Nietzsche se produisaient dès l’adolescence.
47
La douleur est paroxystique, en éclair à type de décharge électrique, de brûlure, d’une intensité
effroyable entraînant parfois un tic douloureux. Elle possède une topographique stricte, de territoire
unilatéral et sa durée n’excède pas quelques minutes. La symptomatologie majeure s’accompagne en
outre d’un examen clinique rigoureusement normal. La description typique de la douleur provoquée à
la pression de points précis (trigger zone) de même que la localisation, correspondent peu au tableau
céphalalgique de Nietzsche. Dans l’algie vasculaire de la face, la douleur est unilatérale, ne change
jamais de côté, temporo-orbitaire ou orbito-faciale. Il s’agit d’une douleur insupportable à type de
brûlure profonde, de broiement, de déchirure. Les signes d’accompagnement s’y rencontrent la
plupart du temps et se localisent au côté de la douleur : sensation de narine bouchée, larmoiement,
érythrose de la pommette, saillie de l’artère temporale sont plus fréquents que le myosis et le ptôsis
de la paupière supérieure. L’évolution des crises se caractérise par des accès à début et fin brusques
selon une durée d’une heure environ. L’horaire des crises est stéréotypé pour un même patient, au
cours du nycthémère ou de l’année (alternance saisonnière). Le diagnostic repose largement sur la
clinique et il apparaît évident que les douleurs de Nietzsche ne se rapportaient pas à l’algie vasculaire.
La maladie est invalidante au point qu’en Février 1878, Nietzsche, titulaire exceptionnel de la chair de
Philologie doit remettre au Président du conseil d’Université sa démission définitive pour raison de
santé. Il reçoit la caution médicale du Pr. Massini : « Mr le Pr. Nietzsche souffre depuis plusieurs
années d’un intense surmenage nerveux ; des ménagements soutenus permettront probablement
d’en effacer toute trace, et il y a lieu d’espérer que le patient pourra quoique peut-être seulement
après quelque temps, assumer de nouveau l’intégralité de ses fonctions d’enseignant. Il y faut
cependant encore provisoirement les plus grands ménagements et, en tout état de cause, la
possibilité pour lui, pendant plusieurs années de prendre de longues périodes de vacances et un
repos complet entre les semestres. » Nietzsche quitte Bâle. Débute alors une vie d’errance. La
position géographique, la diététique du climat et de la nourriture deviennent une seconde science
particulière. Le philosophe devient son propre médecin, s’arme de tout un registre, une tablature
médicinale de précautions : il s’essaye à toutes les cures par les eaux et les bains, émousse ses
excitations avec du bromure, des massages électriques. Il semble à Nietzsche que les crises algiques
soient fonction de sa sensibilité météorologique, aussi s’enquiert-t-il d’un « climat à son âme ». La
quête de moindre souffrance le conduit des vallées alpines les plus méridionales – Tyrol et Engadine
– aux régions bordant les Alpes du Sud, depuis la Riviera à l’Ouest jusqu’à l’Adriatique. «Tantôt il est
à Lugano, à cause de l’air du lac et de l’absence de vent, puis à Pfarfers et à Sorrente ; puis il
s’imagine que les bains de Ragaz pourraient le délivrer de son moi douloureux et que la zone salubre
de Saint-Moritz, les sources de Baden-Baden ou de Marienbad pourraient lui faire du bien. Pendant
tout un printemps, c’est l’Engadine dont il découvre la parenté avec sa propre nature, par suite de son
« air roboratif et ozoné » ; puis ce sera une ville du Sud, Nice, avec son air sec, puis encore Venise ou
Gênes.
.
48
Dès lors Nietzsche prête au déplacement la vocation d’aérer, de divertir presque son corps broyé.
Rien n’y fait, de 1879 à l’effondrement, la santé physique du philosophe demeure fragile. L’affection
migraineuse persiste ; tous les jours sont douleur, épuisement et fatigue extrême. Fin Janvier 1880,
Nietzsche dans une lettre à Franz Overbeck : « Oh, quel hiver ! J’ai eu, au cours de l’année passée,
cent dix huit jours de crise grave [20]». Le 18 septembre 1881, à l’occasion d’une nouvelle crise, il
confie avoir à cinq reprises convoqué la mort à son chevet et, la veille, avoir espéré enfin toucher au
terme. « Rends donc ton sort plus léger ! Meurs ! » L’état de santé physique de Nietzsche atteint son
point le plus bas lors de trois jours de violents accès céphalalgiques accompagnés de vomissements
et même d’une longue perte de connaissance sous la violence de la crise.
Le mode de déclenchement de l’accès migraineux se singularise par l’anxiété : la céphalée se produit
à l’occasion de grande nervosité ou de tension psychique. Les facteurs favorisant consistent en
l’occasion d’un voyage, la production d’un ouvrage ou bien même la survenue d’un évènement
heureux. « Ce qui parait en cause, c’est moins la nature de l’affect que l’existence même d’un affect ».
Aussi le philosophe déclare-t-il, suite à la visite de son ami Paul Rée durant le mois d’Octobre 1872 :
« tout se passa bien le premier jour ; je supportais le second en utilisant tous les fortifiants ; le
troisième j’étais épuisé, je m’évanouis dans l’après midi ; le quatrième au lit ; le sixième et jusqu’à
maintenant : des migraines et des faiblesses perpétuelles. L’excitation, la nervosité, c’est de l’anxiété.
L’anxiété empoisonne l’âme ». Plus tard à l’automne 1880, Nietzsche, avec l’intension de se rendre à
Naumburg raconte : « A Francfort, j’ai été pris de vomissements ; à Heidelberg, j’ai du m’aliter. La
crise m’est à nouveau tombée dessus en plein Gothard et je suis resté trois jours malade, cloué à
Locarno dans le plus déplorable état [20]».
En vingt années de correspondances, il n’est pas une lettre qui ne contienne un gémissement. Et
toujours plus furieux deviennent les cris de celui qu’aiguillonnent des nerfs trop vifs et enflammés. La
douleur fait bruit parmi l’espace sans voix de Nietzsche. Elle est locution de la solitude, vieillissante
dans les pas du marcheur, échoue d'adoucir l’esprit excité. La douleur concentre ses heures, restreint
la respiration entre les murs sales, et jamais ne tempère les arrêtes de la pensée. La condition de la
Grande Santé implique que la force vitale autorise le déplacement des perspectives du pathologique
au fonctionnement harmonieux des organes. La Grande Santé manifeste le besoin pour la vie de se
conserver intacte tandis qu’elle surmonte l’épreuve de la maladie qui la détruit. Elle désigne
davantage une dynamique qu’un état, mouvement d’intensification de la vie plutôt qu’un équilibre. Le
surhomme figure cet organisme « superlativement dynamique » et dont l’ivresse signifie la jouissance
qui nourrit le pathologique, le respecte et le dépasse à la fin.
Seulement dans l’articulation mobile des perspectives, la santé n’est jamais assez favorable pour se
soustraire définitivement à la maladie. Nietzsche n’ignore pas qu’à chaque crise franchie, le tribut à la
maladie lui coûte davantage : « J’ai traversé jusqu’à présent une mauvaise et pénible période. Hier
encore, j’étais la proie des plus sombres pensées. Sais-tu, il me semble que ce n’est pas seulement la
santé qui me manque, mais la condition première d’un retour à la santé – la force vitale est si faible –
49
je ne peux plus réparer les pertes subies depuis plus de dix ans, pendant lesquels j’ai exclusivement
vécu sur mon « capital », sans rien, rien, rien n’y ajouter. Je parviens à force d’art et de prudence, à
faire bonne figure, mais combien ai-je de jours de faiblesse qu’on ne devrait pas avoir à mon âge ! Cet
état d’hypersensibilité au temps est également un mauvais signe. Je suis resté presque tout le temps
dans un état indescriptible. Un mal de tête profondément enraciné, qui s’est communiqué à l’estomac
sous forme de nausée ; ni le temps, ni l’envie d’aller me promener ; répulsion contre mon (…) » Sa
mère qui reçoit la lettre inachevée en Octobre 1888, ne mesure en rien l’épuisement de Nietzsche,
celui-là extrême qui précipitera l’effondrement quelques semaines plus tard.
50
Scène 3 – La bile noire jusqu’à l’ivresse
L’effort de ce travail écarte de lui-même toute étude biographique stricte. D’autres de nos auteurs en
produirent de très sérieuses et bien renseignées. A s’en instruire, il se dégage de Friedrich Nietzsche,
qu’il fut un marcheur solitaire, qu’entre les voyages en train ses nerfs dénudés le faisait aliter, et
qu’enfin il dut bien s’abîmer la vue, penché au dessus d’une bougie. Les correspondances enseignent
qu’il ne jouît de la tiédeur d’aucune femme, que l’œuvre ne rencontrât guère de succès, et que tour à
tour les proches s’en défirent comme d’un danger contagieux. Et la folie qui conclut son existence
achève de dresser de Nietzsche la figure romantique d’un écorché maudit. A côté du fantasme, il reste
que Nietzsche fut atteint de crises migraineuses itératives et invalidantes, et que l’effondrement peut
s’envisager selon l’évolution terminale de la neurosyphilis. Mais Friedrich Nietzsche, outre ces
affections souffrait d’une toute autre pathologie. Ce mal qui obliqua sa trajectoire d’existence et dont la
nosographie n’émergea qu’au siècle suivant consiste en la succession de troubles chroniques de
l’humeur, et plus certainement d’une maladie bipolaire. A la première lecture des proches du libre
penseur, c’est l’alternance thymique qui fait bruit, formule à l’évidence le noyau de la grande plainte
Nietzschéenne : Lou Salomé indique au travers des correspondances que « Nietzsche, d’une extrême
rigueur dans l’ensemble, est pourtant sujet à de violents et brusques changements d’humeur ».
La Timée platonicienne emprunte à Hippocrate l’arrangement des humeurs qui fait la santé
harmonieuse. Le sang doit sa couleur rouge à la coupure faite par les polyèdres de feu entre les
polyèdres d’eau qu’il imprègne de sa couleur. Il forme des fibres qui sont distribuées dans le sang de
manière qu’il y ait une exacte proportion entre les éléments légers et les éléments épais. Outre son
rôle nourricier, le sang rouge transmet les impressions sensibles. La bile quant à elle se présente
selon deux variétés, jaune et noire. La bile noire provient de la liquéfaction des parties très vieilles de
la chair noircie sous l’action d’un échauffement prolongé : elles sont amères et nocives pour la partie
encore saine du sang. La couleur jaune se joint à l’amertume quand le feu de l’inflammation dissout
aussi de la chair jeune. C’est le mélange en bonnes proportions des sérosités qui ajuste l’équilibre de
la santé. Et Friedrich Nietzsche n’ignorait pas que des maux d’une nature intestine imprimaient à
l’âme comme un roulis nauséeux, que ses humeurs battaient tantôt l’exubérance d’un sang victorieux,
ou bien le faisaient se ramasser, les décombres en pagailles et la bouche au goût de bile. Lorsque
Nietzsche dresse l’instinct prosateur de la connaissance contre la science, sa pensée est selon le
climat du corps, agitée au point que l’instinct tout entier devient folie.
Nietzsche adolescent, il souffre dès 1862 de perturbations thymiques de la lignée dépressive : « J’ai
passé l’après midi du dimanche et du lundi de Pâques à Nuremberg et là, autant je me trouvais
physiquement bien, autant j’éprouvais une grande, une très grande mélancolie. Le lendemain,
nouvelle crise de mélancolie [33]».
51
Son vécu emprunte la sensation « de couleurs un peu sombres, et même, à certains moments
pénibles » qui le font demeurer « apathique en face des réalités extérieures, dans un état de grande
lassitude », lui interdisent tout effort de lire ou d’écrire, « enfin de jouir du bonheur et de la sérénité ».
A l’automne de cette année, un fragment d’Euphorion renseigne la tonalité de son humeur : « Ne suisje pas en train d’enrouler – simple cliquet du treuil – avec aisance la corde que l’on nomme destin
jusqu’à ce que je me décompose, que l’équarisseur m’enfouisse et que seules quelques mouches
m’assurent un peu d’immortalité ? » Seulement l’éprouvé de la tristesse se confine à la production
littéraire : il n’est pas de prolongement qui altère le fonctionnement social ou familial : Nietzsche
collégien puis étudiant, il fait l’admiration de ses professeurs au point que Mr Ritschl, enseignant de
philologie à Leipzig, le juge ainsi : « Parmi tant de jeunes talents que j’ai pu voir se développer sous
mes yeux, jamais encore n’en ai-je connu d’aussi précoce, d’aussi accompli que ce Nietzsche […] Il a
actuellement vingt-quatre ans, il est fort, vigoureux, sain, aussi vaillant de corps que de caractère, il a
tout pour s’imposer à des natures semblables à la sienne […] Il est l’idole et, bien malgré lui, le phare
du petit monde des jeunes philologues de Leipzig, lesquels brûlent de le voir enseigner [11]».
Dans la même période l’association de la symptomatologie dépressive et des céphalalgies compose,
selon le Pr. Jacques Rogé, le syndrome de Nietzsche : c’est à dire que l’accès migraineux et
l’altération de l’humeur se trouvent si intimement mêlés qu’ils semblaient relever d’une authentique
comorbidité. Reliée également au déclenchement des céphalées, l’humeur peut tout autant verser
dans l’élation : en Août 1862, tandis que Nietzsche achevait sa convalescence à l’infirmerie du
Collège Pforta, il déplore qu’outre les migraines, il eut à souffrir aussi « d’agitations, d’irritations
nerveuses après de soudaines faiblesses » et se plaint qu’osciller « d’une activité fiévreuse au
relâchement mélancolique » le rend fatigué et empli de haine contre lui-même.
La chronicité des troubles de l’humeur s’avère dès 1864 : ils s’affirment à la faveur de l’enseignement
aux universités de Leipzig puis de Bâle jusqu’à l’année 1879. Les accès à tonalité dépressive
dominent la symptomatologie dysthymique et succèdent aux moments féconds de l’hypomanie. De
cette période, Overbeck confie que Nietzsche était « sujet aux brusques sautes d’humeur qui allaient
de la dépression profonde à l’exaltation euphorique ». La clinique des épisodes thymiques répond à la
description classique des signes cardinaux de la dépression : l’humeur de Nietzsche oscille de la
tristesse pathologique à la douleur morale, se traduit sans détour au travers d’un malaise diffus, un
sentiment de vide et d’impuissance. Les correspondances en témoignent dès l’installation à Leipzig :
« ces jours-ci, un malaise me retenait à la chambre, dans une humeur indiciblement sombre et
lugubre, dans un vide immense, un terrible sentiment de désert ». L’émoussement affectif et le
désintéressement de tous participent du pessimisme Nietzschéen : « Parmi ce que nous avons de
plus dur à surmonter, il faut compter l’inévitable, l’envahissante solitude : frères, sœurs, parents, amis,
tous s’en vont et tout devient insensiblement passé ».
52
Lorsqu’elle survient, l’inhibition motrice se confond au ralentissement psychique. L’accès
céphalalgique aggrave l’épisode dépressif et ajoute à la prostration : une lettre à Carl von Gerdoff de
1865 révèle que Nietzsche « ces dernières semaines fut continuellement malade et restait souvent au
lit. » Et prévenu de l’imminence de l’accès dépressif par l’apparition de violentes migraines, il
confie : « j’ai du m’aliter quelques jours, j’étais au lit fatigué et quelque peu dégoûté de la vie ». Franz
Overbeck ne s’étonnait pas de ce que « pendant des années, il était habitué à voir Nietzsche passer
la moitié du temps au lit, même lorsqu’il ne le voyait que deux jours [1]». L’aboulie, de même que
l’inertie motrice et le retard à l’initiation restent distincts du simple repos antalgique, ce d’autant que le
sommeil ne s’avère pas réparateur : « pendant un bon bout de temps, ma santé fut défaillante, donc
aussi mon travail, et si je n’écrivais plus, c’est que j’étais d’humeur chagrine » cède Nietzsche lorsque
l’inhibition déprime l’élan de la pensée. Au quotidien du professorat, l’idéation n’est pas altérée au
point que l’activité d’enseignement s’en ressente- les intervalles euthymiques autorisant le travail
intellectuel, l’exercice philologique.
L’idéation suicidaire pointe par endroit à la faveur de lettres très sombres : à Franz Overbeck en 1883,
Nietzsche évoque que « le canon d’un pistolet est pour [lui] une source de pensées relativement
agréable. L’automne verra peut-être un petit exercice au pistolet [31] ». Une autre fois à Paul Rée, il
annonce qu’il allait « devoir vraisemblablement mettre un terme à ses activités universitaires » et
ajoute, laissant par discrétion la menace imprécise : « … peut-être à toute activité en général ». Mais,
à la façon du suicide chez les romains, la mort volontaire chez Nietzsche consiste plutôt en
l’obéissance toute stoïcienne au signe annonciateur du trépas : l’acte de mort ne représente pas la
« mort involontaire naturelle, proprement absurde, mais en une mort volontaire, raisonnable, une mort
qui échappe à la volonté supérieure de Dieu [34]». L’affirmation stricte de l’existence d’idéations
suicidaires congruentes à l’humeur est par là rendue difficile. Ainsi parlait Zarathoustra : « le précepte
meurs à temps nous est encore étranger. Celui qui accomplit, meurt sa mort victorieusement,
entourée de ceux qui espèrent et promettent. Je vous vante ma mort, la mort volontaire qui me vient
parce que je veux moi [35]». Si les idées de mort émergent à l’occasion de l’humeur triste, c’est
pourtant le refus de soumission à la chrétienté qui retient le passage à l’acte. Le suicide Nietzschéen
est moral et le confort d’en disposer consiste en un mécanisme de défense en soi.
A côté de la symptomatologie cardinale de l’épisode dépressif, les signes d’accompagnement
précisent la description clinique. Les troubles du sommeil à type d’insomnie dominent : « je suis si
souvent fatigué, car depuis quatre jours l’insomnie est totale », ou encore « si seulement, je pouvais
dormir. J’ai beau faire les promenades les plus dures, cela n’a aucun effet sur le sommeil ». Ils ne
cèdent qu’à renfort de puissantes médications, d’hypnotiques divers – chloral, sulfonal, opium
parfois – ou bien d’interminables séances d’exercices physiques : « Si au moins je pouvais dormir !
Mais les plus fortes des doses de mes soporifiques ne m’aident pas davantage que les six à huit
heures de marche que je fais chaque jour ».
53
En outre, l’appétit n’est guère perturbé : le régime alimentaire s’astreint à la discipline de la diététique entendons le byronisme, c'est-à-dire qu’il s’accorde à l’humeur et le climat des saisons [36] : l’hiver il
se compose de féculents arrosés d’une maigre sauce, sans liqueur aucune, pas d’avantage de café,
tandis qu’à l’été Nietzsche allonge ses mets fins d’un peu de Dolcetto sucré [37]. Les portions sont
mesurées, régulières et sans excès : il ne s’agit pas moins que de l’obéissance à la Gaya scienca
[38], le principe d’art de vivre que d’une véritable anorexie ou d’une perte du ressenti du plaisir.
Selon la classification multiaxiale DSM, 4ème édition de l’American psychiatric association, l’association
prolongée d’une humeur triste exprimée par le sujet, de la diminution de la sensation de plaisir et de
l’intérêt, des troubles du sommeil à type d’insomnie presque tous les jours, à la fatigue ou perte
d’énergie, désigne l’entité Episode dépressif majeur. La classification CIM 10ème révision, retrouve
l’abaissement de l’humeur, la réduction de l’énergie, l’altération de la capacité à éprouver du plaisir,
les troubles du sommeil et fait rattacher la symptomatologie à la catégorie Episode dépressif sévère.
Les symptômes induisent une souffrance clinique au point qu’à l’hiver 1879, date d’ouverture à la
fugitivus errans, Nietzsche vit « au fond de l’abîme, sous trois quart de souffrance et un quart
d’épuisement [22]». Et dans la dépression de l’humeur, se grèvent, soudées l’une à l’autre, les crises
migraineuses, les vomissements et l’insomnie brûlante : le 17 février 1879, le libre penseur confie qu’il
souffrit de « maux de tête six jours durant, même pendant le sommeil. » Une extrémité funèbre se
dessine alors : « au prix d’effroyables tortures, j’ai échappé plusieurs fois aux portes de la mort 7». La
mort, cet « autre compagnon qui se penchait au dessus de l’épaule » habite le désert glacé de la
souffrance. Elle traverse Nietzsche d’un danger informe, se travestit sous les contours vagues de la
menace à venir : c’est l’angoisse d’un coup qui fait le noyau de la douleur morale, densifie le cri
morcelé du corps - « il n’est de terrain plus mortel que celui qui se dérobe à mes pieds ».
Au cours de l’épisode dépressif, se développent les thèmes de ruine et d’indignité, prêtant à la
symptomatologie son caractère psychotique : « je me laisse aller parfois à de terribles reproches ».
