Oulie Lucile - CRISES - Université Paul Valéry

Transcription

Oulie Lucile - CRISES - Université Paul Valéry
 1 OULIE Lucile (1898 – 1988)
1) Le témoin :
Lucile MALIGNON naît à Nîmes le 14 septembre 1898 d'une famille modeste. Fille de
Timoléon Philogone Marius Malignon, employé des chemins de fer et de Marie Louise Roux,
sans profession, Lucile a 5 frères et sœurs. Elle se marie le 27 septembre 1921 à Nîmes avec
Julien Antoine OULIE, tout comme elle, membre du parti communiste français. Ensemble, ils ont
une fille, Huguette née en 1926. La famille habitait, durant la Seconde Guerre mondiale , au 5
rue Vauban à Nîmes. Lucile avait eu une scolarité qui lui permettait juste de savoir lire et
d'écrire des textes brefs.
En 1939, suite à l'interdiction du parti communiste Français, elle rentre en résistance, et achète
pour le parti, mais à son nom, un magasin rue Maréchal à Nîmes qui sert de couverture à une
coopérative ouvrière qui vend des denrées alimentaires le jour et sert à la fabrication de tracts la
nuit . Par la suite, elle est obligée de le vendre mais continue ses activités clandestines jusqu'au
12 septembre 1941, date à laquelle elle se fait arrêter et emmener à la maison d'arrêt de Nîmes.
Elle passe ensuite par la prison des Présentines à Marseille, elle sera jugée le 05 novembre 1941,
et condamnée pour « activité communiste » puis envoyée aux Beaumettes en novembre 1942. Le
9 février 1944, elle est transférée à la centrale de Rennes (Numéro d'écrou 11295). La même
année, elle est emmenée au fort de Romainville.
Le 16 mai 1944, elle est remise aux autorités allemandes et le 30 mai 1944 avec 81 de ses
camarades et elle est déportée par le convoi n° 362, de la gare de Pantin, jusqu' en Allemagne
au camp de Ravensbrück. Elle sera déplacée par la suite, comme ses congénères qui ont survécu,
au camp de Leipzig. Le camp est évacué par les Allemands, le 14 avril 1945, car ils craignent
l'avancée russe. Commence alors pour elle, une grande marche, qu'elle a surnommée la grande
marche de la mort... elle réussit à s'échapper de la colonne le 19 avril avec deux autres
2 prisonnières et pendant plus d'un mois, elles traversent l'Allemagne et trouvent un centre de
rapatriement alors que ses camarades restées dans la colonne, ont elles, été libérées le 17 avril
1945 par les Russes. Lucile est donc officiellement libérée le 17 mai 1945 . A son retour en
France, elle retrouve son mari et sa fille, elle reste une militante active du parti communiste et
garde contact avec les autres ex-prisonnières et de nombreuses associations de déportés et
résistants jusqu'à sa mort survenue le 13 Novembre 1988 à la maison de Retraite de BoissetGaujac.
2) Le témoignage :
Ce témoignage n'a jamais été édité, selon la volonté de Lucile OULIE qui le destinait
originellement à sa fille et ses petits-enfants (qu'elle cite en fin de témoignage, «Alain et
Michel»). Cependant, elle ne l'a pas légué à sa famille puisque ce cahier s'est retrouvé en
possession de Françoise Molinier, résistante communiste dont le mari a été déporté en Algérie,
tout comme Julien OULIE.
Peut-être est ce pour cette raison que Lucile lui a donné, ou peut être parce qu'elles faisaient
partie du même parti politique et parce qu'elles avaient les mêmes convictions. On peut aussi se
demander si le PCF n'a pas fait parvenir ce cahier à Françoise Molinier à la mort de Lucile car
c'est madame Molinier qui a prononcé son éloge funèbre en tant que représentante du PCF pour
ses obsèques.
Le témoignage se présente originellement sous la forme d'un cahier d'écolier où elle a posé ses
souvenirs au mois de novembre 1960.
Le style est assez sobre, elle parle à la première personne, bien qu'elle utilise souvent «nous» ou
«on», en parlant d'elle et de ses camarades de camp.
