Xavier Darasse, le passeur de musique(1934-1992)

Transcription

Xavier Darasse, le passeur de musique(1934-1992)
Xavier Darasse,
le passeur de musique (1934-1992)
Colloque
T extes des interventions du colloque qui s’est tenu les 19, 20 et 21 octobre 2012
dans le cadre du 17e Festival international Toulouse les Orgues
Je n’ai jamais voulu être un organiste,
j’ai voulu être un musicien qui joue de l’orgue.
C’est-à-dire... rien de spécifique !
Xavier Darasse 1934 - 1992
Le passeur de musique
Il ne mettait pas la musique dans des boîtes, rangées dans des catégories qui ne se mélangent pas. Il composait une
œuvre de son temps, mais adorait la musique ancienne. Il recherchait tout ce qui était nouveau, et consacrait une
énergie folle à sauver les orgues historiques. Musicien virtuose, il déclara que l’accident qui l’empêcha à jamais de
jouer était une chance, celle de se consacrer à autre chose.
Xavier Darasse était un homme capable de regarder et d’entendre dans toutes les directions en même temps. Un
pédagogue, un passeur, capable de convertir les plus conformistes aux joies de toutes les musiques et de séduire les
plus réfractaires. Un aventurier prêt à tout pour partager son goût de la musique et des Arts.
C’est donc la générosité et l’immense curiosité de Xavier Darasse, disparu il y a vingt ans, qui ont inspiré la
17e édition de Toulouse les Orgues qui s’est tenue du 9 au 21 octobre 2012. Mais ce programme imaginé pour
les néophytes, les amateurs et les mélomanes est tout le contraire d’un hommage compassé et révérencieux ! Ce
fut un voyage dans le temps et dans les sons pour que ceux qui n’avaient jamais entendu un concert d’orgue se
mêlent avec plaisir aux connaisseurs. Et que tous soient surpris...
Un parcours dans le temps. De Machaut à Amy, de Bach et Berlioz à Burgan et Darasse, les œuvres les plus
anciennes ont cotoyé les plus récentes. À la cathédrale Saint-Étienne, les trois Inventions composées par Gilbert
Amy à la mémoire de Xavier Darasse se sont intercalées dans ce monument de la musique qu’est la « Messe
Notre Dame » de Guillaume de Machaut. La Maîtrise Notre-Dame de Paris et les Sacqueboutiers ont interprété
des motets de la Renaissance et de notre temps alternés avec des pièces d’orgue contemporaines et anciennes.
À la Halle aux Grains, le chœur de chambre les éléments a fêté son quinzième anniversaire avec les compositeurs
d’aujourd’hui qui ont écrit pour lui, et Bach.
Des mélanges de genres. Le classique et le jazz, les grands maîtres allemands et l’art de l’improvisation, la danse,
le théâtre et le cinéma, les orgues et les clavecins, se sont rencontrés. Alors que les chanteurs anglais des Voces8
sont passés le plus naturellement de Byrd à Gershwin, Olivier Latry a transformé l’orgue de Saint-Sernin en un
immense orchestre pour « le Sacre du Printemps ».
Des rencontres humaines. Elles furent bien sûr les plus fortes. Comme celle, bouleversante, du grand
improvisateur et compositeur Reitze Smits avec le poète Tsjêbbe Hettinga, ou celle de l’organiste Aart Bergwerff
avec un danseur soufi, derviche tourneur envoûtant.
Enfin ce festival a fait naturellement la part belle aux organistes. Des artistes exceptionnels sont venus cette
année de tous les horizons : Wolfgang Zerer, Bernard Foccroulle, William Whitehead, Rudolf Lutz, Bernhard Haas
ou François Espinasse, pour ne citer qu’eux, ont eu la joyeuse tâche de faire résonner les instruments uniques de
Toulouse, préservés et restaurés grâce à l’action de Xavier Darasse.
Un colloque. Xavier Darasse a été dans beaucoup de domaines un visionnaire. Il est à l’origine de beaucoup d’idées
et de dynamiques culturelles, musicales et organistiques, dont les développements se sont poursuivis ou infléchis
jusqu’à notre temps présent. J’ai donc souhaité organiser en fin de festival un « Colloque Xavier Darasse », sous
la présidence éminente de Gilbert Amy, un de ses plus proches compagnons de route. Il s’agissait certes de rendre
hommage à Xavier, mais aussi de re-situer, à l’aune de sa réflexion des années 70-80, et de son action multidirectionnelle, les enjeux d’aujourd’hui et nos propres prospectives. Comme s’il nous interrogeait aujourd’hui, de
là-haut : « où en sommes nous ? où en êtes vous ? ».
C’est pourquoi nous avons invité à la fois des amis, des anciens élèves, des anciens collaborateurs ou proches de
Xavier, mais aussi de jeunes et brillants musiciens qui ne l’ont pas connu mais ont étudié son œuvre, et qui ont
parfois le sentiment, comme a dit l’un d’entre eux, de vivre encore d’une certaine manière dans « l’ère Darasse »,
tant il a marqué ce tournant de siècle.
J’espère qu’à travers la lecture de ces différents textes, qui n’ont été parfois qu’une trame à des communications
beaucoup plus larges, vous pourrez trouver ou retrouver l’esprit de ces journées, et que ce colloque aura tenu ses
promesses en nous engageant dans les bonnes voies pour l’avenir.
Michel Bouvard directeur artistique de Toulouse les Orgues
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Xavier Darasse, un musicien du XXe siècle
Xavier Darasse est né à Toulouse en 1934, dans une famille de musiciens. Remarqué par Marguerite Long,
il entra à 16 ans au Conservatoire de Paris. Il y obtint de nombreux premiers prix, orgue, improvisation,
harmonie, composition, suivis d’un Grand Prix de Rome. Puis il s’engagea rapidement dans une carrière de
concertiste qui le mena durant plusieurs années dans le monde entier. Virtuose éclectique, merveilleux
improvisateur, artiste complet, il jouait aussi bien la musique ancienne que le répertoire romantique et
contemporain.
« J’ai failli être pianiste. Marcel Dupré avait dit à mes parents, il faut qu’ il fasse beaucoup
de piano. L’orgue, ce sera une récompense ! »
Mais bien sûr, une carrière de virtuose ne suffisait pas. Cet homme, dont tous ceux qui l’ont connu ne cessent de
rappeler le charisme, l’amour immodéré de la musique, l’hyperactivité, l’humour et la vivacité d’esprit, ne voulait
pas être « qu’un joueur d’orgue ». Un « musicien qui ne s’intéresse à rien c’est... une machine » disait-il.
Alors il enseigne. C’était un maître anticonformiste, mais qui n’aimait guère la médiocrité. Il crée la classe
d’orgue du Conservatoire de Toulouse. Plus tard, il enseignera au Conservatoire National Supérieur de Lyon
puis deviendra directeur du CNSM de Paris. Il participe à des master-classes, crée le Concours international
d’Orgue, lance les Académies de l’orgue et du clavecin à Toulouse.
Il diffuse. Il « aère » le monde fermé de l’orgue. Pour jouer là où il n’y a pas d’instrument, il fait construire
un orgue transportable. Il descend de la tribune du grand orgue pour parler aux auditeurs et se rapprocher du
public.
Il s’intéresse au rock et au jazz. Il produit des émissions à Radio France. Il co-dirige le Centre Culturel Croix
Baragnon de Toulouse. Il crée l’association « les Arts Renaissants », organise les premiers concerts dans
un musée. Il invite dès les années 1970 tous ceux qui réinventent la musique ancienne, Gustav Leonhardt,
Jordi Savall, Scott Ross, Jos van Immersel et tant d’autres. Il imagine « Bach et Cie » le premier festival Bach
commémoratif.
« J’ai contribué à essayer de faire sortir l’orgue de sa chapelle. C’est un instrument qui appartient
à tous. L’organiste, c’est comme le chauffeur d’une Rolls Royce. La voiture n’est pas à lui. J’estime
que pour l’orgue, c’est un peu la même chose. »
Il bâtit. Beaucoup d’instruments sont mal-en-point, à Toulouse et partout en France. Moteur de la
Commission Nationale des orgues dès 1969, il convainc le ministère de la Culture de protéger les instruments
historiques. Il use de toute ses (grandes) capacités de conviction pour remettre les orgues du passé dans leur
disposition d’origine, pour faire accepter la diversité de leurs styles. Il persuade les villes d’en construire de
nouveaux, d’esthétiques différentes. Toulouse lui doit bien sûr le magnifique orgue Ahrend des Augustins.
Il compose. L’orgue tient une place de choix dans son œuvre, mais il écrit aussi pour des ensembles de vents,
pour orchestre, pour les voix. Il compose deux messes, dont la Messe pour les paroisses et son célèbre « Notre
Père ». Peu de temps avant son décès, il se lance dans un opéra inachevé, « Le portrait de Dorian Gray ».
« Quand vous jouez, c’est une forme de générosité, vous donnez et ça disparaît. Ça ne reste que dans
le souvenir. Quand vous écrivez la musique... on a tous une sorte d’envie d’ immortalité. Je trouve
agréable de savoir que quand je ne serai plus là, je serai là, d’une autre façon. (...) La mort, c’est
quand il n’y a rien. Or, là il y aura quand même des choses. Même si ce n’est pas très bon d’ailleurs,
ça ne fait rien. »
L’accident dramatique qui le priva de l’usage d’un bras en 1976 mit un terme à sa carrière de concertiste. Mais
Xavier Darasse transforma cette tragédie personnelle en énergie au service de l’Art, jusqu’à sa disparition, le
24 novembre 1992, à l’âge de 58 ans.
Il a soufflé un air neuf sur le monde de la musique et de l’orgue en particulier.
Les citations sont tirées de l’émission « Radioscopie »
Jacques Chancel s’entretient avec Xavier Darasse, octobre 1977
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19, 20, et 21 octobre 2012
Un colloque exceptionnel Programme
Vendredi 19 octobre
15h >
en face de la DRAC, rue de la Dalbade
visite commentée dans la cour de l’« Hôtel de pierre » où a habité Xavier Darasse.
15h30 > salle des Écuries de la DRAC
Accueil par Dominique Paillarse, directeur régional des affaires culturelles de la région
Midi-Pyrénées (DRAC) et introduction par Gilbert Amy, président du colloque
Xavier Darasse : portrait
Intervenants : Michel Roquebert et Gil Pressnitzer
Intermède musical :
« Actions », pour quintette de cuivres de Xavier Darasse
Étudiants et professeurs du CRR de Toulouse (dir. Daniel Lassalle)
Xavier Darasse, l’organisateur, un visionnaire pour Toulouse
Intervenants : Denis Milhau, Jan Willem Jansen, Jean-Pierre Canihac, Jean-Pierre Mathieu,
Michel Bouvard
Intermède musical :
« Adagio » et « fugue » de la 1ère sonate pour violon seul de Johann Sebastian Bach
Gilles Colliard, violon
La facture d’orgues : restaurations et constructions
Intervenants : Jean-Pierre Decavèle, Philippe Bachet, Marie-Anne Sire et Patrice Bellet
Samedi 20 octobre
13h45 > Toulouse, salle Varèse du Conservatoire (CRR)
Accueil par Vincentella de Comarmond, maire-adjointe à la culture de la ville de
Toulouse
Xavier Darasse : l’interprète et le professeur, la musicologie (axe baroque,
symphonique, contemporain)
Intervenants : Bernard Foccroulle, François Espinasse, Ghislain Leroy, Bernhard Haas, Réjean Poirier…
Intermède musical :
« Masques » pour clavecin de Xavier Darasse (1985-92)
Martin Tembremande, clavecin
Écriture et création
Intervenants : Jésus Aguila, Thomas Lacôte et Benoît Mernier
Intermède musical :
« Per sonare » pour trompette, trombone et percussions, de Xavier Darasse
Étudiants et professeurs du CRR de Toulouse
Dimanche 21 octobre
14h >
Toulouse, Couvent des Dominicains
Xavier Darasse, producteur à France Musique
Intervenant : Benjamin François
Xavier Darasse, Directeur du CNSM de Paris
Intervenants : Thierry Le Roy, Gretchen Amussen
Xavier Darasse, un musicien dans la cité
Intervenant : Gilbert Amy
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Les intervenants :
Gilbert Amy, président du colloque, compositeur, ancien Directeur du CNSMD de Lyon
Jésus Aguila, musicologue, professeur à l’Université de Toulouse le Mirail
Gretchen Amussen, responsable des affaires extérieures et relations internationales au CNSMD de Paris
Philippe Bachet, prêtre, technicien-conseil pour les orgues
Patrice Bellet, facteur d’orgues
Michel Bouvard, organiste, co-fondateur du Festival international Toulouse les Orgues
Jean-Pierre Canihac, cornettiste, co-fondateur des Sacqueboutiers
Jean-Pierre Decavèle, technicien-conseil pour les orgues
François Espinasse, organiste, professeur au CNSMD de Lyon
Bernard Foccroulle, organiste, Directeur du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence
Benjamin François, producteur à France-Musique
Bernhard Haas, organiste, professeur d’orgue à la Hochschule für Musik de Stuttgart
Jan Willem Jansen, organiste, co-fondateur du Festival international Toulouse les Orgues
Thomas Lacôte, organiste, compositeur, professeur associé au CNSMD de Paris
Thierry Le Roy, conseiller d’État, ancien Directeur de la Musique au Ministère de la Culture
Ghislain Leroy, organiste, professeur aux conservatoires de Laon et de Soissons
Jean-Pierre Mathieu, tromboniste, co-fondateur des Sacqueboutiers
Benoît Mernier, compositeur, professeur d’orgue à l’IMEP de Namur (Belgique)
Denis Milhau, ancien Conservateur du Musée des Augustins
Réjean Poirier, organiste, professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal (Canada)
Gil Pressnitzer, écrivain et journaliste
Michel Roquebert, écrivain et journaliste
Marie-Anne Sire, Inspecteur général des Monuments Historiques (Ministère de la Culture)
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Xavier Darasse, portrait
Xavier Darasse
Par Michel Roquebert, écrivain et journaliste
Quand il ouvrait de grands yeux étonnés, il avait des airs de professeur Nimbus. Il parlait doucement, même
lorsque, fâché, il fronçait le sourcil. Il avait l’humour tendre, et quand il racontait de petites histoires, c’était
en souriant, à mi-voix, très près de vous, en vous tenant par la manche ou le revers. Casquette et duffle-coat,
il slalomait en sifflotant dans les rues de Toulouse sur une bicyclette qu’il conduisait de sa seule main gauche.
Il aimait s’habiller en mélangeant le rouge, le vert et le jaune, même pour des cérémonies officielles. En
smoking, il aurait eu l’air déguisé en un autre que lui.
Le jour où j’écrivis ceci dans « La Dépêche du Midi » du 27 novembre 1992, je venais de perdre un ami, mais je
savais bien que la musique avait perdu l’un de ses plus passionnés et de ses plus fidèles amants.
Si, vingt ans après, ce sont toujours ces mêmes images d’un être débordant de liberté fantasque jusqu’à la
provocation, qui me viennent d’abord à l’esprit quand je pense à Xavier Darasse, je n’oublie pas pour autant
la redoutable rigueur avec laquelle il conduisait son travail. Mais il est certain que l’on ne peut gommer de la
page aux souvenirs, par-delà l’admiration qui s’imposait face à un artiste si complet, tout ce qu’il portait en lui
d’inimitable et attachante fantaisie.
Je l’avais connu un soir de juin 1966, dans la plus étrange des églises de Toulouse, ce grand blockhaus de
briques, heureusement inachevé, qui s’appelle Saint-Aubin. Louis Auriacombe, à la tête de son Orchestre de
Chambre et avec la chorale Jeanne d’Albret, y donnait un concert spirituel : une Cantate de Bach, le « Gloria »
de Vivaldi. Mais aussi, trois œuvres rarement jouées à l’époque : trois Sonates d’église pour orgue et ensemble
instrumental de Mozart. À l’orgue, le jeune professeur d’orgue du Conservatoire – il avait 32 ans – entré en
fonction six mois plus tôt, dans la classe créée à sa demande par le directeur, Noël Lancien. Il y avait bien eu
un concours en décembre 1965. Une dizaine de candidatures avaient été déposées, mais quand on avait su
qu’il y avait celle de Xavier Darasse, toutes les autres s’étaient retirées… Signe bien évident que Xavier, alors
professeur au Conservatoire d’Angers et titulaire des orgues de Saint-Pierre de Neuilly, s’était imposé dans le
monde musical comme une personnalité avec laquelle il fallait déjà compter.
Il était né à Toulouse en 1934. Ses parents, tout particulièrement sa mère, fine musicienne qui avait été l’élève
de Marcel Dupré et qui tenait les orgues de la cathédrale, le confièrent tout naturellement au conservatoire
de sa ville. 1er prix de piano dans la classe de Raymonde Blanc-Daurat, 1er prix de solfège dans celle de
Guy Lhomme, Médaille d’harmonie dans la classe d’Edmond Gaujac. Alors, à 16 ans, il entre, à Paris, au
Conservatoire national supérieur. Il en sort avec un 1er Prix d’Harmonie dans la classe de Maurice Duruflé, un
1er Prix de fugue et un 1er Prix de contrepoint dans les Classes de Simone Plé-Caussade, un 1er Prix d’analyse
musicale dans la Classe d’Olivier Messiaen, un 1er Prix d’orgue et d’improvisation dans la classe de Marcel
Dupré. Et c’est, l’année de ses 30 ans, un Prix de Rome de composition qui sanctionne son passage dans la
classe de Jean Rivier.
Deux ans plus tard, le voici donc de retour à Toulouse. Mais le professeur s’affirme très vite, à la fois, comme
un très grand interprète, et comme un spécialiste, aussi compétent que passionné, de tout ce qui touche,
techniquement et culturellement, à son instrument de prédilection. En 1968, André Malraux le nomme à la
section « Orgues historiques » de la Commission supérieure des Monuments historiques. En 1969, l’Académie
Charles Cros lui décerne un grand prix du disque. Mais déjà le compositeur a percé sous l’interprète : le
premier vol du Concorde lui fournit l’occasion, la même année, d’écrire la musique du ballet « Espace », que
lui commande le Festival Messidor et qui est donné sur la scène du Capitole.
Denis Milhau vous rappellera tout à l’heure le travail considérable que Xavier Darasse a accompli à Toulouse,
où, parallèlement à sa tâche d’enseignant, il fut l’un des plus entreprenants et des plus inventifs acteurs
culturels. Le plus surprenant aussi, sans doute. D’autres vous diront ce que fut son rôle dans le sauvetage de
précieux instruments presque à bout de souffle, comme dans la construction de nouveaux. Ses anciens élèves
évoqueront le pédagogue qu’il fut, parfois aussi inattendu que magistralement efficace. Et puis son œuvre
propre, aussi variée qu’abondante, sera présente, et présentée, par ceux qui l’ont interprétée ou dirigée et qui
le font encore.
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Sans doute suffirait-elle d’ailleurs à brosser le portrait de cet être qu’une sorte d’universalisme du cœur
et de l’esprit avait préservé de toute spécialisation étroite, en le poussant d’emblée hors des limites de
son instrument familier. Comme l’était sa parole, sa musique est porteuse d’un discours riche, dru, tendu,
foisonnant ; elle nous dit qu’il avait un instinct puissant de la vie, mais aussi qu’il était curieux des mondes
inexplorés. Darasse était une sorte d’être en expansion, que l’on trouvait souvent là où l’on ne l’attendait
pas. Je me rappelle un déjeuner auquel il m’avait convié, chez lui, rue Ozenne. Eh ! bien, il ne m’a parlé que
peinture, sous le regard, oserai-je dire, d’un tableau signé d’un de nos amis communs, le peintre Pierre Igon.
Mais comment choisir, entre les mille souvenirs qui me remontent aujourd’hui au cœur ?
Le destin, qui n’appréciait sans doute pas sa fantaisie et sa liberté, lui fut d’une implacable cruauté. Le
6 octobre 1976, alors qu’il revenait, de nuit, d’un concert qu’il avait donné en la cathédrale de Condom, il
s’endormit au volant ; dans l’imparable et terrible accident qui s’ensuivit, le toit de sa voiture lui sectionna
le bras droit. Malgré la greffe immédiatement réalisée à Toulouse, et une année entière d’hospitalisation
ponctuée de nombre d’interventions chirurgicales, il ne put recouvrer l’usage de sa main droite.
À ce drame, dont il donna presque l’impression d’être le seul à ne pas s’épouvanter, il réagit avec une force
d’âme qui laissa son épouse Geneviève, ses trois enfants, et tous ses amis, presque incrédules. « Radioscopé »
sur les ondes par Jacques Chancel en octobre 1977, très exactement un an et trois semaines après l’accident
qui avait interrompu à jamais, à 42 ans, sa carrière de virtuose, il répondit tranquillement : « Ça n’a aucune
importance ; il y a des millions de gens qui ne jouent pas de l’orgue et qui sont heureux ». Et quand il disait
aussi : « Je n’étais pas un organiste, mais un musicien qui jouait de l’orgue », il donnait la clé de cette activité
multiforme qui le conduisait à se battre sur dix terrains à la fois.
Ne pouvant plus jouer, il continue à enseigner, à composer, à organiser des concerts et des festivals, à
participer aux jurys des plus grands prix internationaux. Et il dirige. C’est lui qui conduit notamment, au
Capitole, une représentation de « L’Opéra de Quat-sous ». Ses masterclasses l’appellent sans cesse bien
au‑delà de nos frontières : en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse, même au Japon en 1984 et 1985, année qui
le vit nommé professeur de la classe d’orgue du Conservatoire national supérieur de Lyon. Et voici qu’en 1991
il est appelé à la Direction du Conservatoire national Supérieur de Paris.