Durant les années Bâloises, les correspondances Nietzschéennes rapportent des énoncés de
culpabilité et de reproches. Elles expriment selon Henry Ey, l’incapacité interne au bonheur et le
besoin interne de malheur : « tout cet hiver, j’ai vécu profondément triste, torturé jour et nuit par mes
problèmes et lorsque j’ai l’occasion de voir des gens, je me sens comme une fête, comme délivré de
moi », ou encore « si tu pouvais savoir quel jugement découragé et mélancolique je porte sur moi en
tant que créateur. Mon pathos : reproduire en moi l’effroyable souffrance du sentiment de culpabilité
15P53».
7
Lettre à Paul Rée, juillet 1879
54
En faveur également du caractère psychotique des troubles dépressifs, une note autobiographique
écrite en Octobre 1868 à Leipzig évoque la survenue d’un épisode hallucinatoire isolé et congruent à
l’humeur : « Ce que je redoute, ce n’est pas l’être épouvantable qui se tient derrière ma chaise, c’est
sa voix : non pas les mots, mais le ton horriblement inarticulé, inhumain de cet être. Si encore il parlait
comme parlent les hommes». Le biographe Rüdiger Safranski mentionnait une pareille hallucination
visuelle à la date du 31 Décembre 1864 : Nietzsche « là sur le lit, crut voir quelqu’un couché,
gémissant doucement, râlant. Un mourrant ! Il se sentit entouré d’ombres. Elles chuchotaient et
murmuraient quelque chose en mourrant. Et là, tout d’un coup, il le sait, c’est la vieille année qui meurt
là. Quelques instants plus tard, le lit était vide». L’irruption bruyante du symbolique se produit à la date
anniversaire du père mort, tandis que Nietzsche travaillait à la Fantaisie en ut majeur de Schuman.
Adorno parle de cette pièce comme d’un crépuscule : elle n’est pas celle de Schuman que toute
pensée a déserté mais celle de Schuman « un cheveux avant ». Il n’ignore pas qu’il est en train de
perdre la raison, en souffre jusqu’au plus profond de la chair, mais s’agrippe une ultime fois. C’est
l’instant où Schuman éprouve ce que signifie la perte de soi, avant que la folie n’enraye la conscience.
Nietzsche sombre à demi. Et le thème intrusif du père halluciné fait saisir tout comme chez Schuman
la dimension psychotique des troubles de l’humeur.
Le retentissement de l’humeur quant au fonctionnement social et professionnel échoue
paradoxalement à renseigner la nosographie. La période d’enseignement de philologie est vécue de
façon critique : Nietzsche accueille sa nomination de professeur sans aucun enthousiasme, et désire
reléguer la philologie à la place qui lui revient, c'est-à-dire « au grenier avec les vieux meubles ».
Cependant, il devient titulaire, tant le succès de son enseignement et sa grande faveur auprès des
élèves sont manifestes, de la chair de philologie en 1872, puis en 1874, il est nommé Doyen de la
faculté de Bâle. Le repli social et l’expérience active de la solitude comme heuristique de la douleur –
les deux figures tutélaires qui veillent à la destinée de Nietzsche - prennent germe dès les années
baloises. En lui-même, Nietzsche se conseille : « Fuis dans la solitude mon ami ! Je te vois assourdi
par le bruit des grands hommes et déchiré par les aiguillons des petits [35]». La solitude lui fait
compagnie - rempart aux fausses réassurances, cercle sa réalité au centre et hors du monde. Au
contraire de signer une désadaptation au réel, cette même solitude nourrit et couvre les relations
objectales de Nietzsche.
Dans le relevé et la consigne les éléments dysthymiques, il apparaît au médecin aliéniste que
Nietzsche présente, à côté de la symptomatologie dépressive plusieurs épisodes d’élation, décrivant
le cadre nosographique d’une maladie bipolaire[39]. C’est le philosophe, qui par l’articulation de la
création et de l’écriture, relie l’hypomanie de Nietzsche aux troubles de la lignée dépressive. Aussi la
production de l’œuvre s’effectue-t-elle selon « une alternance de moments d’exaltation et de moments
d’abattement, comme une succession de vols et de chutes ».
55
De 1878 à 1879, au pire des troubles dépressifs et des céphalées, quelques espaces de rémission
autorisent la rédaction d’ Humain, trop humain, des Opinions et sentences mêlées, et du Voyageur et
son ombre. Si Nietzsche parvint à vaincre l’abattement du corps et de l’âme, c’est que l’un et l’autre, à
la faveur d’un virage, décrivent alors un accès d’excitation, une ivresse presque qui commandent à
l’écriture de l’œuvre. Le philosophe ne l’ignore pas : « Tu es heureux ! Chaque fois que ton humeur
est au plus haut de son flux, ton intellect parvient aussi au sien » et s’étonne de ce que peut signifier
« un tel revirement soudain, irrationnel et irrésistible, une telle alternance de la plus profonde détresse
et du plus profond bien être ». Avec un détail très précis, Nietzsche décrit l’inversion de l’humeur,
c'est-à-dire l’excès d’exaltation : « la santé s’annonce par une pensée au large horizon ; puis par des
dispositions conciliantes, consolatrice et indulgentes ; enfin par un sourire mélancolique à la pensée
du cauchemar contre lequel [il] s’est débattu ». S’installe ensuite l’ivresse, « un haut sentiment de
puissance, un besoin de se séparer de soi-même, des sensations d’espace et de temps modifiées,
une extrême expansivité, et un état explosif ». C’est que souvent, sa «névrose de la santé » le
renverse « d’énormes vagues d’excitation, d’orgueil et d’exubérance ».
L’augmentation de l’estime de soi et l’éclosion de thèmes mégalomaniaques témoignent de l’élation :
à la faveur d’un instant fécond, Nietzsche « embrasse du regard des horizons immensément lointains
et pour ainsi dire seulement alors perceptibles [7] » au point que son esprit « abondamment nourri de
faits et magistral de logique, tire coup sur coup une série inouïe de conclusions et parvienne à des
résultats qu’il faudra ensuite des générations entières de chercheurs pour retrouver [7] ». L’élévation
de l’humeur, de l’énergie, complétée d’un sentiment intense de bien-être et d’efficacité psychique
ajoute au sentiment d’exaltation. Chez Nietzsche, le mode d’inspiration, le mouvement qui origine la
création procède d’une grande singularité : la pensée surgit en lui, « elle se présente
indépendamment de [sa] volonté, habituellement enveloppée et obscurcie d’une foule de sentiments,
de désirs et de penchants, et d’autres pensées également. » Il n’est pas rare qu’il ne puisse la
distinguer d’ « un vouloir ou d’un sentir ». La pensée jaillit dans la fuite des idées, définit un état de
frénésie de la productivité, une rapidité d’associations, en conservant néanmoins un contenu logique
et cohérent. Nietzsche concède lui-même que le mouvement de création s’initie par « l’effet combiné
de la fugacité des idées et de la stimulation des automatismes ». La tachypsychie s’exprime « dans un
étrange presto et pourtant sans l’ombre d’un sentiment de hâte [6] ». Aussi, l’humeur fait-elle se
déchaîner les séquences de pensées, dans un train de rêveries parlées et mimées, puis jette sur le
papier de « terrifiants griffonnages » presque selon le versant de l’automatisme. De la sorte provient
l’inspiration du Voyageur et son Ombre et celle surtout d’Humain, trop humain – traité de
thérapeutique pour combattre « les humeurs mauvaises et son aberration morale ». L’ouvrage du
« retour à soi-même » et de la Grande Santé envisage le concept d’Esprits libres, gais et hardis lurons
à venir, et dont Nietzsche serait le prototype, la figure prescrite par un instinct armé contre tous les
pessimismes - nihiliste de la pensée schopenhauerienne et romantique du wagnérisme.
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L’essentiel d’Humain, trop humain, est rédigé d’un trait à Sorrente, dans l’exaltation intense de l’été
1878. Nietzsche – « la tête douloureuse et emmaillotée de compresses » – ne lui donnât sa
conclusion et sa forme définitive qu’au cours de l’hiver suivant. C’est que le retentissement de
l’humeur grêle l’écriture, en freine l’élan, au point que l’ami Peter Gast doive sous la dictée en achever
le trait final. La mise en forme peinât tout l’hiver durant tandis qu’à Sorrente, le corps de texte trouva
sa structure – incisive, aérienne et légère - en l’espace de cinq semaines. Il semble que la partition
des humeurs détermine, telle l’alignement des mesures tantôt staccato puis molto legato, l’inspiration,
la tonalité et le tempérament de l’œuvre.
Durant les années Bâloises, la prédominance des troubles intéresse la lignée dépressive. Le
jaillissement de l’idée, l’intuition qui origine la direction de l’œuvre en naissance, désigne l’hypomanie
– élation maîtrisée, motrice, à laquelle l’auteur prête la forme de l’inspiration. Selon notre
démonstration, la récurrence d’épisodes hypomaniaques, en alternance avec une symptomatologie
dépressive voudrait faire évoquer un trouble bipolaire de type II. Le travail de Cressy [40], envisage
puis exclut un noyau dissociatif. De plus les perturbations de l’humeur ne sont pas mieux expliqués
sous l’éclairage d’un trouble schizo-affectif, ne se surajoutent pas à une schizophrénie ou à un autre
trouble schizophréniforme. La production délirante est congruente à l’humeur – à type d’indignité ou
de ruine lorsque l’épisode est dépressif puis selon une thématique de grandeur au cours de l’élation,
De surcroît l’éclosion du délire ne souffre d’aucun caractère discordant ni paranoïde. Le recueil
symptomatique n’indique pas de trouble de l’association des idées, ni de perturbation du cours de la
pensée.
La maladie bipolaire rend le mieux compte de la récurrence des épisodes dépressifs et
hypomaniaque, sans questionner d’emblée, au-delà du traitement des symptômes, la construction
psychique ou encore l’élaboration de la structure. De l’entrée dans la fugitivus errans à l’effondrement,
c’est l’exaltation qui signera la transformation du tempérament de Nietzsche et dominera la tonalité de
la maladie bipolaire.
La période intéresse l’année 1880 jusqu’à l’automne 1888 : elle couvre la rédaction d’Aurore, du Gai
savoir, des quatre livres d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Par delà le bien ou le mal et enfin de la
Généalogie de la morale. D’aucun de ces ouvrages maîtres ne détermina au plus haut point la pensée
contemporaine : Nietzsche s’y fait l’inquisiteur de tout repos, le risque viscéral de la pensée. Il y
convoque la faillite de la philosophie systémique, crucifie le nerf paresseux, inquiet de la morale
religieuse. Il devient généalogiste puis sinistre même du fondement de la valeur, appelle au jeu de la
création, au rire et à la danse. La parole est le chant à venir d’une pensée incarnée, volontaire, toute
puissante de liberté et d’invention. Le ton est donné. Et comme les veines de l’œuvre, sa matière
réclament un danger fatal, l’esprit libre s’y sacrifie, se livre, ou plutôt embrasse le vertige de son
hasard, la tension du naufrage.
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Puis l’âme brûlée quitte le vieux corps, l’effondre, tordu jusqu’à l’extrémité de ses possibles. Cela en
fut trop : la mort de Dieu, l’intuition de l’Eternel retour, le Surhumain à venir ; nous savons la fin à
présent. En mai 1879, Nietzsche quitte la ville de Bâle ; il entame l’existence apatride de la seconde
moitié de sa vie. Encore une fois c’est la souffrance qui oblique sa trajectoire : « les crises sont
effroyables, j’éprouve un état de souffrance animale, une antichambre de l’enfer » confie t-il d’abord à
ses correspondances, puis dans le mois suivant de janvier 1880, Nietzsche écrit : « Oh, quel hiver !
J’ai eu au cours de l’année passée cent dix huit jours de crises graves ; je n’ai pas compté les
attaques légères ». Et les céphalées sont toujours le corollaire des accès dépressifs – « je doute que
la vie soit apparue à beaucoup de gens aussi désirable qu’à moi, voilée par le feu et la fumée d’une
profonde mélancolie ». Cependant si l’humeur s’était chronicisée selon une prédominance des accès
dépressifs, il apparaît que dès l’automne 1880, l’hypomanie débordât le tempérament de Nietzsche, et
qu’il s’établît le primat, « la tutelle suprême de son instinct ». L’œuvre témoigne en premier de
l’exaltation : Karl Jasper écrit d’Aurore que « le nouveau style se manifeste par la force des images,
l’éclat du verbe, la puissance de l’élocution et la concision de la langue [7]». Selon Stefan Zweig « le
lourd style parlé de ses anciens écrits a maintenant toutes les sinuosités, les flexions, le caractère
« ondulatoire », le mouvement multiple de la musique [22] ».
De la même façon, le comportement atteste de l’élation : l’augmentation de l’humeur et de l’estime de
soi sont criantes : « Souvent, j’ai le cœur qui déborde de motifs d’exubérance » ou bien « je me figure
être quelqu’un qui s’est exercé à cingler sous tous les vents [22] ». Des instants de ravissement
sublime matérialisent l’ivresse, « quand le monde entier s’est engouffré en [lui] et qu’ [il] souffre du
bonheur de l’excès de plénitude ». Au point que « peut-être une fois le temps arrivera où même les
aigles [le] regarderont de façon timide ». Jasper, également souligne qu’à la période de 1880,
l’humeur se teintait d’irascibilité, d’injures aveugles : Wagner devient « gardien de vache, ou
hypnotiseur de petites femmes érotiques (sic) [29]». Les freins habituels du contrôle de soi sont
relâchés. L’insomnie se poursuit de façon constante, reliée d’une part aux céphalées mais également
à l’angoisse ; quelque soit le versant de l’humeur, l’anxiété colore la tonalite thymique : elle agit les
multiples déplacements de Nietzsche à la faveur de l’hypomanie ou accompagne l’aboulie et l’inertie
au cours des ralentissements. A l’automne 1879, les changements de résidence lui font joindre Bâle et
Genève, puis Berne, Zurich et Wiesen, ensuite l’Engadine sans autre nécessité que l’échappement à
l’ « anxiété agitée ». Aussi Rogé recense-t-il seize destinations durant la période de Mars à Octobre
de cette même période. Au cours de l’année 1884, Nietzsche séjourne à Nice, Venise, Bâle, à Zurich
encore, Sils-Maria et Menton. L’année suivante, il confie : « J’ai essayé Munich, Florence, Gênes,
mais rien ne convient à ma vieille tête à part ce Nice, exception faite de quelques mois à Sils-Maria. »
A Nice, le climat lui est « davantage bénéfique qu’aucun autre », et « [ses] yeux lui font deux fois plus
d’usage qu’ailleurs ».
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Nous corrélions d’abord le déplacement à la quête diététique d’un climat, à la sédation des céphalées.
Seulement, au delà de la crise migraineuse, ce n’est pas tant la souffrance qui oblige aux « voyages
en zigzag [22]», mais son noyau central qu’est l’angoisse : l’initiative du départ est brusque et
impulsive, paraît sans motif que la réponse à l’envahissement massif de l’anxiété, les destinations se
modifient au dernier instant, parfois les projets sont condamnés puis se reformulent dans la même
journée. Le train de la fugitivus errans est une marche effrénée dans l’élan forcé de l’humeur,
emprunte d’angoisse et de douleur.
Les modalités de production de l’œuvre et ses thématiques confirment tout autant l’élation : à l’hiver
1880, neuf semaines suffisent à la rédaction d’Aurore. De son ouvrage, Nietzsche écrit dans Ecce
homo, « qu’on y sent des parfums tout autre et bien plus agréables […] pas un seul mot négatif, pas
une attaque, pas une méchanceté. Il s'étend bien plutôt aux rayons du soleil, rond, heureux et pareil à
un animal marin qui se chauffe sur un récif. D'ailleurs, cet animal marin c'était [lui]-même». Son
« matin nouveau » entreprend, dans une inversion, un affranchissement complet de toutes les
valeurs, la lutte définitive contre la morale du mépris de soi, contre l’instinct négatif, corrupteur,
« l'instinct de la décadence que l’humanité place précisément au rang des valeurs les plus sacrées » :
avant l’Antéchrist, perce déjà le dégoût du « monstre chrétien ». Bien sûr l’œuvre ne contient pas la
folie, c'est-à-dire que le fond est indemne. Mais le motif de l’ouvrage interpelle par son entreprise
terrible : Nietzsche se met en devoir de préparer « à l’humanité un instant de suprême retour sur soi,
un grand midi pour se retourner vers le passé et jeter les yeux sur l'avenir, pour secouer le joug du
hasard et des prêtres ».
La tentation d’éclairer Aurore selon l’expansivité et l’exaltation de l’invention serait forte. Mais comme
Friedrich Nietzsche lui-même nous met en garde : « Je suis une chose, mon oeuvre en est une
autre ! » et s’avertit de ce que « le flux de l’existence avec ses plus hautes vagues de la félicité »
puisse lancer « un plus précieux coquillage : la pourprée mélancolique. Au soleil de la joie, perce la
menace, déjà, des ombres tristes ». Encore une fois chez Nietzsche, l’élation paraît se gonfler jusqu’à
son paroxysme, puis sombrer dans la dépression de l’humeur. Le Gai Savoir figure l’acquiescement à
l’humeur fluctuante et à son déterminisme dans l’oeuvre. Nietzsche rédige sa Gaya Scienza au mois
de Janvier 1882, tandis que le mois de Décembre le laissa abattues suites aux migraines et à la
douleur morale. L’auteur concilie l’inspiration et l’exaltation, se révèle ainsi « la profondeur sur laquelle
[sa] science a bâti sa gaieté ». Il admet l’euphorie de son Hymne à la vie, « où l’émotion affirmative
par excellence, l’émotion tragique comme [il] l’a nomme, passe chez [lui] par un maximum ».
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Puis vint l’ouvrage du déclin, Ainsi parlait Zarathoustra, « pour la première fois, la pensée qui tranche
l’humanité en deux moitiés ». Les coordonnées de son inspiration sont d’emblée évocatrices de
l’élation. A son origine, l’intuition de l’Eternel Retour : son idée fulgure telle une hallucination hors de
l’imaginaire, superpose le réel à la rêverie, et selon une furieuse cadence elle déborde le langage,
supplante le mot dans l’expression de l’indicible, là où le discours ne suffit plus : « A six mille pieds audessus de la mer et bien plus au-dessus de toutes les choses humaines […] je fis halte au pied d'un
gigantesque roc dressé en forme de pyramide. Ce fut alors que l'idée me vint », « j’étais assis, ici à
attendre, à attendre – sans rien attendre, par-delà le bien et le mal, jouissant tantôt de la lumière,
tantôt de l’ombre, tout jeu seulement, tout lac, tout midi, temps sans but. Et soudain, ami ! Un devint
deux – et Zarathoustra passa devant moi. [7]». Le court poème se titre Porto-Fino – lieu de
composition du prologue de Zarathoustra, en quinze jours d’inspiration ininterrompue. La maladie
bipolaire tantôt précipite la création, emporte son rythme, fait accomplir l’acte de pensée dans un
enivrement extatique, tantôt elle y pèse d’une invincible inertie, annihile l’élan du génie : s’en suit la
fuite massive dans le déplacement – marches jusqu’à l’épuisement, voyages incessants- grevée de
somatisation algique – migraine, insomnie, vomissements.
Les ouvrages de Nietzsche à venir décrivent des schèmes d’élaboration strictement identiques. Par
delà le bien et le mal, le prélude d’une philosophie à venir est un « livre effrayant qui a jailli de [son]
âme – très noir, presque une encre de seiche », La dépression de l’hiver de l’année 1885, « vraie vie
de chien avec une majorité de jours douloureux » oblige Nietzsche à garder le lit, « enfoncé dans une
douloureuse tristesse [31] ». L’humeur est celle d’une « profonde inhibition psychologique ».
En
Janvier suivant, ce même climat niçois le porte au ravissement : Nietzsche, « la tête emplie de la
poésie la plus effrénée qui ne soit jamais venue à l’esprit d’un poète » dicte les aphorismes de Par
delà le bien et le mal, entreprend aussi une correction d’Humain, trop humain et la rédaction d’une
Inactuelle. Durant l’été 1886, à Sils-Maria, sont rédigées et publiées cinq préfaces – avant-propos
d’Humain trop humain, d’Aurore et du Gai savoir – dans une ambiance de « gaieté et d’innocentes
plaisanteries [7] ».
Les épisodes d’élation ne se prolongent pas au-delà de quelques semaines, tandis que l’inhibition
psychomotrice peut occuper plusieurs mois. L’oscillation d’un pôle à l’autre de l’humeur s’espace de
courtes périodes d’euthymie qui se raréfient à mesure que l’effondrement menace. L’alternance rapide
de l’hypomanie et du ralentissement sur quelques jours parfois au cours d’une même journée, fait
évoquer l’entité d’Etats mixtes de la classification DSM à rapprocher des dérèglements à cycles
rapides : dans un même tableau coïncident le syndrome dépressif et l’excitation expansive. Aussi, fin
juillet 1887, à une amie, Nietzsche évoque-t-il « un commencement de dépression » puis le 3 Août, il
est de « meilleur humeur, le mois de juillet de lui ayant apporté que trois grands accès de maux de
tête ». Jusqu’à l’effondrement, la recrudescence des céphalées ne contrarie guère la boulimie des
déplacements : en 1886, Nietzsche quitte Venise pour Munich, puis Naumburg, Leipzig, Sils-Maria
encore, enfin Gêne. L’année suivant le mène de Canobio à Zurich, ensuite de Venise à Nice.