Puisque de par son cursus scolaire elle ne possédait pas la maîtrise du français écrit, le cahier sur
lequel elle a transcrit ses mémoires contient beaucoup de fautes et peu de ponctuation , ce qui
rend le texte très dur à lire et à comprendre. De plus, le cahier original étant de mauvaise qualité
papier, il se dégradait très vite: c'est pourquoi en avril 2002, la fille de Françoise MOLINIER,
Marie-Claire MARC copie ce cahier via l’outil informatique pour le rendre plus accessible aux
personnes qui souhaitent le consulter. (Université Paul-Valéry, CRISES, bibliothèque Saint
3 Charles).
3) L’analyse :
Lucile OULIE parle à la première personne, du moins lorsque les événements la touchent ,elle,
précisément, ou parfois pour exprimer ses sentiments. Dés lors qu'elle parle d'un groupe, elle
s'exprime avec « nous » ou « on ». Elle cite énormément de noms, de camarades, de tierces
personnes, et d'ennemies ; mais elle le fait de manière non précise, comme si le lecteur savait de
qui elle parlait. On peut supposer que c'est parce qu'elle a retranscrit ses souvenirs « à la volée »
sans structuration car elle s’attendait à ce que son texte soit lu par des personnes à qui elle avait
déjà dû parler de cette période de sa vie, et qui n'auraient donc pas de difficultés à resituer les
protagonistes
Son choix de narration ainsi que son style assez simple peuvent trouver leur origine par son
faible niveau scolaire, mais par contre, le fait qu'elle parle beaucoup pour le groupe peut
s'expliquer par son orientation politique.
L'entrée en résistance au côté du Parti Communiste:
Lucile OULIE commence son manuscrit sur le rôle du parti communiste en France durant la
Second Guerre mondiale, et constate avec amertume que
nombre de personnes, et même
certaines liées à ce même parti, ne considèrent pas les actions menées par les pionniers de la
Résistance comme de la « vraie » Résistance. (page 2) « certains d'entre nous s'entendent dire
:« vous avez été arrêtés presque au début », donc pour cela nous n'avons pas fait de la
résistance ; ceux là sont souvent privés de leurs droits, droit à leur carte de Résistant alors que
l'on décore des gens qui, voyant le vent tourner, se sont mis dans les rangs au dernier moment »
Mais Lucile se considère malgré tout, ainsi que ses camarades comme une « vraie» Résistante.
Après cette brève introduction, elle commence son récit en 1939 lors de la dissolution du Parti
Communiste et de nombreuses organisations liées à celui-ci. C'est donc aux cotés de quelques
membres du PC que Lucile OULIE se lance dans des activités de Résistance en se consacrant à
une coopérative ouvrière (couverture pour tirer des tracs), interdite par le gouvernement de par la
dissolution du parti communiste dés 1939 par à l'initiative de Daladier. Dans ce contexte de début
4 du conflit, Lucile perçoit que la résistance n'est pas immédiate: (page 3) « une minorité de
camarades se mirent à disposition du parti illégal. La crainte avait fait s'envoler les autres
comme une nuée d'oiseaux on pouvait se compter... » De plus nous sommes loin des
déraillements et autres actions de Résistance spectaculaires qui apparaîtront durant l'occupation.
Ce témoignage illustre ce qu'ont été les premiers actes de résistance : cacher du matériel pour
les tracs ainsi que de la marchandise qui pourra servir de couverture...
Les camarades de Lucile ont une grande importance pour elle.
Elle en parle avec un profond respect et beaucoup d'entre eux seront cités comme faisant partie
de sa vie après la guerre. Parmi eux, «Léon Vergnole», décédé à l'époque où elle écrit ces lignes,
qu'elle appelle affectueusement « frère », et à qui elle écrit durant sa captivité. Lui aussi est
emprisonné et Lucile en est affectée: c'est elle qui va demander à l'agent de police de le laisser
voir sa femme et sa fille âgée de trois ans. ( page 6) « Mais malgré tout ce fut un coup dur, car il
était le principal responsable, la tête de notre groupe, et la police guettait, nous sachant privés
de Vergnole, une faiblesse de notre part. »
Un certain Paul semble important pour elle: elle l'hébergera plusieurs jours.
