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Dragon contique
Par Mikaël Quesseveur
Face aux murs froids et stériles, Clémentine contemplait à son aise
l’image déformée que lui renvoyait la ferraille sombre et lisse, voyant à
loisir la blondeur de ses cheveux, le bleu profond de ses yeux, bleu d’un
corps fort et bien bâti, d’une sportive inaltérable et qui reflétait là les
traits de son esprit, fort caractère indompté, grandi par l’apprentissage
constant des langues antiques et disparues. Cette quête merveilleuse de
l’absolu, de l’origine la plus lointaine et si inconnue l’avait toujours
exaltée intimement. Cette seule idée d’avoir un jour la joie de
comprendre les secrets sanskrits et mésopotamiens, ce moment fervent
où l’homme pour la première fois d’un son inarticulé forma le mot, ce
commencement où fut le verbe, hantait ses rêveries nocturnes et
étonnées, quand elle appréciait si entièrement la délectation et la saveur
des prononciations exotiques et perdues des langues rares et estimées.
Depuis plus de trois ans elle habitait les murs du CERN à Genève,
devenu ce centre pour les langues anciennes également, depuis ces
découvertes récentes d’une adéquation quantique entre la prononciation
restituée de l’indo-européen et la structure du monde. Les premiers mots
ne faisaient pas simplement que dire : ils faisaient vraiment ; ils
créaient. Depuis cette première fois où, au hasard de la prononciation
d’un mot s’étaient formée devant une forme gigantale et étrange, noir du
corbeau carbonisé sur le fil des lampadaires, les recherches en langues
s’étaient concentrées sur le développement de ce pôle de recherche, sur
cette création solidaire de la langue ; de l’influence enfin complète de
l’homme devenu Dieu à la place de Dieu. Clémentine était le fleuron de
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cette jeunesse émerveillée, qui avait vu une quinzaine d’années
auparavant les premières expériences de création.
Une nouvelle s’apprêtait à être lancée, pour la millième fois peut-être
de ces dernières années. Elle se rendit en salle d’observation, d’où l’on
voit par la lucarne une immense salle blanche. Au milieu de la pièce
confinée, aux immenses murs capitonnés, l’homme paraissait bien frêle
devant cette débauche de grandeur. Les multiples vitres qui séparaient
l’équipe de recherche de la salle tremblèrent au moment où l’on vit
l’homme ouvrir un large bouche, avant que l’on rouvrît successivement
les portes métalliques jusqu’à se rendre dans la pièce. Au centre, un
objet informe qui mêlait les rondeurs aux contondances et dont les
couleurs enchevêtrées plongeaient en les abîmes de ses trous,
empêchant de savoir vraiment si le bleu était bleu, si le jaune était jaune,
mêlant tout d’ombres et de clarté ostentant la diversité des textures qui
le constituaient, tant à la fois tapis d’Orient ou d’Italie, précieux
diamants ou étoffes d’Arabie, au verre glassé et glissant, transparent
d’opacité, un objet si monstrueux qu’aucun n’aurait pu donner un nom à
cette étrangeté.
- Et encore un échec, un ! s’exaspéra le premier homme. Quel mot
était-ce cette fois-ci ?
-
Eau. Pensez-vous vraiment que nous y arriverons un jour Henri ?
Clémentine, amère de déception, rebroussa chemin sans attendre la
réponse. Vraiment les recherches n’avançaient plus depuis la découverte
des propriétés performatives de la prononciation restituée de l’indoeuropéen, et bien qu’on ait été émerveillé les premiers temps de voir
que parler suffisait à créer, qu’on sentait bien que cette création était
amplement quantique, on n’avait jamais créée que des difformités sans
ordre, et c’était d’une banalité désastreuse à présent de voir de si
étranges objets occupés les couloirs du CERN. Clémentine avait ce
sentiment confus que tout était sa faute, de sa potentielle trop grande
prétention devant les mystères de l’origine des langues et son espoir de
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voir restituée la langue passionnée des premiers échanges et partages.
Langue de Babel ! Pourquoi tant de mystères ?
Elle se saisit de son vélo, et pédala à travers routes et forêts pour
rentrer chez elle. Ce nouvel échec occupait violemment son esprit, et
elle ne parvenait à se défaire de l’image d’horreur ancrée en son sein par
la création quantique. Un bruit de métal l’arracha de ses tourmentes,
lorsque, sur le bord de la route, elle vit une voiture au rouge éclatant
renversée dans le fossé. Inquiète et bouleversée, précipitamment elle
s’arrêta par crainte qu’il ne restât quelques corps douloureux dans
l’habitacle. Quand elle s’approcha, elle ne vit à la place du conducteur
qu’une place béante et vide où le silence régnait cimétrier.
- Il y a quelqu’un ? cria-t-elle, tant pour briser la lourde
atmosphère qui pesait que pour s’assurer qu’aucun problème ne
persistait.
Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, elle vit au pied de la voiture un
lézard à l’étrange couleur, dont les lapis-lazulis éclatants donnaient écho
à l’opale de son corps, se reflétant dans l’améthyste de ses pattes. La
configuration complètement cassée de ses jambes donnait l’impression
vague d’une mort prématurée et d’une douloureuse fugacité. Décidée à
ramener l’animal au département de biologie, elle avança la main vers
lui, jusqu’à frôler son corps froid. Comme soudainement ranimé, celuici se débattit en tous sens, et dans le même instant, semblait grossir,
grossir, et grossir encore. Les écailles s’étiraient, s’écartaient les unes
des autres et montraient des creux sombres et éclatés, laissant à craindre
une éventuelle explosion. Effrayée, elle recula largement, et reprit à
deux mains son vélo, prête à détaler ; la voiture, poussée par la force du
lézard partit en roulé boulé plus loin encore dans la forêt. La terreur
saisissait Clémentine, qui, émerveillée en même temps qu’elle craignait
pour sa vie, vivait de ces moments contradictoires où l’on est paralysé,
de crainte et de fascination, hypnotisé par la terreur quand pas un
mouvement ne vient. Un cri immense émergea de la gueule du lézard,
dont les dents proéminentes réfléchissaient l’éclat bleu de son museau et
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il n’en fallut pas plus à Clémentine pour retrouver ses esprits et s’en
aller, se saisissant de son vélo et s’apprêtant à appuyer de toutes ses
forces sur les pédales quand elle vit, dans les yeux du lézard, dans sa
posture étrangement bipédique et relevée, dans ce qui apparaîtrait
humainement comme une douleur, une souffrance sourde inexprimable,
un appel à l’aide jeté vers les étoiles. Mais en crainte, et parce que le
lézard jetait un de ces terrifiants cris, elle se jeta à peine perdue sur la
route, sans prendre plus garde à ce qui se passait derrière elle,
n’entendant que des cris, tous se ressemblants et dirigés vers elle
comme des menaces mortelles, lui reprochant d’être venue le déranger.
Elle pédala et pédala encore, à s’en rompre l’haleine, à s’en fendre le
dos, grisée par l’adrénaline bleue de cette crainte cruelle que lui avait
imposant l’imminence de la mort. Et elle pédala, faisant défiler autour
d’elle les champs genevois riches en terres meubles et froides. Sa
rencontre avec cette étrange créature la perturbait tant et si bien qu’elle
ne pouvait s’empêcher de revoir la gueule monstrueuse s’ouvrir à elle
avec ses dents béantes et sa langue plus sombre que l’obsidienne. Elle
pouvait presque sentir sa gueule s’écraser sur ses os et les broyer,
déchirant sa chair ténue par l’appui fin de la mâchoire acérée. Vision
d’horreur stupéfiante, les éclats d’acier de la voiture brillaient dans son
esprit et s’étalaient encore devant ses yeux bien qu’elle fut arrivée chez
elle. Le pavillon semblable à tous les autres de sa rue rassurait son esprit
affolé, lui redonnant un point de repère appréciable dans son trouble.
Alors qu’elle rentrait, heureuse de retrouver l’atmosphère familiale, elle
entendit depuis le salon chuchoter le son de la télévision, et sentit de la
cuisine l’odeur affamante d’un bouillon délicieux. Son mari apparut
alors dans l’embrassure de la porte du salon, large sourire au visage,
avant que celui-ci ne se déconfit.
« Tout va bien chérie ? Tu as l’air bien pâle ?
- Oui, oui je vais bien ; enfin, il m’est arrivé une aventure assez
étonnante sur le chemin du retour, laisse-moi un instant que je prenne un
verre d’eau et je viens te raconter tout ça ».
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Elle se défit de son manteau, se désaltéra, soufflant un instant et
récupérant de sa course folle entre les champs alpins, reprit un large
verre et se dirigea vers le salon.
« Dis-moi tout, engagea-t-il quand il la vit arriver
- Au niveau des bosquets, vois-tu, dit-elle tout en s’asseyant à ses
côtés sur le canapé, se blottissant contre lui, une voiture était renversée.
Par crainte de n’y trouver quelques blessés, je m’en suis approchée.
L’habitacle était vide, mais il y avait au pied de la voiture une espèce
d’étrange lézard bleu. Je me suis dit que le département de biologie
trouverait certainement ce lézard passionnant, d’autant que je n’en avais
jamais vu de la sorte. Mais à peine l’avais-je touché qu’il se mit à
grossir, et à grossir encore. C’est devenu un mon…
- Ta chef te traumatise-t-elle réellement tant que ça pour que tu
passes par une métaphore aussi élaborée ?
- Ne te moque pas de moi ! Ce n’est pas une métaphore, je ne fais
que te dire la vérité ! répliqua Clémentine, stupéfaite et outrée par la
réaction si peu compréhensive de son mari.
-
Viens au fait alors, pourquoi me dis-tu cela ?
- Mais c’est tout ! Le lézard a grossi, il était monstrueux je suis
partie. Que veux-tu que je te dise de plus, c’était déjà bien assez
traumatisant !
- Tu as pris quelque chose ? lui demanda-t-il. Enfin, ce n’est pas
grave, après tout tu me paraissais bien stressée ces derniers temps et je
comprendrai que tu aies voulu te détendre. Tu veux aller te coucher ?
- Ne me traite pas comme une malade ! Je vais très bien et je sais
ce que j’ai vu ! cria-t-elle en se levant.
Elle sortit de la pièce et se rendit dans le jardin, où elle comprit que
l’histoire, trop fantasque, ne pourrait probablement jamais être crue.
