Expression de l`innovation en géosciences
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Expression de l`innovation en géosciences
Cojan I., Friès G., Grosheny D., Parize O., Expression de l’innovation en géosciences, Une journée avec Bernard Beaudoin, Paris : Presses des Mines, Collection Sciences de la Terre et de l’environnement, 2012. © Presses des Mines - TRANSVALOR, 2012 60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France email : [email protected] http://www.pressesdesmines.com ISBN : 978-2-911256-84-4 Dépôt légal : 2012 Achevé d’imprimer en 2012 (Paris) Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays. Expression de l’innovation en géosciences Collection Sciences de la Terre et de l’environnement Dans la même collection Roger Cojean, Martine Audiguier GÉOLOGIE DE L’INGÉNIEUR ENGINEERING GEOLOGY Bruno Peuportier ÉCO-CONCEPTION DES BÂTIMENTS Bâtir en préservant l’environnement Michel Demange LES TEXTURES DES ROCHES CRISTALLINES Madeleine Akrich, Philippe Jamet, Cécile Méadel, Vololona Rabeharisoa, Frédérique Vincent LA GRIFFE DE L’OURS Débats & controverses en environnement Collectif 7TH CONFERENCE ON THE MECHANICAL BEHAVIOR OF SALT Coordination : José Ragot, Mireille Batton-Hubert, Florent Breuil LES STIC POUR L’ENVIRONNEMENT Michel Chalhoub MASSIFS ROCHEUX Homogénéisation et classification numériques Michel Demange LES MINÉRAUX DES ROCHES Caractères optiques Composition chimique Gisement Bruno Peuportier ÉCO-CONCEPTION DES BÂTIMENTS ET DES QUARTIERS Philippe Jamet LA QUATRIÈME FEUILLE Trois études naturelles sur le développement durable Gabriele Rossetti, Alessandro Montanari DANCES WITH THE EARTH The creation of music based on the geology of the Earth Coordination : Franck Guarnieri, Emmanuel Garbolino SYSTÈMES D’INFORMATION ET RISQUES NATURELS Coordination : Pierre Duffaut MANUEL DE MÉCANIQUE DES ROCHES Tome 2 : les applications Lucien Wald DATA FUSION Definitions and Architectures - Fusion of Images of different spatial resolutions Javier Garcia, Joëlle Colosio With collaboration from Philippe Jamet AIR QUALITY INDICES Elaboration, Uses and International Comparisons Javier Garcia, Joëlle Colosio avec la collaboration de Philipp Jamet LES INDICES DE QUALITÉ DE L’AIR Elaboration, usages et comparaisons internationales Richard Maillot MÉMENTO TECHNIQUE DES GRANULATS Coordinateurs : K. Scharmer, J. Greif THE EUROPEAN SOLAR RADIATION ATLAS Vol. 2 : Database and Exploitation Software Coordination : K. Scharmer, J. Greif THE EUROPEAN SOLAR RADIATION ATLAS Vol. 1 : Fundamentals and maps Coordination : F. Homand et P. Duffaut MANUEL DE MÉCANIQUE DES ROCHES Tome 1 : fondements Jacques Fine LE SOUTÈNEMENT DES GALERIES MINIÈRES Expression de l’innovation en géosciences Une journée avec Bernard Beaudoin Coordination Isabelle Cojan, Gérard Friès, Danièle Grosheny, Olivier Parize Table des matières AVANT-PROPOS THEME 1 – AUX RACINES DE LA CONNAISSANCE Les grands débats géomorphologiques au XXe siècle : de la croissance des reliefs aux processus d'érosion - la place de l'École française. François Guillocheau p 13 De l'affleurement au modèle numérique - l'importance de l' École française des turbidites. Thierry Mulder, Olivier Parize, Jean-Loup Rubino et Gérard Friès p 23 Science ou plagiat. Michelle Bergadaà p 51 THEME 2 – LE TEMPS Crises climatiques holocènes : enregistrements sédimentaires dans les prismes estuariens macrotidaux. Bernadette Tessier et Isabelle Billeaud p 67 Corrélations entre les variations à très long terme du δ13C au Cénozoïque et les cycles de modulation de l’excentricité de l’orbite terrestre Slah Boulila, Bruno Galbrun et Jacques Laskar p 77 Isotopes stables et temps instable. Christophe Lécuyer p 85 8 Une journée avec Bernard Beaudoin : expression