Elle cite bon nombre de ses camarades résistants.
On constate à la lecture que Lucile est très attachée à ses amies déportées, qui sont trop
nombreuses pour qu'elle puisse les nommer toutes précisément Ce qui lui fait le plus mal, c'est
de les voir dépérir, surtout les plus jeunes. ( page 46) « Elle s’appelait Gilberte, bâtie comme un
chêne. C’était une belle jeune fille, grande avec des joues rouges, pleine de vie. Mais était-ce
possible? Cette femme était devenue une loque maigre, les joues terreuses. [...].Puis ce fut
Mireille Lauze qui put venir en cachette jusqu’à la fenêtre de notre bloc. Mais nous avions peine
à la reconnaître. C’est impossible à décrire. » Elle a un immense respect pour ses compagnes,
notamment celles qui sont mortes ( page 46) « Nous passons au Revir (infirmerie) et nous
apercevons Odette Amblard, ainsi que Nini Afrosi de Nice qui nous dit adieu. C’était la dernière
fois que nous devions la voir. Elle est morte là-bas et celles qui sont revenues nous ont dit qu’elle
était partie à la chambre à gaz en chantant la Marseillaise »
Notons aussi qu'à aucun moment elle ne fait de reproches à Pauline, la personne à qui elle doit
son arrestation... même si elle est en colère.
5 L'engagement de Lucile la met de plus en plus en danger, elle et sa famille:
Lucile va réellement se mettre en danger pour son Parti et ses idées, à qui elle voue une foi
inébranlable. Léon Vergnole étant connu de la police, ne pouvait pas risquer de se compromettre,
et ainsi l'intégralité du mouvement. ( page 3) « on me demanda d’accepter de prêter mon nom de
jeune fille.» On lui demande alors de prêter son nom de jeune fille , MALIGNON, pour acheter
un magasin où écouler la marchandise de la coopérative. Cependant le groupe ne pouvait acheter
n'importe quel bâtiment se sachant surveillé. L'idéal était pour ses membres un bâtiment à
plusieurs sorties, pour s'échapper discrètement au moindre signal d'alerte. ( page 3) « Enfin, ils
réussissent à trouver un fond de commerce rue Mareschal. Cette épicerie était ce qu’il fallait. Il y
avait plusieurs sorties: une rue Mareschal (donc celle du magasin), une dans le couloir qui
donnait rue Mareschal, une à l’arrière du magasin qui donnait rue Silbatier et une au premier
étage qui donnait dans le couloir; en outre, dans la cour il y avait deux issues et on pouvait
passer par la porte du docteur Granel. Donc , les camarades entraient par une porte et sortaient
par une autre. Nous avons eu la chance que les policiers ne connaissent pas toutes ces sorties. »
Les policiers obéissaient aux ordres directs de l'Etat, et se devaient d'arrêter les communistes : ils
n'auront de cesse de surveiller leurs faits et gestes, espérant les prendre sur le fait. Ils
interrogeront les intéressés ainsi que leur entourage, parmi eux, le père de Lucile, à qui elle a
demandé préalablement de dire que c'était lui qui lui avait prêté l'argent pour acheter le magasin.
Le parti communiste s'organise suite à son interdiction, des mots d'ordre arrivent de Paris et c'est
ici Léon Vergnole qui se charge de l'organisation du groupe sur Nîmes. Cependant, celui-ci est
arrêté. Malgré la difficulté, Lucile continue le travail clandestin. Cela devenait d'autant plus dur
qu'elle et ses camarades étaient connus de la police comme communistes. Dans un même temps,
Julien, le mari de Lucile est mobilisé à Roquemaure, puis arrêté et lors du procès de Léon
Vergnole, Lucile et son époux sont interrogés : elle à Nîmes, lui à Roquemaure. Un seul mot
d’ordre pour les époux OULIE, se taire et nier l'évidence.