Mais hé bien quoi ?! Ne l’avait-elle pas vécu ? Vraiment, cela l’attristait
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d’avoir vu son mari réagir ainsi. Mais quelle histoire de lézard bleu
aurait pu être crue par qui que ce soit ? Pourtant, si ce qu’elle avait
effectivement vu était vrai, cela serait la découverte majeure d’une
espèce métamorphique, un être tel qu’on n’en aurait jamais vu et qui
peut-être serait suffisamment intelligent pour posséder la parole. Perdue
dans ses pensées, elle déambulait dans le jardin, essayant lentement de
reprendre de revivre ce qui s’était passé. Et si rien de cela n’avait eu lieu
? Et si effectivement elle avait trop travaillé ? Si elle avait simplement
rêvé tout cela dans un complet craquage après le nouvel échec de
l’expérience ? Oui après tout c’était possible. Mais comment expliquer
la voiture, et les souvenirs si précis qui lui restaient ? Comment
expliquer tout cela ? Elle n’avait pas pu s’endormir sur son vélo, elle
était bien là, à présent, chez elle, en chair et en os. C’était un profond
mystère que celui-là. Elle songea alors qu’en demandant aux biologistes
s’ils connaissaient quelque espèce de lézard bleu elle aurait peut-être
une chance, même minime, d’avoir quelque approbation de son
expérience. Quand bien même elle y croyait bien peu, il lui fallait
essayer, savoir s’il était possible qu’elle n’eût pas rêvé.
Elle garda donc en elle la rancœur, l’éphémère crainte de la folie qui
guettait du haut de son arbre comme un vautour la proie affaiblie d’une
âme vagabonde. Le lendemain elle repartir vers le CERN, hâtive, tant
dans ses gestes précipités, désordonnés, que dans ce sentiment qui la
gagnait, cet ultime espoir qui la convainquait. Elle prit de nouveau son
vélo, passant cette fois par un autre itinéraire, de crainte de retomber sur
l’affreux lézard qui l’avait tant traumatisé. Une fois arrivée, elle ne fut
que d’une hâte et se rendit sans perdre haleine au département de
biologie, à quelque centaine de mètres des bâtiments de linguistique
quantique dans lesquels elle travaillait. A son arrivée, elle put voir sur le
bâtiment de brique, au-dessus de l’entre au portail noir et élégant,
l’inscription « Département de Biologie » enferaillée sur le bronze dorée
en des lettres gothiques. Poussant la lourde porte, elle avança près de la
femme à l’accueil, demandant où elle pouvait trouver un taxinomiste.
On la fit monter au septième étage, entrer dans une pièce entièrement
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blanche où se trouvait un homme seul, assis à son bureau, une
moustache grisonnante élégamment portée par-dessus ses lèvres.
« Monsieur, mille excuses pour le dérangement, je n’en n’ai pas pour
longtemps, mais c’est que, voyez-vous, hier, au détour d’un chemin, j’ai
eu l’occasion de croiser un étrange animal et je me suis dit que vous
sauriez, probablement mieux que quiconque, me renseigner sur la nature
de cet animal.
- Je vous écoute, répondit l’homme, calme et impassible, toujours
penché sur son bureau, un stylo à la main, continuant à rédiger ce qui
ressemblait de loin à un rapport.
- Près des bosquets il y avait hier, à côté d’une voiture écrasée, un
petit lézard bleu. J’ignore si l’espèce est connue, mais je dois avouer
avoir été étonné par cette vision.
- Vous devez vous tromper. Il n’y a rien de tel dans la nature. Le
bleu est une couleur rare, et les chances de survie d’un animal de cette
sorte dans un tel environnement seraient très faibles. Êtes-vous sûr qu’il
était bleu ? n’était-ce pas un reflet ? »
Sous la surprise, Clémentine ne sut que répondre. Elle espérait avec
tant d’ardeur qu’on lui confirmât l’existence de l’animal, ou qu’à
défaut, on entreprit des recherches à ce sujet, qu’elle balbutia avant de
reprendre.
« Je… Je ne crois pas. Enfin je crois que… Ce qui a été le plus…
perturbant c’est le fait qu’il ait grossi pour passer de la taille d’un jouet
à celle d’une voiture en un rien de temps ».
La phrase semblait avoir fait son effet car le taxinomiste, alors,
releva la tête et lui jeta un regard profond. Avait-elle réussi à éveiller en
lui le souvenir lointaine d’une espèce un peu mythique ?
« Allez-vous bien Madame ? Croyez-vous vraiment que j’ai du temps
à perdre avec ce genre d’inepties ? J’ai des choses bien plus sérieuses à
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traiter. Voulez-vous bien partir ? Non. Attendez. Comment vous
appelez-vous ?
-
Clémentine Daguenne, du service de linguistique quantique.
-
Bien, merci. Partez maintenant. Bonne journée.
Clémentine ne se fit pas prier, lâchant en retour un « Bonne journée »
maladif et dépité. Elle savait dans le fond qu’il était peu probable qu’il
existât un tel animal, ou qu’il fût connu, mais allait-elle croire pour
autant à sa folie ? Elle sortit du bâtiment un peu rapidement et rejoignit
le laboratoire où elle travailla la journée entière, refusant de sortir de
son bureau, préférant méditer à tout ce qui venait de se passer. Jean son
collègue vint la voir, étonné de ne pas l’avoir vu aujourd’hui sortir de
son bureau. Parce qu’elle le connaissait depuis plusieurs années déjà, et
qu’elle avait l’espoir tout de même de trouver enfin quelqu’un qui la
crût, elle osa, à nouveau, raconter cette terrible histoire. Et de nouveau
la brisure, la suspection circonspecte d’un rêve éveillé, étonné
d’entendre de telles inepties sérieuses, qui s’éleva.
« Laisse ce n’est rien, probablement la fatigue accumulée et un
break-out, finit-elle par lâcher ».