Poste éminemment prestigieux, qu’il occupera, hélas ! à peine le temps d’une année scolaire. Car l’horizon de
sa vie s’est déjà, à nouveau, tragiquement obscurci.
L’une de nos toutes dernières rencontres, ce fut en juin 1992, alors qu’en la cathédrale Saint-Étienne de
Toulouse il conduisait les obsèques de sa mère, de cette musicienne qui l’avait voué lui-même, pour la vie, à
la musique. La maladie, déjà, le dévorait. Il le savait. Nous le savions. Mais avec un sang-froid désarmant, il
continua encore.
J’étais alors journaliste à « La Dépêche ». Quand fut survenu, cinq mois plus tard, l’ultime moment, il me
revint le douloureux honneur de rédiger sa nécrologie. Il n’avait que 58 ans.
Il m’est impossible, ici, aujourd’hui, de ne pas retrouver jusqu’au plus profond de moi l’émotion qui me guida,
il m’est impossible de pas ressentir, et comme entendre dans ma tête les mots qu’alors me souffla et que me
souffle encore une si grande peine :
« Sans rien dire, mais appuyé sur une foi immense, et tout son être déjà tourné vers un infini dont la musique
avait été sans doute pour lui le terrestre reflet, Xavier continua, jusqu’à l’extrême limite. Jusqu’à ce que, ce
mardi soir, la vie se retirât comme la mer. »
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Mes années Darasse
Par Gil Pressnitzer, écrivain et journaliste
Pour évoquer ces « instants passés », juste quelques balises émotionnelles de ce que furent mes rencontres
avec ce « lutin malicieux et profond », ce Puck de beaucoup de songes de nuits d’étés à Toulouse.
De 1967,
et jusqu’en 1973, Xavier Darasse fut Directeur musical du Centre Culturel de l’Espace Croix-Baragnon à
Toulouse. Il en fut en fait son âme vibrante, par ses propositions novatrices, ses découvertes proposées,
ses émerveillements en partage. Sur l’incitation impérieuse de Christian Schmidt, notre autre agitateur
toulousain, ogre de couleurs et de sentiments, mais surtout provocateur et lui aussi épris d’étonnements, j’ai
côtoyé, assisté parfois, Xavier Darasse, plein à ras bord d’humour et de sympathie, et surtout d’une générosité
débordante. Lui qui est la preuve incarnée que le paradis n’est pas pour les tièdes.
Au lieu de s’offusquer de
voir quelqu’un débouler sans beaucoup d’expérience ni de science, il voulut échanger, éduquer, convaincre au
cours d’innombrables et longues conversations, avec véhémence, mauvaise foi parfois, gentillesse toujours.
Il
m’aura tout appris sur la musique baroque, sur la musique française, sur Messiaen, sur Bach, sur l’orgue qui
m’inquiétait un peu - ah ses concerts privés à Saint-Étienne -, et sur bien d’autres choses encore. Moi je lui
aurais juste suggéré quelques petites choses sur les musiques du monde, la musique indienne en particulier
dont il s’éprit passionnément, le jazz, quelques compositeurs encore bizarres à l’époque : Mahler, Bruckner,
Janáček, Sibelius… De cette époque reviennent des moments plus forts que d’autres :
- la conversion à Olivier Messiaen, pas-à-pas en concert privé sur l’orgue de Saint-Étienne.
- des débats animés sur des versions enregistrées comme l’Orfeo de Monteverdi quand nous jouions à la
Tribune des Critiques de Disques.
- la mise en place de la discothèque de l’espace Croix-Baragnon, qui devait être une discothèque de prêt et le
choix exalté des disques à acquérir.
- sa gourmandise galopante pour découvrir d’autres musiques : jazz, musiques du monde, chansons. Rien ne le
laissait indifférent
- les concerts de Xavier sur Xenakis, Ligeti et ses propres œuvres. Et ses talents tenant de la prestidigitation
pour organiser des événements (« Ombres » de Boucourechliev, Ligeti à Toulouse, venue des baroqueux et
mille autres tours de magie).
- l’expérience de France Musique dans la ville à Toulouse en 1976 grâce à Louis Dandrel et surtout toi alors
encore producteur dans cette noble maison, avec des concerts sur des lieux inédits et improbables parvis
d’églises, cours d’hôtels particuliers, et le refus de la mairie de le pérenniser.
- la mise en place des Arts Renaissants avec Denis Milhau, crucifié devant ses tableaux pour les protéger d’un
public peu au courant des mœurs d’un musée.
- les concerts aussi bien à la Chapelle Sainte-Anne (Jos von Immersel sur plusieurs claviers !) qu’à la Chapelle
de Carmélites (Leonhard aux chandelles)
- Xavier venant assez souvent à la Salle Nougaro et fusionnant avec L. Subramaniam
- ses émissions sur France Musique écoutées religieusement, souvent tard la nuit, car sources mêlées
d’émotions décalées et de savoir.
Donc ces quelques bribes non ordonnées, sur lesquelles plane toujours son œil vif d’écureuil malicieux, lui
qui par pudeur cachait son immense savoir par une certaine distanciation, et le faisait naviguer au travers des
écluses de l’humour.
Et puis son rire très souvent, sa séduction toujours, sa malice et son obstination face aux
nombreux blocages institutionnels qu’il parvenait souvent à contourner. Lui, toujours dans un nouvel élan,
en conquête perpétuelle de territoires inconnus, constamment aux aguets de la vie qui bouge, des nouvelles
musiques qui se tissent. Xavier Darasse allait toujours en pleine liberté, en totale lucidité, se jeter dans la
vie immédiate. Il savait offrir de façon débordante ses coups de cœur, ses enthousiasmes, ses jardins secrets,
en partage à tous, lui qui avait mille idées à la seconde et qui était une lumière entre feu-follet et soleil
tournoyant.
Ses notes de musique, ses paroles, ses éclats de rire, résonnent encore auprès de ceux qui, comme moi,
auront eu le privilège de le suivre un peu et d’apprendre par sa seule présence plus que mille ans de livres
ou de rencontres.
Avant que tout cela s’efface, j’ai voulu, il y a une dizaine d’années, écrire le petit texte
suivant en hommage à ce grand frère en musique et en vie humaine.
Pour lui cet homme multiple, véritable
tournoiement de curiosités insatiables, de découvertes, d’émerveillements de gamin, de profondeur de foi
religieuse et humaniste, donc ce texte qui reprend un peu ces instants afin que le feu allumé par le météore
Xavier Darasse brûle encore.
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Xavier Darasse
Mon lutin, mon frère
Xavier Darasse avec ses mille visages nous aura imprimé ses sourires en profondeur, fougère de l’amitié sur les
pierres de nos jours.
Chacun aura bien voulu retenir celui qui prolongeait le sien. Certains se souviennent de sa foi, de sa ferveur
exaltée à l’odeur de l’encens, d’autres de sa passion de la beauté des femmes et des choses, tous de sa volonté
de partager ses émotions, de sa vie bouillonnante et parfois tragique.
Certains se souviennent du professeur émérite, passeur avec ironie tendre de Bach, de Messiaen, son cher Maître, et
de tant d’autres. De l’interprète aussi, plus agile qu’un écureuil s’ébrouant, libre dans les arbres, quand il touchait les
orgues ou le clavecin, et ses yeux brillants quand il saluait, soudain timide. Le compositeur n’aura pas eu le temps
de déployer toute la voilure de son chant, fauché en pleine création. Ses « Organum » ont pourtant renouvelé le
langage de son instrument.
Parmi tous ses visages, je vois surtout le malicieux, par-delà les monticules du temps, toujours à deux doigts du
fou rire, et redevenant brusquement grave face à l’intolérance. Ainsi nous étions deux pauvres bougres à vouloir
expliquer aux « libérateurs » toulousains de mai 1968 prenant d’assaut l’Espace Croix-Baragnon, toujours ouvert
aux quatre vents d’ailleurs, et voulant tout jeter à la rue, qu’ils se trompaient par ignorance. Jeter les œuvres
d’art par la fenêtre n’était pas un acte révolutionnaire, mais stupide. Dire que toutes se valent était écrêter,
niveler par le bas, donc le contraire de ce qui était ton combat inlassable.
Xavier restait droit en tout. Quand Christian Schmidt refusa en 1973 d’endosser une politique culturelle
réactionnaire et démissionna, nous partîmes tous, solidaires.
J’avais donc connu ce prodigieux lutin vers 1966 quand Christian Schmidt, lui, le Diaghilev de Toulouse, qui
lui aussi m’aura tant appris, dirigeait encore l’espace Croix-Baragnon avec sa folie gourmande et généreuse.
« Étonnez-moi », semblait-il toujours dire. Et il nous aura mis en réaction chimique, Xavier et moi.
Des conférences, des auditions, des découvertes réciproques, nous aurons fait vite consanguins.
Ces souvenirs de John Lewis, caractériel des pianos « Steinway », d’Alfred Deller, lapin rose baroque chantant
avec son ensemble autour d’une table sortie des chevaliers de la Table ronde, de Michel Petrucciani arrivant
comme un oiseau des îles sur l’épaule d’Aldo Romano, de Pierre Henry et sa « Passion selon Saint Jean »
écoutée en rond par terre à la Halle aux grains, encore halle, mais déjà avec des grains qui levaient.
Je me souviens de tout cela, et aussi de sa fringale de toutes les musiques, rock, musiques du monde, de sa
jouissance à les prendre comme un fruit nouveau. Et puis ces discussions jusqu’à la lune, lui, le savant musicien
amoureux des musiques populaires, ému aux larmes par mon ami Subramaniam, violoniste indien. Mes
certitudes figées ont pu enfin s’écrouler dans un bruit de cristal et de tolérance grâce à lui. Il bouillonnait d’énergie
vibrionnante, toujours en fusion, toujours aux aguets du vent et des notes. Son rire rebondit encore en moi comme
cascade rafraîchissante, sa belle leçon de ne jamais se prendre au sérieux et que par-dessus toute chose devait
triompher l’amour de la vie et du passage vers les êtres.
Cratère débordant d’idées, il était source de joie en feux d’artifice, même quand il devint l’homme au bras d’or avec
la mort presque prise en auto-stop, et sa main perdue, retrouvée, recousue, mais oublieuse des magies d’antan.
Avec son orgue portatif, traîné comme une roulotte de gitan de Saint-Bertrand du Comminges à Condom et
en des lieux improbables, une merveilleuse boîte à musique, orgue de barbarie du ciel, il avait tant répandu
de musiques, certain que ses échos continueraient longtemps pour tous. Même s’il ne pouvait plus jamais
rejouer, et il en riait presque. Passant sur son vélo comme moineau épiant le pain du monde, il continuait à
chanter en lui et en nous, moustache reliée aux étoiles.
De ces temps pleins de sons et de fraternité, un petit noyau de copains (Michel Roquebert, Denis Milhau,...)
s’en souvient encore, comme marrons chauds au coin des rues froides. Xavier était notre vigie qui jamais ne
désespérait des terres en vue, fussent-elles répliques des banalités que nous voulions fuir.
Depuis ce 24 novembre 1992 où les buffets d’orgue de l’ailleurs t’ont englouti, on n’ose plus marcher pareil
dans les rues de Toulouse, de peur de ne plus croiser ton ombre joyeuse à bicyclette.
Xavier, mon lutin, mon frère, dire qu’à cause de toi je suis entré dans bien des églises ! Si ton ami Messiaen
s’était déjà donné à l’au-delà et aux oiseaux, toi tu étais disponible pour la chaleur de la terre et de l’humanité.
Tiens, soudain me traverse ton rire, quand une sirène de police ajoutait sa polyphonie à la création d’une de
tes œuvres aux Augustins.
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Le compositeur devait pour toi être à la hauteur de l’espace, des hommes, et des bruits du monde. Parfois
meurtri par la lâcheté humaine (l’attitude des édiles face à ce festival baroque avec Jacques Merlet, les
difficultés perverses pour monter le Concours International d’Orgue, et un festival qui ne verra le jour
qu’après toi). Et des joies simples, en 1982, la création des Arts Renaissants dans un musée permettant ces
métissages culturels, ces désacralisations que tu aimais et que Denis Milhau réalisa.
De la bière fraîche aux chaleurs des autres, des flots de poses contradictoires pour non pas refaire le monde,
mais pour ne jamais l’amputer de ses contraires.
Nul ne saura nos parties de football débridées au Ramier de Clermont-le-Fort, et cette joie simple de mordre
dans une belle musique cambrée, odorante. Cela est parti au fil de la Garonne.
Je sais maintenant un peu mieux Buxtehude et Schütz, toi tu te souviens plus haut de Mahler ou de Janáček,
notre amitié fut bien un commerce équitable. J’en tire à peine maintenant tout le lait.
Va, ton rire roule encore dans mes nuits.
Signe évident de la main du destin, tu as laissé inachevé un opéra adapté du « Portrait de Dorian Gray » d’Oscar
Wilde. Ce portrait de l’artiste était aussi le tien, car il aurait été une méditation sur la jeunesse qui s’enfuit et la
perte de l’innocence. Ce choix de ce livret ne pouvait être anodin pour Xavier, toi hanté par les instants passés, et
qui parfois, presque fugitivement laisser sourdre un sentiment du tragique sous tes pirouettes.
Toi le navigateur de l’inconnu, le défricheur des continents enfouis, tu dois être encore à l’écoute de la musique
du monde et des sphères.
Ton ami Gilbert Amy avait emprunté à Paul Klee un titre : « Cette étoile enseigne à
s’incliner ». Une des plus belles étoiles qui me l’aura enseigné, c’est toi, Xavier. Et je m’incline devant toi.
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Xavier Darasse, l’organisateur,
un visionnaire pour Toulouse
Xavier Darasse, l’organisateur, un visionnaire pour Toulouse
Par Denis Milhau, ancien Conservateur du Musée des Augustins
Entre 1964 et 1969, il s’est produit à Toulouse un renouvellement et un rajeunissement considérables
du personnel des établissements culturels publics de la ville, car quelques jeunes trentenaires arrivèrent
à Toulouse, ou y revinrent, pour prendre la direction ou la responsabilité de ces établissements : à la
Bibliothèque Municipale Marie Renée Morin succéda à Monsieur Caillet, Claudine Sudre fut nommée à la
tête du Museum d’Histoire Naturelle, Noël Lancien prit la succession de Monsieur Gaujac au Conservatoire
National de Région, moi-même je pris la direction du Musée des Augustins, laissée vacante par le départ à la
retraite de Monsieur Mesplé, puis Michel Plasson vint prendre la direction de l’Orchestre National de Région,
créé grâce à la réorganisation et à la fusion de l’ancien Orchestre de la Radio et de l’orchestre du Théâtre
du Capitole. Ce renouvellement des personnels du secteur public venait renforcer le travail que, depuis une
dizaine d’années, des jeunes créateurs ou animateurs avaient entrepris, dans le secteur privé et associatif,
comme Maurice Sarrazin, Daniel Sorano et Jacques Duby, dans le théâtre, avec leur troupe du Grenier de
Toulouse, ou Christian Marc avec Le Cornet à dès, dans le domaine de la musique, Louis Auriacombe avec
son Orchestre de Chambre, Claude Perrier et son Quintette à Vents, Jean-Pierre Mathieu, avec l’Ensemble
des Cuivres de Toulouse qui devait devenir, avec la complicité de Jean-Pierre Canihac et Jan Willem Jansen,
Les Sacqueboutiers, en même temps que, dans le secteur des arts visuels et plastiques Henry Lhong créait
le Salon Art Présent, puis sa Galerie de la rue des Blanchers avec laquelle il apportait au marché de l’art
toulousain sa fonction de promotion de la contemporanéité la plus avancée qui lui manquait cruellement,
et enfin Michel Roquebert, qui venait d’être recruté par la Dépêche du Midi, mettait dans ses colonnes son
talent et sa compétence de critique musical et de critique d’art au service de la mutation culturelle à laquelle
on assistait.
Dans ce déploiement, Xavier Darasse, le plus jeune d’entre nous tous, a joué un rôle tout à fait majeur et d’une
portée essentielle grâce à la conception extrêmement ouverte et ambitieuse qu’il avait de la fonction de
l’art et de la culture dans vie de la cité et pour le bien-être de chacun. En 1965, dès son retour à Toulouse, au
conservatoire, comme professeur titulaire de la classe d’orgue nouvellement créée à son initiative, il devint,
aussi, le responsable des activités musicales du Centre Culturel municipal, récemment fondé, à la demande
de Louis Bazerque alors Maire de Toulouse, par le peintre Christian Schmidt qui fut un coordinateur efficace
et qui nous fit tous œuvrer dans une optique analogue à celle qui avait amené André Malraux à provoquer
la réalisation du Musée-Maison de la Culture du Havre et celle de la Maison de la Culture de Grenoble qui
furent comme des prototypes en la matière. Dès cette première responsabilité, Xavier s’avéra être un des plus
dynamiques et des plus inventifs acteurs de l’interactivité culturelle et de la sensibilisation de tous les public.
Xavier devint rapidement l’acteur essentiel et son action s’accentua parce qu’il s’avéra être celui qui pouvait
jouer le rôle de coordinateur culturel qui avait été celui de Christian Schmidt, même s’il n’exerça pas
officiellement la fonction que celui-ci avait assumée, et cela à cause de sa conception dynamique de l’action
culturelle, en partant du principe que toutes les formes d’art ne jouent leur rôle et n’accomplissent leur
nature qu’en étant conçues et pratiquées comme expression vivante, soit chacune d’elles prises une à une
dans sa particularité, soit, et préférentiellement, dans leur interface, leur interaction, leur confrontation, leur
émulation et leur conjonction. Tout en reconnaissant la distinction que l’on peut faire entre les domaines
d’objets faisant patrimoine, et ceux de ce que l’on appelle le spectacle vivant, Xavier se refusait à les opposer
et considérait que la recherche de leur mise en relation était ce qui offrait l’horizon le plus large pour leur
exploitation la plus fructueuse : il inventa même ce qu’il appela « les conférences spectacles », associant arts
de la scène, art du temps et du son, arts de l’espace et de l’image dans un propos ou un thème permettant
de mettre en jeu et en éveil tous les sens et tous les moyens d’expression. Gil Pressnitzer, dans le texte qu’il
écrivit en 1993 en hommage à Xavier, un véritable poème, a dit avec une élégance et une grandeur que je lui
envie, cet enthousiasme effervescent qu’avait Xavier à mettre en œuvre les infinies ressources de tous les
arts, ce qui lui permis à lui, Gil, de développer, avec la même ardeur subtile, ses actions fructueuses au Centre
Culturel de l’Aérospatiale, à Odyssud et dans son site Esprits Nomades. C’est dans cette optique que l’on
Toulouse les Orgues /////////// Colloque Xavier Darasse ////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////// page 11
pourrait dire de liberté interdisciplinaire, que Xavier tenait tout particulièrement à la relation qu’il instaura
entre le musée et la musique. J’avais, dès 1964, accueilli la musique au Musée, grâce à la possibilité que Louis
Auriacombe m’en avait donnée, mais je ne l’avais envisagé qu’à titre ponctuel et c’est Xavier qui conçut,
d’abord, le projet, auquel je n’avais pas pensé, de réinstaller un orgue dans la chapelle des Augustins et qu’on
puisse le jouer aussi souvent que possible, et, ensuite, d’instaurer une collaboration continue et régulière en
transformant l’Association de la Renaissance de l’Orgue et du Clavecin en Languedoc en association Les Arts
Renaissants, les Concerts au Musée.
Si l’on fait le bilan de ses réalisations dans et pour l’épanouissement de la vie artistique et culturelle de
Toulouse, en tenant compte des échecs qu’il a pu essuyer et des déceptions qu’il a pu avoir, on est amené
à constater le résultat extrêmement positif : Xavier a été le principal artisan de l’essor de la vie musicale
exemplaire et si diversifiée qui caractérise Toulouse aujourd’hui, faisant de cette action fondée sur la musique,
dans sa création, son exécution et son audience, le moteur et le modèle méthodologique de l’ensemble
de l’action culturelle conçue comme rouage essentiel du développement de la cité et du bien être de ses
habitants (ce qui n’enlève rien aux mérites respectifs des autres acteurs du domaine de la musique, en
particulier de Michel Plasson et de l’immense travail qu’il a pu faire avec l’orchestre National de Région du
Capitole auquel il a donné sa qualité particulière, car on ne peut pas ne pas le citer).
Je suis, en effet, intimement convaincu que c’était parce qu’il était le musicien, le compositeur,
l’instrumentiste interprète qu’il fut, que Xavier avait pu se forger cette conception enthousiaste de la valeur
active de l’art et de la culture. Quels qu’aient pu être les difficultés, les obstacles ou les accidents qu’il
rencontra ou qu’il eut à subir, il eut toujours à cœur d’être sans relâche à l’œuvre de ses créations, et de
mettre en pratique les attitudes, les comportements permettant la prise de possession et l’exploitation par
le plus grand nombre des œuvres qu’il offrait en exemple aux publics, qu’il mettait à leur disposition, toutes
celles du répertoire ou celles de la création contemporaine (trop rarement les siennes propres, par une
modestie qui fut constamment la sienne), et de provoquer ainsi une évolution décisive dans la conscience du
rôle majeur que l’art et la culture peuvent jouer dans la vie de tous et de chacun. Dans la pensée et l’action
culturelles de Xavier, telle que j’en ai été le témoin et souvent l’associé ou le collaborateur, l’art n’était pas une
appropriation somptuaire des représentations du monde et de l’esprit, réservée à des privilégiés, la culture
n’était pas un supplément d’âme, ils étaient une nécessité qui exigeait de nous tous, acteurs de la culture, la
ferveur avec laquelle on se devait de travailler à son partage afin que tous et chacun puissent profiter des joies
et des satisfactions qu’elle nous donne, et, éventuellement, éprouver le désir ou l’envie d’être à son tour un
acteur, voire même un créateur, dans ce partage et grâce à l’échange que cela impliquait. Dans la conception
des fonctions ou des pouvoirs de la musique qui m’a semblé être profondément la sienne, Xavier exploitait au
maximum tous les potentiels de rigueur qu’exigeait son langage, non pour s’y soumettre et en ressasser des
formules syntaxiques réputées nécessaires et indispensables, mais pour en inventer de nouvelles permettant
que la musique se crée et se recrée ainsi incessamment, ce qui est la condition et la garantie de la liberté et
de l’inventivité créatrice au sens où les humanistes du Siècle des Lumières pensaient que l’homme pouvait
devenir ce qu’il se veut par l’honnêteté et l’ampleur de son savoir, de sa culture, terreau de ses compétences et
de sa créativité.