Lorsque ils se retrouvent à court d'encre pour les tracs, c'est Lucile qui va en chercher (à AiguesVives chez son beau-frère qui, étant peintre, lui fournit de l'huile de lin pour en fabriquer). Mais
la fabrication de l'encre émet des odeurs désagréables et les voisins se posent des questions. La
pression est de plus en plus forte, la femme de Léon Vergnole, qui travaille au magasin se fait
harceler par les policiers qui viennent – de concert avec les gendarmes- constamment narguer
Lucile et ses camarades devant le magasin. Il devient de plus en plus dur de garder ses nerfs, et
6 plusieurs fois, elle manque de lâcher le mot de trop. (page 9 ) « Je sais que je n’aurais pas dû
faire cette réflexion; j’ai reçu une belle engueulade par Paul et je reconnais qu’il avait mille fois
raisons , je ne cherche pas d’excuses. Beaucoup de copains ne savent pas combien nous avons dû
maîtriser nos nerfs depuis 1939, même avant. » Suite à la pression et aux interrogatoires
incessants, Lucile redouble de prudence, à tel point que lorsque deux inconnus se présentent
comme des camarades du Parti et disent qu'il cherchent le dénommé Paul, membre du parti
communiste d'une vingtaine d'année et travaillant au magasin, elle les prend pour des policiers et
les renvoie. (page 11) « Peu de temps après, Paul revient. Je lui ai raconté l’affaire. Il a bondi.
Je le revois encore me disant: “Malheureuse, c’est deux copains que l’on nous a envoyés!” Il est
parti tout de suite et il a eu la chance de les retrouver. J’ai été la première à les connaître. Ces
deux copains, c’étaient Jean Robert, Vincent Faïta qui hélas furent plus tard repris et guillotinés
à la maison d’arrêt de Nîmes.[...] Lorsque Paul nous a présentés, je n’en menais pas large, mais
ils m’ont dit “tu as fait ton boulot, car en effet nous aurions pu être de la police”.»
L'augmentation des prix et la restriction deviennent intenables, et le danger trop intense : bon
nombre des camarades de Lucile fuient : la mère de Paul ainsi que Angèle, la femme et la fillette
de Léon Vergnole. Puis le Magasin est liquidé, Lucile, qui en est la propriétaire officielle se doit
de rester le temps de la vente, et les policiers sont toujours là, et cette fois, posent des questions
sur Paul, qui loge chez Lucile. Ils l'attendent dans la rue du magasin prêts à l’arrêter, Paul est
averti in extremis (page 13) « Justement, Henri Julien, qui était dans le bain à cette époque,
arrive au magasin, et les policiers faisaient le va et vient dans la rue. Je fis semblant de lui
montrer de la marchandise, et je lui dis: “ attention si tu as du matériel sur toi, la police est
venue réclamer Paul; si tu peux l’avertir, au moins qu’il ne vienne pas ici ce soir.”».
Une fois le magasin vendu, Lucile cherche du travail, malgré le contexte il faut bien nourrir sa
fille Huguette qui aide sa mère comme elle peut, mais aussi la personne qu'elle va cacher,
envoyée par le Parti chez elle, Denise Godefroy.
Mais Lucile ne peut accueillir, malgré sa bonne volonté, tous les recherchés: elle a dû refuser de
loger un jeune homme, se sachant surveillée par ses voisins, cependant, elle lui offrit le couvert, (
page 15) « Oh! Il fallait voir comment ce grand gosse de vingt ans était heureux, il ne savait
comment manifester sa joie. Ces heures sont inoubliables et paient de bien des peines.
Retrouvera-t-on un jour cette franche camaraderie née dans le danger? On vivait des heures de
lutte avec joie, on était heureux d’aider les copains ». Le fait d'aider ces personnes est pour
7 Lucile très important et montre son esprit de solidarité, et son réel investissement en temps que
« résistante »
Le 12 septembre 1941 Lucile est arrêtée en tentant de protéger les siens : Elle revient du
travail lorsqu'une de ces voisines la prévient de la présence de la police chez elle et lui conseille
de partir. Mais pour Lucile, il est hors de question d'abandonner sa fille ainsi que Denise, toujours
dans la maison. (page 15 ) « Mais j’ai pensé à Denise, Denise Godefroy, avec qui je corresponds
toujours, Denise dont j’avais la responsabilité; à ma fille aussi, qui n’avait que quatorze ans.
