« La diversité culturelle, notre meilleur atout »

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« La diversité culturelle, notre meilleur atout »
DOSSIER
À LA RECHERCHE DES NOUVEAUX LEADERS
« La diversité culturelle,
notre meilleur atout »
UN ENTRETIEN
AVEC JUSSI ITÄVUORI*
L
Le groupe EADS, premier acteur européen dans
les industries aéronautiques et spatiales, est multiculturel de naissance – il résulte d’une fusion
germano-hispano-française – et de vocation,
puisque, comme ses marchés, ses équipes de direction sont mondialisées. C’est un lieu idéal pour
observer les différences nationales dans les comportements des leaders, leurs carrières, leurs
modes de sélection et de formation. Et surtout
un laboratoire de management interculturel, avec
les risques et les richesses qui peuvent naître du
brassage des mentalités. Leçon de choses.
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Sociétal. EADS est une entreprise réellement internationale, résultant de la fusion
de trois sociétés, française,
allemande et espagnole .
Constatez-vous des différences entre vos cadres dirigeants, dans leur style de leadership, en fonction de leur
culture nationale d’origine ?
entre les cultures nationales et
qu’elles ont un impact réel sur les
comportements professionnels et
les styles de management. Chez
EADS, nous avons offert à nos
employés une formation poussée afin qu’ils soient conscients
de ces différences et puissent en
tenir compte d’une manière efficace.
Jussi Itävuori. C’est vrai, il est
certain qu’il existe des différences
Cependant, les différences culturelles concernent des aspects plu-
* Directeur des Ressources humaines de EADS.
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tôt superficiels : c’est-à-dire, surtout, la façon dont les gens communiquent et établissent des
relations entre eux. Par exemple,
les Français sont d’ordinaire très
péremptoires quand ils expriment
leurs idées et leurs avis, ce qui fait
que les étrangers les trouvent arrogants ; alors qu’en réalité la formulation de leurs idées, aussi
péremptoire soit-elle, n’est considérée par eux que comme le point
de départ de la discussion, et non
comme sa conclusion finale. Il
arrive souvent qu’à la fin d’une
réunion, les Allemands estiment
que ce qui a été dit équivaut à une
décision qui demande à être appliquée sans autre discussion ; alors
que les Français, au contraire,
considèrent comme allant de soi
que le résultat de la réunion est la
base de discussions ultérieures.
Mais quand vous creusez sous la
surface et en arrivez à l’essence
même des qualités requises pour
diriger, la conception fondamentale de ce que « diriger » implique
est pratiquement la même dans
toutes les cultures : donner une
orientation précise, savoir écouter, réagir en réponse et être crédible.
« LA DIVERSITÉ CULTURELLE, NOTRE MEILLEUR ATOUT »
De fait, toutes les nationalités
évoluent de la même façon : on
demande aux dirigeants de fixer
les objectifs, d’évaluer les performances et de répondre aux
demandes de leurs collaborateurs. Globalement, il y a plus de
différences entre les individus
qu’entre les cultures. Dans le
groupe EADS, nous avons, en
matière de ressources humaines,
un ensemble de processus communs que nous utilisons dans tous
les pays : la définition d’objectifs,
la pratique du salaire variable,
l’évaluation des besoins en
matière de dévelop pement et
l’identification des potentiels.
L’important, en ce qui concerne
les différences culturelles, c’est
d’être très explicite dans la communication : les messages implicites restent en dehors de ce que
peuvent comprendre des gens
dont l’héritage culturel est différent.
Nous constatons que de plus en
plus de jeunes cadres ont été
confrontés à des cultures diverses,
soit parce qu’ils ont fait une partie
de leurs études à l’étranger, soit
parce qu’ils ont vécu dans un autre
pays pendant une période de leur
vie. De ce fait, ils possèdent ou peuvent facilement acquérir le sens
de l’ouverture à des cultures
dif férentes, la capacité à faire
confiance et à créer la confiance,
et une grande souplesse d’adaptation. Mais, parallèlement, ils ont tendance à s’accrocher à leurs racines :
ils accordent de plus en plus d’importance à leur vie privée, à leur
famille, à leur cadre de vie,
et sont moins disposés à rompre
leurs liens sociaux pour accepter
un poste à l’étranger.