60
Au bord de l’Effondrement Friedrich Nietzsche fait halte à Turin, dans « la complète fascination qu’il
exerce sur ses habitants ». Dans un étrange « climat d’euphorie, d’optimisme et d’heureuse
insouciance, tout [lui] devient facile et tout [lui] réussit ». L’humeur est exaltée au plus haut degré,
délirante et hallucinatoire avec des thématiques de surestimation du soi : « quand j’entre dans un
magasin, tous les visages se changent ; dans la rue, les femmes me regardent ; ma vieille marchande
des quatre-saisons me réserve ses grappes les plus mûres et a baissé ses prix pour moi. Je mange
dans l’une des premières trattorias où l’on donne les mets les plus choisis et les plus exquisément
préparés ; les garçons qui les servent sont éclatants de distinction et de prévenances ; je jouis des
services d’un excellent tailleur […] [7] ». Une vingtaine de jours suffisent à la rédaction d’Ecce homo
dans « un tempo fortissimo de travail et de bonnes humeurs ». La sédation des migraines est
complète. Progressivement l’adaptation au réel, la critique de l’exaltation s’efface, produisant les traits
maniaques de l’effondrement. Le dernier des hommes devient pape, Dieu ou encore l’ennemi, c'est-àdire le crucifié. Dans l’Ecce Homo, il écrit : « La fatalité me poursuivait : je dus rebrousser chemin et,
fatigué de chercher une contrée antichrétienne, je finis par me contenter de la piazza Barberina. Je
crains d'avoir demandé une fois, pour échapper aux mauvaises odeurs, une chambre de philosophe
bien tranquille dans le palais même du Quirinal. C'est dans une loggia perchée au-dessus de la piazza
en question, d'où l'on découvre toute l'étendue de Rome et d'où l'on entend monter des profondeurs le
bouillonnement de la fontana, que fut composé ce chant solitaire, le plus solitaire qui fut jamais, le
Chant de la Nuit ; à cette époque j'étais hanté par une mélodie d'une indicible mélancolie dont le
refrain revenait toujours dans ces mots : Mort d'immortalité... » L’extinction de l’instinct lui vaudra de
vérifier sa mort d’immortalité, sa mort parce que bête.
Il ne fait plus doute au médecin aliéniste que l’existence de Nietzsche inscrivit sa trajectoire selon les
oscillations, les déplacements de l’humeur, tant sur le mode de l’hypomanie que sur celui de la
dépression. L’éclairage de l’Effondrement, à la vue de cette argumentation, peut s’entendre selon la
maladie bipolaire. La description de manie que l’on prêtât au tableau de l’épiphanie 1889 vérifie la
proposition d’Hamlet “Though this’d be madness, yet there is method in it”. Le spectre de la syphilis
tertiaire reste en suspens. La précaution ne veut l’exclure de façon définitive. Le philosophe songe
bien que « le déséquilibre des forces affectives, même s'il représente une régression par rapport à
l'évolution normale des instincts, peut devenir le point de départ d'une progression ». Il s’intéresse de
ce que la pathologie enlève au spontané de la création, ou plutôt devient curieux de ce qu’elle y
déposât, et même de quelle façon l’œuvre fit barrage à la maladie.
Depuis Octobre 1893, le lama - comme il aime à surnommer sa sœur Elizabeth Förster Nietzsche s’est promu l’éditrice de l’œuvre nietzschéenne. Elle en retire à présent de substantiels droits d’auteur.
Friedrich Nietzsche fait l’objet d’un mythe curieux, à demi vivant, statue d’une pensée divinatoire, déjà
clos et mutique pour n’en pas débattre. La cour de Bismarck se rend de bon ton à Weimar, afin d’y
visiter le monstre devenu inoffensif.
61
Aussi, le 4 Décembre 1897, l’écrivain Karl Böttcher prend un billet de l’attraction : « Il est courbé de sa
large carrure sur un gros livre, qu’il semble lire, bien qu’il le tienne à l’envers. » Levant son regard sur
l’intrus, Nietzsche dit : « J’ai écrit beaucoup de belles choses. » Böttcher s’approche dans l’espoir d’un
autre oracle et offre un gâteau au Sphinx qui dit avec sérieux : « Voila un beau livre. »
Les dix années jusqu'au décès font le lit du processus démentiel. La démence corticale s’évoque
devant l’association de déficits cognitifs multiples avec altération de la mémoire à court ou long terme,
troubles phasiques responsables d’une profonde perturbation des activités sociales. Son caractère
dégénératif qu’il s’agisse d’une maladie d’Alzheimer ou d’une démence vasculaire, ou secondaire –
démence syphilitique est délicat à préciser. Contre la démence vasculaire, les rapports médicaux
n’objectivent pas chez Nietzsche de pathologie hypertensive, comme l’attestent les multiples
consultations au titre des plaintes céphalalgiques. Le mécanisme intime de la migraine incrimine plutôt
des phénomènes vasomoteurs – vasodilatation des vaisseaux intracrâniens et vasoconstriction en cas
d’aura – ainsi qu’un réflexe axonal dans le système trigémino-vasculaire – innervation par le nerf
trijumeau.
Dans cette direction, les données de l'US Health Examination Survey indiquent qu'il
n'existe aucune relation entre la fréquence des céphalées et le niveau de pression artérielle systolique
ou diastolique [41]. Weiss conclut que l'hypertension artérielle modérée ne représente pas un facteur
de risque important de céphalées. Par ailleurs les données médicales de Nietzsche ne mentionnent
aucunement l’existence d’une pathologie ophtalmologique ou cardiovasculaire d’origine hypertensive.
L’hypothèse d’une démence vasculaire semble invalidée.
La maladie d’Alzheimer affecte plus rarement les patients avant l’age de quarante cinq ans. Les
troubles de la mémoire constituent le maître symptôme. D’installation insidieuse et progressive, le
déficit de la mémoire épisodique est le plus apparent. Les processus mnésiques de travail ou
sémantiques sont affectés secondairement. L’association du trouble de la mémoire à d’autres déficits
cognitifs évoque le diagnostic chez la personne âgée : perturbation des fonctions instrumentales –
langage, praxie et gnosie – désorientation temporo-spatiale, atteinte du raisonnement et des fonctions
exécutives – fonctions frontales, capacités d’abstraction, de planification et d’exécution. La
participation thymique est possible à type de dépression et peut compléter les troubles du
comportement – apathie ou agitation, hallucinations et idées délirantes. Classiquement la maladie
d’Alzheimer comporte une amnésie antérograde, un syndrome aphaso-apraxo-agnosique et une
détérioration intellectuelle. En Mars 1892, Nietzsche fait régulièrement deux ou trois heures de course
à pied par jour. Après quoi, baignade et repas. Il n’est plus rapporté aucune activité physique régulière
par la suite. Le 25 Août de l’année 1894, une note témoigne de déficit mnésique épisodique « je
reçois mes anniversaires et cela me met en joie. L’ours en peluche de Liesch me paraît quelque peu
déplacé », la naissance de Nietzsche se datant au 15 Octobre.
Compte tenu de l’insuffisance des documents relatant l’existence quasi végétative de Weimar, il est
bien difficile d’apprécier le déficit mnésique et d’imputer au tableau démentiel son caractère
dégénératif type Alzheimer.
62
L’existence d’un signe de Claude Bernard Horner, identifié selon l’analyse des rapports médicaux à
l’entrée de la clinique d’Iéna, fit envisager le développement d’un processus tumoral à l’étage sus
tentoriel. Qu’elle intéresse une pathologie néoplasique primitive ou métastasique intracérébrale, cette
mise en évidence demeure conditionnée à la symptomatologie progressive d’hypertension
intracrânienne ou à l’apparition d’une comitialité. A mesure du silence de Naumburg puis de Weimar,
les correspondances qu’entretiennent Franz Overbeck et le lama, n’indiquent point de déclenchement
de crises tonico-cloniques généralisées ou partielles – cas les plus fréquents – et pas davantage
d’exacerbation des migraines. A l’inverse, leurs signalements s’espacent pour s’estomper et ne plus
représenter de plainte. L’évolution démentielle à type de troubles du comportement occulte sans
l’éteindre toutefois, la symptomatologie dysthimique et fait se raréfier les céphalalgies invalidantes.
Dans ces circonstances, il apparaît que l’accès migraineux constitue un véritable signe
d’accompagnement des épisodes dépressifs ou d’élation.
La démence syphilitique est envisagée selon les réserves déjà émises. Cependant l’age de début
entre trente et cinquante ans, ainsi que le mode d’apparition dominé par les modifications de la
personnalité, l'euphorie, la désorientation, le caractère fabulatoire et absurde des idées délirantes
mégalomaniaques font très fortement suspecter la paralysie générale lorsqu’il s’agit de décrire l’évolution
démentielle. La présence des signes physiques à type de dysarthrie aux mots d’épreuve, de
tremblements de la langue et des doigts, de même que la vivacité des réflexes tendineux ne peuvent être
renseignés. Il demeure au total que la paralysie générale décrit au mieux l’évolution démentielle des dix
dernières années de Nietzsche.
Dans une première ébauche, notre thèse affecta d’éclairer la maladie nietzschéenne par la seule
maladie bipolaire. Afin de prêter sa cohérence au tableau clinique, elle doit intégrer la diachronie des
pathologies : l’alternance de moments mélancoliformes puis hypomaniaques occupèrent les années
de création – périodes tant philologiques que philosophiques – tandis que le processus démentiel
probablement syphilitique résilia l’ambition de la pensée nietzschéenne à dater de l’épiphanie 1890.
En dehors des troubles du comportement, la communauté de délire – absurde avec idées de
grandeur, teinté d’éléments thymiques déficitaires – fait superposer la symptomatologie psychiatrique
maniaque voire mixte à celle – infectieuse – de la paralysie générale. La distinction précise d’un
territoire bipolaire ou syphilitique tertiaire autours de l’effondrement est définitivement illusoire. De
même que l’évolution démentielle ne tait pas la dysthymie, l’expression psychiatrique maniacodépressive peut tout autant inclure les prodromes de paralysie générale. La fécondité de
l’effondrement paraît résulter de la conjecture de ces deux pathologies. L’une et l’autre ne s’excluent
pas, se mêlent finement dans l’équivoque du tableau clinique. A la thématique délirante
mégalomaniaque, la grande communicabilité, l’hyper syntonie ou la fuite des idées qui définissent le
cadre nosographique de la manie, s’ajoutent les éléments qui inaugurent la démence syphilitique - la
classique forme expansive avec idées de grandeur et bizarrerie, illustrant au mieux le drame des
années asilaires.
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Septembre 1891 : Elisabeth et son neveu Oehler deviennent les tuteurs de Nietzsche. Son apathie
grandissante couvre la démarche de falsification de l’œuvre entreprise par la sœur. Peter Gast,
provisoire co-éditeur remet à Elizabeth l’ensemble des manuscrits du philosophe dès Octobre 1893.
Le copieur fidèle des œuvres de Nietzsche lui a-t-il tout remis qu’elle le licencie aussitôt. « Le vrai
Nietzsche, et surtout le dernier, lui est inconnu ». A l’hiver de la même année, la sœur décide de ne
pas publier l’Antéchrist. S’ouvre alors le conflit entre Overbeck à Bâle et Elizabeth Förster-Nietzsche.
« On inventera le mensonge d’un manuscrit incomplet et illisible. Personne ne sera au courant ; on n’a
plus le manuscrit et Overbeck ne pourra rien prouver ». Lieschen devient seule légataire de l’œuvre.
Les manipulations qu’elle déploie alors n’enlèvent à Nietzsche aucune protestation. Selon Johan Gok,
s’ensuit une période où les collaborateurs et copistes d’édition furent recrutés, congédiés et remplacés
selon leur aptitude à se conformer aux exigences de la directrice du Nietzsche Archiv. A côté de la
récupération idéologique de la pensée, débute la mise sous le boisseau, la destruction ou la
dissimulation des textes antichrétiens, antinationalistes et philosémites qui composent la Volonté de
Puissance [13]. Le sordide opérait, et Nietzsche reclus à demi lumière dans le sofa, balbutie son
néant grotesque : « la terre a beau tourner autour du soleil, elle tourne surtout autour d’elle-même. La
représentation que nous nous faisons de l’astronomie, pour ne parler que d’elle […] étrange fantaisie !
D’ailleurs quand j’urine sur mon cheval, il en redemande ». L’été de sa mort, une amie de Lieschen le
visite : « Ce regard stellaire d’une pénétrante tristesse, qui semblait errer dans le lointain et, en même
temps, plonger au plus profond de lui-même, irradiait une force extraordinaire, libérait un fluide
magnétique auquel nulle âme sensible ne saurait se soustraire. »
64
Entracte
Avant de poursuivre l’avancement de notre enquête, la pertinence nous fait revenir à l’affirmation
première de Gilles Deleuze : « là où il y a œuvre, il n’y a pas folie ». En avançant pareil argument, l’on
se prévient d’entamer la cohérence, la force d’une parole maîtresse, et par là c’est dire que la figure
d’un père demeure entière. Le mouvement créatif procède d’abord d’une filiation, de l’appropriation
d’une pensée et de sa subordination. La maturité et l’avancement en autorisent la critique, la
distanciation et la reformulation, ie la naissance de l’original, la création. De sorte que l’exercice de la
médecine s’acquiert selon l’enseignement magistral, que le parrain reconnu légitime dépose en l’élève
sa connaissance. L’on devient pair, une fois le père digéré. Lorsque Zarathoustra enseigne aux
disciples : « éloignez vous de moi et défendez vous de Zarathoustra. Et mieux encore, ayez honte de
lui. Peut être vous a-t-il trompé ? Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m’avez trouvé
c’est ce que font tous les croyants : c’est pourquoi toute foi compte si peu », il établit puis dénonce la
figure de l’enseignement, de la transmission, au total résilie la vocation d’un-père.
Aimer l’œuvre c’est éprouver son autorité, d’abord la reconnaître, puis l’annuler, dès lors qu’elle eût
déposer en nous l’objet de sa quête silencieuse. Mais la résonance du maître est souvent forte au
point qu’à trop l’égratigner, l’équilibre du disciple devient périlleux ; il apparaît qu’à faire mourir cette
loi, l’éventualité d’une vacance laissée libre, s’il elle devait survenir de façon trop précoce, engendre le
risque et la crise d’une autorité inhabitée. Et Nietzsche formule d’un coup, au seuil de la folie
souveraine toute l’étendue de sa problématique : « en moi mon père est mort, mais ma mère vit et
devient vieille. Il y a là dans mes origines - je viens à la fois du plus haut et du plus bas échelon de la
vie, je suis un décadent et un premier terme [7]». Lacan s’en souviendra.
Et l’œuvre s’éclaire. La folie s’y inscrit bien, ou plutôt l’œuvre, le processus de création connaît la folie,
mais ne s’en laisse pas emporter, elle est tentative structurée du franchissement de la folie, modalité
d’adaptation. Si Deleuze réfute la folie dans l’œuvre, il l’entend en ce sens qu’elle est contenue, sous
jacente, brûlante mais encore maîtrisée. Le lecteur d’Ecce Homo sent poindre entre les paragraphes,
une exaltation dérangeante, une arrogance trop assurée, presque insolente et ne sait de quelle façon
recevoir les Pourquoi je suis si sage, Pourquoi j’en sais si long, Pourquoi j’écris de si bons livres, qui
titrent les différentes parties. C’est qu’il touche l’endroit précis du vacillement et du vertige de
l’effondrement mais aussi le point de fermeture d’une connaissance trop sûre. Puis la folie déborde,
interrompt le lien. Sans retour.
Outre la description symptomatologique de la folie, nous la nommions maladie bipolaire, il reste
comme un à côté, le contenu et la forme de l’oeuvre. Notre travail à présent consiste à résoudre
l’équation nietzschéenne de la folie et de l’intention de la création philosophique. S’y rattache
immanquablement l’étude des points de trajectoire personnelle de l’auteur, ce dernier des hommes.
65
Très cher Monsieur,
J'ai longuement considéré votre invitation, et je suis partagé. Je suis touché que vous pensiez à faire
sortir un vieux fou de sa solitude. Mais je suis inquiet devant l'inévitable marasme que votre forum
découvre. Marasme du ressentiment confessé, de la mauvaise conscience publique, de l'esprit empli
de bière. La dialectique s'est emparée de votre projet, et les bien-pensants et autres chevaliers de la
triste figure s'y sentent à l'abri.
Cette dialectique, je la combats avec un acharnement que vous connaissez, et j'ai des échanges plus
fructueux avec l'âne du marché qu'avec nos contemporains. Peut-être un jour le choisirai-je comme
interlocuteur privilégié ? C'est pourquoi l'idée d'associer ma plume à ce système m'est
particulièrement
douloureuse.
Cependant, en attendant le dernier homme, tel Diogène, pour lui envoyer ma lanterne dans la figure,
et annoncer la véritable transmutation des valeurs, je ne peux m'empêcher de prendre la température
de cette maladie de peau qu'est l'homme. Et si je me joins à vous, c'est moins pour répondre aux
questions que pour comprendre à quel degré de dépérissement l'homme est arrivé.
N'attendez pas de moi une exégèse de mes écrits. J'écris de bons livres, et il faudra encore attendre
avant qu'ils ne soient complètement compris. Je reste un inactuel. Mais faisant entrave à ma pensée,
en partie par plaisir de la danse, je dialoguerai avec vos correspondants, tentant d'obscurcir leur
compréhension afin de les rendre plus profonds? On ne voit loin que la nuit. Peut-être certains
arriveront-ils à devenir ce qu'ils sont ?
Je m'avance masqué et me prépare à l'arène. La philosophie est finie. Il ne reste plus que le marteau.
Bien à vous,
Ainsi parlait Zarathoustra, Lettre d’acceptation à l’éditeur, 1884
66
Acte troisième – Mort parce que bête.
Les acteurs :
Le père : mort
Zarathoustra : le fils adopté de la création en devenir
Le chameau, le lion et l’enfant : compagnons d’infortune
La lumière donne plein feu sur l’agora, et les pavés de grosses pierres s’arrondissent autours de
l’estrade. Aplatie entre les étoffes claires et gorgées d’onguents, la foule s’est tue. De même le
passage des allées qui mènent à la place du marché. Antisthène le chien se tient de côté, à part
l’auditoire. Le silence est comme accroché au dessus de la colline du Lycabette. L’homme au centre
est ramassé entre ses épaules, sa barbe épaisse lui mange à demi le visage. Socrate a la triste figure,
les traits rugueux, et le front avachis au dessus de petits yeux. L’élan et l’effet du discours contrastent
d’avec la lourde stature. Aujourd’hui le récit est symbolique et didactique, jette les bases d’une société
idéale appelée République. Il met en scène deux personnes conversant, dont l’une philosophe, tente
de partager son enseignement et débute ainsi :
« Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur
toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes
et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les
empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière
eux. Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et
qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se
dresser vers la lumière ; en faisant tout cela, il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer
ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres. »
Dans son autre caverne, en guise de meublé, Friedrich Nietzsche convoque ses fervents adversaires.
De la loggia de philosophe bien tranquille, s’ouvrent la piazza Barberina et l’étendue de Rome. La
santé est pleine, l’esprit aéré qu’aucun mal ne distrait. Au bas de la fenêtre bouillonne la fontana qui
rassasie ses longues heures de marche. De façon définitive, il lui apparaît que l’invention toute
socratique de la métaphysique par la distinction de deux mondes, l’opposition de l’essence et de
l’apparence, du vrai et du faux, de l’intelligible et du sensible, partage la décadence chrétienne qui
origine la faute en l’homme et place son salut en arrière monde.
67
Le visage est sans colère, mais les mots crachent leur terrible sanction, cet attentat sans ménagement
contre le crucifié. L’Ecce Homo « finit dans un fracas de tonnerre et de fulmination contre tout ce qui
est chrétien ou infecté de christianisme ». Nietzsche est l’Antéchrist, par delà le bien ou le mal,
législateur d’une religion inédite et dont le triomphe ne sacrifie aucun multiple ; Nietzsche s’entretient
avec le Zarathoustra, prophète sans disciple ; d’un revers de main, il abat l’Etat, le fondement des
valeurs et la raison toute puissante. Sa voix grossit le tumulte, la pensée est vrombissante, prête à
vaincre l’histoire en deux. Qui l’entendra, ou seulement introduira l’autre tandis que la trajectoire chute
proche le vertige ?
Et l’homme Nietzsche est seul. Lors d’imprimer à compte d’auteur la dernière partie du Zarathoustra, il
se trouve dans un tel abandon que son carnet d’adresse ne recense que sept destinataires à
l’ouvrage. Peu à peu, la massivité du monologue Nietzschéen, son mouvement d’insubordination
radicale, et la mécanique à vide d’une pensée adialectique, font esquisser le contour d’un lieu
déséquilibré, hors lien, sans autorité que l’expression totale de la création nietzschéenne. Cet endroit
où s’achemine une pensée trop certaine, cet espace qui bannit la loi, ce lieu inaugural de l’invention
n’est il pas celui de la folie ?