Comparativement aux autres langages artistiques, la musique est celui dont les éléments constitutifs
minimaux ne permettent aucune formulation à signification univoque comme peut l’être celle d’un texte,
comme peut vouloir l’être celle que montre et fait voir l’image peinte ou sculptée, ou comme ce que semblent
généralement énoncer les discours dramatiques, chorégraphiques, cinématographiques, voire architecturaux
et monumentaux, car elle n’attribue qu’aux seules valeurs sensibles, sonores et rythmiques telles qu’on peut
les inventer, son propre pouvoir expressif qui ne formule que lui-même et qui, le faisant, construit sa propre
exigence de rigueur formelle spécifique grâce à laquelle on peut donner à son œuvre la liberté formelle et la
dynamique novatrice qui la fait être cette œuvre et non une autre : même si Monteverdi et les madrigalistes
ont cru pouvoir créer une musique représentative ou narrative, ou si la plupart des compositeurs du XIXe
siècle, avec leurs poèmes symphoniques, ont voulu rivaliser avec le discours littéraire romantique ou
symboliste, ils n’ont, et c’est fort heureux, écrit que de la musique renouvelant la musique, qui se goûte, se
juge et s’apprécie comme musique. C’était d’ailleurs ce que répétait Stravinsky, et, dans ce sens, j’ai souvent
entendu Xavier, dans les présentations des œuvres qu’il jouait, dire cette caractéristique que la musique ne dit
rien d’autre que ce qu’elle dit en musique. C’est donc bien ce pourquoi je pense que c’est parce qu’il était ce
musicien exigeant quant à la nature même de la musique qu’il pouvait avoir la liberté d’esprit qui l’amenait à
faire partager les bienfaits de l’art et de la culture. Nul dérapage de surinterprétation ne devait interférer dans
le travail culturel de promotion et de diffusion des œuvres d’art, pour en permettre vraiment la jouissance
sensible et intellectuelle, voire susciter des vocations de créateurs, et pour assurer à tous et à chacun la liberté
de leur jugement et de leur plaisir.
Cependant il ne suffit pas d’avoir une telle conscience de sa propre pratique artistique de création ou
d’interprétation, pour être à même de penser une politique artistique et culturelle bénéfique pour tous : il faut
avoir la conviction de la socialité de son art, la confiance dans l’efficacité de la contribution de l’art et de la
culture au vivre des gens, au sens qu’ils peuvent donner à leur existence, surtout en ce temps d’effondrement
Toulouse les Orgues /////////// Colloque Xavier Darasse ///////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////// page 12
des grands systèmes idéologiques où l’histoire, qui ne cesse de se dérouler, ne semble pourtant plus avoir
d’autre but que de se développer par crises successives dont on n’arrive pas à saisir ce qu’en pourraient être
la solution et l’issue. C’est bien là ce dont Xavier était intimement persuadé. Ce n’est pas que je voudrais
laisser entendre qu’il pensait que sa mission était de l’ordre de la consolation, d’un transfert compensatoire
et de la charité, mais qu’il avait le sentiment très fort que l’art et la culture sont des leviers essentiels dans
les problèmes actuels les plus cruciaux. Allant à contre courant d’une pensée commune qui laisse entendre
que l’art et la culture sont secondaires et somptuaires eu égard à ce que sont les difficultés réelles des
hommes et des sociétés et qu’il faut être réaliste parce qu’il ne faut pas vouloir plus que ce que permet
ce caractère secondaire et somptuaire, Xavier opposait sa certitude que le réalisme serait au contraire de
prendre conscience du rôle irremplaçable que l’art et la culture peuvent et doivent jouer dans la résolution
des problèmes actuels.
En ce sens, pour être réaliste, il faut être utopique, il faut penser le devenir par l’ambition incroyable des
objectifs qu’on lui assigne. Xavier a pu être l’organisateur qu’il a été parce que, avec une opiniâtreté courtoise
et polie, mais intransigeante, il affirmait sa vision utopique et ambitieuse face à la routine et à la torpeur de
la conception politique dominante, à droite comme à gauche, du rôle de l’art et de la culture dans un monde
en crise qui masque hypocritement son propre désordre en accusant l’art d’être en crise, et la culture d’être
un supplément de confort superfétatoire au vu des réalités économiques, sociales et politiques d’un monde
plein de bruit et de fureur. Son souci d’être, comme musicien, à la hauteur des exigences qualitatives de
son art donnait à Xavier l’ambition nécessaire pour que le pouvoir de son art soit enrichissement pour tous
ceux qui pourraient jouir de ses œuvres, ce qui fit que jamais il ne sombra dans une vulgarisation qui n’aurait
été qu’une dévaluation démagogique, mais loin d’en faire une pratique élitiste socialement réservée, il eut
l’exigence implacable de sa contribution au travail de l’enrichissement de la sensibilité de tous pour accéder
au meilleur de ce que l’esprit humain est capable de produire, et même que chacun puisse y trouver le désir et
les moyens de participer à cette création.
C’est au plus fort du premier choc pétrolier, dans les années juste après 1973, au moment où il nous
fut expressément demandé, par l’État comme par la Ville, de resserrer les boulons dans nos prévisions
budgétaires annuelles, que Xavier Darasse lança son offensive audacieuse : pour ne prendre que cet exemple,
qui me touchait de très près, il faut rappeler que c’est en cette période si peu propice à le penser possible, qu’il
obtint le principe de la construction de l’orgue pour la chapelle du Musée des Augustins, et je me souviens
avec quel talent persuasif il présenta le dossier à Pierre Baudis, alors Maire de Toulouse. Sur le plan associatif,
grâce au Centre Culturel et à l’Association Les Arts Renaissants, il fit venir à Toulouse le Concentus Musicus
de Vienne et son chef Nikolaus Harnoncourt pour une mémorable série de concerts avec les Suites de Bach
et ses « Concertos Brandebourgeois », ou bien organisa dans la Basilique Saint-Sernin une somptueuse
exécution des « Vêpres de la Vierge » de Monteverdi, une non moins mémorable « Messe en Si » de Bach,
pour l’inauguration de l’orgue des Augustins et, en ce qui concerne la création contemporaine, il invita Betsy
Jolas, Michèle Reverdy, André Boucourechliev, Pierre Henry, Gyorgy Ligeti, Pierre Schaeffer, Yanis Xenakis,
pour ne citer que ceux-là et n’évoquer que quelques-unes des innombrables manifestations qu’il organisa ou
suscita et sans oublier le soutien qu’il apporta aux jeunes créateurs toulousains. Ce qu’il réalisa en sachant les
risques qu’il courait à s’engager comme il le faisait, parce que la culture a un coût, mais en mettant toute son
énergie pour que la réussite de ces entreprises l’emporte sur la routine et la torpeur dont il voulait débarrasser
la vie culturelle toulousaine, et, aussi fantasques et périlleux que pouvaient paraître ses comportements et
ses projets, il avait constamment à l’esprit la conscience de sa responsabilité et la notion très précise de ce
qu’il était possible de faire pour que l’impossible devienne réalité.
Ce caractère réaliste et efficace de la plupart des actions de Xavier Darasse conçues dans l’utopie, avec le
risque qu’elles comportaient, atteignit son sens le plus fort lorsqu’il s’engagea dans la défense et la promotion
de la musique contemporaine : lors de sa dernière tournée en France Xavier fit venir à Toulouse l’orchestre du
Domaine Musical pour deux concerts programmant, en première partie des œuvres de Ravel, Stravinsky, Berg
et Webern, toutes composées en 1912 et, en seconde partie, le « Pierrot Lunaire » de Schoenberg, les deux
concerts étant dirigés par Gilbert Amy. Xavier constata alors à quel point la routine et la torpeur devaient
impitoyablement être secouées et balayées : pour le premier concert nous ne nous sommes comptés qu’une
petite trentaine d’auditeurs dans la salle du Théâtre Sorano et c’est parce que, toute la nuit et la journée
suivantes, Xavier et son équipe firent du porte à porte et se pendirent à leurs téléphones que le soir du second
concert il y eut plus de cent auditeurs. Xavier se refusa à prendre cela pour un échec et, en en faisant la cause
légitimant son action, il persévéra et amplifia son travail dans le domaine des créations contemporaines,
ajoutant à l’utopie l’enthousiasme et l’acharnement. Ne jamais renoncer en rien, se conforter dans cette
ténacité par l’ouverture d’esprit à toutes les formes d’expression, en multiplier les expériences sans jamais
culpabiliser les publics, pour assurer sa pleine fertilité à la pédagogie de la compréhension des formes
d’expression apparemment les plus difficiles d’accès, semble avoir été avec constance l’attitude et le
comportement de Xavier, avec cet aspect qui fut l’une des caractéristiques de son action : rendre aimable ce
que l’on trouve ardu, faire rire avec le sérieux et donner tout le sérieux possible aux qualités les plus ludiques,
les plus joyeuses et les plus distrayantes des activités et des œuvres.
Toulouse les Orgues /////////// Colloque Xavier Darasse ///////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////// page 13
Il ne s’agit pas, dans ce propos, de la pédagogie spécifique de la musique comme discipline de création et
d’exécution de ses créations (qui sera traitée dans une prochaine séance du colloque), mais de la transmission
aux publics des outils sensibles et intellectuels qui provoquent le besoin et le désir de jouir des effets des
différents langages artistiques, voire de susciter le désir d’en devenir l’un des créateurs, car le gage de la
réussite de cette ténacité que Xavier y mit, tenait à cette réitération incessante de l’échange grâce à quoi on
crée le partage : pour Xavier la pédagogie propre à l’action culturelle qu’il menait ne pouvait, en aucun cas,
être l’énoncé de directives et de significations obligatoires et irréfragables, et elle devait être le fruit d’une
concertation libre, à partir des réactions sensibles et des jugements de tous et de chacun, quelles que soient
leurs contradictions. J’ai toujours été très sensible à ce mot de concertation, si propre à la pensée musicale,
que Xavier utilisait souvent dans nos conversations et qui me confortait dans ma propre conception, très
kantienne, qu’en matière d’art et d’esthétique tout est affaire de goût et de sensibilité, donc de jugement dont
la formulation ne peut aucunement être celle de la certitude, mais celle de la proposition à proportion même
de ce que les œuvres sont des propositions, ouvertes à tous et au jugement de tous, dans un échange d’où
naissent les consensus ou les situations critiques qui forment la dynamique des cultures et des civilisations.
Pas un seul concert qu’il donna dans le cadre de cette pédagogie culturelle pour le public toulousain, pas une
seule manifestation qu’il organisa et à laquelle il participa, sans que, aussi brièvement que ce soit, il ne fasse
un commentaire des œuvres concernées. Il n’entendait pas là proférer un discours péremptoire et univoque,
et donner une signification qui pourrait ressembler à l’imposition d’une pensée unique, uniformément vide
de conscience agissante, ou à un lénifiant sermon politiquement correct, mais, au contraire, il offrait à ses
auditeurs, ses spectateurs, ses interlocuteurs, un discours sensible de créateur et d’instrumentiste ouvrant
les pistes et les voies de l’appropriation de ces œuvres, dans leur nature expressive propre, chacun selon son
tempérament et son sentiment personnel, mais grâce à cette présentation évocatrice et, par là, instructive.
J’ai déjà évoqué le refus de Xavier de la surinterprétation des œuvres, ce qui conduirait trop souvent à tenir
un discours univoque, ce pourquoi, en formulant ce refus, il lui est arrivé de me reprocher, dans mes propres
commentaires d’œuvres d’art, d’avoir cette tendance à la l’intrusion dogmatique de la profération quelque
peu péremptoire de ce qu’il faudrait lire dans les œuvres, reproche justifié parce que nous, historiens de l’art,
nous avons trop tendance à appeler d’autres sciences humaines à notre secours, comme la linguistique, la
sémiologie, le structuralisme, au prétexte de dire l’iconographie, ou à imposer des analyses idéologiques de
type religieux, philosophique ou politique, en nous abritant derrière l’affirmation que toute œuvre aurait à
dire quelque chose qui aurait une signification nécessaire et unique du fait même qu’elle serait représentation.
On pourrait voir dans ce refus tenace de Xavier de tenir, à la place de l’œuvre, pour lui faire dire ce qu’on
croit devoir lui faire dire, un langage autre que le sien propre, l’indice ou la preuve d’une objectivité ou d’une
neutralité qui seraient de mise, au nom de la vérité, alors qu’elles sont absolument non justifiées dans notre
domaine esthétique, artistique et culturel, qui est, par nature, celui du jugement, donc celui d’une prise de
position vis-à-vis de ce que l’on juge, en fonction du sentiment qu’on s’en est formé à son contact et de
l’analyse de cette expérience vécue. Puisqu’il s’agit de goût et de jugement, il n’est donc nullement question
d’objectivité ou de réalité pour dire la vérité de la chose, mais bien d’une réaction sensible et intellectuelle,
d’un agrément plus ou moins positif ou négatif, tant sur le plan du plaisir ou du dégoût éprouvés que sur
celui de l’appréciation des déterminations formelles singulières et propres à ce qui est jugé, ce pour quoi
la neutralité, loin d’être une qualité ou un garantie de valeur, serait ce qu’il y a plus préjudiciable et le plus
désespérant pour l’art et la culture : l’indifférence.
Le fonctionnement dynamique de l’art et de la culture ne peut se produire que par des pratiques, des
usages et des créations, qui engagent les jugements des acteurs, créateurs ou utilisateurs, dans leurs
singularités, leurs diversités, leurs relations complexes et contradictoires, dont la multiplicité constitue la
richesse des situations culturelles et artistiques que tous les hommes et chaque homme peuvent vivre, dans
l’individualisation de leurs jugements et de leurs comportements, pour que puissent avoir lieu l’échange et
le partage qui requièrent, non la neutralité et l’indifférence, mais la formulation des valeurs d’appréciations
et celle de ce que l’on pense que les œuvres jugées ou les pratiques adoptées sont par rapport à ces valeurs,
en sorte que l’on puisse en discuter. Souvent, quand j’entendais Xavier parler à ses publics, je pensais à cette
phrase de Jean Paulhan qui me réjouissait, parce ce qu’elle légitimait ce que je faisais moi-même dans mon
action au musée : « Que faire d’un tableau, sinon d’en parler ? », merveilleuse manière lapidaire de dire que
les œuvres d’art sont ce qui se prête le plus à l’échange et au partage. Dans tout ce que Xavier entreprenait
avec la foi qu’il y mettait, il y avait quelque chose d’extrêmement profond sous le couvert du divertissement,
ce mot essentiel, avec celui d’agrément que je viens aussi d’utiliser, à la pensée pascalienne de l’honnêteté
et de l’éthique de ce qui permet notre vivre ensemble : le divertissement qu’offre l’art, sous toute forme
qu’on puisse lui donner, peut et doit être l’une des choses les plus nécessaires et les plus conviviales, les plus
fraternelles, même et surtout dans la jovialité, mais avec discrétion et humilité, pour pouvoir penser, désirer
et réaliser la juste conduite de sa vie, dans le bon équilibre entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, en
donnant et en trouvant son agrément à ce que l’on juge pouvoir y contribuer.
Car, ce dont la conception et l’attitude de Xavier était un exemple remarquable, c’était la discrétion de son
intervention personnelle dans ce travail d’organisation et de diffusion culturelles, de telle sorte que chacun
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soit libre de juger et vivement incité à le faire afin d’enrichir son propre univers artistique et culturel. Ne pas
donner d’ordre, mais prendre par la main : autant sa personnalité, son individualité singulière, à tous les points
de vue, étaient au principe même de sa création musicale de compositeur, et de ses interprétations à l’orgue,
tant qu’il put le faire, autant sa pédagogie artistique et culturelle, à l’intention de tous les autres, reposait‑elle
sur cette discrétion, qui n’empêchait aucunement qu’il puisse avoir son propre sentiment et ses propres
jugements sur ce qu’il mettait à la disposition des publics. Cette discrétion permettait à ses auditeurs de
recevoir tout ce que le savoir de Xavier leur offrait pour aborder les œuvres le plus naturellement possible et
croire qu’ils avaient fait tout seuls le chemin qui les menait au plaisir de la musique ou à son désir. De même
que Brummel affirmait que l’élégance la plus efficace et la plus stylée était celle qui ne faisait pas tapage
de l’être, de même le travail culturel pour l’enrichissement de la sensibilité et pour construire la qualité du
rapport sensible avec les choses créées par l’imagination humaine ne remplit pleinement son rôle que dans la
discrétion de celui qui l’effectue afin que ceux à qui il s’adresse trouvent réellement en eux cet enrichissement
et les valeurs légitimant leurs jugement et leur agrément. En ce sens, à plusieurs reprises, je l’ai vu parvenir à
ce qu’un public, pris à froid, puisse devenir créateur. J’en donnerai deux exemples : d’abord, en privé, lors d’un
réveillon chez des amis communs, il nous fit tous, alors qu’aucun de nous n’était musicien, sauf lui et Michel
Plasson qui nous guidaient par leur gestique, et Noël Lancien qui tenait le piano, interpréter au pied levé le
« Faust » de Gounod dans la joie étonnée et ludique de cette représentation impromptue et incroyable ;
ensuite, en public, à la Chapelle des Carmélites, lors d’un concert avec La Camerata de Boston et son chef Joël
Cohen, après avoir montré comment le faire en se contentant de suivre les gestes qu’ils feraient pour indiquer
la hauteur des notes, le tempo et le rythme, Xavier, Joël Cohen et une cantatrice de l’ensemble, firent chanter
par tout le public présent un large extrait d’une œuvre religieuse de Josquin des Prés, et, dans leur plus grande
majorité, les gens qui avaient participé à cette improvisation éprouvèrent, tout ébahis de l’éprouver, le plaisir
et la joie d’avoir pu le faire.
Tout ce que je viens de dire peut sembler très général ou très anecdotique, manquer à l’exposé exhaustif du
bilan de l’action de Xavier que j’aurais dû faire et que vous attendiez sans doute, ainsi qu’à l’analyse de ses
raisons et de ses causes, mais je ne pouvais intervenir ici que comme témoin d’une réalité culturelle dont
j’ai été moi-même l’une des pièces : je n’ai pas dit la part primordiale que Xavier prit pour que se réalise
annuellement à Toulouse le Festival de Radio-France dont la première session eut effectivement lieu à
Toulouse, mais dont la ville ne comprit pas l’intérêt qu’elle avait à le faire sien et provoqua sa délocalisation
à Montpellier, première session qui fut pourtant un succès public indéniable. Je n’ai pas dit l’importance
internationale du festival Bach à Toulouse de 1981 que Xavier organisa à l’occasion de l’inauguration de
l’orgue Ahrend de l’Eglise-musée des Augustins. J’ai éliminé de mon propos cette part si essentielle de la
gaîté et de la dérision qui lui permettait de mettre au même niveau de plaisir et de profondeur une soirée
avec Le Quatuor, les violons dingues, et un concert avec le Quatuor Amadeus, et qui correspondait tellement
à ce naturel décomplexé qui était sa propre façon de vivre. J’ai omis tant de choses et de faits réels, tant
d’éléments que l’on me reprochera de les avoir ignorés, que j’ai presque honte d’avoir accepté de faire cette
intervention, mais il m’a semblé plus important, et je me trouvais plus apte, et plus autorisé à le faire, de
dire cette part singulière du très grand musicien qu’était Xavier pour qu’il ait pu être le rénovateur de la vie
culturelle de Toulouse, et de dire que, vingt ans après qu’il nous a quittés, nous cueillons encore les fruits de
son action. Et qu’il faut tout mettre en œuvre pour poursuivre ce qu’il avait si courageusement entrepris,
le faire fructifier dans le même esprit de qualité, tolérance et de générosité. Je le fais en remerciant les
organisateurs de ce beau Festival de Toulouse les Orgues, d’avoir continué d’organiser et de programmer
cette manifestation dans la voie instaurée par Xavier, celle des collaborations multi-fonctionnelles avec des
partenaires aussi divers que la Région et les collectivités locales, la Cinémathèque de Toulouse, le Musée
et l’association Frame qui a permis la réalisation de l’exposition des peintres caravagesques nordiques,
Connectings Arts et les Bienvenue à la ferme. Xavier aurait aimé ce bouquet des goûts et des arts réunis.
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Xavier Darasse,
pionnier du mouvement de musique ancienne en France.
par Jean-Pierre Canihac, cornettiste, co-fondateur des Sacqueboutiers
Sans être le fondateur de l’ensemble des Sacqueboutiers, Xavier Darasse en a été l’instigateur.
En effet c’est à la suite de l’ECT (Ensemble de Cuivres de Toulouse) créé par Jean-Pierre Mathieu, dont il était
l’organiste accompagnateur, qu’il nous a incités et encouragés vivement à nous intéresser aux ancêtres de nos
instruments modernes.