Elle sortit de son bureau en vitesse, laissant planter là son collègue,
les larmes aux yeux le vague à l’âme. Là, elle rejoint son vélo et part à
nouveau, pensive, désespérée, elle décide de retourner sur le lieu où la
veille le lézard était apparue. Si au moins elle y trouvait la voiture
retournée elle aurait quelque indice d’un réalisme partiel de ses
illusions, si ce n’est la confirmation complète de ce qui lui était arrivé.
Les nacres d’or s’étendaient dans le soleil couchant, et les nuages
assombrissaient la chaleur de la fin de journée, plus encore rafraîchie
par l’ombre de la forêt que traversait la route qu’elle empruntait. Les
minutes lui semblaient longues à mesure qu’elles se rapprochaient du
drame. Au loin, elle veillait, mais nulle voiture renversée qui pût lui
indiquer la véracité de son expérience. Le vide. Simplement le vide
béant de la déconfiture, de l’alarme écœurée qui conçoit soudain dans sa
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lucidité la folie absurde d’une pensée. Ainsi donc c’était vrai ? Elle était
vraiment folle ? Elle constituait des images douteuses dans son esprit et
déformait le réel, le complétait, le transformait perceptivement ?
Bien que plongée dans ses réflexions, Clémentine aperçut soudain
sur le côté de la route, au lieu où aurait dû se trouver le lézard bleu, un
espace béant s’ouvrant dans la forêt. Sur les arbres elle put apercevoir
des bouts de fer largement enfoncé dans l’écorce, ainsi que du verre
éparpillé ; la végétation ravagée offrait un triste spectacle tant les arbres
avaient une configuration étrange, et le la terre semblait meurtri par de
larges entailles, tout comme si un obus avait là éclaté. Et la défiguration
de la forêt semblait continuer sur bien des mètres. Elle s’avança
prudemment dans l’étoffe verte éclatée, élevant régulièrement les
jambes pour passer par-dessus les quelques ronces qui pouvaient être
restées au sol, inquiète de voir un tel spectacle d’horreur. Elle avança
sans discontinuer avant d’arriver dans une grande clairière où l’on
pouvait voir, au centre, un rocher immense s’élever. Alors qu’elle
s’apprêtait à repartir, on regard fut capté par un éclat bleu qui venait de
derrière les rochers, légèrement sur la droite – éclat qui disparut bien
vite mais qu’elle était certaine d’avoir aperçue. Etait-ce vraiment ce
qu’elle pensait ? Ainsi elle ne serait pas folle, elle aurait bien vu ce dont
il s’agissait. Elle avança de nouveau, doucement d’abord, puis plus
hardiment, se disant que si tout cela était le résultat de son imagination,
il n’y avait rien à craindre, et que dans le cas contraire, si c’était un
quelconque animal, peut-être sa stature parviendrait-elle à l’effrayer. Le
ventre tout de même serré, elle dépassa enfin la légère proéminence qui
la cachait au reflet bleu, et vit, dans des mouvements ondulant, un
drapeau bleu battre à l’extrémité d’un bâton planté de la roche. Amère
déception que celle-ci. Alors oui, elle pouvait à présent en être sure :
elle résolument complètement folle. Que croyait-elle trouver ? Un
lézard bleu géant poussant des gémissements monstrueux ? Ou bien qui
lâcherait un grognement comme celui derrière son épaule ?
Elle se retourna avec rapidité pour voir un immense lézard, en
position bipédique, les écailles d’un bleu luisant et les dents acérés
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complètement sorties de sa gueule. Elle ne savait plus vraiment où elle
en était, et regardait à nouveau ce lézard avec fascination. Cette couleur
bleue que l’on voyait si rarement dans la nature était ici si flamboyante
qu’elle en crevait les yeux, le contraste produit par le fond du vert vif et
du marron boueux donnait à ce bleu les éclats du ciel et des rêveries
célestes. Pourtant, cette beauté était inquiétante. Sombre beauté que
celle qui la menaçait de ses dents aiguisées, mais plus fascinantes
encore se trouvaient être les ailes sur le large dos du lézard, ailes
immenses et translucide aux ramifications qui semblaient aussi
nombreuses que celles que l’on peut voir sur les dos des feuilles des
arbres. Le lézard était majestueusement grand et impressionnant, et
avaient ces airs de vitraux gothiques, qui présentent ces figures à la fois
unies et brisée, rudes et lisses à la fois et qui s’inscrivent dans l’éternité
des tableaux lumineux. Etant soudainement ces ailes, le lézard se
présenta soudain comme un phénix et poussa un cri puissant dans sa
direction : dressé dans toute sa posture, sa posture était de plus en plus
effrayante, et Clémentine sentait en elle monter l’adrénaline, et comprit
qu’elle faisait face à un dragon : étrange découverte que celle-ci,
merveilleuse et étonnante, terrifiante en même temps. Quand son pied
cherchait le chemin du retour elle vit le large cou du dragon s’abaisser
froidement contre terre dans ce qui ressemblait à une attitude
étonnamment humaine d’honneur majestueux. Elle s’arrêta. Une
respiration lente, calme, sereine, sortaient des museaux élargis de
l’immense lézard. Elle se retourna, et dans un geste de folie s’abaissa
lentement elle aussi, penchant largement son buste vers le sol, la tête
relevée vers le dragon. Quelques secondes passèrent. Les regards
croisés étaient ardents, et s’offraient comme les honneurs de la politesse
que l’on fait à un inconnu lorsqu’on le croire pour la première fois. Et
dans un même mouvement, miroitement symétrique, ils se relevèrent.