de l’innovation en géosciences THEME 3 – UN AUTRE REGARD… Modernité des paléosurfaces - leur apport à la géodynamique. Médard Thiry, Caroline Ricordel-Progon, Christine Franke et Jacques Brulhet p 113 Un géomodèle à quoi ça sert ? Philippe Joseph p 127 La remobilisation sédimentaire, curiosité ou élément essentiel de la vie des bassins ? Patrice Imbert p 137 THEME 4 – LA BIODIVERSITÉ Paléobiodiversté, paléobiogéographie, biostratigraphie et systématique Exemples pris chez les Ammonites au Crétacé. Luc. G . Bulot et Rémy Richet p 157 Biodiversité, entre Rio et Rio + 20. Gilles Bœuf p 165 Émergence de la vie multicellulaire au Gabon - Un nouveau chapitre de l’histoire de la vie vieux de 2.1 milliards d'années. Abderrazak El Albani p 171 Avant-propos En l’honneur de l’action menée par Bernard Beaudoin pour le rayonnement de la sédimentologie française, ses collègues, élèves et amis ont voulu lui rendre hommage au travers d’une journée de discussion et de réflexion autour de thèmes géologiques qui lui sont chers. Ingénieur civil de l’École des Mines de Paris en 1963, Bernard Beaudoin mène ses recherches notamment dans le Sud-Est de la France dans le cadre de la préparation d’une thèse d’état (méthodes d’analyse sédimentaire et reconstitution du bassin : le Jurassique terminal/Berriasien des chaînes subalpines méridionales) qu’il soutiendra en 1977 à l’Université de Caen sous la direction du Professeur Marcel Lanteaume. Dès 1967, ils publient ensemble un ouvrage sur les figures sédimentaires des Grès d’Annot et leur utilisation dans le domaine de la reconstruction des sens d’apports sédimentaires. Sa manière d’appréhender les affleurements à différentes échelles, du paysage à la lamine, le conduit à participer à l’établissement de cartes géologiques au 1/50000, celle de La Javie en particulier, à reconstituer la géométrie des bassins sédimentaires dans un cadre dynamique aussi bien sédimentologique que tectonique et à utiliser des objets sédimentaires pour évaluer de manière directe l’influence de la compaction sur les séries sédimentaires. Bernard Beaudoin fut président de l’ASF, (Association des Sédimentologistes Français) de 1984 à 1991, président du Groupe Français du Crétacé de 2004 à 2006 et vice-président de l’IAS (International Association of Sedimentologists) de 1986 à 1990. En tant que Président de l’ASF, Bernard Beaudoin est à l’origine de l’organisation du 1er Congrès français de sédimentologie, c’était en 1987 à l’Ecole des Mines de Paris. D’emblée, ce congrès remporte un vif succès, il se tient désormais tous les deux ans dans différentes villes de France, c’est devenu une tradition pour notre communauté et une tribune privilégiée pour les jeunes chercheurs. Précisément, dans le domaine de la formation des jeunes sédimentologues, Bernard Beaudoin s’est toujours beaucoup investi notamment sur le terrain où il a dirigé un nombre incalculable de stages notamment pour les étudiants de DEA et pour les élèvesingénieurs de l’Ecole des Mines de Paris. Nombreux sont ceux qui sont maintenant en poste dans les universités ou les grands organismes et qui se souviennent des longues journées en montagne. Bernard Beaudoin est également très attaché à l’analyse bibliographique et à la dissection des articles scientifiques. Dans ce domaine il a appris l’analyse critique des articles et a 10 Une journée avec Bernard Beaudoin : expression de l’innovation en géosciences transmis sa manière de synthétiser à de nombreux étudiants. Ses qualités pédagogiques souvent originales, son humanisme et son attachement au rôle d’ascenseur social que doivent jouer les établissements d’enseignement supérieur font que Bernard Beaudoin a joué un rôle crucial dans le développement de la sédimentologie française au