Il a suscité en nous cette passion de la recherche et de la redécouverte de ces instruments anciens et des
répertoires qui leur étaient destinés.
On peut affirmer que Xavier Darasse a été en France, l’initiateur du mouvement pour la redécouverte de
l’interprétation et la pratique des musiques anciennes.
C’est d’ailleurs ce qui l’a poussé à créer à Toulouse le « CEPMA » (Centre d’Étude et de Pratique des Musiques
Anciennes) première institution permanente dans le domaine de l’éducation musicale.
Il nous a permis de comprendre l’importance du retour aux sources pour l’interprétation de ce répertoire, et
nous a incités à redécouvrir au moyen de la lecture sur facsimile les œuvres et les traités déterminants pour
l’évolution de cette démarche.
Nous avons ainsi appris à apprécier l’intérêt de la pratique des instruments « originaux » et le pouvoir
d’émotion qu’ils procurent en regard des « transcriptions » que nous utilisions avec nos instruments actuels.
C’est sans aucun doute grâce à Xavier Darasse que les Sacqueboutiers ont été créés et ont acquis l’intérêt
pour la recherche des musiques passées en essayant de faire perdurer la passion qu’il a su nous insuffler, au
service de l’émotion musicale intemporelle.
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La facture d’orgue :
restaurations et constructions
Xavier Darasse et Jean-Pierre Decavèle,
action en faveur de l’orgue
Par Jean-Pierre Decavèle, technicien conseil pour les orgues
C’est dans les années 1959-60 que j’ai fait connaissance avec Xavier Darasse, à l’occasion de 2 concerts
qu’il a donnés, l’un à Toulouse sur l’orgue de Saint-Pierre des Chartreux relevé par Maurice Puget en 1958
et l’autre à Paris, au Palais de Chaillot, sur le grand Cavaillé-Coll où il était invité par les Amis de l’orgue
avec ses 2 collègues de Conservatoire, Jean-Claude Henry et Claude Terrasse, à l’occasion de leur 1er prix du
Conservatoire de Paris. Xavier m’avait alors beaucoup impressionné par son improvisation sur le tremblement
de terre d’Agadir.
J’avais été prévenu par des amis de son talent et de ses qualités humaines. À cette époque, il était organiste
du grand orgue de l’église Saint-Pierre de Neuilly. Bien qu’habitant l’Ile-de-France, il revenait souvent à
Toulouse dans sa famille, mais aussi pour donner des concerts avec l’Orchestre de chambre de Toulouse dirigé
par Louis Auriacombe, et ensuite avec l’Orchestre du Capitole sous la direction de Michel Plasson, avec qui il
eut une collaboration importante pour la promotion de la musique dans notre belle ville de Toulouse et dans
la région. Dès la création du Centre culturel, rue Croix Baragnon, il fut choisi comme Directeur musical.
Je suis arrivé à Toulouse en 1962 et dès cette époque nos relations amicales et musicales devinrent plus
fréquentes. Nommé en 1966 professeur d’orgue au Conservatoire de Toulouse, il découvrit le projet
d’installation d’orgue que nous avions élaboré en 1965 avec J.J. Grünenwald, Maurice Fonvielle, Noël Lancien
pour l’enseignement et les concerts : un orgue de 3 claviers attribué à Boisseau, un petit orgue de répétition, et
un grand instrument pour l’église-musée des Augustins dans l’esprit d’Allemagne du Nord, attribué à J. Arhend.
Notre collaboration devint alors intense pour sauver le patrimoine organistique et promouvoir l’orgue neuf.
Tous les deux engagés dans le combat de l’AFSOA (Association Française pour la Sauvegarde de l’Orgue
Ancien), nous avons milité pour une déontologie la plus claire possible dans un domaine qui parfois peut
s’avérer complexe, notamment quand il y a des superpositions de factures de différentes époques.
Nommé en 1972 membre de la Commission des orgues du Ministère de la Culture, Direction du Patrimoine,
Xavier Darasse fit valoir ses convictions :
- Respect intégral de l’orgue ancien quand la grande majorité de ses éléments anciens est encore présente,
particulièrement la tuyauterie et les sommiers avec les mécanismes en totalité ou en partie,
- Protection de la grande et belle facture du 19e siècle, qui jusqu’à cette époque n’était pas ou peu protégée,
notamment les orgues de Cavaillé-Coll, mais aussi ceux de l’école Callinet-Daublaine, Ducroquet-Merklin,
et certaines factures régionales comme celles de la dynastie des Puget, Wenner, Stiehr, Magen, Abey, Suret,
Zeyger, Stoltz etc…
Pour les différentes factures anciennes d’avant la Révolution, dans les années 1970, l’évolution du goût vers la
musique ancienne entraîna le retour au ton ancien, à des tempéraments inégaux, à des tailles et progressions
des jeux historiques, à des recherches sur la force du vent, les embouchages des tuyaux pour retrouver
l’harmonie la plus proche possible de celle d’origine, à une mécanique dite suspendue ou foulante, des cotes
des claviers et des touches au modèle des anciens pour permettre une interprétation avec des articulations et
des phrasés plus fidèles, avec les doigtés de l’époque, comme enseigné par Couperin dans son “Art de toucher
le clavecin”.
Xavier Darasse, convaincu de l’utilité de retrouver les caractéristiques de la facture ancienne, fut porteur de
cette évolution avec un certain nombre de ses collègues, notamment Michel Chapuis, René Saorgin, et des
Techniciens-conseils, C. Aubry, M. Schaeffer et moi-même.
De même, pour le 19e siècle, il comprit l’intérêt des pressions multiples pour équilibrer les tessitures,
et l’intérêt de la machine Barker, qui permet un jeu plus aisé mais surtout une articulation, un phrasé
comparable au double échapement du piano, qualités indispensables pour toute la musique symphonique, et
Toulouse les Orgues /////////// Colloque Xavier Darasse ///////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////// page 17
moderne. Ces qualités de toucher sont difficiles à obtenir avec une traction pneumatique tubulaire ou avec
une traction électrique qui engendre un tout ou rien.
Membre aussi de la Commission des orgues neufs, il fut ouvert à la découverte, notamment sur les synthèses
sonores, les jeux de caractère, les compositions des mixtures, les plans sonores aux pressions différenciées, et
sur la prononciation des tuyaux. Il acceptait, pour ce faire, tout type de traction, avec toujours une préférence
pour la traction mécanique.
La longue habitude de travailler ensemble, l’écoute commune de nombreux instruments ont fait que nous
nous comprenions même parfois sans trop parler.
Il avait acquis une autorité due à ses compétences, mais aussi à son courage et à son esprit de décision.
Ainsi, si l’on prend l’exemple de la restauration de l’orgue de la cathédrale de Montpellier, il était contre
l’électrification de l’un des chefs-d’œuvre de Merklin ; il fut avec quelques-uns de ses collègues organistes, tels
Michel Chapuis, Daniel Roth et Georges Lartigau, partisan de revenir à l’intégrité de l’orgue Cavaillé-Coll de
Notre-Dame de Paris, quitte à créer un orgue neuf en complément, placé ailleurs dans l’édifice.
En outre, il comprenait les difficultés des entreprises et n’avait pas d’a priori, ni sur un projet ni sur un facteur
d’orgues. Il voulait établir sa conviction puis, si le projet lui paraissait bon et le facteur capable, il savait
faire valoir sa position. Il souhaitait également encourager les jeunes facteurs et faire travailler un éventail
d’entreprises le plus large possible.
Énumérer les chantiers d’orgues dont il fut le rapporteur serait long ! Il est à noter que, sur chaque projet
passé en Commission, il avait toujours un avis à donner ; c’était une voix qui comptait et qui ne se réfugiait
pas dans le silence s’il n’était pas d’accord !
Son action a été bénéfique pour la cause des orgues. En ce qui me concerne, son soutien m’a toujours été très
précieux et je l’ai toujours considéré comme un véritable ami.
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Restaurations et constructions d’orgues
Par Philippe Bachet, ex technicien conseil pour les Orgues Historiques
Suite à l’exposé de Monsieur Decavèle, j’ai voulu souligner quelques points de la contribution de Xavier
Darasse dans le domaine des restaurations et constructions d’orgue. Ce texte complètera ce que je n’ai pas pu
dire lors de mon intervention afin de permettre à Madame Sire de s’exprimer.
Si Xavier, comme l’a souligné Monsieur Decavèle, a soutenu fortement le retour à l’origine des orgues
historiques, en particulier dans une esthétique conforme à l’esprit des buffets et à la tuyauterie restante,
dans la tradition généralement la plus ancienne, il s’est interrogé sur deux dossiers que j’ai eu l’occasion
d’évoquer avec lui. À Limoux, l’orgue avait été transformé assez profondément par la manufacture Puget. Il
s’est interrogé à cette époque pour savoir s’il fallait conserver cette partie dans l’instrument. Il a fallu une
rencontre à Limoux avec plusieurs rapporteurs et techniciens-conseil afin d’opter pour la solution XVIIIe. Il
s’est également interrogé lors du passage en commission de l’orgue de Lombez. Je pensais que les discussions
que nous avions eues ensemble auparavant lui ferait opter pour conserver l’apport du XIXe de Jules Magen qui
était fort bien fait. Cependant, il a hésité et lors de la commission il s’est rallié à la restauration XVIIIe. Mais
en contrepartie, on s’était engagé à préserver le matériel du XIXe afin de réaliser un second orgue de tradition
romantique. Cela montre que Xavier aurait pu évoluer sur les restaurations postérieures car il s’était rendu
compte que les orgues dits soit de transition, soit profondément modifiés au cours de l’histoire devaient
être considérés selon l’importance des apports ultérieurs à la construction première. Rappelons-nous que
pour l’orgue de la Daurade, magnifique instrument de transition, l’orgue fut restauré dans son état. Mais il
est vrai qu’il avait été profondément marqué par les destructions d’instruments anciens dont Auch avait été
le symbole autour des années 1968. De plus il pensait que l’orgue à « tout jouer » n’existait pas et que pour
jouer les divers répertoires, il fallait des instruments adaptés et répondant aux exigences des compositeurs.
Il y avait également un tel fossé entre l’orgue symphonique du XIXe siècle et l’orgue classique Dom Bédos du
XVIIIe qu’il était pratiquement impossible de faire exister dans un même instrument les deux esthétiques.
En ce qui concerne l’orgue neuf, là aussi Xavier voulait des instruments fortement typés. C’est ainsi que
l’orgue Ahrend des Augustins fut construit pour jouer les musiques d’Allemagne du Nord et l’orgue de la
Chapelle Sainte-Anne fut choisi comme orgue de tradition italienne avec le grand ripieno, le sommier à
ressorts et le tirage de jeux à l’italienne. Le pédalier à l’italienne fut également réalisé. Cet orgue avait été
construit avec les conseils éclairés de Tagliavini. Nous nous étions rendus ensemble en Italie à l’atelier de
Tamburini pour voir l’instrument en construction car pour ce facteur c’était une nouvelle expérience qui
prenait forme dans la redécouverte des traditions de facture d’orgue.
Xavier a permis aux facteurs d’orgues d’évoluer dans le métier. Il fallait retrouver les traditions anciennes du
métier et le grand traité de Dom Bédos fut une référence importante notamment au moment de sa réédition.
Très préoccupé par une mécanique de qualité, Xavier a oeuvré pour que les facteurs puissent s’approprier
les techniques les plus abouties. Il ne fut pas le seul à le faire mais sa manière de susciter l’adhésion lui
permettait de faire valoir les idées qui avaient conduit à la réorganisation de la Commission Supérieures
des Orgues en 1968 et qui permettait des débats entre les rapporteurs et les techniciens-conseils. Michel
Chapuis était également très présent à ces discussions. Les restaurations de la région Midi-Pyrénées devinrent
rapidement une référence pour les travaux entrepris dans les autres régions de France. Il accepta également
de faire classer les grands instruments Puget que l’on considérait à l’époque comme facture de seconde zone
mais, référence importante pour notre région. Le centenaire de la construction de l’orgue de La Dalbade
fut l’occasion de faire un mois de manifestations autour de la manufacture Puget dont une exposition à la
Bibliothèque Municipale.
En ce qui concerne la recherche, Xavier m’avait fortement encouragé à fonder la revue « Orgues
Méridionales » qui avait pour objectif de soutenir les actions de restauration entreprises dans notre
région, de défendre la déontologie que nous affinions peu à peu, de lancer les inventaires afin de mieux
connaître le patrimoine et « Orgues Méridionales » publia le premier inventaire des orgues en France ce
qui entraîna le travail des inventaires de toutes les régions françaises. Il désirait fortement que l’étude
historique que Dufourcq avait mise en avant de manière remarquable par ses ouvrages, soit poursuivie
mais appuyée également sur une étude approfondie du matériel existant dans les instruments qui parfois
contredisaient ou éclairaient le dossier. Ceci a conduit la Commission des Orgues Historiques à demander aux
techniciens‑conseil d’établir des études préalables qui furent de plus en plus précises et qui allaient permettre
une meilleure analyse des dossiers au cours des commissions supérieures.
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Xavier Darasse : l’interprète
et le professeur, la musicologie
(axe baroque, symphonique,
contemporain)
Un artiste visionnaire
par Bernard Foccroulle, organiste, directeur du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence
Les évocations de Xavier Darasse qui lui ont été proposées hier par ses amis proches étaient des plus sensibles
et des plus émouvantes. Je vous propose de nous porter aujourd’hui davantage vers l’avenir : quel est
l’héritage de Xavier, et dans quelle mesure peut-il aujourd’hui nous nourrir et nous inspirer dans notre travail ?
La première de ses qualités qui me frappe est sa capacité visionnaire : Xavier a développé une vision
dynamique du patrimoine organistique de cette ville de Toulouse qu’il a dans une large mesure pu mener
à bien, tant dans les restaurations que dans les constructions d’orgues neufs. Avec infiniment de patience,
de conviction et d’obstination, il a convaincu les autorités de la ville de restaurer et valoriser un patrimoine
organistique exceptionnel, il a sans relâche œuvré à le faire vivre de mille manières. Il a profondément
influencé le paysage culturel et organistique de cette ville, et ce festival Toulouse les Orgues, magnifique
d’ouverture et de liberté, est le plus bel hommage qu’on puisse lui rendre.
Ses anciens élèves et ses amis le soulignent, Xavier Darasse n’avait de cesse de créer des ponts : entre la
musique d’orgue et la musique vocale ou instrumentale, entre la musique et les autres disciplines artistiques,
entre le patrimoine et la création contemporaine. Il le faisait dans ses cours, dans ses conférences, dans ses
initiatives en direction du public.
Le compositeur : j’ai eu le privilège suivre de près l’activité créatrice de Xavier durant la fin des années 1970
et le début des années 1980. J’ai joué en sa présence les « Organums » I, II, III, j’ai créé « Organum IV » pour
orgue et trois percussions à Musica en 1984, ainsi que « Organum VII », dans la version originale pour chœur
(sur le Chant II du « Purgatoire » de la Divine Comédie de Dante) et ensuite dans une version que je lui avais
suggéré d’écrire pour soprano.
Le bond qualitatif qui s’opère entre « Organum I » et « Organum II » est révélateur : « Organum I » (1971)
est une œuvre ouverte, assez lâche sur le plan formel puisqu’elle laisse le choix de l’ordre des séquences à
l’interprète, mais elle contient peu de propositions originales, tant sur le plan des sonorités que sur celui
de l’écriture. Avec « Organum II » (écrit en 1978 pour le Concours du Conservatoire de Paris), les choses
changent du tout au tout : les couleurs et les registrations deviennent partie intégrante du processus
compositionnel, la finesse du contrepoint et des textures est d’une virtuosité remarquable. La fin sur le
frottement entre la tierce et le nasard est d’une grande poésie.
« Organum III » est à mes yeux sa composition la plus monumentale, la plus virtuose et la plus achevée.
J’avoue mes réserves sur la plupart des œuvres postsérielles pour orgue : le chromatisme intégral neutralise
les tensions harmoniques, et vient le plus souvent contredire les registrations qui privilégient forcément
octaves et quintes. Pourtant « Organum III » parvient à créer des polarités extrêmement efficaces au long
de la pièce : l’arrivée sur la quinte au pédalier dans l’avant-dernière section constitue un moment saisissant,
comme un lointain souvenir – à la fois hiératique et en mouvement - des organums de l’École de NotreDame.
Je suis également frappé par la dimension gestuelle qui avec force dans cette œuvre : dans l’incroyable
Cadenza qui ouvre la pièce et traverse de part en part les claviers de GO et de positif, dans le traitement
du pédalier sous forme de roulements de timbales dans la section lente qui s’enchaîne immédiatement,
dans les accords répétés qui viennent s’entrechoquer dès la fin de la page 9, dans le mouvement « infini »
de montée du pédalier dans les pages 10 et 11, etc. La grande forme est très explicite grâce à ces références
« gestuelles », très repérables par les auditeurs.
« Organum III » est non seulement une pièce virtuose, l’œuvre comporte également des passages
« utopiques », pratiquement injouables au sens strict, comme la dernière mesure de la page 12 et la première
Toulouse les Orgues /////////// Colloque Xavier Darasse ///////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////// page 20
de la page suivante. C’était à l’époque monnaie courante : nombre d’œuvres contemporaines de ces années-là
comportait des passages injouables, qui amenaient l’interprète soit à se dépasser, soit à trouver des solutions
plus réalistes. J’avoue avoir été parfois excédé de l’attitude de certains compositeurs, qui se complaisaient
dans une recherche de la complexité d’écriture poussée à l’absurde, souvent pour un résultat sonore assez
simpliste. En l’occurrence, ce n’est pas le cas : la polyphonie – même virtuelle – de ces deux mesures crée une
impression assez extraordinaire.
Organiste, compositeur, pédagogue, expert, organisateur de festivals et de concours, programmateur
d’émissions radiophoniques, chacune des facettes de la personnalité de Xavier Darasse renforce la cohérence
de son propos et de son attitude. Plus que jamais, nous avons besoin aujourd’hui de développer des visions
de la même qualité, de la même inspiration : le rôle de l’orgue dans la vie musicale est loin d’être assuré à
l’échelle nationale et internationale. La place de la musique classique et contemporaine est également en
question dans un monde qui privilégie la dimension consumériste.
Plus largement, nous affrontons des questions fondamentales sur le devenir de notre civilisation et de notre
monde. La crise financière et économique actuelle peut être vécue comme un moment éprouvant, elle signifie
peut-être la fin d’un cycle. À nous d’imaginer les contours d’un monde à venir. Cela requiert une forte capacité
de vision, de dépassement des apparences, de réflexion sur les valeurs fondamentales. Et aussi une vraie envie
d’exploration, de relier l’ancien et le nouveau.
Pour toutes ces raisons, l’œuvre – au sens large – de Xavier Darasse garde aujourd’hui toute sa force et son
actualité.
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Xavier Darasse : l’interprète et le professeur, la musicologie
par Ghislain Leroy, organiste, professeur aux conservatoires de Laon et de Soissons
Etant né en 1982, je n’ai pas rencontré Xavier Darasse, encore moins été son élève. Mais pour avoir étudié au
CNSMD de Lyon, avec Jean Boyer puis François Espinasse, j’ai le sentiment très fort de lui devoir plus qu’il n’y
paraît et que son influence s’est exercée sur moi en quelque sorte par procuration.
La personnalité de Xavier Darasse reste, reconnaissons-le, très mal connue des musiciens de ma génération.
Le peu de détails disponibles à ce jour sur sa biographie et l’absence d’un corpus documentaire vraiment
abouti – enregistrements, écrits – l’expliquent en partie. Certes, on lui reconnaît avoir été à l’origine de la
dynamique culturelle dans la ville de Toulouse, mais on ignore souvent que son action s’est exercée bien plus
largement. D’abord interprète, homme de radio, puis compositeur, pédagogue, défenseur du patrimoine, il
était une personnalité hors norme et toujours en mouvement. J’en ai eu la révélation au cours d’un travail
d’inventaire que j’ai mené en 2006 au CNSMD de Lyon, sur un fonds de partitions lui ayant appartenu.
Voilà pour le passé. À l’heure actuelle, où il nous faut lutter sans cesse contre l’indifférence que peut susciter
notre instrument auprès du plus grand nombre, comment retrouver cet élan vital et cet enthousiasme créatif
qui faisait le rayonnement de celui dont nous honorons le souvenir, vingt ans après sa disparition ? Quels
enseignements tirer de son action tous azimuts ? En tant qu’interprète, j’en retiendrais deux : d’une part, son
approche créative du répertoire, ensuite son rapport fructueux à l’écrit musical.
L’interprète créatif
Limité comme il l’était en France dans les années cinquante, l’organiste n’était guère plus face à la musique
qu’un opérateur, restituant un texte respecté dévotement. Sans trop exagérer, on peut dire que, dans
beaucoup d’esprits, la notion de « discours musical » relevait davantage du savoir-faire du compositeur de
que de celui de l’exécutant. Sa vie durant, Darasse aura lutté – d’autres avec lui – contre cette conception
du musicien-machine. L’exercice « éminemment cérébral » qu’est l’assimilation d’une œuvre écrite passe
dès lors sous le primat de l’oreille, du sensible. Pour caricaturale qu’elle peut paraître, cette idée n’en est pas
moins liée à l’essence même de l’instrument-orgue, qui défie presque par nature toute idée de convention : ne
serait-ce que parce que l’organiste est contraint de s’adapter à l’instrument qu’il trouve… Par la registration
il opère un choix qui l’inscrit, ou l’oppose, à une norme établie (physique, culturelle, voire les prescriptions du
compositeur lui-même).