Clémentine commençait à sérieusement se demander si elle n’avait pas
cédé à la folie, si résolument faire face à un dragon était réellement
concevable, et elle ne put réprimer un soupir qui mena le dragon à
lâcher un nouveau cri effrayant.
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Elle ne savait plus. Elle ne savait plus rien. Que faire, où aller, que
croire, si même seulement une issue était possible : si jamais rien de tout
ceci n’existait elle était folle, si cela existait mais qu’elle en parlait
autour d’elle, elle serait prise pour folle, et si à défaut cela ne la rendait
pas alors folle, c’était peut-être pire encore que de l’être vraiment.
Aucune issue, la forêt était un nid élevé dans le ciel, et elle un misérable
oisillon sans nourriture, qui devait choisir de sauter et de mourir ou de
se laisser mourir indéfiniment dans le nid. Elle regarda le dragon et lui
dit, vainement :
« Je suis Clémentine, le doigt pointé vers sa poitrine, et je ne te veux
aucun mal. »
Le dragon, de nouveau tourné vers elle leva un de ses bras écailleux,
sous son aile, le tendit vers lui et lâcha trois cris très courts. Etait-ce
vraiment ce qu’elle pensait ? Cherchait-il là à communiquer ? Ou
n’était-ce qu’un hasard. Il montra de nouveau sa poitrine et produisit
gravement ce qui ressembla à « Jaisus Gnaimandyne eille che moeudeu
okainal», maladroitement prononcé. Oui, le voilà qui cherchait bien à
communiquer, à reproduire tout du moins. Mais peut-être n’était-ce
qu’une illusion, peut-être était-ce comme le Ara qui, après un long
apprentissage peut reproduire les sons que fait son maître, après tout, il
n’avait fait que répéter l’intégralité de sa phrase. Pour s’assurer de cela,
elle vit un lapin en fuite, le montra du doigt et dit :
« Lapin »
Ce à quoi le dragon fit écho le visage tiré vers l’animal, puis
quelques instants après, il fit de même, montrant cette fois-ci un
souriceau qui traversait la clairière. Tout espoir était-il perdu ? Devaitelle croire que toute communication était impossible malgré les espoirs
qu’elle y avait placé ? Triste affaire que d’oser croire quand on est
condamné : elle qui voyait la liberté devant elle se profiler, sentait à
présent le poids de la condamnation peser sur ses épaules.
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« Tu ne me comprends pas n’est-ce pas ? il ne sert à rien que je te
parle, dans quelques secondes tu vas simplement reproduire e que je
viens de te dire de manière déformée et cela ne m’avancera à rien.
Quand je pense que je suis venu me perdre dans cette forêt, que j’ai
probablement découvert une des plus formidables espèces qui soient et
que pourtant, je ne pourrai jamais rien dire ! J’aurai préféré ne rien
savoir à te découvrir toi, grosse bestiole inutile qui me fait prendre pour
une folle et qui me rend folle. »
Elle prit un caillou dans sa main
« Je le sens bien, les cailloux bientôt deviendront des montagnes » et
elle le jeta.
« Gesog nar lapin » répondit le dragon. Et Clémentine vit alors
apparaître proche sa pierre une autre pierre d’une rotondité parfaite ;
pierre sombre et noir, blanche et lumineuse, pierre échue du Ciel comme
Luciferen sa chute céleste porteur de Lumière fit briller le ciel quand
son cœur s’assombrissait de son orgueil. Clémentine était stupéfante,
plus encore qu’elle ne l’avait été quand elle avait vu le lézard grossir,
plus encore que quand elle était venu là le chercher de nouveau. Etait-il
possible que ce dragon ait pu créer par sa voix quelque objet ? N’étaitce pas ce que faisait la physique
linguistique moderne après tout ?
C’était folie !
Elle montra la pierre au dragon, prit un air étonné et le montra lui.
Elle espérait peut-être là se faire comprendre. Il balança sa lourde queue
vers elle, et il s’en fallut de peu pour qu’elle l’évita ; voilà maintenant
qu’il cherchait à la tuer ; tout était bien flou dans son esprit. Tout était si
brouillon et si rapide, tout changeait d’instant en instant, et comme la
réalité, elle avait l’impression que le flot permanent de l’être, la réalité
changeant prise dans le flux continu du temps s’était soudain épris
d’instabilité et que rien ne pouvait être semblable à l’instant précédent.
Elle regarda le dragon, blanchement au fond des yeux, prête à fuir s’il le
fallait, et celui-ci alors :
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« Gesog gavagaï »
Et alors une pierre lancée à pleine vitesse apparut au milieu de la
clairière pour partir rejoindre la première, pierre tout aussi blanche et
sombre, noire et lumineuse que la première, et qui, à ses côtés,
donnaient l’impression de constituer un petit nid au creux duquel
siègeraient deux œufs.