Sociétal. Alors que les différences nationales ne sont
pas tellement visibles quand
il s’agit des compétences et
des comportements des dirigeants, le sont-elles davantage dans les déroulements
de carrière ou dans les processus de sélection et de
formation des futurs dirigeants ?
blème très important pour les
sociétés multinationales.
Sociétal. Comment le traitez-vous chez EADS ?
Jussi Itävuori. Oui, là, les différences sont plus sensibles. Les FranJussi Itävuori. La démographie
çais sont plus enclins à mettre
nous impose la solution. Comme
l’accent sur la formation
de nombreuses autres
initiale, les diplômes uni- « Nous ne
firmes, nous allons être
versitaires et les grandes promettons
confrontés au départ à
écoles lorsqu’ils essaient
la retraite de nos senior
de repérer des sujets jamais que
managers dans les dix
dotés d’un potentiel l’avancement
années à venir. Nous
élevé. Ils acceptent de suivra
n’avons donc pas d’autre
prendre des risques avec
solution que d’accélérer
des jeunes, et ont l’ha- automatiquement
les plans de carrière afin
bitude de donner leur la participation
de pourvoir les postes
chance et de confier à des stages
de direction qui deviend’importantes respondront vacants.
sabilités à des personnes de formation
en début de carrière.
Sociétal. Accélérer
des dirigeants ».
les plans de carrière
Au contraire, les Allemands ont
implique de repérer très tôt
une approche à long terme, palier
les cadres à fort potentiel et
par palier, du déroulement de carde les aider, grâce à une forrière. Ils accordent davantage de
mation adéquate et à des provaleur à l’expérience, en plus de
motions rapides, à accéder à
la formation académique. C’est
des postes élevés. Une telle
pourquoi on parvient à des postes
politique n’est-elle pas sujette
de haute responsabilité à un âge
à controverse ?
plus avancé.
Jussi Itävuori. Oui, bien sûr. Si elle
La méthode scandinave est un
n’est pas correctement définie, une
mélange des cultures française et
telle politique peut finir par créer
allemande. Les Scandinaves n’acune élite qui sera isolée du reste du
cordent pas autant d’importance
personnel. Cependant, étant donné
aux diplômes que les Français, et
le besoin croissant de cadres qualisont plus ouverts au risque que
fiés pour remplacer les générations
les Allemands, en ce sens qu’ils ne
partant à la retraite, le peu de temps
demandent pas aux gens d’avoir
que nous avons pour les préparer
derrière eux une longue liste d’exet le coût des programmes de forpériences réussies avant de les
mation nécessaires, nous n’avons
promouvoir à des postes clés.
pas d’autre choix que d’être sélectifs et de cibler les jeunes cadres
La culture britannique serait plus
dont nous devinons les hautes
proche de la française (accession
potentialités.
précoce à des postes de responsabilité) et la culture espagnole
Cela dit, nous sommes prudents
plus proche de l’allemande. En
dans notre manière de sélectionmoyenne, les nominations à des
ner les gens, de communiquer sur
postes élevés d’importance similes carrières et de piloter leur
laire peuvent arriver, en France et
déroulement. Nous ne promettons
au Royaume-Uni, quatre à six ans
jamais que l’avancement suivra
plus tôt qu’en Allemagne ou en
automatiquement la participation
Espagne. Un tel écart est un proà des stages de formation de dirigeants. De même, pour les succes-
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sions à assurer sur des postes précis, nous n’établissons pas de plans
pour déterminer à l’avance les affectations. « Haut potentiel » signifie
d’abord « haute performance », et
nous demandons de très hautes
performances à ceux pour qui nous
envisageons un avancement rapide.
Nous maintenons en permanence
une incitation en ayant toujours plus
de candidats potentiels que de
postes à pourvoir, ce qui stimule
l’esprit de compétition. Les gens
doivent prouver leur talent dans
des tâches concrètes, face à des
défis concrets.
Sociétal. Une alternative à la
promotion interne est d’aller
chercher les candidats à l’extérieur. Quelle est la politique
d’EADS dans ce domaine ?
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À LA RECHERCHE DES NOUVEAUX LEADERS
nent à un niveau compétitif de compétence et de qualité.
rieurs sont souvent des supports
appropriés à cette démarche.