J’aurais pu fuir, mais j’ai craint les conséquences pour elles deux. Puis, je ne laissais rien
traîner chez moi, je pensais ne rien risquer » Lucile en voudra au Parti qui dira à son époux, que
c'était de sa faute si elle s'était fait prendre, parce qu'on lui avait dit de quitter Nîmes, ce qu'elle
dément formellement. De plus, en tant que mère, Lucile ne pouvait pas laisser sa fille seule avec
les policiers, sa protégée non plus. Et sans son intervention, Denise aurait certainement été
arrêtée, (page 16 ) « J ’ai compris qu’il fallait agir vite, car il y avait assez de moi, pour essayer
de la sauver. On avait du réflexe à ce moment-là. J’ai brusquement ouvert la porte devant les
policiers qui ont dit: “Tiens! vous cachez quelqu’un!”. Mais avant qu’elle réponde, je lui dis:“
Tu as reçu ma lettre, tu as bien fait de venir, car mon patron ne veut pas me donner la permission
pour les vendanges”. […] Elle a tout de suite compris, [...] Pour essayer de la faire partir, au
cas où ils auraient un revirement, j’ai fait comme si elle connaissait ma mère lui disant: “ va
chercher ma mère, je ne peux laisser Huguette seule”.[...] ce n’était qu’une combine, mais elle a
pu se cacher chez Brignand qui l’a gardée quelques temps. » Ce qui permit à Denise de se sauver
pendant que Lucile se faisait arrêter sous les yeux de sa fille, à qui elle a dit qu'elle rentrerait le
soir même. Elles ne devaient se revoir que 4 ans plus tard. Si Lucile est arrêtée, c'est à cause de
l’indiscrétion d'une certaine Pauline (personne à qui Lucile faisait confiance). Jamais, Lucile
n'aurait imaginé que Pauline aurait fait preuve d'imprudence. D'où la colère de Lucile, lorsque le
Parti lui a signifié que c'était son entière faute, si elle avait été arrêtée. Elle nuance cependant son
propos quand à son ressentiment contre Pauline (page 18) « Et puis cette copine n’avait pas notre
expérience, car on n’avait plus le temps de faire l’éducation, surtout des sympathisants. ».
Les conditions de détentions:
Les centres de détention ne sont pas propres, et rien n'est fait pour améliorer les conditions des
8 prisonnières politiques. Tout est fait pour maintenir les prisonnières dans l'insalubrité. (page 18)
« Puis on s’entassait dans une petite pièce jusqu’au soir. Après la soupe, on regagnait nos
cellules infectes où les punaises nous tenaient compagnie. La maison d’arrêt de Nîmes est une
des plus sales prisons que nous ayons connues. ». Le pire étant les transports jusqu' au camp de
Ravensbrück, puis de Leipzig. (page 42) « Une chaleur, dans un wagon sans air. Entassées
comme des bêtes, et encore on donne davantage de place aux chevaux. Mais le plus terrible,
c’était l’odeur de la tinette qui, après quelques heures, était déjà pleine. Les copines avaient la
dysenterie. C’est impossible à décrire. Le train secouant tout cela, tout se répandait sur le
plancher, nous obligeant à rester debout. » Cependant les femmes essayaient de conserver un
semblant d'hygiène et d'intimité.