En 1994, l’obtention du prix Nobel d’économie consacre la théorie des jeux, remise en cause définitive
du modèle de concurrence pure et parfaite dicté par Adam Smith. A côté de John C. Harsanyi et de
Reinhard Selten, c’est John F. Nash qui en produisit les travaux préliminaires. En fait d’exception,
l’imaginaire vibre de retenir la schizophrénie à l’origine de la rupture scientifique. Ce n’est pas moins
l’affranchissement des lois préexistantes que le noyau discordant qui autorisèrent la raison
d’emprunter une réflexion inédite, un schème qu’aucun sensé ne se destinait à composer. En fond
reviennent les topiques de notre réflexion : la fonction de la folie dans l’œuvre et le tribut qui aliéna
notre libre penseur.
68
Scène 1 – Pourquoi j’ai tué mon père !
Ma maladie n’a pas de cause, échappe à toute opinion.
Elle est pur effet d’induction à partir d’éléments in- et extrinsèques en ma personne.
Nietzsche, Mort parce que Bête.
La scène pourrait tout autant s’intituler de la sorte : « Pourquoi j’ai tué mon père… tandis que ma mère
m’avait engourdi8 ! » Et le médecin aliéniste de dévoiler la couleur du discours : alors qu’il fit le recueil
symptomatique de la folie nietzschéenne, qu’il accorda le temps de la maladie bipolaire à celui de la
paralysie générale, il dresse maintenant le soupçon analytique, veut questionner le fond de l’énigme,
prononcer la formule qui rassemble et occupe toute l’intuition, le sens nietzschéen : l’accord de la loi
et du désir, ou encore la toute puissance du moi inachevé contre l’inefficacité du Surmoi. Le
philosophe à la façon d’Antisthène fait le chien, se tait de côté.
Nietzsche se souvient de l’empereur romain Néron, orphelin à l’âge de trois ans, d’un père Domitius,
sanguinaire, adultérin et incestueux, et qui ne vit dans le fruit de son union avec Agrippine rien que de
détestable et de funeste au bien public. Suétone narre l’acharnement qu’il eût à tuer sa mère
Agrippine, épiant et critiquant avec aigreur ses paroles et ses actions. Il eut recours à tous les moyens
pour la tourmenter et se résolut de la perdre : d’abord il tenta de la faire disparaître en piégeant son
plafond, puis il sabota son navire et trois fois, il chercha à l’empoisonner au point qu’elle se
prémunissait d’antidotes quand il la conviait à table. Enfin il parvint à la faire assassiner : Néron serait
accouru pour voir le cadavre de sa mère, il l'aurait touché, aurait loué ou blâmé telles ou telles parties
de son corps, et, dans cet intervalle, il aurait demandé à boire. L’écho du matricide résonne tout
autant dans l’Ecce homo : Nietzsche parle sans détour, et nous savons cette franchise en proie à
l’irritabilité. A propos de sa mère et de sa sœur, il confie : « quand je cherche mon plus exact opposé,
l’incommensurable bassesse des instincts, je trouve toujours ma mère et ma sœur- me croire une
parenté avec cette canaille serait blasphémer ma nature divine. La manière dont jusqu’à l’instant
présent, ma mère et ma sœur me traitent, m’inspire une indicible horreur : c’est une véritable machine
infernale qui est à l’œuvre, et cherche avec une infaillible sûreté le moment où l’on peut blesser le plus
cruellement – dans mes plus hauts moments… car aucune force ne permet alors de se défendre
contre cette venimeuse vermine ». On raconte aussi que des meurtriers de Néron s’étaient enfuis,
effrayés à la vue d'un serpent qui s'élança de son oreiller. Au matin, on trouva une peau de serpent au
chevet de l’empereur, et Agrippine la lui fit porter pendant quelque temps à son bras droit dans un
bracelet d'or. En cette année 1888, fâché avec sa sœur, Nietzsche voudrait rompre avec sa mère, la
femme du pasteur, qu’il surnomme ma petite Thorine – allusion au dieu nordique du tonnerre.
8
Narcisse vient du grec, ναρκη, c'est-à-dire engourdissement
69
En 1891, Nietzsche vient d’être placé sous tutelle et reçoit la décision avec bonne humeur. Son corps
mis en résidence maternelle [13], il fait de nécessité vertu et sait que son œuvre mûrit : « Maman
m’offre un petit arbre de Noël décoré. Ca me fait plaisir. Pieuse comme il convient à une mère. Utile
d’en avoir une dans ma condition. Mère à domicile, voila un beau cadeau à tous ceux qui ont une
œuvre à faire couver ». Puis « Les femmes ont toujours contribué à illustrer des hommes comme
moi ».
Friedrich Nietzsche naît d’un père pasteur et d’une mère fille de pasteur. Le foyer comprend encore
trois femmes : une grand-mère maternelle, autoritaire et véritable maîtresse de maison, une demisœur paternelle chargée de l’économie domestique, et une sœur de son père, intellectuelle mais
d’une nervosité excessive. La constellation familiale à dominante féminine est souvent agitée de
disputes entre ses éléments féminins, au point que le père, tristement affecté s’en retirait
fréquemment. La fratrie se complète avec la naissance en 1846 d’une fille baptisée Elizabeth et en
1848, d’un second fils prénommé Joseph. L’année suivante, le père meurt d’une maladie cérébrale,
lente et douloureuse. L’évolution de cette affection est marquée d’Août 1848 jusqu’en juillet 1849 de
symptômes pénibles : troubles mentaux, paralysie, convulsions et cécité terminale. Moins d’un an plus
tard, en Février 1850, survient le décès du jeune frère [42]. Charles Andler rapporte qu’à la peine,
Friedrich réagissait en se jetant à terre, et trépignait de fureur.
Lorsqu’il perd son père et son frère, cette série de deuils non advenus s’encrypte dans sa psyché et
forme un noyau mélancolique : par le jeu des identifications primaires, la perte relative à l’objet
s’accompagne massivement de la perte d’estime de soi, c'est-à-dire d’une atteinte narcissique et
d’une menace de l’intégrité du moi. L’état mélancolique de culpabilité primaire atteint son apogée
lorsque les pertes réelles entrent en collusion avec les fantasmes infantiles de meurtre des rivaux
durant la traversé de la crise oedipienne. La mère dispense à ses enfants une éducation stricte et
rigide, pieuse et teintée d’austérité toute luthérienne. Le devoir maternel réprime l’épanchement des
affects et réprouve le désir. Mme Nietzsche qui vouait un sentiment tendre et admiratif à son mari,
traverse alors un épisode dépressif sévère, au point qu’elle doit confier Friedrich aux soins de sa
belle-sœur. Nietzsche rencontre la scène triangulaire par la violence : l’autre, le père ne pût résister à
l’épreuve de sa destructivité, et simultanément l’objet de désir – la mère – s’absente psychiquement.
Cette mère morte qu’évoque A. Green n’est plus en capacité de se préoccuper de l’enfant.
L’expérience triangulaire liée à l’avènement de l’organisation génitale devient à son tour synonyme de
traumatisme psychique : le jeune Nietzsche n’a d’autre recours, en face de l’expérience traumatique
que le clivage psychique. Une partie de son moi ou soi précoce va reconnaître la triade oedipienne et
donc l’expérience traumatique qui lui est consécutive au prix d’un vécu agonistique profond. Une autre
partition dénie cette expérience douloureuse et demeure fixée au stade prégénital afin de préserver un
état de plénitude narcissique béat.
70
Nietzsche entame ses études à Pforta, puis à Bonn et à Leipzig. A dix ans, il retrouve sa mère et sa
sœur à Naumburg puis entre au Lycée de la Cathédrale. Friedrich se comporte en élève sérieux,
passant sans difficulté de classe en classe. Il est l’enfant prodige dont on conserve les dissertations et
les essais de composition musicale. Pinder, collégien dans la même classe que Nietzsche, trace de lui
le portrait suivant : « Le trait principal de son caractère était une certaine mélancolie, qui s’exprimait
dans tous son être. Dès la plus tendre enfance, il chérissait la solitude, dans laquelle il aimait à cultiver
ses pensées. C’était un cœur pieux et fervent et réfléchissait à de nombreux problèmes qui étaient
loin d’être le souci des enfants du même âge. De manière générale, il était extrêmement doué pour
tout. En outre, ses capacités de travail étaient tout à fait remarquables et pleines de régularité et dans
ce domaine comme dans tous autres, il constituait pour moi un modèle. Dès sa jeunesse, il se
préparera au métier qu’il voulait exercé plus tard, c'est-à-dire pasteur. Il était d’un tempérament
toujours très sérieux mais en même temps amical et doux, et s’est montré jusqu’à présent un ami très
fidèle. Sa modestie se vouait souvent en une certaine timidité, et il se sentait particulièrement mal à
l’aise devant des étrangers [31]».
Ces éléments d’anamnèse illustrent déjà une problématique narcissique et la place de l’idéal du moi
chez l’enfant Nietzsche. Sa personnalité s’organise sous le primat non pas d’un ensemble dynamique
et économique de statut génital, mais plus spécifiquement sous le primat d’un ensemble dynamique et
économique de statut essentiellement narcissique. Dans cette séquence, la fragilité maternelle
renforce une exigence idéale inaccessible et déprimante. Seule l’exigence de perfection permet les
gratifications et l’évitement d’une angoisse d’abandon. Elle conditionne aussi la nécessité de réprimer
les affects, d’éviter les conflits, de se conformer aux attentes maternelles implicites. Le défaut
d’étayage du fait de la mère morte rend aussi compte de la terreur du conflit oedipien et du choix
d’étayage spéculaire, d’un objet sur le modèle du double, comme de l’érotisation de la maîtrise par le
recours à l’intellectualisation, dans le désinvestissement des objets parentaux, en l’occurrence
maternels.
Dans un premier texte intitulé Sur ma vie, terminé en quelques jours à l’âge de quatorze ans,
Nietzsche décrit un « père doué d’esprit et de cœur, pourvu de toutes les vertus d’un chrétien », et
ajoute qu’il vécut « une vie paisible, simple mais heureuse, et était aimé et estimé de tous ceux qui le
connaissait ». Il ajoute : « Quoique je fusse très jeune et inexpérimenté, j’avais pourtant déjà une idée
de la mort. La pensée d’être à jamais séparé de mon père s’empara de moi et je pleurai amèrement.
Mon Dieu, voilà que j’étais orphelin et que ma mère était veuve. Quand on prive un arbre de sa
couronne, il se dénude et flétrit, les oiseaux quittent ses branches. Notre famille était privée de sa tête,
et une tristesse profonde s’empara de nous ». Dans Ecce Homo, ouvrage dernier d’une vie, Nietzsche
insiste encore : « je tiens pour un grand privilège d’avoir eu un tel père : les paysans devant qui il
prêchait disaient de lui : C’est à cela que doit ressembler un Ange. Dans sa réalité, le décès précoce
du père, interdit l’ouverture aux axes de l’alliance et de la filiation dans leur dimension symbolique. La
trace du Père symbolique existe, mais sous entend un processus morbide d’indifférenciation
mélancolique - l’ombre de l’objet est tombé sur le moi.
71
Sa place dans l’économie psychique est laissée vacante, du fait de la terreur de la répétition
traumatique et substituée par l’image en double, le reflet narcissique - l’image narcissique ne se
trouve pas capturée par l’image du Père, par l’image à majuscule. Nietzsche enfant assimile la
culpabilité imaginaire liée à la mort réelle du père, et s’interdit au travers de la triangulation, le meurtre
symbolique du Père. Les modèles imaginaires parentaux revêtent l’importance de lier la violence
fondamentale au sein d’un mouvement oedipien, or tout laisse ici supputer d’une profonde défaillance
du cadre parental : Nietzsche enfant rencontre un environnement mort, porteur de mort. Son père
meurt précocement, sa mère meurt psychiquement, dans l’incapacité d’accueillir l’enfant. Le Moi
infantile de Nietzsche souffre d’un surcroît d’excitations au sein de la constellation féminine familiale et
doit élaborer des défenses narcissiques pour protéger sa propre organisation. L’environnement
porteur de mort ne favorise pas l’élaboration chez Nietzsche de sa propre destructivité, au contraire
ses menaces du dehors paraissent renforcer sa potentialité destructrice et fait envisager la solution
agressive.
Avec Bergeret, « le destin naturel et souhaitable du point de vue adaptatif est celui de la
complémentarité des attitudes et de l’intégration heureuse de l’archaïsme narcissique par la mûre
objectalité génitale ; les conflits surviennent dans l’échec de cette complémentarité. Ces échecs sont
par ailleurs potentialisés par des conflits intrinsèques trop conséquents survenus soit sur le registre
narcissique d’un côté, soit sur le registre objectal d’un autre côté dans l’histoire d’un sujet [43] ».
L’essence de l’oedipe réside en un dépassement de la relation duelle d’aliénation effectuée par
l’assomption interne de l’ordre symbolique triatique. Les éléments qui ancrent et noyautent la
problématique narcissique de même que l’achoppement de la triangulation oedipienne se répartissent
donc ainsi : un surcroît d’excitation féminine qui suscitent à l’excès les défenses narcissiques, et
l’insuffisance paternelle à formuler l’objectalité par une fixation à une identification idéale où aucune
médiation ne s’instaure entre l’être et son image. « Je garde dans mon âme son image vivante : une
haute silhouette mince, avec un visage aux traits fins, exprimant la bienveillance. Il était dans la famille
le plus tendre des époux, le plus respectueux des pères. Il était le modèle accompli, l’image parfaite
d’un pasteur de village ».
Si le thème de Dionysos demeure essentiel chez Nietzsche - il n’est pas un livre, à l’exception du
Zarathoustra où ce thème ne figure, celui de Narcisse est absent. Pourtant Dionysos porte un miroir.
Dans un texte qui s’insère entre Par delà le bien et le mal et La volonté de Puissance, il note : « cet
univers qui est le mien, qui donc est assez lucide pour le voir sans souhaiter de perdre la vue, assez
fort pour exposer son âme à ce miroir, pour opposer son propre miroir au miroir de Dionysos, pour
proposer sa propre solution à l’énigme de Dionysos ? ». Cette identification sans médiation, révèle le
rapport bloqué de l’être à son image la plus idéale, à ce qu’il a de meilleur, à son maximum de liberté.
Ainsi se présente Narcisse, figé, statufié, immuable dans son statut d’être de puissance, unique, où
plus aucune parole ne réussit à le faire dévier de son idéal réalisé. Dans la processus de formation
libidinal narcissique, le futur sujet doit éviter la captation jubilatoire du miroir qui l’aliène et tendre
l’oreille à un autre registre, le symbolique auquel il s’aliènera tout autant.
72
Dionysos est l’être du désir, désir à lui tout seul, que la mythologie représente humainement comme
un être possédant des oreilles de forme particulière, des oreilles pour ne point entendre. Le miroir de
Narcisse fonctionne d’une façon identique. Il y recherche en vain le jumeau après lequel il ne cesse de
courir espérant ainsi se sentir plus complet.
En 1864, âgé de 20 ans, pour répondre aux vœux de sa mère, Nietzsche se fait inscrire à la faculté de
Théologie. Mais un an plus tard, il lui annonce la décision douloureuse mais irrévocable d’abandonner
la théologie. En Octobre 1865, Nietzsche s’inscrit à l’Université de Leipzig en Philologie. D’emblée il
ne manifeste pas une grande assiduité pour l’enseignement [18]. Son affectivité, devenue
passionnelle en décide autrement et l’amène bientôt à se polariser jours et nuits sur les travaux
philologiques. Son manuscrit Des sources de Diogène Laërce recueille des éloges de son professeur
Ritschl. L’image idéale du père, matrice de toutes les identifications ultérieures, est égratignée avec
peine lorsque Nietzsche renonce à la profession de pasteur. Il s’était résolu à la théologie afin de
répondre aux exigences maternelles, incarnant ce figurant prédestiné de l’idéal narcissique maternel,
condamné à ne pas faillir, et faisant fonction de verrou d’une clôture familiale autarcique. Le départ de
Nietzsche adulte risque à nouveau la fêlure familiale, renforçant l’escalade narcissique. Et l’appel au
père se renouvelle.
L’été de la même année, le philologue rencontre la pensée de Schopenhauer. L’adhésion est franche,
entière d’emblée, renvoie à la captation spéculaire. Selon Nietzsche, Schopenhauer, figure tutélaire
du nihilisme, fut en tant que philosophe le premier athée avoué et inflexible. Le nihiliste considère que
la vie est courte, brutale et insipide. Il se gausse sans pitié de ces cerveaux exaltés en quête de fins
dernières, de suppléments d’âme ou pis encore de nouvelles valeurs. « Après lui, s’attacher à quelque
consolation que ce soit devient une impudence ». Schopenhauer fut l’homme d’un seul livre, Le
Monde comme volonté et comme représentation et d’une seule pensée : la subordination des
fonctions intellectuelles à l’affectivité. « Avec lui nous entrons dans l’ère du soupçon, de la désillusion,
de la raison comme ruse, du progrès comme imposture ». L’idée que la motivation cachée d’une
pensée importe davantage que son expression, fit son chemin entre Nietzsche et Freud. Cette
philosophie est celle du désistement, qui arrache à la vie tous ses masques pour ne plus lui laisser
que celui de l’éternelle duperie. Mais il n’est pas donné aux hommes d’admirer longtemps et
Nietzsche se détourna de son maître. Alienis pedibus ambulamus9, mais c’est sur des cadavres que
nous marchons pour voler au secours de nos défaites ; la défaite de Nietzsche, ce sera la folie, et son
cadavre, le nihilisme. Comme Schopenhauer était une compensation pour Nietzsche-professeur, il
tomba avec le professorat.
D’un point de vue topique, la légende de Narcisse illustre une maturation non achevée du moi, tel que
l’entend Freud et, par voie de conséquence, une inefficacité du surmoi. L’étape narcissique de la
constitution de la personnalité correspond à un Soi, prélude du moi entendu sous sa forme classique.
L’idéal de Soi en découle avec ses fonctions attractives, séductrices et valorisantes pour Narcisse.
9
Nous marchons avec les pieds des autres. Pline l'ancien. Histoire naturelle, livre 29.
73
Du point de vue économique, la légende de Narcisse « se caractérise par une relation d’objet qui n’a
encore rien d’objectal » donc de génital, comme on la retrouve dans le mythe d’Oedipe, c'est-à-dire
une relation où l’objet constitue un deuxième sujet qui instaure un échange avec le sujet principal.
L’objet de Narcisse se limite à une duplication de son Soi, que le Narcisse ne peut considérer comme
un autre que dans la mesure où il n’y reconnaît qu’un soi-même supposé plus complet tant qu’il reste
fixé par le regard. La nymphe Echo, morte de chagrin par suite du désintérêt de Narcisse, ne pouvait
exprimer autre chose que la péroraison de son propre discours à lui. L’objet de Narcisse reste
économiquement fixé et figé à sa récupération spéculaire dans l’identique conçu comme une
représentation plus totalement réussie d’un soi corporel et affectif anaclitiquement rassuré par la
représentation de cet identique qui demeure à portée de vue.
Nous tendons toujours aux choses défendues et convoitons ce qui nous est interdit. En soulignant
cette phrase de l’Art d’aimer d’Ovide, dans l’avant-propos de Ecce homo, Nietzsche se parle à luimême. Lorsque les conflits intrinsèques de la phase narcissique ne permettent plus une intégration
normale et logique des investissements narcissiques de tout ordre à l’intérieur et au service de la
génitalité – comme le dit Freud, sous le primat de la génitalité – s’illustre chez Nietzsche la formation
de l’anti-Œdipe. A la façon dont l’entend Racamier : la rencontre avec l’Œdipe confronte au deuil et à
son impasse par la répétition de l’évènement traumatique [44]. De ce fait son organisation s’établit
contre la crise, fixée aux processus de l’économie narcissique. Dans l’Ecce homo encore : « Mes
origines suffiraient déjà à me permettre de voir plus loin que les perspectives purement locales ou
nationales, je n'éprouve aucune difficulté à être un bon Européen, mes aïeux étaient des
gentilshommes polonais ». Nietzsche affabule quant à la question de ses origines, et le mensonge
témoigne de son fantasme central, l’auto engendrement. Celui-ci se fonde sur le déni essentiel des
origines, tend à tarir la source d’autres fantasmes, tout comme il confond les générations. Patientons
les thèmes de l’œuvre.