Et de nouveau le dragon :
« Sraddhaeo »
Et ce fut comme une révélation : la linguistique quantique créait les
objets comme ce dragon, à la différence que celui-ci semblait maîtriser
bien mieux les codes de prononciation et ne créait pas des difformités. «
Sraddhaeo » ou ce qui semblait y ressemblait était de fait bien proche du
sanskrit sraddha, et probablement le « o » devait-il être, comme en latin
ou en grec, une de ces désinences pour montrer que l’action concernait
l’émetteur de la proposition. Par composition donc, le dragon cherchait
à communiquer avec elle, et lui demandait ici sa confiance. Ainsi, peutêtre était-ce encore mieux qu’une simple découverte biologique, mais
était-on à l’aube d’une reconfiguration totale de l’humanité, splendide
errance humaine qui par les siècles grandit aurait vu dans son sein la
science advenir maîtresse et constituer raison de l’existence entière des
choses. Il fallait, à présent, qu’elle comprenne, qu’elle parle à ce dragon
; qu’elle sache somme toute tout ce qu’il serait possible.
« Veregasse ? », demanda-t-elle, signifiant par-là son interrogation
quant à sa présence.
Et le dragon, semblant comprendre lui répondit. Dans un long débit
de parole qu’elle ne comprit que partiellement, il lui raconta comme il
venait d’un autre monde, qu’il était ici blessé, épuisé et que la première
fois qu’il la vit il avait requis son aide, que la crainte qu’il avait vu sur
son visage l’avait fait craindre quelque haine envers lui, et qu’il avait
préféré se réfugier au cœur de la forêt, que les expériences de physique
quantique et d’accélérateur de particules et diverses autres choses que
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Clémentine ne comprit point, était liée à sa venue ici, que comme un
déchirement le monde s’était fendu de l’autre côté de la lumière, qu’il
voulait y retourner, mais que dans sa faiblesse il ne pouvait faire de
longues traversées et qu’il aimerait son aide pour recouvrir des forces,
mais aussi pour passer le temps que prendrait le recouvrement de ces
forces, que somme toute, ce serait pour elle un honneur que d’aider un
créateur. Et là circonspecte elle ne le comprit plus ; pas un mot de ce
qu’il disait ne faisait sens, et jusqu’à sa syntaxe semblait omettre d’avoir
la moindre cohérence. Comment croire tout ce qui venait de lui arriver ?
Même pire, il lui semblait que le monde s’était si radicalement
transformé qu’elle ignorait vraiment s’il était possible qu’il en fût ainsi.
Et si le dragon était fou ?
Et comme s’il lisait dans ses pensées il lui dit, ou elle comprit plutôt
qu’il ne l’était pas. Ses propos étaient souvent obscurs, et bien des mots
dans la discussion lui échappaient, mais sa maîtrise de l’indo-européen
l’aidait plus que jamais à comprendre ce que pouvait vouloir dire ce
lézard. Elle osa alors lui demander, timidement, s’il lui était possible
d’apprendre sa langue, car elle ne comprenait guère tout ce qu’il disait.
Oui lui apprendrait un peu ; et surtout, il avait vu son regard se nicher
sur les deux pierres, il lui montrerait comment faire naître des pierres
dans le vent, et généralement la langue des dragons, eux, créateurs, qui
par leur langue avait constitué le monde dans la parole. Au
commencement était le verbe.
Elle se réjouissait, mais, voyant le soleil à l’horizon mourir, dit qu’il
lui fallait partir et qu’elle reviendrait demain, dans la soirée, aux mêmes
heures. Elle ressortit de la forêt reprit son vélo, et pédala cette fois-ci
non de crainte, mais de joie, de parfaite exultation. Elle rentra le soleil
couché et les inquiétudes de son mari accompagnèrent l’ouverture de la
porte, ce qu’elle justifia par quelques impératifs professionnels, disant
que cela serait vraisemblablement similaire les jours à venir. Son mari
rassuré, elle repensa à la journée, penchée sur sa tasse de café, méditant,
en tournant sa cuillère à tout ce qu’elle avait pu vivre jusqu’à ce
moment-là. Oh so fantastic it was ! Incredible day ! Elle jubilait comme
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une enfant devant son nouveau jouet, et fatiguée de ces émotions, finit
par se coucher.
La journée suivante fut longue avant qu’elle ne quitte son travail, et
c’est en toute hâte qu’elle le fit. Comme la veille, elle se rendit à la
clairière où elle vit le dragon. Il lui apprit quelques mots, qu’elle
comprit par similarité avec l’indo-européen. Comprenant ce fait le
dragon parla latin, et elle le comprit alors absolument. Le manège
d’apprentissage des mots draconiques fut long, et le petit jeu dura
plusieurs semaines avant qu’elle ne put pour la première fois créer une
pierre dans l’air qui y ressembla. Les jours passèrent, et le dragon ne
partait toujours pas. A mesure que Clémentine progressait, ils parlaient
de plus en plus du monde dans lequel Clémentine vivait, et le dragon
curieux, lui demandait multitude de détails toujours. Elle se gardait de
révéler quoique ce soit aux autres, de peur qu’on ne la crût folle, et ellemême parfois, se demandait si ce n’était pas là que des visions.
Un jour qu’elle se rendit dans la forêt, il se retourna à son arrivée et
lui montra du museau le sol à quelques mètres d’elle.
͛͋
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« ƢƥɂƧƦɚƥƝƍʘƺƫƛƪȹȜɤʘ »
C’est le serment lui dit-il, que chacun d’entre nous fit à la création.
Permets moi de te raconter un mythe : Au commencement était le voile,
l’immensité sombre et glaciale, couverte de rien, dans le néant et dans
l’éternité immobile. Rien ne passait, rien n’était, et la connaissance
n’était pas. Tout semblait éternellement voué à la similarité perpétuelle.