Les conditions de traitement de ces femmes sont très inégaux suivant les lieux de détentions, et
les événements extérieurs de la résistance: aux Baumettes, après l’assassinat de la chef des
surveillantes (particulièrement infecte avec les prisonnières), les détenues ont eu droit à une
« semi » liberté, ce qui n'a pas été le cas dans les autres prisons: En effet, Lucile nous avoue à
demi-mot, que des camarades de l'extérieur, se sont « occupées » de la chef des surveillantes
lorsque qu'ils ont pris connaissance de la façon dont elles étaient traitées. Ce fût alors un
exemple , pour les autres gardiennes qui se sont montrées particulièrement attentionnées par la
suite : ( page 31) « Nous nous demandions quelles seraient pour nous les conséquences de cette
mort, s’il n’y aurait pas de représailles envers les copines. Mais ce fut le contraire. Ces femmes,
ces gardiennes, qui nous traitaient durement, à part deux ou trois qui étaient correctes avec nous
et qui ne changèrent rien à leur attitude, ce furent les plus mauvaises qui furent les plus plates,
s’abaissant à nous offrir du savon “stock de nos tickets” qu’elles gardaient pour elles, nous
demandant si nous n’avions pas besoin de rien. La peur les faisait trembler. »
La camaraderie et la solidarité font partie intégrante du quotidien de Lucile durant toute sa
captivité. Dans tous les lieux de détention où s'est trouvée Lucile, elle a observé ce lien qui
unissait toute ces femmes emprisonnées. Elles cherchent à communiquer entres elles, (page 22)
« Nous avions aussi adopté un mode de communication. En tapant sur le mur, on composait, en
suivant l’alphabet, des mots, des phrases. C’était long, mais nous arrivions à nous parler
ainsi. ». Aux Baumettes elles trouvent un trou dans le mur pour pouvoir se parler, et toutes les
9 autres cellules font leur propre trou pour qu'elles puissent communiquer de cellule en cellule.
Ces femmes partagent tout, la nourriture, les rares colis qu'elles reçoivent de l'extérieur, mais
aussi des moments « durs ». Plusieurs fois, Lucile fait état de femmes perdant un proche et
l'apprenant devant les autres. Elle même apprendra que sa nièce a été blessée dans l'explosion de
l’usine Rey à Nîmes. Elles sont unies par un fort sentiment. Lucile se lie avec plusieurs jeunes
filles comme une certaine Eliette (page 29)« Elle ne voulait pas me quitter, elle est très
affectueuse, mais nous avons demandé qu’elle aille avec les J3, Andrée Julien, Josette Laurençon
et Odette Amblard. Et on lui a accordé d’aller avec ces copines. J’ai vraiment langui. C’était ma
fille, elle m’appelait sa mérotte. Mais il ne faut pas être égoïste, elle était mieux avec celles de
son âge ». Nombre de fois, Lucile nous relate que les prisonnières gardaient des provisions pour
leurs camarades malades Et en Allemagne, à Ravensbrück, malgré leur faible état, elles
soutenaient les plus faibles pour leur éviter de finir tuées d'une balle dans la tête lors de l'appel.
C'est notamment grâce à cette solidarité que Lucile reviendra vivante d'Allemagne : deux de ses
camarades qui aurait pu s'échapper, restent avec elle pour la relever, lorsque les SS fuient
Leipzig le 14 avril 1945. (page 54) « Déjà les chiens, habitués à étrangler ou à mordre, venaient
vers moi. L’officerine, révolver à la main, me donna l’ordre de marcher. C’était fini, car ceux qui
ne pouvaient pas suivre étaient abattus comme des chiens. Mais Blanche et Madeleine, malgré
leur faiblesse, leur fatigue immense, toutes deux supplièrent l’officerine et me soulevèrent, me
portant pendant un long trajet, battues, car nous avions la plus mauvaise place; nous étions à la
fin de la colonne. Il faut savoir ce que cela représente pour ces compagnes, malades, mourantes
de faim, de fatigue. Non, vraiment, il faut l’avoir vécu pour le comprendre. Je leur dois la vie. Je
leur dois d’avoir retrouvé ma fille, mon mari. Jamais je ne pourrai oublier cette vie qu’elles
m’ont conservée au prix de la leur. » On sent toute l'émotion de Lucile, qui précise que des
milliers de comportements héroïques semblables ont eu lieu.
Lucile et les autres prisonnières ne se laissent jamais abattre, malgré « le tragique » de leur
situation. Elles se raccrochent à tout ce qu'elles peuvent, notamment à leurs proches. Lucile fait
mention de lettres de proches lues devant toutes les prisonnières. De plus elles ne restent jamais
sans rien faire, malgré la volonté des geôliers de les « abrutir à ne rien faire. » (page 24) .