La période de l’enseignement se poursuit jusqu’en 1879. Nietzsche occupe le poste de professeur
d’université et durant plusieurs années, il dispense des cours dans des amphithéâtres vides – le
séminaire de Nietzsche comprenait « normalement » trois étudiants ; il en aura à peine dix à la fin de
sa carrière. Il est professeur sans élève, un père sans enfant, mais en position, en fonction de père qui
auto engendre. Nietzsche s’attelle également à la création musicale, fait retour à « cet élément
naturel » qui est pour lui le triangle gratifiant Mère, Sœur, Nietzsche qui s’inversera pourtant en
espace familial conflictuel. La relation à la mère est en effet « une relation de mélodie ». Cette relation
à la mère et au double de la mère, la sœur Elizabeth, sera prolongée dans sa relation à Madame
Ritschl, épouse de son professeur, « la maternelle amie de Nietzsche ». Celle-ci est à l’origine de la
rencontre entre Nietzsche et Wagner en novembre 1868, au bord du lac des Quatre-Cantons, à
Tiebschen. Wagner s’y est installé en compagnie de la belle Cosima, la fille de Liszt, enlevée au
compositeur Hans von Bülow. Comme l’indique Marie-Odile Blum, l’amitié qu’entretiennent Nietzsche
et Wagner « se produit sur la base d’un rapport de complétude incomplétude, d’une hypertrophie de
l’intérêt porté par Nietzsche à Wagner. »
74
Elle évoluera vers le rejet phobique quand l’icône ne correspondra plus aux phantasmes de
Nietzsche. La confrontation à l’objet, prisme déformé de l’étayage anaclitique, réactive l’angoisse
d’abandon, corollaire de l’angoisse de dépendance à un objet narcissique. Wagner est d’emblée posté
en figure paternelle. Dans cette séquence apparaît la charge affective du transfert narcissique
phallique. Le fantasme d’une complétude narcissique qui dépendrait de l’objet se relie à la répétition
de traumatismes précoces, réactualisés aux plans des affects comme des souvenirs. Depuis la
Naissance de la Tragédie, depuis la feinte apologie qu'est Richard Wagner à Bayreuth, jusqu'aux
textes qui dilacèrent ce même Wagner: Le cas Wagner, Nietzsche contre Wagner, on mesure le
parcours qui va de l'amour à la mise à mort symbolique de l'ennemi fantasmé, dont Nietzsche ne peut
plus maîtriser l'ascension sociale. L’image séduisante en miroir qu’incarne la figure Wagner-Nietzsche
reste tolérable tant que l’emprise demeure possible. Lorsque Nietzsche eut le sentiment que Wagner
n’était plus le miroir dans lequel il se reflétait, la crise violente de déprise se produisit, inscrite dans
des textes meurtriers. Ce faisant, Nietzsche luttait avec désespoir, pour l’affirmation de son Moi
écrasé par le Dieu Wagner.
A partir de la rupture le discours de Nietzsche à Wagner ne sera que celui de la haine et de la
persécution. « Nous sommes des antipodes » confie Nietzsche tandis qu’il ressent la différenciation
de Wagner. Le compositeur est perçu à la façon d’un danger pour l’équilibre nietzschéen, et l’attaquer
c’est se préserver. Dès 1871, Cosima Wagner avait pressenti des difficultés futures dans leur relation
à Nietzsche. « Son attitude, disait-elle, était celle d'un homme qui se défend devant l'impression
grandiose que produit sur lui la personnalité de Wagner ». La figure wagnérienne déifiée, renvoie
implicitement à l’identification traumatique d’un-père : à nouveau l’économie narcissique rejoue la
scène originelle : en face de la figure du Père, elle impose celle du double nietzschéen et
l’appréhension de la répétition traumatique fait rempart à la triangulation, à l’ouverture à l’altérité et sa
différence. Sous le couvert d’un transfert narcissique authentique, Nietzsche exprime le besoin de
s’appuyer sur Wagner, en miroir, mais en quête dans ce miroir d’une image rassurante et valorisée de
lui-même, dans une position relationnelle devenant facilement ainsi transférentielle mais d’apparence
dyadique et nullement encore triangulée.
En 1878, Humain trop humain accuse Wagner de se prosterner devant la croix. La rupture avec
Wagner s'accompagne d'un immense malaise. Nietzsche sait qu'il va devoir affronter la solitude, mais
aussi qu'il va devoir jouer le rôle de contempteur de l'oeuvre wagnérienne, après en avoir été
l'admirateur. Tous les termes employés dans Le cas Wagner, convergent dans l'idée de résistance à
un envoûtement trahissant une idée fixe, celle de combattre la sangsue Wagner, afin d'accéder à la
santé et à la liberté. Toute l'histoire de la relation entre Nietzsche et Wagner est marquée par la
projection, par l'identification, par le rejet phobique, mais aussi par l'amour filial. Wagner devenu
« bateleur mégalomane, démagogue tyrannique », Nietzsche dénonce ce qui ne participe pas de son
économie : à Bayreuth, « seule la masse présente de l’intérêt aux yeux de Wagner ». Nietzsche
s’inscrit contre le théâtre, art des masses, « magie niveleuse du grand nombre ».
75
La masse est hostile, « un troupeau d’immatures, de blasés, d’idiots et de névrosés [7]». Il prône la
musique de chambre, la musique « des connaisseurs et des amateurs », c'est-à-dire la relation duelle,
d’un reflet qui en maîtrise un autre.
Dans le Cas Wagner, il affirme encore : « Wagner est un
névrosé ». Car enfin Nietzsche n’a pas accès à la structuration névrotique, pas davantage au transfert
névrotique tant la représentation de la génitalité fait en lui un écho menaçant. Les relations d’objet
répétées dans le transfert apparaissent comme assez primitives, conflictuelles et violentes, d’emblée
et difficilement métabolisables. La condensation des buts génitaux et prégénitaux se place sous
l’influence de courants agressifs. Nous remarquons les difficultés au sein du transfert narcissique, qui
empêchent d’unifier les représentations et d’assumer les affects, ce qui entraîne des distorsions
persécutoires des représentations parentales et de la mère en particulier. L’augmentation des
fantasmes violents signe une emprise inefficace sur cette violence et une intolérance de l’angoisse
existentielle avec carence des sublimations – où entre en jeu la sexualité – au profit des idéalisations,
qui demeurent, elles, d’ordre narcissique.
Suite à la rupture avec Wagner, Nietzsche magnifie la musique de son ami Peter Gast, obscur
compositeur. Mais tout le discours louangeur sur ce musicien sera dicté par le ressentiment à l'égard
de Wagner. Il prétend que c'est le wagnérisme qui contrecarre la carrière de Peter Gast, que celui-ci
ne réussit pas, parce qu'il n'est pas aussi opportuniste que Wagner. Quand il clame son amour pour la
musique de Peter Gast, il clame en même temps indirectement sa haine de Wagner. Peter Gast
devient le « lieu de projection d'une affection qui a sa source dans son intimité pour un autre ». La
musique de Peter Gast est synonyme de santé, de régénération, de guérison, de clarté : on lit en
filigrane le discours inverse sur la musique maladie qu'est l'art de Wagner. Peter Gast apaisait les
blessures narcissiques qu'avait infligées Wagner à Nietzsche - Charles Andler indique que « Gast
savait doucement donner à Nietzsche le sentiment de sa supériorité parce que, d'une culture
distinguée lui-même, il évaluait la distance entre son maître et lui. » Encore une fois, le jour où
Nietzsche crut pouvoir déceler chez Wagner un peu de jalousie à l'égard de Bizet, il s'affirmera fervent
admirateur de Carmen. Quand il parlait de Bizet, c'est encore à Wagner qu'il le mesurait :"Bizet n'est
nullement désorienté par Wagner... la passion n'est pas tirée par les cheveux (comme par exemple
toutes les passions chez Wagner) [7]." Sans doute Wagner avait-il pour un temps, tenu lieu de
substitut du Père, pour Nietzsche, avant que le rejet de Wagner et de sa musique ne correspondent
au rejet du Père, de la foi qu'il représentait, au rejet de la culture allemande, de l'empereur et de
Bismarck, autres figures symboliquement paternelles.
Lors de l’effondrement de 1889, Nietzsche adresse une lettre à Jacob Burckhardt. Nietzsche lui voue
une amitié chaleureuse, et qu’il estime non payée en retour. Il écrit : « A mon très vénéré. C’était la
petite plaisanterie pour laquelle je me pardonne l’ennui d’avoir créer un monde. Maintenant vous êtes
– tu es – notre grand, le plus grand maître : car moi avec Ariane, j’ai uniquement à être l’équilibre
heureux de toutes les choses ; dans chaque partie il y en a qui nous sont supérieurs… Dionysos ».
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Dans un second billet : « le reste pour Mme Cosima… Ariane... De temps en temps on fait de la
magie [11]». Ariane, dans la mythologie grecque, sœur de Phèdre, fille du roi de Crète Minos et de
Pasiphaé, sauva par son subterfuge Thésée du Minotaure. Dès qu’Ariane vit Thésée, elle tomba
amoureuse de lui et lui offrit son aide, contre la promesse qu’il l’emmènerait à Athènes et l’épouserait.
Une fois le Minotaure abattu, Thésée s’enfuit par la mer avec ses compagnons pour regagner la
Grèce, en compagnie d’Ariane. En chemin, le navire fit halte sur l’île de Naxos. Selon la légende,
Thésée y abandonna Ariane, profitant de son sommeil pour quitter l’île dans qu’elle s’en aperçût. Le
Dieu Dionysos découvrit Ariane en larmes, la consola et l’épousa. Elle gagna l’Olympe avec son
époux divin et reçut l’immortalité. Et Nietzsche figure Dionysos, Cosima la belle Ariane et Richard
Wagner Thésée. Nietzsche Dionysos dérobe Cosima à Wagner et la mythologie ne l’indique pas,
Nietzsche aspire à tuer Wagner. La scène de la triangulation, le désir de l’accès à la génitalité
demeure en filigrane, joués sous l’effet de la métaphore. En reflet, Dionysos est Œdipe, Ariane
Jocaste et Thésée Laïos. Mais la scène échoue encore une fois.
Une photo prise à Lucerne, le 13 mai 1882, sans doute le plus célèbre de la philosophie immortalisa
un tout autre trio infernal : on y voit Lou Salomé, assise sur une charrette tirée par deux hommes au
visage et à la tenue stricts : Friedrich Nietzsche et Paul Rée. Nietzsche est à Rome, à l’invitation d’une
amie. Dans la basilique Saint-Pierre, Malwida de Meysenburg lui présente une jeune russe d’origine
juive, d’une vingtaine d’année à peine ; elle s’appelle Lou. Dès qu’il aperçut sa silhouette, il songea à
épouser cette âme qui s’est fait un petit corps avec un souffle.
Mais le regard de Lou, bien
qu’admiratif à l’égard de Nietzsche, paraît exprimer une sorte de répulsion. Lou boit ses paroles.
Néanmoins il la sent animé par le goût de la contredire. Il y a un esprit trop scientifique dans ce corps
souple et aguichant. En arrière de Lou Salomé se tient Rée. Rée se targue d’être un penseur
occasionnel, ce qui pour lui est un signe d’authenticité ; il préfère ses lacunes à un bourrage de crâne
sophistiqué ; il revendique un certain talent pour le superficiel. Dans son second livre, De l’origine des
sentiments moraux, il donne congé à Dieu et à la métaphysique, et dynamite dans une sereine
allégresse les illusions du libre arbitre et de la responsabilité morale. La scène de la triangulation
s’anticipe à nouveau : sous couvert du transfert narcissique, la sexualité de Nietzsche participe avant
tout d’une tentative de maîtrise de l’autre, maîtrise à la fois violente et possessive. Rée figure le père,
projection spéculaire et narcissique nietzschéenne. Nietzsche et Rée se découvrent « frères en
Schopenhauer », et même si Paul Rée qui est le cadet de cinq ans de Nietzsche, et se reconnaît
comme son débiteur, il n’en reste pas moins que son projet de fonder une philosophie de la
conscience morale exerce une véritable fascination sur l’auteur d’Ecce Homo. La découverte et l’attrait
de Lou renvoient à son esprit fin et incisif, à la fascination intellectuelle qu’elle exerce sur Nietzsche. Il
la place en son égal féminin, elle « la plus intelligente des femmes », « une âme si haute », en réalité
« une pseudo jeune fille » aussi virile et brusque que son amant l’était peu. Lou est surtout Ariane à
Naxos, que Nietzsche veut ravir à Rée. Rée nourrit un sentiment profond envers Lou, toutefois il
caresse l’idée de faire un ménage à trois.
77
Mais le héros Nietzsche ne peut supporter l’idée qu’un partenaire puisse l’asservir à son propre
narcissisme. La vision de la relation et la projection de son système relationnel de pensée sur l’autre
le rendent incapables d’envisager un rapport amoureux avec un autre être, sexuellement différent,
narcissiquement égal en puissance et surtout objectalement complémentaire dans la réciprocité de
satisfaction des désirs érotiques les plus élaborés.
A peine Nietzsche se réjouit-il de ce projet que Lou tombe malade. Elle manque de mourir, et se
rétablit. Aussitôt Paul et elle conspirent contre lui, veulent le voir déguerpir, comme l’ermite et le
rongeur d’idées. Pour Pajak, « Nietzsche aime de façon trop exclusive, c’est pourquoi on l’aime si peu
en retour : il ne s’y entend guère dans cette mécanique qu’est l’amour ». Plus Lou s’éloigne de
Nietzsche et plus elle l’attire. La mère et la sœur de Nietzsche haïssent Lou. Elles la trouvent sale et
dépravée et s’appliquent à tout faire pour l’en éloigner. A présent toute espoir pour Nietzsche de
recevoir son affection est définitivement perdu. Il ne reste que lui et lui, et l’irrépressible désir de
quitter la vie.
Son instinct de vie trouve dans la détérioration une inspiration nouvelle, et « voila que le chagrin et la
lassitude lui donnent des ailes ». Pauvre Lou et pauvre Paul, ils ne le méritent pas. Le ressentiment va
enfanter un héros dont il sera à la fois le père et la mère. L’enfant de cette naissance s’appellera
Zarathoustra, du nom d’un fondateur de religion perse. Zarathoustra naît sur un chemin près de
Portofino, durant cet hiver de solitude écrasante ; « terrible crise, je méprise la vie [45]» confie-t-il à
Lou dans une lettre sans réponse. Il écrit son Zarathoustra comme une mère qui allaite son enfant et
promet d’en rédiger au moins six volumes. En février 1883, à l’heure où ce fils vient au monde, le
Dieu Wagner s’éteint à Venise. Il a l’âge exact de son père. Nietzsche songe que peut-être « il était
son fils, un fils terriblement parricide, aimant tout autant ce père qu’il haïssait toute emprise sur lui ».
Leur amitié s’était moins achevée dans le sang que dans la boue. Peu auparavant, Nietzsche avait
conduit Lou à Triebschen, devant la maison des Wagner, dans l’intention secrète de recevoir sa
demande en mariage. Là, au bord du lac, il n’avait pu réprimer son chagrin : « les jours heureux avec
Richard et Cosima ne reviendraient plus ». Maintenant Nietzsche rompt avec Paul Rée. Il lui paraît
insidieux, menteur et fourbe, est « ce professeur de morale qui mériterait une leçon avec une paire de
pistolet ». Lou est le seul être qui manque à Nietzsche, et toujours, sa sœur Elizabeth poursuit son
entreprise de démolition contre lui. Non contente d’avoir écarté Lou, elle la calomnie encore ; et c’est
Nietzsche qu’elle atteint dans son acharnement. « Plus tard, Nietzsche reniera son fils pour se
mesurer à son seul véritable rival, celui qu’il n’a cessé d’aimer et de haïr, son frère jumeau, son
miroir : Jésus-Christ » [16].
78
Au stade des identifications primaires, l’enfant se fixe une image aliénante de lui qui sera l’origine de
l’organisation pulsionnelle qu’il appellera son moi. Il en résulte que l’image en miroir étant figé et
fabriquée, jamais le moi idéal ne serait réductible à son identité réelle. Le moi étant imaginaire, le sujet
ne pourra l’approcher que de façon asymptotique. Nietzsche ne semble pas s’être échappé du monde
fait de lui-même, et de son image idéale, sans la présence d’un autre qui le ferait sortir de cette
relation imaginaire, stade de l’identification primaire, pour le faire accéder au registre des
identifications secondaires. A l’emplacement laissé vide par la perte originelle et le manque, se
projette l’image au miroir – le Moi idéal doté de la toute puissance narcissique. Dans le même
mouvement, à l’endroit de ce même vide, s’imprime l’ensemble des identifications symboliques
accumulées pendant des années d’apprentissage et qui représentent la loi à laquelle on doit
obéissance. Cet ensemble est appelé Idéal du Moi ; le moi Idéal se soutient donc de la fonction
imaginaire alors que l’Idéal du Moi et du surmoi se soutiennent de la fonction symbolique. Le surmoi
doit être tenu pour une manifestation individuelle liée aux conditions sociales de l’oedipisme. Le
passage aux identifications secondaires se fait par la fonction de l’oedipe qui est sublimation, si l’on
entend par sublimation un remaniement identificatoire du sujet. Nous l’indiquions chez Nietzsche
l’ensemble des identifications primaires intègre la culpabilité imaginaire du meurtre du père et renvoie
à l’impasse des identifications secondaires formées sous le sceau de la triangulation. En place de
l’identification au père, que Nietzsche ébauche de formuler tout de même, s’inscrit sa seule image en
double. La confrontation au père symbolique réactive sans cesse le jeu incomplet et douloureux des
identifications secondaires. Aussi le mal Nietzschéen se situe-t-il au cœur même de cette déchirure de
la subjectivité : tiraillé dans son « vouloir vivre » par deux identifications mortifères, il erre tour à tour
enfermé dans l’image de l‘enfant merveilleux ou de l’enfant monstrueux, du diktat du surhomme à la
tyrannie de l’enfant sauvage.
Après Lou débute la fugitivus errans et l’exacerbation des troubles de l’humeur. Nietzsche paraît avoir
développé une contre-réaction défensive liée à un vécu d’empiétement précoce. Il erre de place en
place. Ce goût du voyage et de l’investissement massifs d’autres espaces pourrait bien figurer
l’extension de son propre « territoire psychique » qui aurait besoin de reprendre de la place, là où il a
été amputé par un trop de présence maternelle. De même, l’omniprésence de l’imago maternelle
serait à l’origine de sa fuite en avant et de sa course infinie dans l’espace réel. La topique psychique
trouverait sa métaphore dans ce déploiement incessant du sujet dans l’espace réel. Il se déroberait
sans cesse lorsqu’il risquerait d’être atteint par l’autre. L’errance serait alors synonyme de déprise, le
contraire de l’emprise. A défaut de pouvoir construire un espace psychique élargi, Nietzsche est
condamné à une errance hors psyché. Le mouvement inverse est l’abolissement de l’espace avec
fantasme incestueux massif de retour à l’intérieur de l’utérus maternel – en résidence maternelle.
Aussi les troubles de l’humeur répètent-ils à l’infini le traumatisme originaire et l’organisation
psychique qui lui est consécutive. Dans ses phases de manie : élation, hypomanie, exaltation
euphorique, les processus psychiques fonctionnent sous le primat du narcissisme primaire.
79
Les fantasmes de toute-puissance, d’auto engendrement, de mégalomanie infantile prédominent ainsi
qu’un économie érigée sous le principe de plaisir. Dans ses phases de mélancolies aiguës, Nietzsche
sombre dans un état de culpabilité profonde : auto-accusations, sentiment d’indignité, idées
suicidaires le tenaillent. Il est totalement identifié à cet enfant mauvais et dangereux qui aurait tué
l’autre : le père, le frère voire la mère.
Le médecin aliéniste de conclure. Il se remémore le portrait que Lou Salomé, future théoricienne du
narcissisme au côté de Freud, dressait de Nietzsche : « il pouvait aisément passé inaperçu. Deux ou
trois menus signes : un rire doux, des mains magnifiques, une bouche expressives, cachée sous la
broussailleuse moustache, des oreilles petites et fines auxquelles Nietzsche accordait la plus grande
importance », des oreilles dédale de l’affirmation et du devenir ou « des oreilles pour entendre des
choses inouïes ». Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles, dira Dionysos à Ariane ; mets-y un mot
avisé ». L’éclairage analytique des aléas précoces et particuliers du narcissisme chez Nietzsche rend
compte de leur importance dans l’évolution affective du sujet. Bergeret affirme que de tels
mécanismes de fonctionnement peuvent se reconnaître soit au niveau d’un Moi structuré, pour
l’essentiel, selon un modèle authentiquement névrotique, soit au niveau d’un Moi structuré, à l’opposé,
et pour l’essentiel, selon un modèle authentiquement psychotique. Mais d’un autre côté il reconnaît
aussi que l’organisation narcissique de la personnalité peut concerner un mode principal et essentiel
de son fonctionnement – et non de structuration véritable d’une personnalité dite « narcissique ».
C’est la modalité psychique que le médecin aliéniste reconnaît à Nietzsche. La triangulation et l’accès
à la génitalité achoppent du fait des déficiences prégénitales, toutefois suffisantes pour ne faire de
Nietzsche un fou, entendons, un psychotique au sens lacanien. Le cadre des Etats limites peut relier
la description de caractères psychotiques à la pathologie narcissique,
80
Scène 2 – Le masque tombeur de masque.
« La dualité ou la multiplicité des têtes tend à réaliser dans un même
mouvement le caractère acéphale de l’existence,
car le principe même de la tête est réduction à l’unité. »
Georges Bataille, Acéphale.