Cette liberté, Darasse va l’exploiter sans modération, en faire une source de découvertes et de
renouvellement permanent. À l’œuvre qu’il joue, il donne un nombre infini de visages, souvent inattendus,
quitte à faire fausse route ou avouer l’échec ! On justifiera difficilement à notre époque certaines options
retenues par lui – figées qui plus est par tel ou tel enregistrement – : la « Toccata en ré mineur BWV 565 »
jouée sur le tutti de l’orgue classique français de Saint-Maximin, ou encore l’usage peu orthodoxe qu’il fait du
grand Cavaillé-Coll de Saint-Sernin dans son enregistrement des trois pièces de Franz Liszt… Elles dérangent
dans la mesure où elles semblent aller à l’encontre du caractère des instruments eux-mêmes, deux parmi les
mieux préservés et les plus représentatifs de styles musicaux définis. Simple provocation ? Je n’en crois rien.
S’il n’hésite pas à bousculer la convention en optant pour des répertoires ou des registrations a priori
inadaptés, c’est pour questionner et revitaliser notre rapport à l’instrument. Restaurateur de l’orgue français
« traditionnel » dans toute sa diversité, il l’illustre par son travail d’interprète et de compositeur. Pourtant,
selon moi, son action portait aussi en germe le dépassement de ces instruments volontairement typés.
L’enseignement est riche pour le musicien d’aujourd’hui, à l’heure où la politique patrimoniale de l’orgue en
France et son enseignement conduisent souvent à imposer des habitudes confortables et des stéréotypes plus
ou moins caricaturaux.
Je me suis toujours figuré Darasse à travers les témoignages de ses élèves sur sa « pédagogie de
l’irrévérence ». Tout est permis à l’interprète dès lors qu’il opère ses choix en conscience, ce qui n’exclue ni
le respect dû au texte (donc à travers lui, au compositeur) ni à la tradition, fut-elle réfutée avec force. Par
conséquent, l’écrit lui-même s’en trouve pour ainsi dire désacralisé.
L’écrit comme donnée culturelle
Plusieurs éléments m’amènent à penser qu’il y a chez Darasse, au moins dans les années 70 à 80, un conflit
entre l’écrit et l’entendu. Dans plusieurs de ses partitions, dont celle de la grande fugue d’orgue en sol mineur
de Johann Sébastian Bach, il déplace systématiquement les barres de mesure afin que le premier temps de
chacune corresponde à un accent entendu lors de la restitution.
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Cette remise en cause du texte – sacrilège pour plus d’un – révèle selon moi une chose importante et
un besoin profond ; celui de mettre dans la meilleure concordance possible expression et signe. J’y vois
également une conséquence logique de sa fréquentation assidue de la graphie musicale contemporaine,
marquée par les œuvres de Berio, Ligeti, Xenakis, de Pablo et bien d’autres. L’impression paradoxale vient
plutôt de l’anachronisme du procédé, et c’est en cela qu’il est difficilement recevable. Quelle belle idée
pourtant, que cette lecture à rebours de l’histoire de la musique ! Aujourd’hui, on conçoit que toute œuvre
peut être reliée à une autre, à travers les périodes et les styles musicaux, par les diagonales de la pensée. À
l’époque, il fallait sans doute remonter à Nadia Boulanger, en France, pour trouver pareilles ouverture d’esprit,
culture et audace pédagogique !
De même, la composition ne se conçoit à l’évidence pas, pour Xavier Darasse, comme un acte spéculatif
et absolu. Au contraire, j’y vois une forme d’expression complémentaire au travail de l’interprète, son
prolongement en quelque sorte. Il ne semble pas avoir utilisé de matériau musical emprunté pour composer
ses propres œuvres, préférant les outils compositionnels de son temps (dont la série dodécaphonique)
– sa descendance spirituelle s’en chargera. Il préfère explorer les ressources sonores de l’orgue, avec une
inventivité remarquable : spatialisation et réverbération utilisées à des fins dialectique (« Organum I »),
fixité du son amplifiée par le blocage de certaines notes sur de longues séquences (« Organum » II et III)
utilisation de la boîte expressive inspirée du potentiomètre de l’univers électroacoustique, émancipation
des harmoniques naturelles au moyen des jeux de mutation joués seuls, etc. Ces œuvres foisonnantes, qui
donnent il est vrai l’apparence d’un certain désordre, nous montrent néanmoins un compositeur à l’écriture
très minutieusement organisée. Le caractère aléatoire de certaines formules y est strictement encadré par
l’écriture et acquiert une dimension que qualifierais volontiers d’ornementale, à la manière des classiques
français qu’il aimait tant – la comparaison lui aurait sans doute plu !
Enfin, la composition n’est pas non plus chez Darasse un acte d’orgueil. Comme chez Jehan Alain, dont le
tempérament m’apparaît assez comparable au sien, c’est un message adressé à qui voudra bien le saisir.
J’en veux pour preuve la proximité qu’il tente de créer incessamment avec son interprète, n’hésitant pas
à faire inscrire ses coordonnées personnelles dans la préface d’« Organum I ». D’autres, qui l’ont connu,
témoigneront facilement de son penchant à redonner vie aux grands compositeurs du passé. Un exemple
parmi d’autres : à l’occasion d’une conférence, dont j’ai retrouvé les notes préparatoires à Lyon, il se livre à un
dialogue savoureusement absurde avec Joachim Quantz, son ainé de 200 ans ! Il serait faux de voir dans cette
ré-humanisation du compositeur un seul effet de manche oratoire… Toute artificielle, bien que construite
autour de citations exactes, cette mise en scène vient redonner chair à la pensée, éteinte mais conservée,
épargnée dans l’écrit :
« Quand vous écrivez la musique... on a tous une sorte d’envie d’immortalité. Je trouve agréable de savoir
que quand je ne serai plus là, je serai là, d’une autre façon. (...) La mort, c’est quand il n’y a rien. Or, là il y aura
quand même des choses. Même si ce n’est pas très bon d’ailleurs, ça ne fait rien. »
CQFD.
En conclusion, j’aimerais partager deux certitudes : la première étant que nous vivons, en France et en 2012,
dans l’ère Xavier Darasse. En effet, il faut bien reconnaitre dans notre manière actuelle de penser l’orgue et les
politiques culturelles une réalisation de son action visionnaire. En second lieu, par son audace, il nous invite à
ne jamais nous satisfaire de jugements définitifs et nous appelle à poursuivre une autre forme d’authenticité.
Interprète audacieux et paradoxal, redécouvreur des richesses du passé, promoteur d’un orgue à la fois
traditionnel et toujours en évolution, créateur infatigable de musique, médiateur passionné à la connaissance,
chercheur d’inouï en quête de l’instant magique et inoubliable ; Darasse fut tout cela, et c’est dans sa globalité
que son action fait œuvre.
Avant tout il avait le génie de l’humanité ; c’est sans doute ce qui fait la force de son héritage.
À nous de lui donner suite.
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Xavier Darasse pédagogue
Par François Espinasse, organiste, professeur au CNSMD de Lyon
Je voudrais autant que possible éviter d’accorder une trop grande place à l’anecdotique en parlant de Xavier
Darasse -ou de qui que ce soit d’ailleurs- mais dans son cas précis, l’exercice n’est pas aisé... La personnalité, la
singularité même du personnage appellent souvent le détail, l’instantané, notions que l’on peut relier ensuite
à une réflexion plus générale.
Si j’aborde Xavier Darasse pédagogue, je suis quelque peu obligé de faire part de ma propre expérience en
tant qu’élève .
Tout d’abord l’enfance : j’ai fait la connaissance de Xavier lorsque j’avais 10 ans environ. À la fin d’un récital à
la Cathédrale Saint-Étienne de Toulouse, donné sur son orgue transportable, , je m’enhardis à aller lui parler
accompagné de ma mère un peu inquiète mais tout de même encourageante. Lui faisant part de mon désir
de devenir organiste, si possible professionnel ! , il me dit : « Et où en es-tu ? » Je lui répondis : « Oh j’ai
commencé le piano il n’y pas très longtemps... »
- « Eh bé mon petit, tu as du chemin à faire, il faut que tu continues ! Tu reviendras me voir plus tard ! »
En attendant, je fis consciencieusement mon piano. Ces paroles m’ont stimulé. L’année de mes 16 ans, je
rentrai dans sa classe et en ressortis trois ans plus tard. Trois années de travail intense mais années qui
s’écoulèrent très vite . Xavier ne délivrait pas exactement son enseignement de la même manière selon qu’il
fallait tout construire comme avec moi ou bien, par exemple à l’intention d’étudiants étrangers qui venaient
se perfectionner sur tel ou tel type de répertoire. Xavier ayant effectué de longues tournées de concerts en
Amérique du Nord, de nombreux étudiants américains et canadiens venaient travailler avec lui. J’assistais
souvent aux cours de mes camarades qui étaient pour la plupart plus âgés que moi et forcément bien plus
aguerris. Assister aux cours des autres me permettait, sans avoir « la tête dans le guidon », de compléter
utilement mon travail personnel.
Dans mon cas, il me fallait acquérir le plus large répertoire possible. Outre un travail technique approfondi,
Xavier m’imposait des « intégrales ». Les Chorals de Leipzig, la « Messe » de Grigny, la « Nativité » de
Messiaen... et le fait est que j’étais ravi d’absorber tant de belle musique. Il me semble que j’avais droit à
deux cours hebdomadaires durant certaines périodes. En plus de ces « intégrales », je devais étudier d’autres
pièces afin de diversifier les plaisirs... Je me souviens notamment d’un épisode marquant (pour moi !). Xavier
m’avait demandé de travailler le « Prélude et Fugue en Si majeur » de Marcel Dupré, pièce que je détestais
mais très formatrice sur le plan technique (la fugue est redoutable dans tous les sens du terme...). Je trouvais
cette œuvre très vulgaire (encore maintenant !) mais je me retroussai les manches et décidai de « l’expédier »
par cœur en peu de temps comme on avalerait un médicament avant de passer à autre chose. Je n’étais pas
franchement ravi de passer du temps à faire tout cela mais le fait est que l’obstination de Xavier fut payante
car j’obtins des résultats techniques bien concrets.
En plus des cours individuels, Xavier dispensait un cours collectif (le lundi matin me semble-t-il) où il abordait
un sujet, un traité, une œuvre en l’analysant... L’analyse n’était pas faite de manière descriptive et linéaire mais
plutôt prospective. La lecture du détail nourrissait des synthèses générales. Notre sujet d’étude des traités
anciens était, pour une grande part, la musique classique française. Non seulement la musique d’orgue mais
la musique instrumentale et vocale. Un traité de musique d’orgue était toujours mis en regard de l’esthétique
des instruments des XVIIe et XVIIIe siècles. D’où des perspectives intéressantes sur la facture d’orgue. Les
traités de musique vocale et instrumentale étaient toujours abordés de manière détaillée. La musicologie de
Xavier n’était cependant pas sèche ni dogmatique, elle n’était là qu’au service de l’interprète. Dans le mot
musicologie il y avait d’abord le mot musique. Je ne sais plus quel musicien a dit que les agréments codifiés
dans les traités -et au-delà les différentes règles d’interprétation- pouvaient ressembler à des papillons
très beaux mais épinglés sur des planches de collection donc morts. Et bien chez Darasse, ces « papillonsornements » n’étaient pas figés, ils battaient délicatement des ailes et étaient bien vivants car véritablement
intégrés à la musique et, je dirais même plus, replacés dans le contexte propre à la phrase musicale de
l’instant. Ce qui est particulièrement vrai dans la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles.
Cette musicologie vivante, « aérée » et parfois revisitée allait de pair avec une grande rigueur quant à
l’exécution des textes musicaux. La recherche était constante, de la plus grande précision rythmique à la
registration la plus équilibrée et la plus adéquate entre l’œuvre et l’instrument. Cette rigueur accompagnait
l’évolution de ses idées et guidait ses options d’interprétation. Je suis persuadé que, comme chez tout grand
musicien, ses choix d’interprétation avaient mûri entre sa jeunesse et la période postérieure à son accident,
sans que malheureusement il puisse les appliquer à lui-même en tant qu’interprète. Étions-nous, nous
ses élèves, le miroir ou plutôt le vecteur de son évolution de musicien ? Une de ses réflexions me vient à
l’esprit : il avait pris le parti de registrer les pièces de Liszt de manière assez « pure » dans son enregistrement
de Saint‑Sernin. Il avait exprimé un jour l’idée devant moi, mais à demi-mot, qu’il ne voyait plus tout à
fait les choses de la même manière sur ce plan-là. Et le fait est que lorsque j’ai travaillé les Variations
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Weinen, Klagen... ou la Fantaisie Ad nos avec lui, ce que je perçus me semblait relativement éloigné de son
enregistrement. Mais, en revanche, les intentions expressives qu’il m’indiqua, restaient quasiment inchangées.
Ces évolutions pouvaient passer parfois pour de l’inconstance dans ses choix, et ces contradictions apparentes
pour une certaine « mauvaise foi » même. Avec un goût certain du paradoxe, du non-conformisme et même
de la provocation, il pouvait vous dire vert si vous disiez rouge (la couleur de ses lunettes ou de ses polos) et
vice-versa. Il vous rappelait, à juste titre, « qu’il n’y a que les c..s qui ne changent jamais d’idée ! » Et j’avais
envie de lui répondre cette réplique-culte dite par Lino Ventura : « les c..s ça ose tout, c’est même à ça qu’on
les reconnaît ! » mais précisément, je n’osais pas...
Dans son enseignement, Xavier nous apprenait à allier cette rigueur de phrasé, d’articulation, de rythme à
une grande souplesse de diction. Deux notions évidemment non contradictoires et complémentaires. Rigueur
et souplesse étaient les maîtres mots me semble-t-il. Exactement l’opposé d’un jeu rigide et arythmique...
Quel bonheur de travailler Franck, Liszt, Widor, Duruflé ! et Bach bien sûr ! Il essayait de faire sortir de nous
l’expression la plus profonde et ça marchait. Ainsi nous découvrions en nous des ressources que nous ne
soupçonnions pas toujours.
Il était aussi rigoureux en matière de registration. Il avait par exemple horreur de l’emploi des plein-jeux dans
Franck. Je me souviens d’une master-class d’André Marchal à la Cathédrale Saint-Étienne. Un étudiant jouait
un Franck. Marchal avait tiré le plein-jeu complet. Xavier sauta comme sur un ressort et s’écria : « Boudiou !
mais enlevez-moi ces mixtures ! » (j’ai adoré le moi) Et ce grand maître tutélaire qu’était Marchal s’exécuta
sans un mot... Là aussi, cette anecdote est assez symptomatique de certains principes qu’il appliquait à l’art
de la registration.
Il est pour moi nécessaire d’aborder une autre facette de la pédagogie de Xavier : son désir de nous faire
travailler de la musique contemporaine. J’étais depuis mon adolescence très attiré par la musique et l’art
d’avant-garde en général. Ma rencontre avec Xavier fut donc déterminante sur ce plan-là. Compositeur
lui-même et infatigable créateur de nombreuses pièces écrites par ses camarades compositeurs (Gilbert
Amy, Betsy Jolas, Iannis Xenakis, François-Bernard Mâche...) il a contribué à forger chez moi et chez d’autres,
ces affinités pour les musiques nouvelles. J’en ai beaucoup travaillé à la classe mais je dois dire que j’ai
relativement peu étudié sa propre musique avec lui. L’une des raisons était probablement que son catalogue
de pièces d’orgue était encore succinct au moment où j’étais son élève.
Sa grande qualité d’enseignant était que, comme tout grand pédagogue, il savait délivrer son message en le
façonnant selon les particularités et personnalités de chacun de ses étudiants. Fort heureusement, je ne pense
pas qu’il y ait de clones de Xavier Darasse mais des musiciens d’exception comme Jean Boyer, Jan Willem
Jansen pour n’en citer que deux, ont affirmé leur personnalité à son contact. Mon témoignage n’est que celui
d’un élève très jeune au CNR de Toulouse. Son enseignement a sans doute évolué lorsqu’il fut le premier
titulaire de la classe d’orgue du CNSM de Lyon. Et bien-sûr son point de vue sur la pédagogie également
lorsqu’il fut directeur du CNSM de Paris.
J’ajoute qu’au-delà de la musique d’orgue et de la musique « classique », mes passions dévorantes depuis
mon jeune âge pour le jazz, la peinture de toutes époques ou le cinéma se sont affinées grâce à lui. Il m’a
également montré certains chemins dans ces domaines. Je me souviens de discussions passionnantes sur tel
ou tel jazzman, tel peintre contemporain ou sur tel film, japonais, de Fellini ou de Buñuel... je dirais même que
ces discussions ont duré beaucoup plus longtemps que le temps de mes années de cours.
Je considère que, vingt ans après sa disparition, sa parole libre, colorée et engagée nous manque. Ses subtils
décalages, ses émerveillements d’enfant aussi.
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Xavier Darasse : Écriture et création
Xavier Darasse compositeur et créateur : quelques repères
Par Jésus Aguila, musicologue, professeur à l’Université de Toulouse le Mirail
I - 1950-1965 : entre l’académisme et l’avant-garde
Né en 1934, Xavier Darasse fit ses études musicales au Conservatoire de Toulouse (solfège, harmonie, piano)
et entra en 1950 au Conservatoire de Paris, où il étudia avec :
– Rolande Falcinelli (orgue et improvisation),
– Maurice Duruflé (harmonie)
– Simone Plé-Caussade (contrepoint et fugue)
– Jean Rivier (composition)
– Olivier Messiaen (analyse)
En 1964-65, il obtint de nombreuses récompenses, dont :
– Le prix de Composition
– Le prix d’Analyse musicale
– Le second Grand prix de Rome
II - 1966-1976 : les tournées d’un interprète en phase avec l’avant-garde musicale
Il fit le choix de revenir à Toulouse, où il fut nommé professeur de la classe d’orgue du Conservatoire, au
moment où Noël Lancien venait d’en être nommé le directeur. Par ailleurs, il devint directeur musical du
Centre culturel de Toulouse (1967-73).
C’est depuis Toulouse qu’il mena alors une intense activité d’interprète. Au-delà d’Olivier Messiaen (dont il
donna l’intégrale de l’œuvre d’orgue sur les instruments toulousains) et des jeunes compositeurs qu’il avait
côtoyés au Conservatoire de Paris, ses nombreuses tournées ainsi que sa curiosité personnelle lui donnèrent
l’occasion de suivre de très près les principaux courants musicaux du second XXe siècle.
À la fin des années 1960, l’avant-garde musicale ne se réduisait plus au seul sérialisme postwebernien, devenu
désormais hédoniste et chatoyant (Boulez : « Éclat », 1964). Saison après saison, le Festival de Royan et
les interprètes avec lesquels Xavier Darasse se produisit lui permirent de saisir comment les compositeurs
exploraient de manière systématique tous les modes de jeu instrumental, à la fois dans des pièces pour
instrument seul (Berio : « Sequenza IV pour harpe, V pour trombone », 1966), qu’au sein de l’orchestre,
totalement repensé par masses sonores en constante transformation (Penderecki : « De natura sonoris » ;
Xenakis : « Terretektorh », 1966), ou par blocs colorés (Guézec : « Ensemble multicolore », 1965).
De même, il put assister à un tir groupé d’œuvres vocales nouvelles, alternatives à l’écriture « en dents de
scie » du Marteau sans maître (Ligeti : « Lux Aeterna », 1966 ; Xenakis : « Nuits », Royan 1968 ; Guézec :
« Reliefs polychromés », Royan 1969).
Cette fin des années 1960 à Royan fut également celle de l’émergence de la musique dite « aléatoire »,
proposant à l’interprète de construire son propre parcours à l’intérieur d’un ensemble de propositions à
re‑composer soi-même (« Archipel I » de Boucourechliev, Royan 1967).
Xavier Darasse ne resta pas non plus insensible à la part de liberté qui s’offrit soudain aux interprètes. Après
avoir été placés, pendant les années 1950, sous l’emprise du compositeur tout-puissant qui avait le contrôle
absolu sur la totalité des paramètres du jeu musical – qu’il passait à la moulinette des contraintes de sa
« matrice » compositionnelle –, les interprètes se voyaient offrir des « plages d’improvisation », à partir de
« réservoirs » de sons, de cellules rythmiques, d’enveloppes dynamiques et de modes de jeux.
Sur la lancée, en opérant une hybridation entre le langage contemporain et les attitudes du free jazz qui lui était
contemporain, le « libre jeu d’ensemble » du New Phonic Art (1969), permit à Michel Portal, Carlos‑Roque Alsina
et Vinko Globokar, d’expérimenter des formes d’improvisation libérées de toute contrainte formelle, qu’il s’agisse
de l’académisme classique, des stéréotypes du jazz, tout comme des excès de rigueur de l’avant‑garde. Ces
musiciens pouvaient enfin jouer de manière spontanée et interactive, avec les univers sonores que les avant‑gardes
des années 1950 avaient mis au monde par un long travail d’écriture, de combinatoire et d’exploration.
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Par ailleurs, Xavier Darasse eut l’occasion de se familiariser avec les nouveaux usages des percussions (Marius
Constant : « Quatorze Stations », Royan 1970), des cuivres (les musiciens du quintette Ars nova, avec lesquels
il se produisit et enregistra), tout comme des cordes (Jean-Pierre Guézec : « Successif-simultané », 1968).
Enfin, il est presque inutile de rappeler qu’il avait « dans les doigts » les principales œuvres liées au renouveau
de l’orgue, qu’il eut l’occasion de jouer, créer ou enregistrer lui-même : « Volumina » de Ligeti (1962),
« Modulos V » de Luis de Pablo (1967), « Coulée » de Ligeti (1969), « Archipel V » de Boucourechliev (1972),
« Gmeeoorh » de Xenakis (1975), « Fa-si » de Berio (1975), etc.