Chacune a un rôle bien précis pour les loisirs. Ce dont Lucile témoigne page 23 « Avec du carton,
nous avons fait un jeu de cartes. Nous en avions plein la main. Un jeu de dames, un jeu
10 d’échecs... ». Les plus instruites dispensaient des cours, dont Lucile a bénéficié, car elle ne
savait pas bien écrire avant son arrivée en prison. Les fêtes ont une grande importance aux yeux
des prisonnières, Lucile parle surtout des Noël et des 14 juillet. (page 32) « Nous avons obtenu
que les nourrices viennent à notre fête le jour de Noël. Chaque gosse a eu sa poupée, du gâteau
fait par nous-mêmes. Ces pauvres femmes pleuraient de joie. Leurs petits auraient leur Noël,
malgré la détention. Chaque cellule avait fait son gâteau. C’était un concours. Nous l’avons fait
le matin avant de sortir de nos cellules.[...]Tout le monde a eu sa part de gâteau-prison. Nous
avons fait des rideaux pour une scène avec des draps de lit que l’on nous avait prêté, garnis de
roses en papier. Le fond était décoré de fleurs et guirlandes, toujours en papier. On nous avait
prêté une lanterne avec une bougie pour jouer une pièce.» Lorsque c'est possible, elles cuisinent
avec les pauvres moyens à disposition. La nourriture est également énormément présente dans les
écrits de Lucile, non pas simplement pour elle, mais pour toutes les autres, ce qui se comprend
aisément dans des situations où souffrir de la faim est une torture quotidienne
Lucile est témoin et actrice de rébellions, comme à la centrale de Rennes. (page 36/37 ) « Cela
a commencé par une brimade. Une copine du Nord, qui était malade, demande qu’on lui
permette de reprendre sa robe en laine. Mais avant de la lui rendre, on la lui coupe de façon
qu’elle ne puisse s’en servir. Elle s’est révoltée de cet état de chose, alors on lui a ordonné de
descendre au prétoire. Nous savions ce que cela voulait dire, nous n’avons pas voulu. La
gardienne avertit le chef, qui nous envoie des C.R.S. Toutes, nous nous sommes mises devant elle
pour empêcher les gardes de l’emmener. Ils nous menacent de jeter les gaz. Nous étions prêtes à
briser les carreaux. Puis notre gardienne a voulu sortir, mais nous l’en avons empêchée, lui
disant: “ vous aussi vous en aurez si on nous en donne”. Elle n’en menait pas large. » Mais aussi
au camp de Leipzig, un prisonnier qui ne travaille pas est une bouche inutile à nourrir, aussitôt
mis dans les « convois noirs » qui partaient pour Auschwitz, camp d'extermination. Les
prisonnières refusent de bouger, la médecin déportée également refuse d'obéir aux ordres. (page
50) « De rage, la commandant du camp a fait venir une doctoresse russe déportée, lui donnant
l’ordre de faire sortir des rangs les femmes qui étaient allées se faire soigner au Revier. Toutes,
plus ou moins, nous y étions allées. Elle est passée dans les rangs et elle a refusé d’en
reconnaître parmi nous, malgré les menaces et les coups. Elle a empêché ces femmes d’aller à
une mort certaine » ; sans l'intervention de cette médecin Lucile aurait pu être comptée parmi les
11 victimes d'Auschwitz. Il est important de noter que Lucile rapporte que, dés qu'elles le pouvaient,
des prisonnières qui travaillaient dans les usines d’armement sabotaient la production, parfois au
prix de leur vie.
Quand Lucile s'échappe suite à la débâcle de la traversée de l'Elbe, elle n'est pas totalement
soulagée, malgré sa liberté. Seule avec deux autres prisonnières, elles sont en Allemagne, pays
qu'elles ne connaissent pas. Et malgré la liberté, la vie est toujours dure, car ces femmes sont
livrées à elles-mêmes. Cependant, sur la route, elles recevront de l'aide de diverses personnes, qui
avaient elles mêmes d'autres problèmes. (page 57) «L'aumônier alors nous dit « j'aurais voulu
faire autre chose pour vous, mais nous sommes obligés d'évacuer la ferme » ». Lorsque enfin elle
rencontre une colonne Américaine, c'est une immense joie et vient le véritable soulagement (page
60) « notre joie nous faisait mal ». Au centre de rapatriement, dans un premier temps on refuse
de croire que Lucile et ses compagnes sont des prisonnières de guerre échappées, et on les prend
pour des travailleuses libres. Lorsque la situation est clarifiée, le responsable d'un centre de
rapatriés les fait repartir le soir même. Lucile raconte qu'une femme « une de ces grues qui avait
fait les cent coups là-bas » ( page 61) a voulu monter de force dans le même camion qu'elle, mais
qu'elle en a été jetée dehors et laissée sur le bord de la route.