Le médecin aliéniste pétri d’analyse renchérit : à présent que la lumière est faite sur la personnalité de
Nietzsche, l’œuvre doit s’éclairer d’une même idée, puisqu’elle constitue le prolongement d’un vouloir
vivre, d’une crise, procède encore d’un effort sublimé, d’une intention bien identifiable. Pajak n’est pas
analyste, cependant il eut l’intuition de formuler pareille démarche : il admet que pour un fils tout
préalable à la survie soit le meurtre symbolique de son père. Il questionne alors l’orphelin de père
dans l’impossibilité de tuer son père [16]. « Tout orphelin de père est privé de meurtre. C’est une
terrible punition, car il ignore qui le punit, qui a décidé de faire mourir son père. Les orphelins meurent
de ce mystère, et leur propre mort leur semble plus intelligible que cette mort tout à fait extérieure à
eux ». Puisque Nietzsche ne peut tuer son père, il va tuer la raison de vivre de son père, et cette
raison de vivre n’est autre que Dieu lui-même. Dans son œuvre, il va perpétrer son crime, à renfort de
Grecs, de tragédie originelle, à coup d’Eschyle, d’Héraclite, et de Schopenhauer. Cependant « en
tirant à boulets rouges sur le christianisme, Nietzsche a manqué sa véritable cible : plutôt que le
pasteur luthérien qu’était le père, il a tué Dieu pour ne surtout pas tuer son père ». Le meurtre n’est
pas commis, demeure à tout jamais interdit, laissant Nietzsche mourir à côté de la mort. Il perd la
raison, sachant que sa vie ne fut qu’une variété de la mort, mais une variété très rare [46]. Du meurtre
de Dieu se déduisent l’abolition de la morale chrétienne, de la morale tout court, la célébration de
l’instinct, la puissance de l’agressivité et la tragédie comme unification du principe d’individuation. Tout
le reste n’est que littérature.
Le cas Nietzsche en psychanalyse fut abordé par deux fois aux séances du Mercredi de Vienne.
Freud avoue bien qu’il connaissait peu l’œuvre, pas davantage son homme. Il évoque dans un
premier temps : « Nietzsche autre philosophe de qui les divinations et les intuitions concordent
souvent de la façon la plus étonnante avec les résultats laborieusement acquis de la psychanalyse, fut
pendant longtemps évité par moi pour cette raison même ; la question de priorité m’importait bien
moins que le soucis de garder mon esprit libre de toute entrave ». Dans une seconde discussion,
Freud parla de l’étonnante personnalité de Nietzsche. A cet égard, il avait un certain nombre d’idées à
émettre. Mais il dit plusieurs fois que Nietzsche avait de lui-même une plus pénétrante connaissance
que tout home ayant déjà vécu ou devant vivre un jour futur. Assoun, dans l’ouvrage Nietzsche et
Freud énonce la convergence des deux intelligences, rapproche leurs intuitions communes, et au-delà
de leur grammaire respective, dresse de Nietzsche le portrait du premier des psychologiques [47].
81
Le philosophe n’y tient plus : si les Dieux sont morts, alors ils sont morts de rire. Au philosophe de rire
un grand coup aussi. La pensée de Nietzsche n’a rien d’abstrait, de calculé, de construit ; on n’y
retrouve jamais aucun édifice théorique, elle est toute entière faite de fulgurances subjectives dont
l’expression écrite est toujours la manifestation, mais non pas le contenu. Elle est un avertissement
sans résolution, l’instrument d’une musicalité de sens, vocation d’un soupçon immense qui démonte
sans faillir, un précis de décomposition, une suite de masques qui en tombent d’autres. Le philosophe
Nietzsche n’est guère l’ami de la sagesse, pas plus un sage, il se nomme premier psychologue, esprit
libre amoraliste ou encore généalogiste de la pensée. La formulation Nietzschéenne réfute tout
système, ne supporte aucune théorisation c'est-à-dire aucune croyance. Certes on a tenté d’en
élaborer une avec quelques notions toujours plus fortement accentuées, telle que le Surhomme, le
Grand Midi, l’Eternel Retour ou la Volonté de Puissance. Mais ces idées, qui sans doute sont
étroitement liées, ne constituent pas un point de cristallisation de rapports abstraits connexes et plus
ou moins réguliers ; ce sont plutôt les séquences manifestes d’une donnée mal aisée à saisir, en
quelque sorte des « sécrétions solides, cristallines, devenues ainsi visibles [48]», issues d’une eaumère saturée et naturellement homogène.
Le projet de Nietzsche consiste en l’introduction en philosophie des concepts de sens et de valeurs.
La philosophie des valeurs, telle qu’il l’instaure et la conçoit est la vraie réalisation de la critique, la
seule manière de réaliser la critique totale, c'est-à-dire de faire de la philosophie à coup de marteau.
Pour ce faire, Nietzsche intègre à la philosophie deux moyens d’expression, l’aphorisme et le poème.
A l’idéal de la connaissance et de la découverte du vrai, Nietzsche substitue l’interprétation et
l’évaluation. L’une fixe le sens, toujours partiel et fragmentaire d’un phénomène ; l’autre détermine la
valeur hiérarchique des sens, et totalise les fragments sans atténuer ni supprimer leur pluralité. Selon
Deleuze, « l’interprète, c’est le physiologiste ou le médecin, celui qui considère les phénomènes
comme des symptômes et parle par aphorisme, tandis que l’évaluateur, c’est l’artiste qui considère et
crée des perspectives, qui parle par poèmes. Le philosophe de l’avenir est l’artiste et le médecin – en
un mot, le législateur [15]». La question du sens ou plus justement du multiple des sens fait le pivot de
tout le perspectivisme nietzschéen. Dans un premier mouvement d’histoire, Nietzsche forme le
concept de généalogie, qui signifie à la fois valeur de l’origine et origine des valeurs. Au principe de
l’universalité Kantienne, il substitue le sentiment de différence et de distance – élément différentiel.
Généalogie veut dire origine ou naissance, mais aussi différence et distance dans l’origine. Deleuze
encore n’ignore pas que trouver le sens de quelque chose, c’est honnêtement connaître « la force qui
s’approprie la chose, qui l’exploite, qui s’en empare ou s’exprime en elle ». Le phénomène n’est pas
une apparence ni même une apparition, mais un signe, un symptôme qui trouve son sens dans une
force actuelle. La philosophie de Nietzsche est toute entière une symptomatologie et une sémiologie,
qui à saisir le sens, défait la mécanique des forces qui s’y lient. « Toute force est appropriation,
domination, exploitation d’une quantité de réalité. L’histoire d’une chose est la succession des forces
qui s’en emparent et la coexistence des forces qui luttent pour s’en emparer [49]. »
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Un même objet change de sens suivant la force qui se l’approprie. L’histoire est la variation des sens,
c'est-à-dire « la succession des phénomènes d’assujettissement plus ou moins violents, plus ou moins
indépendant les uns des autres [49]». Le sens est donc une notion complexe : il y a toujours une
pluralité de sens, une constellation, un complexe de successions, mais aussi de coexistences, qui fait
de l’interprétation un art. Placer un sens dans le phénomène est doublement mensonger : c’est
réduire la vérité du multiple à la fausseté de l’unique et recouvrir, sans la démasquer l’intention des
forces qui s’y attachent. Interpréter et évaluer, c’est peser : une chose a autant de sens qu’il y a de
forces pour s’en emparer, et la chose se trouve plus ou moins en affinité avec cette force actuelle. Les
socratiques nomment essence l’affinité la plus haute qu’une chose entretient avec se force, au sens
de Nietzsche ;
Le Nietzsche philosophe sait la farce de l’histoire : il devient l’historien des forces qui donnent sens
tour à tour aux phénomènes. Il dénonce le sens fragmentaire qu’une force dominante imprime à son
objet et aussi l’effort qu’elle déploie à retirer au multiple des sens sa vérité de globalité. Aussi la
philosophie interprète-elle le sens des forces, mais elle évalue aussi, par le jeu de la généalogie le
poids des forces. Toute force est dans un rapport essentiel avec une autre force. « L’être de la force
est le pluriel ; il serait proprement absurde de penser la force au singulier [15] ». Une force est
domination, mais aussi l’objet sur lequel une domination s’exerce. « Une pluralité de forces agissant et
pâtissant à distance, la distance étant l’élément différentiel compris dans chaque force et par lequel
chacune se rapporte à d’autres : tel est le principe de la philosophie de la nature chez Nietzsche ».
Sous cet aspect de force qui se rapporte à une autre force, la force s’appelle une volonté. Et l’histoire
des phénomènes est la succession de volontés, expressions de forces qui s’en approprient d’autres.
La volonté est l’élément différentiel de la force. A la force qui commande obéit une autre force : voici la
voie de l’Origine. L’Origine est la différence dans l’origine, la différence est la hiérarchie, c'est-à-dire le
rapport d’une force dominante à une force dominée, d’une volonté obéie à une volonté obéissante, en
autre, une dialectique des volontés.
La hiérarchie comme inséparable de la généalogie, voilà ce que Nietzsche appelle « notre
problème ». L’effort philosophique de Nietzsche se réduit d’un trait à cette seule exigence : la critique
des éléments différentiels, de la perspective dialectique des forces, jusqu’à la dénonciation des vérités
travesties dans le sceau de l’Unique. C’est le sens de la métaphore du lion nihiliste qui succède au
chameau vertueux. L’ouvrage philosophique est l’éclairage des perspectives selon lesquelles une
force s’attache à une autre. C’est aussi la démarche de la science. Nietzsche reconnaît l’objectivité
postulée par le problème de la conjonction « philosophie science ». L’interrogation strictement
scientifique, en raison du caractère d’obligation générale de sa méthode, est celle qui dépend le moins
des volontés : l’interrogation scientifique, parce qu’elle ne dispose d’aucun recul, doit ignorer tout de
sa propre valeur pour justifier de sa connaissance. La science est, au sens le plus sérieux du mot et
selon son essence propre, dépourvue de signification. Un loi rigoureuse des sciences n’a pas de
sens : la question du sens échappe eo ipso au domaine scientifique. La science constitue le seul
domaine où les attributions de sens ne peuvent vivre.
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Seuls philosophes et physiciens possèdent un savoir car dans la mesure où ils se bornent à connaître,
ceux qui acquièrent une connaissance n’encourent pas de responsabilités, tout du moins de fausses
responsabilités. L’illustration des sciences fait exclure, au nom de la connaissance tout domaine
d’expression de forces et de volontés : aussi quelconque système incluant une hiérarchie de forces, à
l’exemple de la morale, de la philosophie de la raison, de la religion ne peut prétendre énoncer une
vérité. Il est le masque de conflits latents, subtils et silencieux, d’affrontement de volontés,
d’appropriation successive de sens dont la durée fait oublier son intention première. La démarche de
connaissance ambitionne l’objectivité, l’examen pluriel des intentions d’un système, la critique de la
valeur des valeurs avancées. C’est l’effort de tomber le masque des volontés au-delà du phénomène.
C’est l’effort de l’évaluation. Lorsqu’il examine un système, Nietzsche se dirige contre la conception
dialectique de l’homme, et brandit la transvaluation contre la dialectique de l’appropriation ou de la
suppression de l’aliénation. Connaître, ce n’est pas éclairer un sens, mais au mieux, rendre compte de
la hiérarchie des sens qui se réclament de la vérité. Nietzsche reconnaît aux forces des propriétés
tantôt négatives, tantôt positives : les forces de négations, secondaires, passives, réactives,
d’adaptation et de régulation, s’opposent à d’autres forces, les limitent et nient ce qu’elles ne sont
pas ; les forces actives ne prennent ni ne convoitent : elles affirment leur différence dans la création, le
don et le jeu, dans la puissance et la jouissance de leur différence. Par l’art de l’interprétation et de
l’évaluation, la détermination du sens rejoint le dévoilement du rapport des forces, car le sens consiste
précisément dans un rapport de force, d’après lequel certaines agissent et d’autres réagissent dans
un ensemble complexe et hiérarchisé. La distinction des forces n’est pas seulement quantitative, mais
qualitative et typologique. Affirmation et négation sont les qualia de la volonté de puissance – la
volonté de puissance étant « l’élément différentiel dont dérivent les forces en présence et leur qualité
respective dans un complexe » - comme actif et réactif sont les qualités des forces.
A ce stade, Nietzsche renonce au sens. Plutôt que de se référer à l’unicité du sens et éluder la
pluralité, Nietzsche affirme le multiple des sens dans leur rapport à l’objet et s’emploie à défaire le jeu
des forces en évaluant leurs propriétés tant positives que négatives. Il est philosophe sémiologue,
psychologue des systèmes. La réfutation de sa méthode comme système s’envisagera ensuite. Pour
revenir à la démarche scientifique, le propos nietzschéen invalide toute connaissance qui ne se limite
pas au recueil de principe mais s’enquiert d’un sens. Lorsqu’il interroge le pathologique, l’épreuve de
sa douleur, Nietzsche rassemble les symptômes dans l’affirmation de la vie et par là de la mort. Sa
grande santé, perspective changeante des maux regarde le bien-être et affirme la souffrance dans sa
composante première de la santé comme élément différentiel, distance de la maladie à la santé : « la
culture de la souffrance, de la grande souffrance, ne saviez vous pas que c’est là l’unique cause de
dépassements de l’homme ? Cette tension de l’âme dans le malheur, qui l’aguerrit, son frisson au
moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l’endurer, à
l’interpréter, à l’exploiter jusqu’au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur de secret, de
dissimulation, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance à travers la
culture de la grande souffrance ? ».
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Si l’art médical nie le pathologique dans son affirmation de la santé, et fait de la souffrance une haine
de la vie, il en vient, au sens nietzschéen à servir une volonté de puissance négative, plus loin
méprise la mort dans son instinct de vie.
Ce qui importe à Nietzsche, ce n’est pas de résoudre la question du sens, puisque le sens n’est pas
accessible, mais d’affirmer la pluralité des sens, dans l’adhésion au multiple des sens inséparables et
indissociables. Si le point de départ de Nietzsche est la métaphysique de Schopenhauer, il produit
d’abord l’effort de rendre aux sens leurs égalités, et à la fin ne conclut pas à la négation du vouloir
vivre. Le nihilisme de Schopenhauer reconnaît la pluralité des sens, rétablit leurs équivalences en
terme de légitimité. Seulement lorsqu’il se heurte à la question du « A quoi bon ? » puisque tout est
permis, le nihilisme place encore le non sens dans un sens ultime. L’emploi de ses forces est in fine
celui des forces réactives, négatives et impuissantes de responsabilités. Quand les forces réactives
triomphent, quand le non l’emporte sur le oui, alors le nihilisme s’étend sur cette terre désolée. Alors
surgissent des fantômes vêtus de bure, qui grommellent que le monde « tel qu’il devrait être n’existe
pas. Donc vivre, agir, vouloir, souffrir, sentir n’a pas de sens [34]». « Ces camelots du néant
empoisonnent les sources de l’existence, et pour apaiser notre soif, ils vendent à la criée de la
compassion, ce sentiment avarié qui ne respecte ni la douleur d’autrui, ni son besoin de souffrir, ni la
volupté qu’il peut éprouver à s’écorcher [34]». Leur morale est encore celle des esclaves, une morale
qui rapetisse et entraîne chacun, selon Nietzsche, dans les mornes plaines de la médiocrité et du
ressentiment, au nom d’un bonheur grégaire et embrigadé. Et Nietzsche justifie l’injustifiable :
l’existence et le monde, en les présentant comme des phénomènes esthétiques ; à l’instar des
présocratiques, il exalte et révère cette Volonté qui s’agenouille de toute éternité devant la vie et
légitime par tous les moyens. Le pessimisme schopenhauerien qu’il emprunte ne le conduit pas à la
résignation, mais à l’héroïsme. L’ascétisme ne représente en rien l’idéal, mais plutôt un symptôme
d’usure et de dégénérescence. Et si Nietzsche fulmine contre les décadents, c’est qu’il les tient pour
des infirmes de l’instinct, s’évertuant à compenser leurs manques par une hypertrophie de la logique
et de la conscience du Devoir. Est bon pour lui ce qui fortifie la volonté de vivre, tout ce qui rend
l’existence plus chatoyante et plus intense. « Je serai, proclame le ténor, toujours de ceux qui rendent
les choses belles ».
Nietzsche s’emploie donc à débusquer la ruse des forces réactives, à démasquer avec un flair
psychologique sans égal, les précédentes explications du monde basées sur sa signification. L’histoire
du sens de l’existence est la longue histoire des hommes qui fabriquent du sens. Le monde tel que
l’homme l’a compris jusqu’ici est parvenu à l’existence par le fait que l’homme lui a, en quelque façon,
attribué quelque signification. Car selon Nietzsche, on s’est servi de la souffrance comme d’un moyen
pour prouver l’injustice de l’existence, mais en même temps comme d’un moyen pour lui trouver une
justification divine et supérieure. « L’existence comme démesure, l’existence comme hybris et comme
crime, voilà la manière dont les Grecs, déjà l’interprétaient et l’évaluaient ». Le titanesque séducteur
fait sens à l’endroit où son absence paraît intenable. C’est l’inspiration du phénomène moral et
religieux.
85
Anaximandre disait : « les êtres se paient les uns aux autres la peine et la réparation de leur injustice,
selon l’ordre du temps ». Le devenir est l’injustice et la pluralité des choses qui viennent de
l’existence, une somme d’injustice. Les choses luttent entre elles et expient mutuellement leur
injustice. Avec le triomphe socratique, la décadence grecque installe le nihilisme et sa typologie des
profondeurs : la titanesque raison sépare l’apparence du monde et son essence, renvoie le sens audelà des flammes qui vacillent contre les parois de la caverne. Socrate est défini par un étrange
renversement : « Tandis que chez tous les hommes productifs, l’instinct est une force affirmative et
créatrice, et la conscience une forme critique et négative ; chez Socrate, l’instinct devient critique et la
conscience créatrice [17] ». Il est l’homme théorique par qui la vie écrasée sous le poids du négatif
devient indigne d’être désirée pour elle-même, éprouvée en elle-même. Et l’homme théorique est le
seul vrai contraire de l’homme tragique. Cependant Socrate ne donne pas à la négation de la vie toute
sa force ; la négation de la vie n’y trouve pas encore son essence. Le sens le plus profond du
nihilisme s’éclaire dans l’avènement du christianisme paulinien : la souffrance met la vie en
accusation, porte témoignage contre elle, fait de la vie quelque chose qui doit être justifiée ; et la vie
expie par la souffrance. Ces deux aspects du christianisme désignent l’intériorisation de la douleur.
Deleuze reprend - « la joie chrétienne est la joie de « résoudre » la douleur : la douleur est
intériorisée, offerte à Dieu par ce moyen » - avec Nietzsche : « Ce paradoxe d’un Dieu mis en croix,
ce mystère d’une inimaginable et dernière cruauté [15] ». La manie proprement chrétienne est déjà
dialectique. La contradiction, énoncé du principe d’individuation renvoie les Grecs à la Raison
dialectique, tandis que le pêché chrétien en prolonge la souffrance. Au lieu de l’unité d’une vie active
et d’une pensée affirmative, la pensée s’est donnée pour tâche de juger la vie, de lui opposer des
valeurs prétendues supérieures, de la mesurer à ces valeurs et de la limiter, la condamner. En même
temps que la pensée devenait aussi négative, la vie se dépréciait, cessait d’être active, se réduisant à
ses formes les plus faibles, à des formes maladives, seules compatibles avec les valeurs dites
supérieures.
Nietzsche interprète chaque présocratique comme exprimant dans sa vie la contradiction de la pensée
réfléchissant sur le devenir, contradiction qui se condense dans le problème de l’Un et du Multiple. La
représentation tente d’annuler le devenir en saisissant l’unité qui fournirait un sens et une finalité
réconciliant les étants. Mais aucune unité n’est atteignable par la pensée au-delà de la représentation.
Donc, soit il faut poser une unité abstraite, à l’instar de Parménide, et cette unité n’est qu’une
représentation figée étouffant la multiplicité qui reste incompréhensible ; soit il faut poser l’unité
comme l’Indéterminé ou comme contradiction elle-même, voire comme mécanisme aveugle du hasard
et cette unité reste incompréhensible, même si on la détermine comme Intellect. Dans tous les cas,
l’existence du monde est illogique, sans finalité, inconcevable, et de telle façon qu’il est inconcevable
qu’il en soit autrement, ceci se transmettant aussitôt à la vie du penseur. Ce qui importe c’est que
l’interprétation des présocratiques révèle l’intensité d’une contradiction qu’éprouve Nietzsche au plus
profond de lui-même. Une formule condense cette contradiction : « Il faut vouloir l’illusion – c’est le
tragique ». On peut dire que Nietzsche n’a fait que développer cette formule en approfondissant
toujours plus la contradiction. La volonté paradoxale de l’illusion définit la sagesse tragique.
86
L’histoire du sens, successivement paraît à Nietzsche comme l’effort de poser le sens de l’existence
comme fautif ou coupable, injuste et à justifier. Et Dieu figurait le besoin d’interpréter. Le nihilisme
romantique – celui à la fois de Schopenhauer et de Wagner, fit au moins l’économie de la croyance.