L’art de la composition étant une question de savoir-faire et de maîtrise du langage musical, il est évident qu’on
retrouve dans les partitions de Xavier Darasse des traces identifiables de ces différents courants musicaux.
Par contre, un examen plus attentif de sa production révèle à quel point il a également su se tenir éloigné d’un
certain nombre d’autres courants de l’avant-garde, même si sa carrière d’interprète lui a donné l’occasion de les
connaître. Ainsi, qu’il s’agisse de composition électroacoustique, de théâtre musical, de partitions graphiques, du
cagisme nord-américain, des œuvres engagées politiquement à la mode après 1968, des musiques répétitives ou
des différentes formes d’emprunts aux musiques extra-européennes, Xavier Darasse n’a pas cherché à intégrer à
tout prix dans son œuvre des éléments de langage qu’il jugeait étrangers à sa propre pensée musicale.
III - 1977-1992 : après l’accident, la création à rythme intensif
Peu d’organistes ont pu se douter qu’après son accident, à partir de 1977, Xavier Darasse a composé près
d’une quarantaine d’œuvres, parmi lesquelles :
– Trois œuvres pour orchestre (35 minutes) :
• « L’instant d’après » (1977)
• « Instants éclatés » (1983)
• « Instants passés » (1989)
– Neuf œuvres pour ou avec orgue :
• « Organum II » (1978)
• « Organum III » (1979)
• « Organum V » (1983)
• « Pedal exercitum » (« 13 études pour pédalier » ; 1985)
• « Magnificat » (« orgue classique français » ; 1986)
• « Suite pour l’inauguration de l’orgue français » (1986)
• « Organum VI » (« pièces faciles ») (1987)
• « Organum VII, version avec Soprano » (1988)
• « Organum IX » (1991)
– Deux pièces pour clavecin :
• « Masques » (1985)
• « Masques II » (1992)
– Une pièce pour piano :
• « Étude » (1978)
– Des pièces pour cuivres, pour percussions :
• « Per sonare » (1979)
• « Organum IV » (1981)
• « Musiques pour St. Paul Cap de Joux » (1987)
• « Fanfare » pour le Théâtre du Capitole et la Halle aux grains (1987)
• « Rugby dans le cuir » (film équipe Graulhet ; 1987)
• « Actions » (1990)
– Des pièces pour ou avec voix :
• « À propos d’Orphée I » (1978), « II » (1984), « III » (1987)
• « Romanesques » (1980)
• « Psaume XXXII, Exultate » (1982)
• « Organum VII » (ensemble vocal mixte à 7 voix ; 1988)
• « Portrait de Dorian Gray » (projet d’opéra ; 1990-92)
– Des pièces religieuses :
• « Messe pour Montserrat » (1978)
• « Mélodies pour le Psautier des dimanches » (1988)
• « Messe pour les paroisses » (1989)
– Et des œuvres pédagogiques
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IV - Pour conclure, quelques attitudes caractéristiques d’un créateur singulier
a) Son activité de création a été nourrie par une forme très particulière de « musicologie
buissonnière ».
En matière de culture d’abord, tous ceux qui ont connu Xavier Darasse ont témoigné de sa curiosité et de son
éclectisme d’autodidacte : ses lectures et ses références ne venaient ni de l’université ni d’aucune formation
académique. Elles étaient le fruit d’un esprit en recherche, d’un vagabondage de libre penseur dont le flair lui
permettait de déceler dans les publications du moment l’élément original, la trace d’une pensée singulière.
Dans sa vie professionnelle, pour convaincre ses contradicteurs, il savait alterner les stratégies de la
séduction et celles de la provocation, toutes deux habilement maniés comme des antidotes à l’esprit de
système. De même, dans sa pédagogie, il savait tourner en dérision les raideurs des dogmatismes et des
différentes « doxa » qui traversèrent le monde de l’interprétation musicale entre les diktats des années
1960 et la postmodernité du début des années 1990. Nul doute que sa connaissance approfondie de la
musique ancienne lui donna le recul historique dont il avait besoin pour se mettre à distance des dérives de
l’académisme ou de l’avant-garde, ou encore des naïvetés des romantiques attardés.
Enfin, en termes de création musicale, ce souci de l’originalité le conduisit à choisir le camp de l’avant-garde,
donc de suivre en partie la « mode » contemporaine, sans toutefois devenir un snob, c’est à dire un naïf dupe
de lui-même.
b) Son énergie créatrice semble avoir été stimulée par ses propres paradoxes et ambivalences
Musicalement, même si Xavier Darasse s’affichait en anticonformiste, il était adossé à une très
solide formation académique qui lui donna les moyens de réaliser ses intuitions et de conduire ses
expérimentations. De la même manière, il fut le provocateur, l’enfant terrible qui sut ne pas mettre en danger
son intégration et préserver son capital social au sein de la bourgeoisie toulousaine. Il affichait certes une
grande liberté de vie, ce qui ne lui a pas pour autant aliéné le soutien des milieux catholiques toulousains –
auquel le monde de l’orgue est consubstantiellement lié.
De même, pour tout ce qui était lié à son action de diffusion (l’organisation de concerts et leur ancrage
institutionnel auprès des politiques), à son activité de restauration des orgues ou à la conduite de sa carrière,
il était à la fois doté de l’habileté d’un redoutable stratège, tout en étant capable de désintéressement, de
générosité et de sensibilité – avec ses amis comme avec ses élèves. Et s’il avait l’esprit de contradiction, c’était
tout autant pour stimuler sa propre pensée que celle de son interlocuteur.
Enfin, il était tout autant sociable et séducteur qu’il sut être solitaire. C’est ce que révèle sa production
musicale.
c) Il a écrit une quarantaine d’œuvres en quinze ans, soit entre deux et trois pièces par an.
Une telle production représente une somme d’heures de travail « à la table » considérable. Si l’on prend en
compte la lenteur du travail de composition et le niveau d’exigence auquel Xavier Darasse s’est soumis (il a
reçu des commandes de la part d’ensembles qui avaient pignon sur rue, il s’est donc exposé), on découvre
qu’il exerçait le « métier » de compositeur à plein temps, à part entière. Il s’est ajouté à son activité
pédagogique, d’expertise pour les orgues, d’organisateur de concerts, d’homme de radio, etc. Autrement dit,
derrière le dandy et ses facilités de musicien doué, s’est caché un travailleur opiniâtre et solitaire.
Sur ce point, lorsqu’un créateur refuse de se livrer – ce qui fut le cas de Xavier Darasse, peu enclin aux
confidences malgré sa volubilité –, il arrive parfois qu’il nous donne malgré lui des indices sur ses propres
valeurs esthétiques et sur sa propre sensibilité lorsqu’il parle de la musique des autres. Ainsi, dans l’émission
« Radioscopie » avec Jacques Chancel, réalisée en 1977 peu après son accident, il en vint incidemment à
parler d’un jeune compositeur qu’il venait de soutenir au sein du jury du concours de composition de musique
sacrée à Lourdes. Ses propos me semblent pouvoir être retournés sur lui-même, en guise de conclusion :
« La première chose qui m’a frappé c’est l’écriture, la façon dont il a formé les notes […]. On sentait une
forme de décision, de volonté, de lucidité et de conscience […]. Un langage très cohérent et très personnel[…].
C’était quelqu’un vraiment seul qui apparaissait là ».
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Xavier Darasse, compositeur et créateur.
Neuf Organum : l’orgue, mesure de toutes choses ?
Par Thomas Lacôte, compositeur, professeur associé au CNSMD de Paris
Écrire pour l’orgue. Face à ce défi toujours à relever, Xavier Darasse propose et oppose un titre : « Organum ».
Belle ambiguïté de ce terme qui fait de l’orgue l’instrument par excellence, et place la problématique
instrumentale au cœur de la question créatrice.
Écrire pour l’orgue, ce sera donc pour Darasse ne pas le considérer comme lesté d’usages hérités, le débarrasser
de ses oripeaux symphoniques ou néo-classiques comme autant de modélisations prêtes à l’emploi, et montrer
qu’une connaissance profonde de l’instrument et de son répertoire n’est pas antinomique au désir d’inouï.
Il est de bon ton de considérer aujourd’hui la musique d’orgue de Darasse comme le reflet d’une époque
révolue, celle d’un désir d’expérimentation élevé au rang d’idéologie, celle d’un primat absolu de l’écriture
d’où l’auditeur et sa conscience agissante seraient exclus, celle où il fallait être « absolument moderne »
quitte à courir le dernier lièvre et s’enfoncer dans l’épigonisme.
Ce n’est pourtant pas ainsi qu’elle est apparue aux oreilles d’un jeune homme de 21 ans, qui cherchait, et qui
cherche encore, à comprendre les conditions de l’écriture pour orgue et ainsi tenter d’écrire une musique que
lui seul peut faire naître. Les « Organum II » (1978) et « III » (1979) – les seuls véritablement accessibles grâce
à l’enregistrement de B. Foccroulle – avaient indéniablement une actualité, ne serait-ce que parce qu’ils me
parlaient… de moi. Dans ces années où les œuvres de Jean-Pierre Leguay et les improvisations de Louis Robilliard
constituaient la crête de l’invention la plus riche et la plus exigeante pour l’orgue dans notre pays, ces deux pièces
venaient compléter un paysage, comme un chaînon manquant, et, pour l’essentiel, sans descendance.
Si leurs formes globales semblent s’opposer (parcours en différentes séquences menant vers l’atomisation et
le retour de éléments initiaux, dans un cas, et vers une massification gigantesque où l’orgue semble vouloir
devenir la cathédrale elle-même, dans l’autre), les deux pièces sont en quelque sorte complémentaires en
ce qu’elles opposent une écriture presque chambriste – « Organum II », pensé pour le modeste orgue du
Conservatoire de Paris - à un geste puissant aux vastes dimensions – « Organum III », qui sera destiné à la
cathédrale de Chartres et à son concours. « Organum II » travaille en effet à partir de couleurs pures, de
jeux seuls : nous sommes à mille lieux d’un traitement symphonique de l’instrument, par masses ou grands
plans sonores prédéfinis. Nous sommes également loin de Messiaen qui conçoit ses registrations les plus
exploratoires d’abord comme des mélanges inédits de plusieurs jeux. Pourtant, nous n’entendrons pas une
« collection de timbres » hétéroclites : l’œuvre, et sa suivante, semblent se mettre en quête de relations
acoustiques inédites entre eux. Il s’agit d’offrir à l’écoute autant de tentatives de « com-poser » les timbres :
écrire pour l’orgue, ne serait-ce pas écrire l’orgue ?
La première conséquence de cette approche consiste en une science particulière des plans sonores : pour une
séquence donnée, chaque plan possède une registration particulière, que l’écriture va fonctionnaliser. Chaque
plan est aussi un « lieu », réel de par la disposition du buffet, ou plus métaphoriquement créé par le timbre :
c’est toute une topographie de l’orgue qui est inventée. La deuxième implication concerne l’harmonie : sa
perception en est profondément bouleversée et renouvelée, car elle peut devenir, en profondeur, fonction
du timbre : champ immense pour les inquiets qui pensent que tout a été dit dans ce domaine. Le plus bel
exemple n’en est-t-il pas le dernier accord d’« Organum II » qui traite le champ harmonique principal de
l’œuvre, issu de manipulations sérielles, en confiant à l’orgue le soin de le développer au sens presque
plastique du terme, donnant à une quarte abstraite fonction de fondamentale spectrale et « multipliant »
par un jeu de tierce une autre de ses composantes. Qu’on me pardonne ces explications : il s’agit d’abord d’un
moment d’intense poésie.
Quels types de nouvelles relations acoustiques les « Organum » II et III nous donnent-ils à entendre ? Je vais
tâcher d’en mettre en lumière quelques uns.
Il y a d’abord ce que j’aimerais appeler écoute comparative du timbre. Nous en trouvons un exemple dans
la première séquence d’« Organum II ». Il faut évidemment rappeler tout ce que ce moment doit à l’Entrée
de la « Messe de la Pentecôte » d’Olivier Messiaen. Un solo de clairon au pédalier sert de « pivot » à des
registrations hétérogènes réparties sur plusieurs plans sonores. Là où Messiaen les alterne, Darasse les
superpose, tout en créant des cycles s’entrecroisant, grâce à la mise en série des jeux du modeste instrument
du conservatoire (ses brouillons en témoignent). Le type de perception me semble pourtant voisin : une
dialectique du fixe et du variable où compte moins l’identité des jeux que leur différence. Une écoute
comparée de différentes versions discographiques de la Messe de la Pentecôte en est sûrement la meilleure
preuve. Constatation généraliste un peu facile ? Je ne crois pas : plutôt sillon à creuser s’il s’agit d’écrire pour
l’orgue sans « timbrer au forfait » en fermant ses oreilles tout en s’inquiétant de la reproductibilité des idées
sonores d’un instrument à l’autre.
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Fonds, anches, mixtures : voilà dans sa définition traditionnelle l’orgue dans ses trois entités essentielles.
Comment subvertir cette prédéfinition, pour tisser des liens « buissonniers » propres à de fécondes
ambiguités ? « Organum III », sans s’y appesantir, propose : un puissant ré grave des anches du pédalier laisse
place à son spectre harmonique filtré (nous sommes quatre ans après Partiels de Grisey). L’acoustique de la
cathédrale filtre l’anche pour n’en garder qu’un substrat, comme par évaporation : le jeu de fonds était déjà
présent dans l’anche. Encore fallait-il l’entendre, entendre autre chose qu’un ré : victoire de l’oreille contre
l’œil, féconde approche phénoménologique de l’orgue. Geste brut, passager, étranger au propos principal,
certes ; mais geste essentiel. Plus loin, au moment de l’embrasement final, ce sont les mixtures qui, par
à-coup et par blocs, viendront agir comme « hyper-anches », comme un déplacement supplémentaire dans la
cartographie traditionnelle de l’instrument.
Harmonie comme fonction du timbre, et écoute du spectre des anches se rejoignent dans la troisième
séquence d’« Organum II » : la conjonction des attaques du manuel (registré avec un jeu d’anche de 16 pieds)
et du pédalier (registré nazard et tierce seuls) va faire entendre une interaction entre les deux, sans équivalent
dans l’écriture pour orgue à cette époque : les hauteurs non-tempérées des harmoniques naturels du pédalier
agissent comme révélateurs du timbre de l’anche, comme si elles le décomposaient, et s’y incluaient en
retour. Le compositeur trouve une manière d’agir de l’intérieur sur le son d’un instrument réputé le plus fixe
qui soit.
Comment écrire des phénomènes acoustiques aussi fuyants ? L’étude de quelques-unes des esquisses de ces
deux œuvres conservées à la Médiathèque du Conservatoire de Paris montrent un Darasse plongé dans les
manipulations sérielles des hauteurs, rythmes et parfois timbres et attaques, même si ces habitus d’écriture
perdent en force dans le monde de la composition musicale en cette fin des années 70. Il y avait là pour un
homme de sa génération un présupposé nécessaire à toute invention. L’essentiel, pourtant, n’est peut-être pas
là : l’essentiel est sûrement, j’en suis convaincu, l’organum, cette rencontre avec l’instrument, cette capacité
à en tirer les moyens de sa propre redéfinition, à le rendre capable de porter l’idée musicale. À ce titre, les
« Organum » IV (avec percussions), VII (avec voix), VIII (avec cuivres), peuvent être compris comme trois
éclairages différents d’un objet unique qui en révèleraient à chaque fois de nouveaux traits par une rencontre
avec l’autre. Quant au neuvième et dernier, il propose comme un ultime retour en arrière une synthèse des
situations musicales des II, III et V.
On ne s’y méprendra pas : dans ce très rapide aperçu, j’ai bel et bien parlé non en observateur mais en
compositeur, et l’on pourra trouver pour chacun des points que j’ai relevés un prolongement notamment
dans mon premier cahier d’Études pour orgue (2006-2008). Si le propos de ce colloque n’est pas celui d’un
hommage compassé, j’espère avoir pu montrer comment, sous un œil particulier affrontant des questions qui
le dépassent, l’œuvre de Xavier Darasse a pu être féconde.
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Xavier Darasse,
producteur à France Musique
Xavier Darasse, producteur de radio,
ou la radio comme deuxième tribune (1959-1977)
Par Benjamin François, producteur à France Musique
Jacques Longchamps dans « Le Monde » :
« Au moment où on s’y attend le moins, il apparaît avec son air malicieux, derrière ses lunettes,
crâne dégarni, et il a l’air de faire une farce de comédien.
Il a un visage de lutin malicieux. »
Jacques Chancel : « qu’est-ce qu’un organiste ? »
Xavier Darasse : « Un musicien qui joue de l’orgue, rien de spécifique
C’est à nous musiciens à agir sur un instrument »
Radioscopie, 1977
« Organiste : ce n’est pas mon unique métier, ce n’est pas mon unique raison de vivre. »
Les documents consultés proviennent des archives de la famille Darasse et m’ont été communiqués par
Madame Geneviève Darasse : il s’agit de scripts d’émissions (une centaine de documents en tout).
Xavier Darasse aurait travaillé un temps avec le pseudonyme de Georges Laroyenne (Georges étant le prénom
de son frère, et Laroyenne, le nom de jeune fille de sa mère).
Titres des émissions (sûrement très incomplet) :
- « Du classique à l’étrange » (1962-1975)
- « Comment l’entendez-vous ? » (1979...)
- « Concert du mardi »
- « Danses et divertissements » (1965-66)
- « Singuliers contrastes » (1967, très exactement le 24.06)
- « Novateurs d’hier et d’aujourd’hui » (1974, le vendredi à 23h à minuit)
C’est sur cette dernière émission que je possède le plus grand nombre de scripts. Notre étude portera donc
exclusivement sur cette dernière.
a) Le concept de l’émission « Novateurs d’hier et d’aujourd’hui » : confronter 3 compositeurs d’époques
différentes dans leurs idées sur la musique.
De cette confrontation – souvent à partir de leur correspondance, ou bien de témoignage d’autres musiciens
d’autres époques à leur sujet - naît le sens. Il s’en dégage une vision extrêmement vivante de la musique, des
correspondances qui traversent les époques et les styles. En un mot, c’est un remède à l’histoire de la musique
académique !
La musique diffusée : sur 1h d’antenne est d’une moyenne de 56 min, laissant peu de place à la parole, mais laissant
place à une parole de qualité ! Les textes sont écrits par Xavier Darasse. (J’ai pu en consulter quelques-uns de sa
main). Quelques remarques personnelles de Xavier Darasse destinées à guider directement l’auditeur, émaillent la
présentation : « Ainsi, en 1901, Dukas avait déjà compris la nouveauté du langage debussyste. » (8 février 1974)
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b) Conception de la radio de Xavier Darasse à l’étude de ses textes de présentation :
Il faudrait étudier à fond toute la recherche personnelle du musicien Xavier Darasse au travers de ses textes
de présentation.
– Par exemple, lorsqu’il choisit de citer quelques lignes de Boris de Schloezer à propos des œuvres anciennes, juste
avant de faire entendre « Le Combat de Tancrède et Clorinde » de Monteverdi : « Les œuvres musicales éloignées de
nous dans le temps sont l’objet de l’expérience esthétique… En cherchant à éclairer le présent à la lumière du passé,
nous éclairons le passé à la lumière du présent… C’est soi-même que l’œuvre exprime, c’est de soi qu’elle nous parle.
Cette pure essence formelle qui subsisterait au cours des siècles n’est qu’illusion, nous ne la percevrons jamais dans
cette « aura » psychique que nous projetons sur elle et qui diffère naturellement de celle dont on la dotait jadis… »
– Ou bien avant de faire entendre quelques extraits d’opéras de Wagner (« Crépuscule des dieux », « Siegfried »),
il livre aux auditeurs quelques remarques de Pablo Casals sur la musique de Wagner (que Xavier Darasse qualifie
d’ « opinion assez simpliste » pour lui opposer une autre citation éclairante de Claude Levi-Strauss (extraite de la
préface de « Le Cru et le cuit »).
– Ou bien encore en nous livrant un portrait de Paganini (avant de faire entendre son 2e Concerto) par Berlioz
(le 1er février 1974).
– Autre exemple représentatif : dans « Novateurs d’hier et d’aujourd’hui » du vendredi 18 janvier 1974, Xavier
Darasse juxtapose 3 compositeurs, Gesualdo, Liszt et Berg. Il agrémente sa présentation d’une lettre de Fétis (1862)
sur Gesualdo (Fétis y cite Charles Burney, désemparé par le faux système de modulation, le perpétuel embarras
dans l’arrangement des voix). Xavier Darasse fait écouter 2 répons de la Semaine Sainte par le Deller Consort.
Puis, avant de faire entendre un extrait d’une des dernières œuvres pour piano de Liszt (2 portraits d’hommes
illustres hongrois par Erno Szegedi), il donne lecture d’une lettre de Berlioz à son ami Liszt où Berlioz - dans un style
emphatique – parodie le mot de Louis XIV « Le roi, c’est moi » à propos de sa musique et donne à la musique « le
pouvoir d’être maître d’un grand auditoire. » Et Xavier Darasse de compléter ironiquement : « Avec la radio,
l’auditoire est plus grand encore ».
Certains textes parlant de Xavier Darasse à la 3e personne (« Xavier Darasse a choisi ce soir… », « Avant que
d’écouter la sonate pour piano de Pierre Boulez, Xavier Darasse nous propose ces jugements de Plutarque à propos
de la musique et qui lui semble être une bonne préface à cette musique. » le 16 juin 1974, « À ce propos, Xavier
Darasse a pensé que ce texte d’Edgar Varèse pourrait vous intéresser… »), on imagine que ces émissions n’étaient
pas directement présentées par lui, mais par une autre « voix ».