De retour à Nîmes, personne n'est là pour accueillir Lucile. Sa famille n'avait pas eu de
nouvelle et n'espérait plus la revoir. Ce sont donc les amis de Lucile, lorsqu'ils l'ont croisée dans
la rue, qui sont allés prévenir sa fille et son mari. Lucile est bien sûr heureuse de les revoir,
cependant elle ajoute ( page 63) « Mais pourquoi n’ai-je pas éprouvé la joie que j’attendais, ce
jour dont on avait tant parlé là-bas, des beaux projets que l’on faisait pour ce jour de retour. Il
me semblait être revenue dans un monde nouveau, inconnu. Je me sentais surtout isolée, une
intruse. Effet de mon imagination. ».
Lucile n'éprouve pas de haine pour les Allemands en général, mais seulement pour les SS et
surtout pour les collaborateurs. De très nombreuses personnes et notamment du personnel
carcéral sont évoqués par Lucile. Elle éprouve un dégoût profond pour les collaborateurs et les
SS ainsi que pour certains cas particulier. C'est contre les collaborateurs et assimilés qu'elle
semble éprouver le plus de haine, d'autant plus vivace que certains sont entrés en Résistance au
12 dernier moment pour sauver « leur peau »; Elle se réjouit notamment, qu'un collaborateur
« Tayolle » ne se soit aperçu de rien pendant qu'elle fabriquait des tracts quand elle tenait la
coopérative, et qu'il se soit fait réprimander pour cela. A la prison des Baumettes, la chef des
surveillantes, après avoir puni les prisonnières pour avoir fêté le 14 juillet se fait assassiner par
les camarades libres des détenues. Lucile ne la plaindra pas, bien au contraire. Quant au docteur
de cette même prison, Lucile dit qu'il « qui était très chic pour nous » (page 31). Elle décrit les
SS comme des barbares, alors que plusieurs fois, elle parle d'Allemands qui les ont aidés d'une
manière ou d'une autre et elle ne les accable pas en les rendant responsables des crimes de ses
bourreaux.
Les atrocités dont Lucile a été témoin la marquent profondément, et surtout ce qu'elle a vu
dans les camps, « Des cadavres, toujours des cadavres. Des cris, des hurlements de douleur, des
tortures. Des enfants arrachés à leurs mères, juives au triangle jaune, des condamnés à mort,
morts. Combien de milliers sont passés à la chambre à gaz, au four crématoire? C’était une
vision d’horreur, d’épouvante, qui nous laissait pantelantes, abruties. Et même après quinze ans,
au moment où ces lignes sont écrites, on en souffre davantage car on réalise mieux. » (page
44/45) Il apparaît très dur pour Lucile de se remémorer cette époque ( page 45) «Parfois, cela fait
mal de se souvenir de tout cela. Je reste quelque temps sans ouvrir ce cahier. Mais on y revient,
car on ne peut oublier celles qui sont mortes là-bas, dans cet enfer, loin des leurs. Oublier, allons
donc. Aucun de nous ne peut plus oublier. » :
Et elle veut faire de sa mémoire un témoignage durable pour que sa famille elle aussi sache et
n'oublie pas. Et elle continue d'écrire car elle ne veut pas et ne peut pas oublier. Des années
après, elle ressent encore dans sa chair et son esprit les suites de ces mauvais traitements, comme
d'ailleurs ses camarades d'infortune avec qui elle correspondait. Elle ne manque pas de rappeler à
la fin de son témoignage.
Marine MARC (Université Paul-Valéry, Montpellier)