Nietzsche de Schopenhauer : « Notre Schopenhauer est ce chevalier de Dürer : il n’avait aucune
espérance, mais il voulait la vérité ». Le nihiliste actuel est le cavalier qui galope à fond de train,
flanqué de la Mort et du Diable, « indifférent à ses lugubres compagnons de voyage », et emprunte
sans espérance un chemin d’épouvante, seul entre son cheval et son chien. Mais Nietzsche n’ignore
pas qu’exiger de renoncer à toute croyance consiste encore en un besoin de croyance. Car c’est le
point de déséquilibre, le péril terrifiant de la pensée de Nietzsche : il ne se contente pas de
« résoudre » la douleur en un plaisir supérieur et supra personnel, il affirme la douleur et en fait le
plaisir de quelqu’un. C’est pourquoi Nietzsche-Dionysos se métamorphose lui-même en affirmations
multiples, plus qu’il ne se résout dans un fond primitif. Il affirme les douleurs de la croyance, plus qu’il
ne reproduit les douleurs de l’individuation. C’est ce qu’il reconnaît d’innovation à son Origine de la
Tragédie : l’une est précisément le caractère affirmateur de Dionysos, et d’autre part, l’affirmation de
la vie au lieu de sa solution supérieure ou de sa justification. L’échec de Schopenhauer réside
davantage dans la négation du vouloir vivre. Il tenta en vain de refouler haine et envie au prix de
terribles angoisses : il ne dormait qu’avec ses pistolets à portée de main, n’habitait qu’au rez-dechaussée par crainte d’un incendie. Il emportait toujours avec lui, à l’hôtel ou au restaurant, son verre
pour ne pas boire dans celui d’autrui et redoutait surtout d’être enterré vivant. Schopenhauer réagit à
ses tensions intérieures en idéalisant la pitié, ce phénomène éthique primaire, qui se situe dans un a
priori de la nature morale de l’homme, surgissant de lui-même et s’exprimant comme un instinct. Le
négateur du vouloir vivre n’en demeure pas moins l’apologue d’une Idole pleine et enveloppante,
tandis qu’il prétendait se dévêtir. L’absence de fondement demeure encore une position.
Schopenhauer n’ignorait guère qu’approcher l’intenable se payait. Le délire de sa persécution en fut le
tribut.
A cet endroit précis, Nietzsche reconnaît au nihilisme romantique l’effort d’abattre le sens, mais pointe
encore l’impasse du dernier homme qui dit non. Le nihilisme se dissout dans l’affirmation du non :
puisque aucun sens ne peut légitimement prévaloir, sa démonstration conclut à la négation de cette
même position et ouvre résolument le « tout est possible ». Se dessine alors la véritable vocation
Nietzschéenne – celle de l’irresponsabilité et de l’obéissance nécessaire à la gratuité par le jeu.
Zarathoustra et Dionysos figurent la dernière métaphore de l’enfant qui a surmonté le lion. Tandis que
dans l’histoire de la philosophie, la réaction triomphât de la vie active et la négation, de la pensée
affirmative. Le philosophe législateur est le critique des valeurs établies, c’est-à-dire des valeurs
supérieures à la vie et du principe dont elles dépendent. Il est créateur de nouvelles valeurs, valeurs
de la vie qui réclament un autre principe. Le philosophe prêtre invoque l’amour de la vérité, mais sa
vérité est inoffensive. Celui-ci évalue la vie d’après son aptitude à supporter les poids, à endurer les
fardeaux des valeurs supérieures. « Tel est l’esprit de lourdeur qui réunit dans un même désert le
porteur et le porté, la vie réactive et dépréciée, la pensée négative et dépréciante. Or rien n’est plus
opposé au créateur que le porteur ».
87
Créer signifie alléger, décharger la vie. Et le législateur est danseur, joueur et enfant.
A côté du philosophe, le médecin aliéniste s’étouffe de bailler : c’est que la philosophie, à son tour,
mourut de n’avoir pu délivrer une connaissance définitive. Et puis elle lui semble lointaine et d’outre
tombe, vaporeuse, comme un brin ésotérique. Il s’égare cependant : la philosophie nietzschéenne
réfute de facto de fournir les réponses ; elle ouvre le champs du déséquilibre, renvoie aux inquiétudes
de l’in-fini et de l’in-sensé. Le médecin aliéniste est l’ouvrier d’un savoir hérité, dont la jeunesse ne le
fait pas questionner l’origine et la valeur de son inspiration. Le philosophe reprend patiemment.
Tandis que la philosophie du devenir veut le jeu et la légèreté, la dénonciation de la question du sens
n’entame en rien son expansion et son besoin d’actualité. La science devient le refuge du sens et
l’appétit de divination que réclame les volontés négatives fait dresser les nouvelles icônes de la
connaissance. Lorsque Nietzsche est à demi courbé, dans l’épaisseur de sa démence, il jette son
mépris à l’encontre du Lama, la dit dérangée et avise qu’elle consulte un « autre fin psychologue,
barbu et juif de surcroît ». Nietzsche ne put rencontré Sigmund Freud et s’il partagea son vocabulaire
du primat de l’instinct, il savait déjà ce que l’analyse contenait d’ambition : chercher et chercher du
sens. A nouveau l’histoire du sens aspire au comblement de l’inaccessible, et dresse l’icône d’un
savoir bien raffiné et séducteur. Autours de la mort de Nietzsche, Freud avait posé dans ses études
sur l’hystérie, les jalons de la démarche analytique. Il aborda la parole non plus pour extirper le trauma
se dégageant ainsi de la conception cathartique du travail, mais la parole pour faire lien entre les
représentations conscientes et refoulées. L’interprétation est au cœur de l’intermédiaire, elle relie des
instances psychiques différentes, conscientes, préconscientes et inconscientes, des temps et des
espaces différents en référence à une théorie placée en tierce position. Pour le chercheur, la
problématique analytique résulte du processus de trouver-créer du sens latent à partir du déjà-là.
Encore une fois, au-delà de la fascination divinatoire qu’il y a de découvrir le masqué, le préalable
analytique suppose le sens psychique et fournit les outils d’en débattre. Nietzsche a bien du se défier
du nouveau Dieu savant, de l’être supposé savoir qui s’érigeait en face d’un siècle dans la tourmente
des idoles laissées vacantes.
Le christianisme versait de la connaissance à la croyance, les possédés de Dostoïevski cédaient au
socialisme naissant la direction du sens historique, et la psychanalyse se déployait à l’endroit où la
psychiatrie avait renoncé au sens. Selon Nietzsche, toute représentation est une erreur imposée par
les sens, une métaphore redoublée par le langage, les mots impliquant la croyance abusive en
l’identité des choses. Il lui paraît que l’intellect consomme l’illusion des sens en produisant des
concepts, fictions destinées à couvrir, habiter la terreur du non-sens. Depuis Socrate, la philosophie
se résume à l’apologie de la connaissance pour donner sens à la vie. Et depuis Freud, le modèle
théorique perdit l’honnêteté d’écarter le sens, il fit l’éclairage – avec toute l’élaboration et la
sophistication qu’il convient de donner à ses concepts – du sens de l’actuel. Car au final encore, peu
importe le sens ou le non-sens. L’analyse participa, participe encore de l’appétit du sens que le
nihilisme ne peut déserté.
88
L’œuvre de Nietzsche est l’œuvre tragique. « Le thème du tragique est au cœur de la pensée de
Nietzsche au point qu’on peut la considérer toute entière comme un effort pour surmonter le tragique,
depuis son origine jusqu’à la folie finale [50]». Dès son premier ouvrage publié, La Naissance de la
Tragédie, Nietzsche pose la question d’une connaissance tragique. Les Grecs auraient en effet
surmonté le pessimisme grâce à la réconciliation entre Apollon et Dionysos, les deux divinités qui
présidaient à la Tragédie. Apollon s’associe au plaisir de la représentation, au respect des limites et
de la mesure, à la plénitude des formes individualisées. Apollon divinise le principe d’individuation, il
construit l’apparence de l’apparence, la belle apparence, le rêve ou l’image plastique, et se libère ainsi
de la souffrance. Dionysos figure au contraire le symbole d’une unité primitive où l’individuation et la
subjectivité s’abolissent : l’ivresse dionysiaque déchire le voile du principe d’individuation qui masque
l’ « éternelle souffrance primitive, unique fondement du monde, l’éternelle contradiction, mère des
choses [17]». Dionysos retourne à l’unité primitive, il brise l’individu, l’entraîne dans le grand naufrage
et l’absorbe dans l’être originel : ainsi il reproduit la contradiction comme la douleur de l’individuation,
mais les résout dans un plaisir supérieur, en nous faisant participer à la surabondance de l’être unique
ou du vouloir universel. La tragédie grecque se perdit à la suite du conflit insoluble entre la poésie et
la pensée, conflit qu’incarnait Euripide. La philosophie grecque, dévoyée par le rationalisme
socratique élimina le fond dionysiaque au profit de l’optimiste, convaincue de ce que le savoir
conscient put dissiper le malheur. Mais l’illusion du progrès par la connaissance n’est qu’un moyen
employé par la vie pour tromper la douleur. « La représentation tente d’annuler le devenir en
saisissant l’unité qui fournirait un sens et une finalité réconciliant les étant [48] ».
La tragédie selon Deleuze est la réconciliation, l’alliance admirable et précaire dominée par Dionysos.
« Car dans la tragédie, Dionysos est le fond du tragique. Le seul personnage tragique est Dionysos ;
le seul tragique, ce sont les souffrances de Dionysos, souffrances de l’individuation mais résorbées
dans le plaisir de l’être originel [15] ». L’apport apollinien consiste en le développement du tragique en
drame, en l’expression du tragique dans un drame. « La tragédie, c’est le chœur dionysiaque qui se
détend en projetant hors de lui un monde d’images apolliniennes [4]». Dionysos affirme tout ce qui
apparaît et apparaît dans tout ce qui est affirmé. L’affirmation multiple ou pluraliste est l’essence du
tragique. La lacération dionysiaque fait retour à la contradiction originelle du principe d’individuation.
Ce qui définit le tragique est la joie du multiple, la joie plurielle, la joie de l’affirmation du multiple des
sens. Nietzsche dénonce la méconnaissance essentielle de la tragédie comme phénomène
esthétique. Gilles Deleuze insiste : « le tragique désigne la forme esthétique de la joie, non pas une
formule, ni une formule médicale, ni une solution morale de la douleur, de la peur ou de la pitié. Ce qui
est tragique, c’est la joie. Une logique de l’affirmation multiple, donc une logique de la pure affirmation
et une esthétique de la joie qui lui correspond, tel est le rêve antidialectique et antireligieux qui
traverse toute la philosophie de Nietzsche.[15] »
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La connaissance tragique est la seule connaissance, qui embrasse le multiple des sens pour ne pas
en retirer un seul et affirme le pluriel dans le retour à l’unité primitive. L’existence du monde échappe à
la logique, à la finalité, se pose inconcevable. Aucune unité n’est jamais atteignable par la pensée audelà de la représentation. L’histoire du sens nihiliste supposa une unité abstraite, cette unité n’étant
qu’une représentation figée étouffant la multiplicité qui demeure incompréhensible. L’effort de
Nietzsche dans l’approfondissement de la contradiction originelle, formule l’illusion du tragique, c'està-dire l’adhésion joyeuse et affirmative au multiple, au hasard – entendons : le hasard à la façon des
stoïciens, somme de lois, de sens qui échappent à l’individualisation. « Rien n’existe en dehors du
tout ». Ce même hasard, selon Nietzsche ne se questionne pas. En science, l’outil descriptif du
hasard n’est pas causaliste, mais statistique [48]. La psychiatrie contemporaine, anglo-saxonne
précisément, exclut la question du sens, n’énonce pas la signification. D’une part du fait de
l’inaccessible complexité du sens et de l’origine, et d’autre part en raison de ses moyens
fragmentaires, l’explication du sens est réfutée d’emblée. C’est la précaution des classifications
statistiques type DSM de l’American Psychiatry Association.
De l’affirmation du hasard, il s’ensuit que l’existence n’a rien de coupable ni de responsable. Et celui
qui affirme le hasard et la nécessité comme phénomène, concrétude de ce hasard est le héros : « Le
héros est gai, voilà ce qui a échappé jusqu’à maintenant aux auteurs de tragédie ». L’innocence est la
vérité du multiple, l’innocence est le jeu de l’existence, de la force et de la volonté. Pour Nietzsche,
Héraclite est le penseur tragique : il comprend l’existence à partir d’un instinct de jeu, fait de
l’existence un phénomène esthétique, non pas un phénomène morale et religieux. Lorsqu’il a regardé
profondément, il n’a vu « aucun châtiment du multiple, aucune expiation du devenir, aucune culpabilité
de l’existence [35] ». Le multiple est la manifestation inséparable, la métamorphose essentielle, le
symptôme constant des uniques et par là de l’unique. Encore une fois, la corrélation du multiple et de
l’un, du devenir et de l’être forme le jeu. « Le joueur s’abandonne temporairement à la vie, et
temporairement fixe son regard sur elle ; l’artiste se place temporairement dans son œuvre, et
temporairement au-dessus de son œuvre. L’enfant joue, se retire du jeu et y revient ».
Le jeu, affirmation du hasard, manifestation tragique du hasard qui affirme la nécessité. Pour décrire le
jeu, Nietzsche recourt aux deux moments que sont ceux d’un coup de dés. « Si jamais j’ai joué aux
dés avec les dieux, à la table divine de la terre, en sorte que la terre tremblait et se brisait, et projetait
des fleuves de flammes : car la terre est une table divine, tremblante de nouvelles paroles créatrices
et d’un bruit de dés divins. » Les dés qu’on lance une fois sont l’affirmation du hasard, la combinaison
qu’ils forment en tombant est l’affirmation de la nécessité. La nécessité s’affirme du hasard, au sens
exact où l’être s’affirme du devenir et l’un du multiple. « Par hasard, c’est là la plus ancienne noblesse
du monde, je l’ai rendu à toute chose, je les ai délivrées de la servitude du but… J’ai trouvé dans
toutes choses cette certitude bienheureuse, à savoir qu’elles préfèrent danser sur les pieds du
hasard [6]». L’antéchrist est ce Dieu du hasard, le Dionysos tragique et le règne de Zarathoustra est
appelé « grand hasard » car il sait affirmer le hasard, c'est-à-dire jouer le coup de dés.
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« Que l’univers n’a pas de but, qu’il n’y a pas de but à espérer pas plus que de causes à connaître,
telle est la certitude pour bien jouer » La doctrine de l’amor fati désigne la combinaison fatale et aimée
du couple dionysiaque hasard-destin. Or l’affirmation du hasard, le jeu du coup de dés ne peut s’en
remettre à l’unique : la figure du chaos, l’envergure du multiple ne peut être le singulier. Nietzsche a
l’intuition que la pointe ultime du tragique, le chaos universel qui exclut toute activité à caractère final
ne peut s’entendre que par l’idée du cycle et par la figure du cercle. Il décèle dans la pensée de
l’Eternel Retour, c’est-à-dire dans la pensée que toutes choses à jamais reviennent, identiquement
pareilles, « plus exactement la même vie, ni pire ni meilleure » l’ultime affirmation du tragique et du
devenir mais aussi la plus terrifiante. Nietzsche confia son intuition de l’Eternel Retour à Lou « à voix
basse avec les signes manifestes de la terreur [51]». Cette pensée n’est exprimée que dans un
murmure, en tant qu’occasion du plus grand péril. L’amor fati dit : la vie n’a pas à être jugée, elle est
sainte par elle-même et l’homme fort accueillera avec une égale ferveur la béatitude et le désespoir,
l’erreur et l’illusion, la cruauté et la ruse, s’ils sont de nature à augmenter sa vitalité. L’affirmation du
hasard est une, une fois, et l’Eternel Retour fait de cette affirmation une infinie répétition. Le cycle est
le retour du Tout, dans un retour du Même, dans un retour au Même. Nietzsche ajoute à la répétition
le procédé sélectif de l’Eternel Retour : d’abord comme pensée « il donne une loi pour l’autonomie de
la volonté dégagée de toute morale : quoi que je veuille – ma paresse, ma gourmandise, ma lâcheté,
mon vice comme ma vertu, je dois le vouloir de telle manière que j’en veuille aussi l’éternel
retour [15]». A côté des « demi-vouloirs » qui ne s’exprimeraient qu’au singulier, les forces qui font
l’épreuve de l’Eternel Retour deviennent actives et seules puissantes d’affirmation. Gilles Deleuze
confie également au mouvement de l’Eternel Retour sa capacité d’oubli : « le mouvement de cette
roue est doué d’un pouvoir centrifuge, qui à chaque retour chasse le négatif et le ressentiment ».
L’être de l’affirmation est celui qui appelle l’Eternel Retour et l’Eternel Retour devient l’être de
l’affirmation. « Parce que l’Etre s’affirme du devenir, il expulse de soi tout ce qui contredit l’affirmation,
toutes les formes du nihilisme et de la réaction » qui par le mécanisme sélectif ne se produiront qu’une
fois. L’être tragique, est le héros qui affirme le hasard, le multiple, saisit la joie et le jeu, se soumet aux
cycles infinis du retour de l’affirmation.
Aux termes successifs du chameau, du lion et de l’enfant s’ajoute une quatrième et dernière figure de
la transmutation : le surhumain. L’essence humaine produisit un être réactif dont les forces de
vengeance se combinaient à celles du nihilisme. Par ses propriétés sélectives l’Eternel Retour le
repousse et l’expulse. Avec Nietzsche, le surhomme désigne exactement le recueillement de tout ce
qui peut être affirmé, « la forme supérieure de ce qui est, le type qui représente l’Etre sélectif, le
rejeton et la subjectivité de cet être ».
Le médecin aliéniste ne peut davantage contenir son impatience : le discours de notre bonhomme est
celui, prophétique, messianique, d’un fou qui auto-engendre définitivement. La pathologie narcissique
verse d’un coup à la psychose ! Le philosophe de sourire : qu’importe la psychose, ce qui est fatal
c’est de l’affirmer…
91
Scène 3 – Le vertige de la danse.
« On voit à la démarche de quelqu’un s’il a trouvé sa route,
car l’homme qui approche du but ne marche pas, il danse. »
Zarathoustra aux Klingons [35].
Podach dans l’effondrement suggère que l’anéantissement de Nietzsche procéda d’une fatalité
intérieure, de la juste conclusion de sa pensée du déséquilibre. Foucault rapproche le destin du
philosophe à celui d’Antonin Artaud : la folie et l’œuvre entretiendraient chez eux des rapports
essentiels et leurs trajectoires envelopperaient une « expérience tragique » de la raison. L’une et
l’autre création s’expriment ainsi au sortir d’un asile d’aliénés – ou plus simplement « au sortir du
monde trop humain piégé par les valeurs qui se sont détachés des exigences du corps et de la vie ».
Nietzsche lui-même évoque dans sa correspondance la fatalité qui pèserait sur lui, et parfois, la
menace de la folie, comme s’il pressentait la fin. Il qualifie sa pensée de dangereuse, et c’est à travers
ce danger de la pensée – le danger de la connaissance tragique – que Nietzsche aborde la folie.
« Presque partout, écrit-il, c’est la folie qui aplanit le chemin de l’idée nouvelle, qui rompt le ban de la
coutume, d’une superstition vénérée ». Et Nietzsche annonce le surhumain : « je vous inculquerai
cette folie ; vous apprendrez ceci : le sage est aussi le fou »
Le médecin aliéniste souligne l’antagonisme qui oppose l’ambition philosophique de Nietzsche,
constructiviste et la critique incessante et destructrice. Freud qualifiait la pensée philosophique de
« paranoïa réussie ». La démonstration philosophique s’identifie à un exercice rationnel tout puissant
au service d’une idée prévalente. L’argumentation s’élabore autours d’une intuition première, soutient
et développe l’argument initial dans l’ampleur, l’intensité et la ténacité de la rationalisation. M.A. Wolf
indique qu’une « pensée philosophique est de type paranoïaque quand elle se limite à défendre à tout
prix une ou plusieurs convictions existentielles et quand elle plie la logique à cet impératif [52]». Leur
auteur en retire profit, ce qui conduit Freud à qualifier cette paranoïa de « réussie ». L’héroïsme
nietzschéen propose l’affirmation d’un naufrage volontaire, d’une pensée solitaire qui vise à se
saborder. Son œuvre est à l’inverse d’une construction paranoïaque : les mythes s’y succèdent,
aussitôt examinés et invalidés jusqu’à la négation. Le processus créatif reçoit un écho dissonant
tandis que le médecin aliéniste attesta chez l’auteur d’une problématique narcissique. L’école
lacanienne d’ailleurs intègre la pathologie narcissique au registre de la structuration psychotique paranoïaque notamment. C’est aussi le sens des propos freudiens, qualifiant Nietzsche
« d’homosexuel passif ». Le paradoxe nietzschéen relève du double mouvement de l’assimilation du
monde selon ses mécanismes de fonctionnement et de sa projection contradictoire dans l’œuvre.
92
Le philosophe reconnaît au processus créatif sa vocation de défaire les éléments du réel, dans un
premier moment en divise la cohérence, pour ensuite se les approprier, élaborer au sortir de la
destruction. Chez Nietzsche l’élan tantôt se fige, ou alors se précipite à la faveur des oscillations de
l’humeur. D’une part Nietzsche se laisse féconder par l’environnement, puis il projette à l’extérieur les
fruits de ce qu’il découvrit de sa propre personne. Le combat de Nietzsche se dirige non pas contre la
Loi, représentée par la Loi du christianisme, mais pour une Loi qui permettrait la satisfaction du Désir.