Mais dans un autre commencement, vivait le mouvement, le
changement, la connaissance hors du dévoilement. C’est de ce monde
que je viens, quand tu habites le premier. Les créateurs, par la
connaissance apprirent beaucoup et maîtrisèrent ce langage que j’utilise
pour créer, langage des dragons. Dans cet autre monde, la place vint à
manquer, non à cause des créateurs dont le nombre fut toujours fixé à
sept, mais parce que les étoiles naissaient toujours et encore, éparpillant
dans tous les lieux de l’Univers de la poussière d’étoiles. Les créateurs
décidèrent de rassembler à sept cette poussière et de partir habiter un
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autre monde où il y aurait plus de place. Ils jurèrent tous les septs
allégeances à la création « La création est et sera toujours l’éternel
chemin de mon être, le chemin absolu de ma conscience qu’en instants
éparpillés, je m’absoudrai à toujours développer ». C’est à ce moment-là
qu’ils déchirèrent le voile de ce monde et que la vérité se fit ; le
déchirement apporta la lumière et la lumière se fit. Par la parole se
trouvait soudain dévoilé les deux mondes et la vérité fut connut du
vôtre. Nous nous mîmes à construire dans votre monde tout ce qui
pouvait exister, avant de le mettre en branle. Et quand tout fut prêt, le
créateur du temps ordonna au temps d’être au mouvement de devenir et
le monde duquel nous venions se déversa dans son mouvement dans le
vôtre. Je suis ce dernier dragon, celui qui fit le mouvement. Celui du
changement, de la production, de l’être. Je suis venu constater le produit
de notre création, et j’espérais également savoir comment combler la
fuite qui fait du déversement de notre univers dans le vôtre le rend plus
vite d’instant en instant. Rien n’est bien grave encore, mais à terme
notre univers disparaîtra. Mais en venant ici j’ignorais que j’allais tant
être affaibli. Par le temps, la poussière des étoiles nous devint si
nécessaire que nous ne pouvions agir sans, et ici où l’univers en est
presque vide, où les étoiles ne se brisent plus comme les mers, nous
tremblons et défaillons. Je me sens chaque jour un peu plus vide, et je
crains que ce ne soit pas le seul fait de m’être épuisé en venant ici qui
demande du repos, mais le fait même de me trouver en ce lieu.
Clémentine fut sans voix. Et d’un mot elle fin naître une fleur rouge
écarlate, qui, en flammes, se consumait lentement pour s’effacer dans un
brasier.
« Comptez-vous vous laisser faire comme cette fleur ? Après ces
jours passés avec vous, j’ai appris plus qu’il n’en faut et j’ai discuté tant
avec vous que j’ai recueilli le cœur de votre sagesse. J’ai appris votre
langue, et les dangers qui la guettent, j’ai appris l’indo-européen, et ses
racines draconique. J’ai tant appris que votre sagesse m’imprègne.
Personne ne me reconnaît au laboratoire, mais je suis certaine d’une
chose, je ne peux vous laisser décrépir ici. Ecoutez-moi, je vous en prie,
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au nom de ce serment, soyez créateurs et non créature ; ne laissez pas le
flot se tarir et le temps s’arrêter. Vous êtes la vie, le déchirement de
l’être qui se dévoile en vérité. Vous êtes le cycle sans fin, l’éternité
céleste du mouvement. Vous pouvez »
Le dragon ne répondit point, les yeux fermés méditait et communiait
en silence avec la nature. Elle repartir chez elle.
Le lendemain qu’elle revint bien décidé à lui demander comment il
lui fallait faire pour repartir, elle ne trouva à la place de la clairière
qu’un trou béant et des restes d’acier et de fer mêlés, fondus, brûlés. Les
arbres l’entouraient étaient calcinés, tous, comme teintés par les
flammes de la condamnation. Qu’était-il arrivé ? Une guerre aurait pu
avoir lieu dans cette clairière que cela n’aurait été étonnant. Devant
cette débauche de calcination, dans un effarement, elle conclut que
seules pouvaient être de cela responsables les autorités militaires.
Comment l’avait-il retrouvé, c’était là une question étonnante, mais
toujours est-il qu’il lui fallait à présent réagir.
Par son apprentissage, elle commençait à sentir le flux des choses en
elle vivre, et elle se mit alors à la recherche de la faille spatiotemporelle, espérant qu’elle pourrait trouver là-bas quelques indices de
l’endroit où retrouver le dragon. Après quelques heures de recherche,
elle finit par trouver en Creuse, une forte émission de ce flux
poussiéreux des étoiles, et de la naissance du mouvement qui naissait.
Posant des jours de congé auprès du laboratoire, justifiant la visite de sa
fille au Royaume-Uni, elle partit, acheta ses billets de train pour la
Creuse et partir. Arrivée après plusieurs correspondances à la gare de la
Souterraine, elle se rendit dans l’hôtel le plus proche, face à la gare.
La salle déserte, n’était occupée que par le bruit de la télévision à
côté de la réception, incrustée dans le mur, sur laquelle défilait un dessin
animé. Un enfant, à la loge cria « Maman, maman ! » une visiteuse. Et il
courut à l’arrière de la réception dans ce qui semblait être les cuisines
ou quelque autre salle. Une femme grande, aux talons hauts, en sortit.
Elle lui fournit une chambre à sa demande, et lui indiqua où louer une
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voiture. Elle s’y rendit, loua la voiture et se rendit jusqu’à la zone où
elle sentait le flux du temps fuir. A une centaine de mètres de l’endroit,
on l’arrêta ; un militaire en treillis vint la voir.