La conception du media radiophonique de Xavier Darasse perce à jour dans cette remarque : une vaste
tribune, bien plus vaste que celle de l’organiste, bien plus vaste que celle du compositeur. Avec la magie de
juxtaposer les compositeurs les plus divers des époques les plus variées.
L’émission se termine par la « Lulu Symphonie » d’Alban Berg pst l’Orchestre symphonique de Londres sous
la direction d’Antal Dorati, non sans l’avoir introduite d’un propos éclairant de Pierre Boulez sur la manière
dont Berg innove, en façonnant ses formes liées aux caractères des personnages. « Une forme est amenée à
circuler tout au long de l’ouvrage. »
Comme je disposais – grâce à l’envoi de Madame Darasse – d’un nombre significatif de scripts des émissions
« Novateurs d’Hier et d’Aujourd’hui », j’ai pu faire un rapide relevé des compositeurs de cette série, donnant ainsi
une idée de la programmation de Xavier Darasse (notamment de la place de l’orgue dans cette programmation
généraliste) et lorsqu’on croise ces compositeurs par thématique / époque, on obtient une programmation
kaléidoscopique / tous azimuts, d’une richesse inouïe. Avec seulement un seul domaine sous-représenté : l’opéra
(mis à part de rares opéras de Wagner).
- Musique pour orgue : Messiaen, Couperin, Bach. Guillou, Alain, Ligeti, Muffat, Buxtehude, Kuhnau
- Clavecin : D’Anglebert, Couperin, Rameau
- Piano : Chopin, De Falla, Albeniz, Bartók, Emmanuel, Fauré, Debussy
- Musique ancienne : Lejeune, Machaut, Byrd, Gesulado, Blow, Gibbons, Adam de la Halle, Sweelinck, Antonio
de Cabezón
- Baroque : les Gabrieli, Monteverdi, Tartini, Malipiero, Rameau, Corelli, Roberday, Biber
- « Classique » : Haydn, Beethoven (mais pas Mozart !), Schumann, Brahms, Strauss, Stravinsky, Ravel,
- Musique contemporaine : Varèse, Messiaen, Boulez, Henze, Nono, Globokar, Mache, Stockhausen, Jolas,
Lutowslaski, Penderecki, Kagel, Baliff, Ligeti, Cage, Takemitsu, Schaeffer, Zimmermann, Xénakis, Pierre
Henry, Berio : la plupart sont ses amis-condisciples de la classe d’Olivier Messiaen au Conservatoire
- École de Vienne : Schönberg, Berg, Webern
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Le panel des compositeurs nous permet de dire qu’aucune époque n’est privilégiée sur une autre, sauf
peut‑être la musique contemporaine, très bien représentée, dénotant un intérêt marqué pour l’avant-garde
avec un goût prononcé pour Messiaen et Boulez, et presque en « surreprésentation » : on peut certainement
y déceler une attitude militante du compositeur, du musicien engagé, soucieux de présenter à ses auditeurs la
création du moment, et de montrer en quoi telle œuvre est innovante :
Dans « Novateurs d’hier et d’aujourd’hui » du vendredi 18 février 1974, Xavier Darasse cite les innovations
d’Olivier Messiaen dans le domaine des doigtés et des traits de ses « 20 Regards sur l’Enfant Jésus » : « Je
crois avoir été un des premiers à utiliser simultanément l’extrême grave et l’extrême aigu, pas seulement
pour des effets de force et de contraste. J’ai même combiné l’accelerando et le rallentendo ; c’est un effet
excessivement rare qui n’existe guère qu’à Bali… »
On trouve un exemple de cette militance dans l’émission du dimanche 10 novembre 1974 :
Voici ce que l’on disait, assez méchamment de Pierre Boulez en 1960 : « Il apporte le témoignage irrécusable
d’une faculté inventive qui a constamment des trouvailles neuves et raffinées, mais aussi d’un esprit positif et
froidement calculateur qui, sachant bien la prédilection de certains publics aujourd’hui pour tout ce qui sort
de l’ordinaire et fouette sa curiosité, entend exploiter méthodiquement un travers si profitable. » Et Xavier
Darasse d’ajouter ironiquement : « Le livre pour cordes prouve que l’ambition de l’auteur est plus haute. » Suit
le « Livre pour cordes » de Pierre Boulez par l’orchestre à cordes du New Philharmonia sous la direction de
Pierre Boulez.
On décèle ça et là dans le commentaire de Xavier Darasse une autre militance : celle de la musique ancienne,
encore naissante sur les ondes à l’époque (on est le 22 septembre 1974), lorsqu’il cite Karlheinz Stockhausen :
« Stockhausen au cours d’une causerie disait : « Toutes les formes sont destinées à disparaître, mais le plus
haut devoir de notre temps consiste néanmoins à conserver le maximum de formes et de façons d’exécuter
possible… Il est un fait que les Européens possèdent non seulement la technique de produire du nouveau,
mais aussi celle de conserver ce qui est devenu jusqu’à nos jours. C’est pourquoi il leur incombe de le
faire d’une manière aussi fidèle que possible. » Et Xavier Darasse d’ajouter : « C’est une manière nouvelle
d’envisager la musique ancienne. Les interprétations « aussi fidèles que possible » du Concentus Musicus
de Vienne s’inscrivent bien dans ces impératifs nouveaux de fidélité. » Suit l’audition de la Serenada à 8 de
Joseph Fux par Nikolaus Harnoncourt et son (à l’époque) récent Concentus Musicus de Vienne.
A contrario, la musique dite « classique », ou bien le « grand répertoire » (ce qu’on peut appeler les
« fondamentaux » pour une radio classique), disparaissent un peu par rapport à des auteurs plus
périphériques. La « grande musique » cède la place aux découvertes. Il est donc facile de déceler le projet
principal du producteur Xavier Darasse : surprendre son auditoire, le rendre curieux, former son oreille à
écouter autre chose, affiner son oreille en déstabilisant. On peut donc dire que Xavier Darasse est exigeant
avec ses auditeurs, ne les berçant pas dans les harmonies consonantes, incitant à une écoute active.
Par exemple, le dimanche 26 mai 1975, il propose d’écouter les Kyrie pour orgue (extraits de la Clavierübung)
et le Kyrie de la Messe de 1733. Et Xavier Darasse d’ajouter : « Ce sera à vous, auditeurs, d’établir des faisceaux
de convergence ». L’horaire relativement tardif de la série (23h) l’incite à opérer ces choix : on sait que les
auditeurs qui restent à l’écoute à cette heure, ne sont pas là par hasard !
Conclusion :
Quand il parle de l’orgue, Xavier Darasse le compare souvent à l’orchestre, observant que la version pour
orgue est toujours condensée, réduite, (« un peu comme un jardin japonais par rapport au jardin occidental »),
avant de faire écouter un « Dialogue à 4 chœurs » de Jacques Boyvin, et un « Concerto grosso à 4 chœurs »
de Heinrich Stoelzel (le 13 septembre 1975)
Cette approche de la programmation radiophonique « croisée » / interdisciplinaire dénote une passion
pour toutes les formes d’art (pas seulement la musique) : architecture, cinéma, mode, design, peinture
peuvent aider à comprendre les formes musicales. Ces intérêts multiples affleurent dans le commentaire de
présentation des œuvres.
On sent un désir très fort chez Xavier Darasse de décloisonner la musique du carcan dont l’histoire de la
musique, les académismes de tout poil, l’ont enfermée. L’orgue n’était pas un axe central de ses programmations
radiophoniques généralistes, mais l’instrument-roi restait présent par petites touches, car il était relié à la
Musique, débarrassé de son fatras liturgique.
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Interprètes-organistes rencontrés dans cette centaine de scripts :
– Xavier Darasse dans « Constellations II » de Bengt Hambreus / dans « Sonate en sol m » de CPE Bach à
l’orgue d’Olthingue / dans « Echo de la suite » du 2e et du 6e ton de Nivers à l’abbaye de Mondaye / « Echo
duplex manualiter » de Samuel Scheidt à l’orgue de Grignan) / Dans « Offertoire de la messe des couvents »
de F. Couperin (ND de St-Étienne)
– Louis Robilliard dans la 2e Sonate pour orgue de Claude Ballif
– René Saorgin dans 2 Toccatas de Georg Muffat (Malaucène)
– Gerd Zacher dans « Volumina » de Ligeti
– Marie-Claire Alain (« Suite pour orgue » de Jehan Alain) / « Offertoire sur les Grands-Jeux » de Grigny à
Sarlat
– Olivier Messiaen dans « La Vierge et l’Enfant », les « Bergers à la Trinité »
– Michel Chapuis dans PF en la M BuxWV153 à Bremen / BWV 669-672 (Clavierübung)
– Jean Guillou (et Christian Ivaldi) dans Colloques de J- Guillou
– Louis Thiry dans extraits livre d’orgue d’Olivier Messiaen / « Fantaisie en écho » de Sweelinck (à ND BlancsManteaux) / « Messe Pentecôte » (cath. St-Pierre de Genève)
– André Isoir dans Kyrie et Gloria « Messe des Couvents » de Couperin (Sarre-Union)
– Lucienne Antonini dans « Toccata avanti la messa » de Frescobaldi (Notre-Dame des Doms, Avignon) / Kyrie
delli Apostoli
– Lionel Rogg dans « Sonata prima a 8 » de Biber
– Claude Terrasse dans « Boyvin » (St-Jacques-du-Haut-Pas)
– Gaston Litaize dans « Messe des pauvres » d’Erik Satie
– Paul Hoffmann dans « 18e contrepoint Art de la fugue » de Bach / 6e fugue sur BACH de Schumann (Kaiser
Wilhelm Kirche de Berlin)
Citation de la lettre d’auditeur du 12 janvier 1974 : Pierre Bessing, 2, rue Masséna à Menton (06),
réagissant à l’émission « Les Novateurs » du 10 janvier 1974.
Annexes :
1/ Documents consultés pour « Les Novateurs d’hier et d’aujourd’hui » : 11/1/1974, qui devait être un
vendredi, et l’auditeur fait mention à la fin de sa lettre des émissions prévues « les vendredis à venir »
– Novateurs : 18.01.1974 à 23h / 25.01.1974 à 23h / 1.02.1974 À 23h / 8.02.1974 / 15.02.1974 / 22.02.1974 / 1.03.1974 /
8.03.1974 / 15.03.1974 / 22.03.1974 / 29.03.1974 / 31.03.1974 / 7.04.1974 / 14.04.1974 / 21.04.1974 à 23h / 28.04.1974
/ 5.05.1974 / 19.05.1974 à 23h / 2.05.1974 / 9.06.1974 / 16.06.1974 / 23.06.1974 / 30.06.1974 / 14.07.1974 / 21.07.1974
/ 28.07.1974 / 1.09.1974 / 8.09.1974 / 15.09.1974 / 22.09.1974 / 29.09.1974 / 6.10.1974 / 13.10.1974 / 20.10.1974 /
27.10.1974 / 3.11.1974 / 10.11.1974 / 17.11.1974 / 24.11.1974 / 1.12.1974 / 8.12.1974 / 15.12.1974 / 22.12.1974 / 29.12.1974
5.01.1975 / 12.01.1975 / 19.01.1975 / 2.02.1975 / 9.02.1975 / 16.02.1975 / 23.02.1975 / 2.03.1975 / 9.03.1975 / 16.03.1975
/ 23.03.1975 / 30.03.1975 / 6.04.1975 / 13.04.1975 / 27.04.1975 / 4.05.1975 / 1.06.1975 / 8.06.1975 / 15.06.1975 /
22.06.1975 / 29.06.1975 / 6.07.1975 / 13.07.1975 / 20.07.1975 / 27.07.1975 / 11.05.1975 / 18.05.1975 / 25.05.1975 /
– pour les « Messes » du samedi à 9h : « tous les samedis à 9h, jusqu’à la fin septembre 1975, Xavier Darasse
vous proposera la sonorité des orgues confrontée à celle des instruments ou de la voix et ceci, autour de
thèmes ou de sujets qui varieront à chaque fois.
– Samedi 30 août 1975 : « Messes au pluriel » avec diverses formulations du Kyrie ou du Gloria de la messe
catholique
– Émission du samedi suivant (6 septembre 1975 à 9h) : Fantaisie en écho
– Samedi 13 septembre 1975 : Dialogue sur les grands-jeux ou forte-piano
– Samedi 20 septembre 1975 : Messes au pluriel (bis)
– Samedi 27 septembre : B.A.C.H.
– Émission « Danses et Divertissements » : 1965 - 1966 - 1967
– Diff. le 25.12.1975
– Diff. 26.3.1966
– Diff. 14.01.1967
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– Émission : « Singuliers contrastes » Années 1967-1968
– Diff. le 4 février 1967
– Diff. le 17.02.1968 France Musique (jamais précisé avant)
– Service : Administration des émissions musicales de radiodiffusion (pièce 6327, maison de l’ORTF, Paris)
– Autre document : Fourniture de prestations « honoraires » . Titre de la production : Comment l’entendez-vous ?
Code de la prestation : 919
Fin de la prestation : 8.03.1989 / Diffusion : 9.04.1989 / France Musique
– Autre document : Régie d’avances des émission (avis de crédit)
Emission : Richesses des orgues de France le 10.12.1962, également le 5.12.1962
– Autre document : Régie d’avances des émissions (avis de crédit) : Histoire d’un instrument le 16.11.1962
Numéro d’immatriculation ORTF de Xavier Darasse : 39 I 0 I
N° d’ordre : 5126
– Autre document : Le concert du mardi. Diffusion le 3 mai 1966 / aussi le 10 mai 1966
– Autre document : Concert en stereo. Diffusion le 23 février 1965. Autre date le 1er février 1966
2/ Programmation de Xavier Darasse dans « Novateurs d’hier et d’aujourd’hui » (une ligne par émission) :
– Antonio de Cabezón (et Juan Fernandez / Juan del Ancina / Francisco Millan / John Beckett) / CPE Bach,
Varèse
– Johann Kuhnau, Robert Schumann, Alain Louvier, John Cage
– Robert Schumann, Stravinsky, John Coltrane
– Paganini, Messiaen (piano), J.-S. Bach (clavecin)
– Oswald von Wolkenstein, Berlioz, Debussy (piano)
– Monteverdi, Wagner, Stockhausen (piano)
– Jacòpo di Bologna, Stamitz, Bartók
– Roland de Lassus, Xénakis, Pierre Schaeffer
– Guillaume de Machaut, Maurice Ravel, Boucourechliev
– Haydn, Brahms (piano), Berio
– Beethoven, Stravinsky
– Beethoven (piano), Varèse, Debussy (piano)
– Stravinsky, Carissimi, Schütz, Byrd (Farnaby, Bull, Blow : pour virginal)
– Gabrieli, Lassus, Bartok (piano)
– JSB (clavecin), Liszt (piano), Schönberg
– Rameau, Schumann, Berio
– Louis Couperin (clavecin), Lassus, Gabrieli (Andrea et Giovanni), Boulez
–D
ebussy, Cage, Zarlino
– L ejeune, Messiaen
–M
onteverdi, Albeniz (piano), Ponty
– Scarlatti, Wagner, free jazz
– Busoni, Penderecki, Charles Mingus (jazz)
– Adam de la Halle, Boulez (piano), Tallis
– Roberday, Couperin, Schönberg (piano)
– Bull (Tallis, Gibbons, Tomkins), Webern, Messiaen
– Landini, Wagner, Takemitsu
– Messiaen (piano), Forqueray (clavecin), de Vittoria, Stockhausen
– Haydn, Bartók, Ligeti
– Miles Davies, Pierre Henry, Henze
– Beethoven, Henri Pousseur, Pierre de la Rue
– Berlioz, Scriabine, Dauner
– Debussy, Berio, Dufay
– Gluck, Ives, Sun Ra
– Schönberg, Stravinsky
– Ars Nova, Schumann (piano), Varèse
– Cavalieri, Ballif, Boulez
– Muffat, Berg, Silva
– Satie (piano), Fux, Ligeti (orgue)
– Muffat (orgue), Berg, Alan Silva
– Couperin, Schmitt
– Viotti, Alain (orgue), Zimmermann (piano)
– Rameau (clavecin), Fauré (piano), Hambreus
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– Frescobaldi (clavecin), Gallus, Schönberg
– Dowland, Foss, Liszt (improvisation)
– Stamitz, Debussy, Bartók
– Sweelinck, Biber, Wagner, Xenakis
– Blow, Liszt
– Debussy, Messiaen (orgue), Bartók
– CPE Bach (piano), Chopin (piano), Messiaen
– Buxtehude (orgue), Beethoven (piano), Busoni
– Brahms, Debussy (piano), Messiaen
– Monteverdi, Beethoven (piano), Busoni
– Corrago, Russell, Kagel
– Berlioz, Berg (piano), Webern (piano)
– Mache, Berg (piano)
– Beethoven, Villa Lobos, jazz
– Chopin (piano), Verdi, Penderecki
– Schubert, Chopin (piano), Birtwhistle
– Berlioz, Ravel, Globokar
– Haydn, Debussy, Luthowslaski
– Strauss, Scherchen, Byrd
– Von Wolkenstein, Roussel, Guillou (orgue et piano)
– JC Bach, Mache (clavecin), Scriabine (piano)
– Mahler, Bartók (piano), Jolas
– Beethoven, Milhaud, Boulez
– Machaut, Tartini, Henze
– Gesualdo, CPE Bach, Nono (piano)
– Malipiero, Schönberg
– Chopin (piano)
– Webern, Messiaen (piano)
– Rameau, Stockhausen
– Stravinsky, Beethoven, Boucourechliev
– Manuel de Falla (piano), Globokar
– D’Anglebert (clavecin), Emmanuel (piano), Stravinsky, Schönberg
– Corelli, Moussorgsky, Messiaen (orgue)
– Lejeune, Couperin (orgue), Bach (orgue), Bach
Comptage des principaux compositeurs par fréquence : Messiaen 13 Debussy 9 Beethoven 8 Bach 7 Bartok 7
Schönberg 7 Stravinsky 6 Couperin 6 Chopin 5 Rameau 5 Berlioz 4 Monteverdi 4 Boulez 4 Schumann 4 Berio
4 Haydn 4 Liszt 3 Varèse 3 Stockhausen 3 Webern 3 Globokar 3 Machaut 2 Schubert 1 Mahler 1 Mozart
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Xavier Darasse,
directeur du CNSM de Paris
Par Thierry Le Roy, conseiller d’État, ancien Directeur de la Musique au Ministère de la Culture
Le concert pour l’ouverture de ce colloque, vendredi soir à la cathédrale Saint-Étienne, était chargé des
souvenirs de novembre 1992. La cathédrale était pleine, de Toulouse et de Paris. Dans le monde un peu
compassé et respectueux des hiérarchies établies qu’était encore le monde de la musique officielle, c’était
évidemment un évènement que ce premier hommage posthume.
Mais étions-nous bien dans l’esprit du « lutin malicieux », comme l’avait nommé Jacques Longchamp, critique
musical du « Monde », quelques années plus tôt ? Expression qui m’a frappé, moi aussi, par sa justesse.
Pour ma part, ancien responsable de l’administration de la musique au ministère de la culture, c’est
justement cette partie, la plus officielle peut-être, de la carrière de Xavier Darasse, à la tête du CNSMDP, qu’il
m’appartient d’évoquer.
Xavier Darasse a été nommé directeur du Conservatoire le 1er novembre 1991, par le ministre de la culture de
l’époque, Jack Lang.
Je dois, d’abord, avouer une interrogation, sur ce point capital de mon sujet : comment en a-t-il eu l’idée ?
Je n’ai pas trop de mal à retrouver, parmi nous, l’identité de ceux qui ont servi de relais. Mais pour ce qui le
concerne, c’est une vraie question, en particulier si on songe à sa capacité d’ironie, y compris - tout élève de
Messiaen qu’il fût - à l’égard des pouvoirs établis. Peut-être voulait-il, comme tout homme habité d’idées
fortes, saisir l’occasion d’en augmenter le rayonnement. Le CNSM après la radio…
De la définition de sa mission par les pouvoirs publics, j’ai retrouvé une trace précise dans la « lettre de
mission » (du 8 novembre) qu’à l’époque l’État adressait à tout responsable de haut niveau dès son entrée
en fonction. Cinq pages denses, qui donnent une idée, non pas exactement de ce qu’ont été son travail et
son activité dans cette fonction, mais de ce que l’État (ministère de la culture, direction de la musique) en
attendait. Et, le connaissant, cela ne manquera pas de vous faire sourire, sur certains aspects.
On lui demandait de préparer un projet d’établissement ; d’y aborder les questions de la formation aux
métiers de musicien d’orchestre, et de chanteur, mais aussi la question, plus nouvelle, de la formation à
l’enseignement (par la préparation du certificat d’aptitude) ; de mettre en place des départements nouveaux,
pour le jazz (il y avait seulement l’embryon d’une classe, sous la direction de François Jeanneau), pour la
musique ancienne, et pour la musique contemporaine ; on voulait, en outre, un manager, qui aurait à bâtir
un budget propre à l’établissement, à mettre en place une comptabilité analytique et un outil statistique, à
augmenter les recettes propres, à réexaminer le statut des personnels autres que les professeurs, à définir
les modalités de gestion des salles publiques dont le Conservatoire bénéficiait depuis son installation à la
Villette, l’année d’avant. Et puis, on le chargeait d’une double ouverture, d’abord à la Cité de la musique, grand
projet dont le programme s’achevait, à l’est du nouveau bâtiment du Conservatoire, avec son musée de la
musique (avec quels instruments de la collection propre du Conservatoire ?) et ses propres salles de concert
(avec quelle participation des élèves du Conservatoire ?) ; ensuite, aux échanges internationaux, d’élèves et de
professeurs - sujet que je laisse à Gretchen Amussen.