Il suffit de lire le philosophe pour y rencontrer les fantasmes les plus expressifs quant à la permissivité
de l’inceste. Il a tenté d’instituer un système de lois applicables à son concept de « nonindividuation », entreprise in-sensée, puisque le concept de non-individuation ne se conçoit qu’en
l’absence de Loi. Dans la tragédie, le choix du couple Apollon Dionysos est décisif, mais leur
opposition est trompeuse. En fait de matrice commune, elle réunit ces deux dieux dans le culte
delphique ; le reflet humain en est la mania, que Nietzsche semble ne considérer que chez Dionysos,
et encore sous la forme édulcorée de l’ivresse. Mais la mania est quelque chose de plus que l’ivresse,
c’est la seule approche authentique de la divinité, quand l’homme anéantit sa propre individuation.
Dans le Phèdre, Platon nous éclaire sur sa symbolique et son apparente hiérarchie, par un discours
sur la folie. Mantique dérive de Mania du point de vue étymologique, et dans son essence, c'est-à-dire
l’art de la divination, sommet du culte d’Apollon, elle dérive de la folie. A cette mania apollinienne est
étroitement liée, et de plus en position subordonnée, si l’on en croit l’allusion platonicienne, la mania
dionysiaque du culte orgiaque et des mystères. Que l’exaltation, la fureur, l’ivresse, le dépassement
de l’individu, de ses jugements et de ses mensonges, constituent la manifestations suprême
d’Apollon, Héraclite lui-même l’avait d’ailleurs déclaré : « La sibylle, de sa bouche folle dit, à travers le
Dieu, des choses sans sourires, ni ornement, ni fard [53]. » Par la mania de l’inspiration, Nietzsche fou
rejoint la dilacération dionysiaque, renoue d’avec le mystère du principe d’individuation. Dans l’Ecce
Homo, il consigne : « On entend, on ne cherche pas ; on prend sans demander qui donne – je n’ai
jamais eu à choisir. Tout se passe en l’absence de toute volonté délibérée. Le plus remarquable est le
caractère involontaire de l’image, de la métaphore : l’on n’a plus aucune idée de ce qu’est une image,
tout se présente comme l’expression la plus immédiate, la plus juste, la plus simple. Il semble pour
rappeler un mot de Zarathoustra, que les choses viennent s’offrir d’elles mêmes pour servir
d’images ». L’art dionysiaque repose sur le jeu avec l’ivresse, l’extase, et l’artiste dionysiaque sous
lequel Nietzsche se déguise à peine, crée dans les vapeurs de l’ivresse dionysiaque. Par
analogie : « c’est quelque chose comme lorsqu’on rêve et qu’en même temps on sent que le rêve est
rêve ». Il précise aussitôt que « ce n’est pas dans une alternance entre la lucidité et l’ivresse, mais
dans leur simultanéité que se fait voir l’état esthétique dionysiaque. » Jacques Rogé rapproche
l’existence simultanée de l’ivresse et de la lucidité d’un état dissocié de conscience ou symptôme de
dépersonnalisation. Durant les phases de l’inspiration créatrice, Nietzsche observe et prend notes des
contenus de conscience qui lui semblent venir d’un ailleurs et dont il est involontairement l’auteur.
93
L’ivresse évoque l’état de dissociation de la conscience, avec une conscience critique conservée, à
côté d’une conscience imaginaire considérablement amplifiée et magnifiée. C’est la dernière qui
périodiquement se gonfle d’euphorie, d’exubérance, d’excitation intellectuelle et d’invention. La
conscience imaginaire, hypomane voire maniaque, représente en définitive la source inspiratrice de la
créativité nietzschéenne.
Lorsque l’intense imagerie mentale fait défilé à travers la conscience
critique, Nietzsche en saisit une description « à vif », dans l’instantanéité d’un contenu sub-délirant et
hallucinatoire. La cohérence de l’œuvre tient particulièrement à la préservation de la conscience
critique. Dès la rédaction de la Naissance de la Tragédie, Nietzsche relie l’ivresse hypomane au
transport musical : il est le plaisir d’une libération et la plus profonde, la plus complète de toutes : « la
libération pulsionnelle de l’inconscient primitif – le Ca ». L’émotion paroxystique, l’oubli de la
conscience critique, la libération sans frein de l’instinct, évoque dans son essence un moment
d’hypomanie, d’ivresse dionysiaque à la façon dont Nietzsche l’appréhende. A cet état dont Henri Ey
et Jean Gillibert précisent qu’il est une « festivité du Ca», [54] Nietzsche prête l’extase grecque –
έκστασισ – ou transport hors de soi, cette « déstructuration, dessaisissement de l’être et
dépersonnalisation ». Lorsqu’il attribue son expérience de la mania aux possédés de Dionysos, le
philosophe indique encore que « dans la jubilation mystique, les frontières de l’individuation,
autrement dit le principium individuationis volent en éclats [50]». L’émotion dionysiaque qu’il s’agisse
de abolit la subjectivité jusqu’au total oubli de soi, fait retour à l’illusion de l’Unité primitive. Pour la
décrire, Nietzsche évoque l’ « orgiasme musical » et ses affects forts lui semblent venir de l’ « Un
originaire », de l’être originel, du « magma chaotique qui est celui des origines » jusqu’à lui procurer
un « incoercible désir et son plaisir d’exister ». Sous l’action de ce ravissement vertigineux, se produit
un dessaisissement de l’individu et l’union avec l’être originel. L’irruption de la folie, de l’épisode
hypomaniaque, s’interprète à la façon d’une crise de possession, d’une transe dionysiaque qui dissout
les traits de l’individuation et confère à Nietzsche de prodigieux élans de stimulation. Il formule
l’expérience d’une joie, profondeur hypnagogique qui lui paraît servir son ambition de franchir
l’individuation car l’abolition de la subjectivité signifie la puissance entière de l’instinct. C’est là l’effet
d’une instrumentalisation de la pathologie psychique, rôle essentiel de la maladie qui participe du
génie créatif. Nietzsche projette au monde – adresse de l’œuvre - son expérience propre ; en ce sens
la folie concourt à sa réalité : elle est fonction et instrument de la création.
Jaccard reconnaît aux psychanalystes « d’avoir compris que les portes de la folie s’ouvrent dès lors
que le sujet n’est pas reconnu autre [34] ». Au contraire de la psychiatrie classique, le fou n’est pas
coupé du réel, mais envahi par trop de réel, trop stimulé, trop accueillant, poreux au monde. Cette
dépossession de soi, ce naufrage de la raison furent les écueils sur lesquels se brisa Friedrich
Nietzsche. Et l’œuvre est toute entière cet appel : la formulation du danger lié au savoir tragique, la
pensée se dissociant elle-même pour résoudre son conflit avec la vie, dans le refus de toute unité
réductrice. L’affirmation de la multiplicité non représentable de la vie conduirait à la fragmentation et à
la dispersion dans les figures du délire.
94
Pour Nietzsche, dès que l’unité réductrice est sacrifiée au profit du chaos des représentations sans
lien, la vie s’appauvrit, prise dans les contradictions que seul le retour sur elle-même de la pensée
consciente peut lever. L’affrontement avec la Grande Maladie, l’affirmation du vertige, constitue un
pessimisme « à vif, sans stupéfiants, issu de la connaissance tragique ». La Grande Santé contient sa
maladie - conquête sans fin, puisque toute stagnation serait symptôme de vie déclinante, « toute
fixation dans une position signifierait un état, c'est-à-dire une maladie ». L’œuvre réclame l’affirmation
de tout, et lorsque l’angoisse et le dégoût surgissent chez Nietzsche, c’est toujours en ce point : tout
peut-il devenir objet d’affirmation, c'est-à-dire de joie et cesse d’être négative ? Nietzsche plongé dans
le deuil de l’individuation, conçue comme l’origine de tout mal, espère par toute son œuvre pouvoir
enfin briser le sortilège de l’individuation et donner naissance et donner naissance à nouveau à
Dionysos réalisant alors la force Unique de la non-individuation. Selon une formule de Deleuze, la
pensée de l’éternel retour représente la « catégorie de l’épreuve [15]» : il signifie le retour éternel de la
contradiction entre la vie et la pensée, reconnue comme nécessaire, de telle sorte que la pensée est
prise à tout instant dans cette contradiction. Le héros nietzschéen est l’affirmateur de l’intenable :
aucune position n’est possible dans telle ou telle unité, toute représentation apparaît à la conscience
comme une abstraction, un point de vue limité, une perspective locale et illusoire. L’affirmation de
l’Eternel Retour « définit et garantit l’intenable en signifiant immédiatement à la pensée qu’aucune
issue à la représentation n’est possible ». Plagnol indique : « Plus on pense, plus on vit, plus cela
devient intenable et pourtant nécessaire, et tout discours sur l’intenable est déjà un stupéfiant, tout
discours sur l’éternel retour est déjà « une rengaine ». Le conflit entre la vie et la pensée s’affirme et
se résout dans l’instant, mais il vient après un autre instant qui ramène à l’intenable [50] ». En ce
sens, le penseur doit courir le risque « que nul ne voit de ses yeux comment et où il s’égare, dans
quelle solitude il se fait déchirer, morceau par morceau, par quelque minotaure tapi dans les cavernes
de la conscience. »
Au milieu de l’année 1888, à Turin, Nietzsche correspond avec le suédois August Strindberg,
dramaturge et romancier qui termina sa vie seul, après avoir été interné deux ans à la suite d’un
épisode schizophrénique. Il est le premier étranger qui présenta la philosophie de Nietzsche à ses
élèves. En novembre Strindberg, adresse à Nietzsche un roman intitulé « Les mariés ». A cette
époque, la mégalomanie du philosophe grandit de jour en jour. Il cherche des Maîtres pour traduire
ses livres dans toutes les langues. Le seul traducteur qui accepte est Strindberg qui propose une
traduction en groenlandais, et il répond à Nietzsche par l’envoi d’un drame intitulé « le Père ». A la
lettre « Vous allez bientôt entendre ma réponse : elle claquera comme un coup de fusil… J’ai
convoqué à Rome une assemblée de princes, je veux faire fusiller le jeune Kaiser. Au revoir ! Car
nous nous reverrons », le poète suédois répond, moitié en s’associant à ce qu’il croit être une
plaisanterie, moitié s’effrayant. Il adresse à Nietzsche un avertissement et un conseil, le conseil
d’Horace : « Pour vivre droit, Licinius, ne te dirige pas toujours vers la haute mer, ni par la crainte
excessive des bourrasques ne sers de trop près le rivage périlleux. » L’œuvre de Nietzsche empreinte
désormais aux périples du navigateur Cook « dont les périls devenaient parfois si grands qu’il
retournait chercher un abri dans la position qu’il avait auparavant cru la plus dangereuse de toutes ».
95
L’effondrement menace. Le danger de l’œuvre rejoint la folie de l’homme. Celui-ci pressentait-il en la
folie, la déraison, le repos d’un combat inhumain ? Et l’homme voudrait se séparer de l’œuvre : si l’on
admet une contradiction intenable entre la vie et la pensée, alors la connaissance tragique en ellemême n’implique aucune folie. Bien au contraire, par définition, il n’y a aucune issue à l’intenable. La
folie même demeure interdite. Elle serait fixation, un appauvrissement de l’intenable. Lorsque
Nietzsche brandit le fou à côté du sage - « Que l’esprit le plus profond doive aussi le plus frivole, c’est
presque la formule de ma philosophie. Immédiatement à coté de César, se trouve le bouffon » - c’est
l’homme qui parle, car peut-être est-il soulagé de sombrer dans la folie, de placer son œuvre « en
résidence maternelle ».
La folie détermine l’œuvre et participe de son procédé de création, dit le médecin aliéniste. Le
philosophe reconnaît le danger de la pensée qui vise à l’intenable, mais il ne peut sérieusement
conforter l’imaginaire du penseur dangereux dont l’invention le précipita dans la folie. La structure de
personnalité et l’oscillation de l’humeur définissent les thèmes de l’oeuvre, de même que le procédé
de création. Il apparaît que l’effondrement dans la démence ne puisse résulter de la seule conclusion
philosophique.
96
La scène se clôt. Le médecin aliéniste épaule le philosophe. Tous deux s’assoient dans le silence de
la scène. L’un dans l’autre, leurs regards se découvrent. Le sourcil est épais, le nez grotesque, les
mains croisées sur les genoux. Soudain, les regards deviennent myopes, et vient la migraine.
97
« Sa fin ne jette pas une clarté sur sa vie ainsi qu’il apparaît aux yeux de ceux qui concluent de la fin
de Nietzsche, qu’il n’a, en somme jamais été rien d’autre qu’un fou et que l’étude de sa vie ne peut
fournir d’autre intérêt que celui d’observer les prodromes d’une folie ; mais, bien au contraire, sa vie
apprend à juger sa fin avec justesse et à la considérer comme la digne conclusion de toute son
existence. »
Le cas Nietzsche demeure pluriel à la façon de sa pensée : Nietzsche est le personnage tragique et
l’œuvre celle du Dionysos, dieu de l’extase et de la folie, mais aussi divinité de la transgression
tragique de la loi. La loi, par là le sens Nietzschéen est l’adhésion entière au non sens, au
franchissement de toutes les lois, et l’abandon tragique au vertige volontaire de la destruction. Au-delà
de toute interprétation clinique, la perspective pathologique est d’abord au centre du questionnement
nietzschéen, dans la mesure où cette folie de n’admettre aucune loi entre en conjonction avec
l’insanité du monde. En ce sens, Maurice Blanchot écrivait à Bataille : « Il me semble que les
difficultés nerveuses dont vous souffrez ne sont que votre manière de vivre authentiquement cette
vérité, de vous maintenir au niveau de ce malheur impersonnel qu’est le monde en son fond ». La
tentation fut forte de définir la maladie de Nietzsche qui s’exprime hors langage structuré, « dans une
textualité mitée à la manière des textes fondateurs, telle une parole en constant devenir ». L’enjeu de
la pensée Nietzschéenne commande dans sa globalité au domaine de l’interdit, le domaine tragique,
ou mieux, le domaine du sacré. Selon Bataille encore, l’humanité exclut ce domaine afin de le
magnifier : l’interdit divinise ce dont il défend l’accès et subordonne cet accès à l’expiation [55]– à la
mort. Et Nietzsche d’ajouter : - à la mort ou la folie. La métaphore du Lion est la figure nihiliste, lieu
déserté par le sens, mais germe des puissances négatives. C’est l’enfant – avènement du surhumain,
qui réalise l’équilibre dionysiaque de l’insubordination et forge la grandeur de l’homme. A l’endroit où
l’œuvre nietzschéenne bande ses forces à l’abolition de la loi, c’est l’existence seule du philosophe qui
densifie le vécu de l’Eternel Retour, s’enfle du vertige en profondeur qui dissout ses traits.
Et la folie qui décompose le dernier hiver turinois ne laisse pas inachevée l’œuvre. Car enfin la
vocation du discours le fait retourner toujours à la vertu du silence. L’œuvre, trop assurée, s’est tue, et
prit cet autre langage de la déraison. Aussi Nietzsche contenait-il déjà son monstre : « à présent
science, art et philosophie croisent en moi simultanément au point que de toute manière j’engendrerai
dans quelques jours un Centaure ». La naissance d’un centaure ne désigne pas moins le chaos de
l’écrit que
l’anéantissement de la pensée incarnée. De là que Nietzsche devenu curiosité de la
bourgeoisie de Weimar, devait bien rire en 1892 de son accomplissement asilaire. Le chaos dont il
avait le besoin « dans son âme pour accoucher d’une étoile qui danse » emprunta le masque et la
fracture du pathologique. La folie agit doublement, à la fois détermination de l’œuvre et parcours du
libre penseur, mais aussi conclusion, risque ultime de la philosophie incarnée.
98
La contribution de notre travail visait à la description d’une folie d’abord ordinaire, pour révéler le
singulier et l’enjeu de l’œuvre sublimée. Le médecin aliéniste fit le rapport d’un homme souffrant de
troubles chroniques de l’humeur et dont l’effondrement peut vraisemblablement se rapporter à
l’expression terminale d’une infection syphilitique. L’irruption de l’organicité permit – toutes précautions
prises – de conclure le déroulement pathologique. L’étude biographique des points d’ancrage indiqua
quant à elle la recherche de l’identification à la figure vacante du père, exprimée tant au travers du
champ affectif que par la thématique de l’œuvre. Notre travail emprunta un temps également la
perspective psycho-dynamique afin de renseigner les intentions, les dessins qui formulent la question
centrale de la Loi. Cet éclairage conclut à une personnalité narcissique, et dont l’expression des
troubles thymiques renvoie à une élaboration psychique d’état limite. Les défauts de génitalisation et
d’oedipification chez Nietzsche témoignent de la fixation au registre de l’imaginaire narcissique,
modalité défensive à la pulsion de mort. Chez Nietzsche, le processus créatif agit comme rempart à
l’agressivité latente, et lorsque la fonction contenante de l’œuvre faillit, l’agressivité envahissante fait
le lit de la psychotisation. La nosographie d’états limites – aussi discutée soit-elle – autorise à rendre
compte des caractères prépsychotiques de la pathologie thymique. Aussi rejoignons-nous les
classifications psychiatriques contemporaines qui allèguent aux troubles de l’humeur des caractères
psychotiques sans toutefois verser dans le registre structuraliste.
Plus loin, c’est la singularité du génie nietzschéen franchissant son homme et l’instrumentalisant
comme procédé de connaissance qui inspira le désir de ce travail. Avec l’aphorisme lacanien « n’est
pas fou qui veut » nous reconnaissons aux forces qui agirent la création nietzschéenne, l’empreinte
définitive et radicale qu’elles déposèrent dans la pensée et l’actualité moderne. Lorsque Nietzsche
annonçait le fou comme en prophète, créateur d’une vérité inaugurale - « celui qui accède à la
connaissance quand il se promène au milieu des hommes, il se promène réellement au milieu
d’animaux » - il n’ignorait pas que l’accès à cette vérité impliquât qu’elle lui coûtât un risque terrible.
C’est le mot de Zarathoustra sur les îles bienheureuses : « Créer – voila la grande délivrance de la
souffrance, voila ce qui rend la vie légère. Mais pour qu’il existe celui qui crée il faut beaucoup de
souffrances et de métamorphoses », et la parole de Dostoïevski qui fait dire à Ivan Karamazov que
pour écrire, « il faut souffrir, souffrir et encore souffrir. »
99
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DSM IV : classification nosologique des pathologies psychiatriques éditée par l’American
Psychiatric Association (version n°4, 1994)
103
Annexe
Dates
Œuvres de Friedrich Nietzsche et ouvrages biographiques
1872
La naissance de la tragédie, ou Hellénisme et Pessimisme
1878
Humain, trop humain ; un livre pour les esprits libres
1879
Opinions et sentences mêlées
1879
Le voyageur et son ombre
1881
Aurore ; Réflexions sur les préjugés moraux
1882
Le Gai Savoir
1884
Ainsi parlait Zarathoustra ; Un livre pour tous et pour
1886
Par delà le bien et le mal ; Prélude à une philosophie de l'avenir
1887
Généalogie de la morale
1888
L'Antéchrist ; Imprécation contre le christianisme
1888
Ecce Homo ou Comment on devient ce que l'on est.
1888
Le crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups de
marteau
104
VICARD (Arnaud). – Approche psychiatrique des troubles mentaux de Friedrich Nietzsche. (Traité
d’insubordination).
107 f.
Th. Med. : LYON : 2004 – N°
RESUME :
Dans ce travail consacré à Friedrich Nietzsche, l’auteur s’est d’abord intéressé à la description
clinique de son effondrement et passe en revue les symptômes en faveur d’une paralysie générale
progressive. Par l’étude des particularités biographiques et caractérielles, il introduit le cadre de la
maladie bipolaire pour rendre compte des troubles mentaux de Nietzsche. L’interprétation
analytique de la personnalité de Nietzsche relie ses modalités de fonctionnement à une
problématique narcissique et en étudie les prolongements dans l’œuvre. La folie de Friedrich
Nietzsche est au cœur de sa pensée au point qu’on peut considérer l’œuvre toute entière comme un
effort pour surmonter le tragique, une ambition d’affirmer l’intenable au-delà du repos même qu’est
la folie. Le psychiatre et le philosophe font l’effort de réunir le pathologique et le procédé créatif. La
folie de Nietzsche détermine l’œuvre et l’œuvre participe au déséquilibre de la pensée.
MOTS CLES :
Nietzsche
Maladie bipolaire
Syphilis
Tragédie
JURY :
Président : Mr le Professeur M. MARIE-CARDINE
Membres : Mr le Professeur J.L. TERRA
Mme le Professeur L. DALIGAND
Mr le Professeur J.D. FAVRE
Mr le Docteur J. GOFFETTE
DATE DE SOUTENANCE :
19 Mars 2004
ADRESSE DE L’AUTEUR :
18 rue du 8 mai 69110 Sainte Foy les Lyon
105