Sociétal. Une fois que les
firmes ont transformé les
« Hauts potentiels » en leaders, elles se heurtent néanmoins à un nouveau défi :
donner à ces nouveaux responsables la possibilité d’exprimer leurs talents. Comment y répondez-vous ?
Ces actions revêtent une extrême
importance dans un contexte où
toutes les organisations, en compétition pour accroître leur productivité, ne peuvent guère songer
à accroître beaucoup leurs effectifs, même si leur activité se développe.
Jussi Itävuori. Il est clair qu’il ne
suffit pas de compter sur le renouvellement naturel, d’attendre que
les postes de cadres supérieurs
se libèrent lorsque leurs titulaires
partent à la retraite ou sont promus, selon leur âge ou leur expérience. Cela ne crée tout
simplement pas assez d’opportunités pour les jeunes talentueux désireux de prendre des
responsabilités.
essayons
Jussi Itävuori. Nous
avons
10
% « Nous
à 15 % de recrutements
extérieurs pour les de repérer
Sur ce plan, notre effort
postes de hauts respon- ceux qui sont
chez EADS comporte
sables. La proportion capables
deux volets. Premièreest moindre pour les
ment, la gestion des
postes spécialisés du sec- d’affronter
postes de direction susteur industriel, car nous des défis
ceptibles d’être ouverts
s o m m e s l à d a n s u n supplémentaires,
dans un avenir proche et
domaine de haute
la discussion à leur sujet
spécialisation, où nous et nous créons
se passe au niveau du
occupons une position pour eux des
groupe, toutes divisions
dominante : il n’y a donc opportunités ».
confondues : les opporpas tellement de résertunités qui s’offrent aux
voirs de talents à l’extéjeunes talents prometrieur pour ces postes. En revanche,
teurs dans chaque département ne
la proportion est sûrement supésont donc pas limitées à leur base
rieure pour les postes de direction
d’origine. Deuxièmement, et ce
générale, ainsi que dans les déparpoint est encore plus important,
tements financiers ou des resnous essayons de repérer ceux qui
sources humaines.
sont désireux et capables d’affronter des défis supplémentaires, et
Le recrutement extérieur ne fournous créons pour eux des oppornit pas de solution au problème du
tunités, de diverses façons : soit en
développement du leadership, mais
leur donnant la responsabilité d’un
c’est une aide appréciable pour
projet, en plus de leurs tâches habiacquérir de nouvelles compétences
tuelles, soit en réorganisant la réparquand nous n’avons pas le temps de
tition des tâches de façon à leur
les créer « sur le tas ». C’est aussi
offrir un champ d’action plus étendu.
une source appréciable d’idées
Des projets transversaux à l’inténeuves, et un moyen de stimulation
rieur du groupe ou des opérations
pour que nos cadres se maintienmontées avec des partenaires exté-
Sociétal. Dans une entreprise,
un leadership bien affirmé est
un atout, mais peut devenir un
handicap si l’on ne parvient
pas à entretenir une pratique
vivante de discussion et de
remise en question des leaders. Chose très difficile,
comme on l’a vu à travers
quelques exemples récents…
Jussi Itävuori. Un chef qui n’accepte pas, et même n’encourage
pas, les remises en question et les
défis n’est tout simplement pas un
bon chef. Des personnalités de
haut vol, charismatiques, uniques
comme Jack Welsh, Percy Barnevick ou Jean-Marie Messier ont été
très à la mode ces dernières
années, mais ce modèle a perdu de
sa popularité. Le modèle de chef
que les firmes recherchent aujourd’hui est quelque peu différent : un
profil moins pointu et plus d’esprit
d’équipe.
La clarté de la vision, l’aptitude à
convaincre et à impliquer les autres
sont des atouts importants, mais
diriger requiert d’autres qualités
pour éviter de dérailler, principalement la capacité d’écouter les autres
et de rechercher leurs avis.
En réalité, les firmes abordent la
question du leadership non plus sur
le modèle « une personne au sommet », mais en termes d’équipe de
direction. Ce qui importe, c’est que
l’équipe de dirigeants ne soit pas
composée de « beni oui-oui ». Sur
ce point, la diversité, et particulièrement la diversité internationale,
est un énorme avantage. Nous en