« Bonjour Madame, contrôle des papiers s’il vous plaît »
Elle les tendit.
« Vous entrez en zone militaire, vous n’êtes pas accréditée pour y
accéder, nous vous demandons de bien vouloir faire rebrousse-chemin.
»
Elle remit le contact.
« Pourquoi êtes-vous ici ? »
Elle vit en hauteur, sur une palissade qui traversait les arbres, une
dizaine de militaires cachés et accroupis, une arme à la main.
« Je crois que je me suis simplement perdue, je ne suis pas de la
région, comme vous pouvez le constater ; le véhicule est loué.
- Bien, nous allons nous permettre de vous raccompagner jusqu’à
la ville la plus proche si vous le voulez bien ».
En vérité elle sentait bien qu’elle n’avait guère le choix. Elle accepta
et fut raccompagnée. Elle entreprit alors de retourner par d’autres
chemins dans cette direction et abandonna la voiture un kilomètre avant
d’arriver à la zone protégée. Après un intense travail de réflexion, elle se
demanda comment pénétrer dans l’enceinte sans se faire repérer. Elle
sut alors. Elle s’approcha discrètement et de son mieux de la zone où
elle avait été arrêtée, elle vit les hommes.
« Gesog gavagaï, gesog gavagaï, gesog gavagaï, gesog gavagaï,
gesog gavagaï, gesog gavagaï »
Et autant de pierres qui plurent sur les hommes. Elle entendit les cris.
Les hommes partaient à la recherche des pierres lancées et avancèrent
dans la forêt ; et elle fit une fois qu’ils furent en marche autant de trous
que d’hommes, et tous virent le sol s’effriter sous leurs pieds et
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s’effondrèrent dans un trou d’un peu plus de quatre mètre de haut. Elle
passa discrètement sur le côté, prenant garde à ce qu’aucun d’entre eux
ne la voit ni ne l’entende. Ils juraient et criaient à la sorcellerie du
dragon, appelaient à l’aide et prévinrent par leur talkie-walkie. Elle
continua à avancer, et pénétra dans ce qui ressemblait à une ancienne
zone militaire désafectée, mais qu’on aurait remis en ordre pour y
installer tout un camp à la pointe technologique. Des hommes couraient
partout au loin qu’elle voyait par des parties de barbelés et de grillages
et se mirent en ordre pour empêcher qui que ce soit de venir. Elle
entendait au loin derrière elle les premiers hommes commencer à sortir
de leur trou. Elle se comprit cernée. Elle ne savait plus que faire, et elle
entendit les premières balles fuser à ses oreilles. Elle n’était pas une
aventurière, c’était folie que ce qu’elle avait décidé de faire. Et elle cria
; et le temps s’arrêta. Elle regarda autour d’elle ; plus un homme ne
criaient, ni ne bougeaient. Certains étaient dans d’étranges postures, et
seraient selon les lois de la gravité normalement tombé. Elle était
abasourdie, se releva, passa au travers des balles, rentra dans le camp,
et ne mit guère de temps à trouver la faille spatio-temporelle. Là, elle vit
sur la roche à côté d’une porte écrit :
͛͋
͛͋
« ƢƥɂƧƦɚƥƝƍʘƺƫƛƪȹȜɤʘ »
Elle poussa la porte, descendit les marches et trouva dans une grande
salle le dragon immobilisé. « Gavagaï » lâcha-t-elle et le dragon
retrouva le mouvement. Il la vit et comprit, sentit l’arrêt du temps. Le
dragon souffla et tout fut de nouveau en mouvement. Elle n’avait plus
besoin d’entendre parler pour comprendre ce que pouvait dire le dragon
; elle savait qu’il avait compris ce qu’elle avait fait, et que c’était là un
acte rare ; qu’elle avait acquis la sagesse draconique et qu’elle lui avait
redonné espoir. Il se leva, arracha sans peine les faibles gonds qui le
retenaient, remonta les marches à peine gêné par l’arche un peu étroite
des escaliers, passa l’ogive de la porte. Et devant la faille, déchirure du
temps dont émanait, Clémentine le sentait, une force immense
d’attraction, et le mouvement à nouveau. Le dragon la regarda, arracha
une de ses écailles aux éclats bleutés, la lui remit, la regarda du fond de
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ses yeux bleus aux éclats dorés, redevint lézard minuscule et courut vers
la faille ; disparut.
A cet instant, les soldats arrivèrent ; Clémentine regardait fasciné la
faille ; un homme lui cria de ne plus bouger. Elle fit un pas, puis deux,
et reçut à la tête un coup porté violemment.
Elle se réveilla, dans un lit d’hôpital. Elle vit sur les draps, pendre
depuis son cou la médaille de Saint-Michel, dont l’opale centrale brillait
à ses yeux. Son mari à ses côtés lui souriait béatement.
- Réveillée enfin ! Deux heures de coma, nous commencions à
croire que tu ne reviendrais pas. Tu as été percuté en vélo en revenant
du travail toute à l’heure ; heureusement te voilà revenue.
-
Quel jour sommes-nous ?
- Le 23 octobre ; tu devrais pouvoir sortir d’ici deux semaines
j’espère. Tu n’as pas subi de lésions graves m’ont dit les médecins ;
pourquoi cela ?
C’était le jour où elle avait croisé pour la première fois le lézard. Elle
sentit dans sa main l’écaille bleue lui réchauffer la main.
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