Sans doute, ce que je dessine là ressemble à un programme permanent de directeur du CNSM, et ressemble
d’ailleurs à la lettre de mission que j’ai adressée à son successeur en mars 1993, où on retrouve tous ces
thèmes.
Nul doute, dans mon souvenir, que Xavier a pris tout cela, et bien d’autres aspects de sa responsabilité de
directeur, à bras le corps. Et jusqu’à la fin. Je n’ai rien oublié des séances du conseil d’administration que nous
tenions avec lui, encore à l’automne 1992, sous la présidence de Raphaël Hadas-Lebel.
Mais s’il a laissé un nom comme directeur du Conservatoire, dans une mission si courte, c’est pour d’autres
raisons, qui faisaient de lui l’homme de la situation.
1991. Pour le Conservatoire, c’est un moment plutôt difficile de son histoire. Celui-ci vient de quitter la rue de
Madrid. Il a, certes, gagné, à la Villette, des locaux magnifiques, dont une salle d’orgue impressionnante. Mais
l’enseignement professionnel et supérieur de la musique en France n’est alors plus, depuis quelque temps déjà,
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son monopole (Gilbert Amy le sait bien). Pour ne parler que des structures publiques, on a vu l’enseignement
de la musique, amateurs et professionnels, se développer dans de très nombreux « conservatoires nationaux
de région » et « écoles nationales de musique ». Les écoles de danse, parallèlement, se sont multipliées. C’est
un moment de crise de croissance. Il est question d’une loi pour la reconnaissance et l’encadrement de ces
dernières. Pour la musique, on pense à la formation des professeurs, à leurs nécessaires diplômes, l’État crée
- non sans une certaine maladresse - des structures de « formation diplômante » pour le DE et le CA et des
règles nouvelles d’accès aux emplois des conservatoires municipaux (la « fonction publique territoriale ») ; on
engage au passage un débat , qui résonne beaucoup, sur les méthodes pédagogiques (un projet de « schéma
directeur ») ; et, bien-sûr, on demande aux professeurs du Conservatoire - l’élite de l’élite - de s’inscrire dans
le mouvement, de passer le CA… Au printemps 1991, le monde de l’enseignement de la musique et de la
danse voit ses premières grèves historiques, ses premières manifestations, contre des réformes qu’on n’avait
pas vraiment vu venir, et qu’en tous cas on n’avait pas comprises. Et les professeurs du CNSM, à l’automne,
commencent à se poser des questions. Directeur de la musique, je sens alors un vent de fronde.
Or, le CNSM est alors, depuis 1986, dirigé par un directeur - une personnalité et un musicien remarquables qu’on a mis hors d’état d’exercer ses fonctions. À Alain Louvier, on avait dit, dès 1988 ou 1989, que les temps
changeaient et qu’on allait nommer un nouveau directeur, et cela se savait. Nouveau directeur de la musique
nommé en juin 1991, je suis obligé de constater qu’aucun des nombreux candidats pressentis ne s’est imposé,
et que le directeur en fonction ne peut être que partant.
Dans ce contexte, je me souviens de la lettre de Xavier Darasse (mais ne l’ai malheureusement pas retrouvée)
par laquelle il manifestait son intérêt. Je dirais que c’était la musique pure qui s’exprimait, la passion pour la
musique, donc pour son enseignement. Avec l’esprit qui était le sien, et que vous connaissez, loin de toutes les
querelles et les chapelles qui occupaient le devant de la scène. Homme de toutes les musiques (ce qui collait
bien avec les ouvertures qu’on recherchait). Pas programmé pour ces fonctions de manager, certes, mais
convaincu à juste titre que son charisme opérerait.
Je peux cependant citer un document, manuscrit, que Michel Bouvard a retrouvé, un beau texte où Xavier
Darasse esquissait son programme, et où s’exprime l’esprit d’ouverture qui m’avait frappé dès les premiers
contacts : ouverture sur la Villette, ouverture sur les autres établissements d’enseignement supérieur de la
musique, ouverture internationale. On y retrouve aussi l’homme de toutes les musiques, qui pouvait être le
fédérateur dont on avait alors besoin.
Je peux dire que l’année qui a suivi son arrivée a été une année d’apaisement. Les musiciens étaient rassurés.
J’ajouterai que son successeur a bénéficié, sans aucun doute, de l’apport de ce « pape de transition ». Il était
l’homme de la situation. C’est à cette qualité, si rare, que, pour ma part, je veux rendre hommage.
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Xavier Darasse, homme d’ouverture
Par Gretchen Amussen, responsable des affaires extérieures et relations internationales au
CNSMD de Paris
Le hasard fait que lors de sa première tournée aux États-Unis en 1974, Xavier Darasse ait « atterri » dans
mon université, où il donna une conférence que je traduisis, ainsi que deux concerts mémorables, l’un dédié
à la musique contemporaine, l’autre à la musique symphonique. Bouleversée et éblouie par ces musiques
que je découvrais, je lui fis part de mes interrogations concernant l’année suivante, car je terminais mes
études. Xavier me proposa alors de venir étudier avec lui à Toulouse, ce que je fis, séjournant dans la ville rose
jusqu’en 1982.
Par la suite, alors que j’étais revenue aux États-Unis, nous étions restés en contact et, lors de mes séjours en
France, nous nous retrouvions.
En septembre 1991, j’ai déménagé à San Francisco et envoyé à Xavier une carte postale indiquant ma nouvelle
adresse. Par retour de courrier, il m’écrit :
« Je vais t’étonner… Je viens d’être nommé directeur du Conservatoire de Paris (le nouveau, très beau, à la
Villette). Je commence en novembre. C’est une grosse maison qui doit évoluer et s’adapter à notre temps. Je veux
créer un « Services des Affaires étrangères » ( !) qui coordonnerait et organiserait :
Les concerts des ensembles du Conservatoire à l’extérieur
L’envoi des étudiants à l’étranger
L’accueil des chefs d’orchestre
des professeurs invités
des étudiants
Des coproductions avec les grandes institutions européennes
Les actions à mener avec l ’Europe Ouest et Est
Les États-Unis
Le Japon
Tu vois que ce peut-être un travail exaltant, très varié. Est-ce que cela te plairait ? Tu serais vraiment la personne
idéale. Réfléchis. Écris-moi à Toulouse où je resterai jusqu’à la fin octobre. »
Inutile de vous dire : j’ai dit oui !
Si le temps a cruellement manqué à Xavier, nous avons quand même fait un voyage ensemble à Londres,
où il tenait à rassurer la direction d’un grand conservatoire suite à des projets malmenés ; nous avons reçu
ensemble des collègues européens, qui nous proposaient de participer au tout nouveau programme Erasmus,
que l’on mettait alors sur les rails. Xavier les a accueillis avec enthousiasme.
Mes débuts au Conservatoire furent difficiles : j’étais la seule étrangère dans l’administration et, bien que
maîtrisant le français, j’étais étonnée par la méfiance et le manque de curiosité face à l’étranger. De nombreux
professeurs estimaient n’avoir aucun besoin de développer des activités à l’international, étant donné que le
Conservatoire était déjà « le meilleur ».
Ainsi, j’ai toujours compris ma mission au Conservatoire, telle que la déclinait Xavier, comme étant celle
d’ouvrir les portes. Le musicien d’aujourd’hui exerce dans le monde entier ; cette invitation à s’ouvrir nous
proposait, au-delà de l’échange, de rentrer dans une relation de partage avec l’Autre. C’est ainsi que Xavier
nous invitait à être comme lui, pleinement engagé dans cette dynamique d’ouverture à l’échelle du monde.
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Xavier Darasse,
un musicien dans la cité
X.D. Une vie de musicien
Par Gilbert Amy, président du colloque, compositeur, ancien Directeur du CNSMD de Lyon
Pour conclure ces journées si riches et pleines d’enseignement sur la personnalité complexe et attachante de
Xavier Darasse, j’aimerais ajouter quelques notes personnelles.
La fréquentation intense de Xavier est intervenue entre nous à partir des années 70. Je l’avais plutôt croisé
dans les années du Conservatoire de la rue de Madrid. Il était plus « avancé » que moi, et nos préoccupations
ne s’étaient pas encore « rejointes » comme elles le feront plus tard. Pour autant, j’avais déjà observé,
furtivement, qu’il se démarquait nettement de ses camarades organistes (contemporains ou légèrement plus
âgés) par un côté butineur, intéressé par les à-côtés (pour ne pas dire les bas-côtés) de la carrière musicale,
déjà non conformiste, ce qui ne veut pas dire non ancré dans une tradition. En même temps, engagé que
j’étais dans l’aventure « post sérielle » comme on dit si vilainement, je le trouvais bien oecuménique, voire,
par certains côtés, carriériste (je ne comprenais absolument pas, par exemple, pourquoi il s’acharnait à vouloir
passer le Prix de Rome. Les quelques unes de ses compositions des années 60 marquent en effet, à côté d’un
tempérament musical certain, une sorte d’hésitation stylistique, une hybridation, pourrait-on dire, qui ne
me paraissait pas de bonne augure. Il ne choisissait pas clairement son camp !). Plus tard, je compris mieux,
rétrospectivement, ce que je jugeais « hésitant » ou « hybride » car il me fut donné de saisir le compositeur
Darasse dans son mélange complexe, jamais vraiment découpable en morceaux distincts.
Un an après sa mort, j’écrivais pour le programme de l’hommage qui lui fut rendu à la cathédrale SaintÉtienne : « ...Xavier possédait un don musical inné, mais il n’était pas né compositeur. Ce paradoxe semble
l’avoir poursuivi au long de sa vie multiple. Ses premières compositions le montrent incertain quant au
langage, à la fois audacieux et prudent, un rien paralysé par l’École. Ses essais de cantates de Rome nous
livrent un aspect inattendu de sa personnalité : celui de la dépersonnalisation... . Cela peut ressembler
à une Critique fondamentale. Mais j’ajoutais aussi ceci « ...Ce fut vraiment la quarantaine passée que
le Compositeur Darasse émergea (donc peu après l’accident...) : il s’informait, s’essayait à de nouvelles
techniques (la plupart dérivées du sérialisme), creusait, corrigeait. Avec une soif de tout aborder. Il approcha
la plupart des genres instrumentaux avec un goût tout particulier pour les œuvres mixtes : voix mêlées aux
ensembles, cuivres ou percussions confrontées à l’orgue... ». J’y reviendrai.
Mais à présent essayons de mettre en lumière quelques-unes de ses facettes et notamment en ce qui
concerne j’allais dire sa « vie publique ».
1- Darasse l’homme-musical :
Darasse était d’abord musicien (au sens du musicien de l’époque classique ), sachant « tout faire » : claviériste,
improvisateur, réalisateur, arrangeur, professeur et, pourquoi pas aussi : chef d’orchestre, chef de choeur et
même théologue s’il le fallait.
Mais il devint aussi davantage au fil des années : il voulait convaincre et sa manière à lui était de prendre
place dans la grande chaîne de décisions qui définit la profession musicale prise dans sa cohésion. Nous avons
entendu des témoignages sur son rôle moteur dans la rénovation des orgues, d’abord dans sa ville de Toulouse
puis sur l’ensemble du territoire, au plan national. Sa pensée s’exprimait tout naturellement auprès des
autorités et sa puissance de conviction paraissait irrésistible. Pourquoi ?
Parce que Darasse était un homme de bon sens. Il ne participait pas à ce courant quelque peu utopiste qui
proposait « trop » pour ne finalement ne rien obtenir. Il voulait obtenir des résultats, concrets et immédiats.
Ce fut son génie. Il détestait tout préjugé, tout dogmatisme, pour autant c’était un homme et un musicien
de convictions et respectueux d’une certaine tradition toujours revisitée qu’il allait tout au long de sa vie
défendre et mettre au service de la Musique.
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2 - Darasse et le CNSM de Lyon
Quelques exemples pour compléter ce qui a pu déjà être dit : lorsque, tout nouvellement nommé à la tête du
jeune CNSM de Lyon, je lui demandais quelques conseils d’organisation pour la classe d’orgue que je souhaiter
créer (avant qu’il n’en prenne effectivement la responsabilité), il vint à Lyon et s’engagea immédiatement
à contacter le clergé de « proximité » (le Conservatoire était alors provisoirement installé dans le Vieux
Lyon) afin de trouver des solutions pratiques et acceptables pour l’utilisation des instruments existants (peu
nombreux à Lyon faut-il le rappeler); il balaya d’un trait de plume le projet de mon prédécesseur d’installer un
orgue (en l’occurrence celui de la Salle Pleyel dont les éléments avaient été transportés à Lyon en entreposés
dans le réfectoire du futur CNSM du Quai Chauveau), il suggéra les grandes lignes d’un plan d’acquisition
d’instruments de travail qui prendraient place dans les studios prévus dans les nouveaux bâtiment etc...
Quelque temps après, lorsque, convaincu qu’il était la bonne personne, je proposais à Maurice Fleuret de le
nommer comme professeur d’orgue, celui-ci accepta avec joie et quand je lui demandais comment on allait
résoudre la criante absence d’instrument, dans l’immédiat, il me proposa tout de go d’ouvrir la classe... à
Toulouse. Comme Fleuret connaissait son talent et son pragmatisme, il accepta l’idée avec enthousiasme !
Et ainsi les futurs étudiants d’orgue auraient un pied à Lyon et un pied à Toulouse, jusqu’à...ce que les
instruments fussent livrés. Cela marcha donc pendant plusieurs années grâce à l’intelligence et la coopération
souple des différents services concernés dans les deux villes.
Furent alors lancés les projets essentiels : la commande d’un orgue de facture allemande du Nord (Grenzing)
pour le Conservatoire (qui serait installé dans l’ancien amphithéatre de l’École Vétérinaire), la commande
de quelques instruments de travail, la concertation avec quelques paroisses « ciblées » pour l’accès aux
instrument complémentaires pour l’étude du répertoire de l’orgue, je cite de mémoire : Saint-Bonaventure,
Saint-François de Salles pour ne citer que les premières. Elles furent complétées par la suite, grâce à une
meilleure collaboration avec la Ville : Saint-Pothin, Saint-Vincent (annexe de St-Paul).
3- Son rôle au sein de la Commission des orgues a déjà été évoquée. Je ne reviens pas dessus, sinon pour
souligner qu’il concevait son rôle comme « exécutif » et non de simple donneur d’avis. Tous ceux qui l’ont
connu savent combien il mouillait alors la chemise pour obtenir ce qu’il pensait être la bonne solution, pour
ne pas dire la plus logique et la plus...économique.
4- Darasse et les « timbres » purs
On l’a déjà évoqué, Xavier Darasse était un tenant des « timbres purs » à l’orgue.
Ses « Organum » le démontrent à l’envi. Lorsqu’il me commanda les « Sept Bagatelles » en 1975, il m’invita
à la tribune de Saint Séverin, afin de me montrer le type d’orgue que je « devais » (selon lui) utiliser : donc
un instrument néoclassique, à traction mécanique, tirage de jeux manuel etc... Il insista sur ce point précis :
« je te déconseille d’écrire pour un instrument particulier, écris plutôt pour un instrument standard, pour
3 claviers et ne requiert pas de jeux « spéciaux » ou « marginaux ». Je suivis son conseil. Il avait en horreur
les projets trop personnels et requérant des « lubies » comme il les appelait, coûteuses et ne servant
qu’exceptionnellement (voir Saint-Eustache, pour ne pas le citer !). Tout ceci relevait, selon lui, d’egos trop
prononcés et ne concernant pas la généralité paradigmatique de l’orgue.
5- Les Utopies
Cependant, il lui arriva de se laisser entraîner dans des impasses technologiques ou idéologiques qui se
révélèrent aussi coûteuses qu’inutiles : par exemple la décision de faire installer un système Midi sur l’orgue
Grenzing du CNSM de Lyon. Je n’entrerai pas dans le détail. Mais je suis convaincu que l’aspect pédagogique
de ce projet l’avait séduit (la possibilité pour l’étudiant d’entendre « en réel » son jeu à l’orgue) et l’idée qu’il
en serait le premier promoteur flattait aussi son amour-propre… Autre exemple : pendant sa trop courte
mandature au CNSMD de Paris, il voulut mettre en œuvre quelques-unes de ses idées phares sur l’exécution
du répertoire baroque. Il lança, parait-il, des pistes dont le malheureux « J’interdis dorénavant que l’on joue
Bach »...qui n’a pas forcément été ni compris ni… appliqué !
Pour en revenir aux timbres purs et donc à ses compositions, on en retrouve ce même goût dans sa musique
d’orchestre. Celle-ci, très limitée, comporte pour ainsi dire une seule œuvre, dont il existe plusieurs états
ou versions (portant des titres plus ou moins apparentés : « Instants passés », « Instants éclatés »). Vous en
avez eu une exécution tout récemment, avec l’Orchestre du Capitole. J’ai moi-même, à la suite de Michel
Plasson, dirigé une de ces versions en 1994 (je crois la même qui était donnée à Toulouse l’autre jour). Il est
frappant de voir à quel point cette œuvre brève, mais puissante et éloquente, est peu « orchestrée » (au sens
traditionnel ou même contemporain du terme) : les motifs ou masses sonores sont distribués en groupes
très compacts (où prédominent les cuivres, qu’il adorait) mais en évitant les mélanges, plus sophistiqués
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et volontiers « bien sonnants ». D’ailleurs le « bien sonnant » semblait ne pas le hanter ! C’est une pièce en
aspérités, en fulgurances, en éclats, d’une énergie fabuleuse. Vous l’avez sans doute ressentie ainsi. Cela fait sa
saveur, son originalité, sa marque de fabrique orchestrale.
6- Le Portrait de Dorian Gray
J’aimerais terminer cette évocation parcellaire du travail de musicien et de compositeur de Xavier par
quelques mots sur son projet d’opéra : le « Portrait de Dorian Gray ». J’étais très proche de de lui au moment
de ce travail. Je n’avais pas encore abordé la composition de mon opéra Le premier cercle, à l’époque, mais il
savait que le projet existait dans mon esprit, que j’avais déjà choisi mon sujet etc… Il me tint donc informé
de l’avancement de son propre projet et nous eûmes plusieurs conversations, notamment sur la prosodie. Ne
maîtrisant pas la langue anglaise, il avait choisi d’élaborer un livret en français et se trouvait donc confronté
à la très grande difficulté de prosodier le français… Comme il venait presque tous les étés passer quelque
temps chez moi en Provence, j’avais aussi l’opportunité de voir quotidiennement la façon dont il avançait
dans son travail. À sa mort, de nombreux brouillons existaient déjà, mais malheureusement sous une forme
insuffisamment aboutie pour que l’on puisse en donner ne fut-ce que des fragments. J’en éprouvais une
grande peine mais en même temps un certain soulagement. D’ailleurs ne m’avait-il pas confié, quelques jours
avant sa mort, qu’il ne « fallait pas y toucher »...
L’aboutissement de ce projet était-il seulement « possible » ? En examinant sérieusement ces esquisses
(désormais déposées à la Bibliothèque du CNSMD de Paris) j’ai acquis la conviction qu’une quelconque
réalisation de ces brouillons n’apporterait rien et même risquait de brouiller l’image de Darasse le
compositeur.
Peut-être que la musicologie future me donnerait tort ? Acceptons-on l’augure si un brillant sujet s’empare
de cette ébauche dans un avenir non prévisible, en contredisant à la fois mon point de vue et les consignes
du créateur !
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Allocution de clôture
par Fabien Darasse, fils de Xavier Darasse.
C’était fantastique !
Quelle chance d’avoir pu rassembler tous ces témoignages, ces souvenirs et ces analyses éclairées...c’est
comme regrouper de multiples facettes, toutes éclatantes, toutes différentes et pourtant si harmonieuses.
C’est l’image d’un kaléidoscope qui me vient à l’esprit : aléatoire, lumineux, espiègle.
Papa, tous l’ont dit, était cultivé et brillant mais il se disait avant tout autodidacte. Il avait donc sa propre
lecture des choses, libre dans ses analyses et ses positions, amusé des liens qu’il pouvait tisser entre des
univers parallèles. Cet éclectisme qu’il suggérait sans cesse, je pense que c’est ce qu’il voulait enseigner,
essentiellement.
Cette hauteur de vue lui permettait de s’engager intensément selon ses convictions profondes mais aussi
d’être toujours en quête de nouveaux horizons, de nouvelles aventures, de nouvelles rencontres. « Pourquoi
pas se laisser surprendre... » aurait pu être son adage.
Ses amis peintres, architectes ou scientifiques lui permettaient ses escapades culturelles mais il aimait tout
autant parler des choses simples avec les habitants de Saint-Léon ou les commerçants du marché de Carmes
dont il aimait la gaîté sincère, l’humilité et le pragmatisme.
Sa plus belle partition il l’a composée avec tous ces gens, avec vous.
C’était ça son Graal.
L’émotion a été palpable tout au long de ces trois belles journées. Tous les intervenants, les participants ont
parlé d’une rencontre inoubliable avec « Xavier ». Mais aussi quelqu’un a dit : « Darasse doit compter ». En
effet, ne le laissons pas dans le mausolée de nos mémoires, allons le chercher et transmettons son héritage...
Maman, Pierre Charles, Fabienne, Florent, Aurélie, Charlotte, Chloé, Alix, Victoire, Louis et Florence (toute la
famille en fait !) se joignent à moi pour vous remercier infiniment.
Merci à Gilbert Amy, Président vigilant et exigeant, ami de toujours, qui a été l’instigateur de ce colloque et
l’artisan de la première heure.
Merci et bravo à Michel Bouvard et toute son équipe qui à force de nuits courtes et d’un travail colossal ont
réussi à monter cette magnifique parenthèse ou plutôt ce génial point d’orgue.
visuel de couverture : Xavier Darasse © Ronald Curchod
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