cours des 30 dernières années. Auteurs de nombreuses publications scientifiques relatives à la préservation du temps dans les sédiments, à la mise en place de injectites sableuses, à la mesure directe de la compaction, aux relations tectonique/sédimentation, ses travaux se caractérisent par une approche originale, à la fois naturaliste, quantifiée et sans a priori. Cette journée avec Bernard Beaudoin est organisée par la Société Géologique de France, le Groupe Français du Crétacé, l’Association des Sédimentologistes Français et Mines-ParisTech. Elle est soutenue par l’Andra, Areva, le BRGM, la Fondation de MINES Paris-Tech (FI3M) et Total. La journée s’articule autour de quatre thèmes : - Les racines de la connaissance, animé par Olivier Parize - Le temps, animé par Danièle Grosheny - Un autre regard..., animé par Isabelle Cojan - La biodiversité, animé par Gérard Friès A Paris, le 6 juillet 2012, Isabelle Cojan, Présidente de la SGF Jean-François Deconinck, Président de l’ASF Danièle Grosheny, Présidente du GFC Quelques ouvrages : BEAUDOIN B., GODEFROY P., MOUROUX B. – 1995 - Actes du colloque Géoprospective : le temps en géologie : du passé au futur, Paris, Unesco, 458 p. GINSBURG R., BEAUDOIN B. – 1990 - Cretaceous Ressources, Events and Rhythms. Kluwer Academy Library. LANTEAUME M., BEAUDOIN B et CAMPREDON R. - 1967 - Figures sédimentaires du Flysch «Grès d’Annot » – Synclinal de Peira-Cava. Edition du CNRS, 97 p. I - AUX RACINES DE LA CONNAISSANCE Les grands débats géomorphologiques du XXe siècle : la place de l’École française dans la compréhension des grands aplanissements François Guillocheau, Géosciences-Rennes, UMR 6118, Université de Rennes 1 – CNRS, 35042 Rennes cedex Les objectifs de la géomorphologie ont beaucoup changé ces quinze dernières années : d’une discipline fondée principalement sur l’observation du terrain et le développement de concepts scientifiques, elle évolue de plus en plus en plus vers la physique des processus au travers d’une double modélisation numérique et analogique. Cette évolution s’est accompagnée d’une restriction de son champ d’investigation avec une focalisation sur les chaines de montagnes et les rivières associées. Cette évolution s’est faite au détriment d’une géomorphologie moins spectaculaire, celle des grands domaines à plaines et plateaux dont l’altitude est située entre quelques centaines de mètres et 1000-1500 m, et qui représentent pourtant l’essentiel du relief actuel de la Terre ! Ces domaines de plaines et plateaux sont caractérisés par de grandes surfaces d’aplanissement qui sont disséquées soit (1) par des systèmes de pédiments/glacis évoluant vers des pédiplaines, soit (2) par des vallées incisées. C’est la contribution française à la compréhension de ces grands systèmes géomorphologiques, hors vallée incisée – vaste sujet en soi -, que nous allons essayer de raconter. DÉFINITIONS ET PROCESSUS DE FORMATION Une surface d’aplanissement désigne une vaste étendue plane (>103 km2) érosive, tronquant les roches sous-jacentes. Elles peuvent porter des altérites (latérites, férricrètes, silcrètes, calcrètes) ou des placages sédimentaires (dépôts fluviatiles en transit, lacs). Ces surfaces sont souvent déformées à grande (x100 km), voire très grande longueur d’onde (x1000 km). Elles sont très souvent réérodées ; elles sont alors qualifiées de dégradées ou de disséquées. 14 Une journée avec Bernard Beaudoin : expression de l’innovation en géosciences Quatre grands types de processus ont été proposés pour expliquer la formation des surfaces d’aplanissements. Ils sont présentés ici par ordre chronologique. 1. Surfaces d’abrasion marine. Ce concept fut développé dès 1855 par Sir Andrew C. RAMSAY (1814-1891), directeur du Service géologique des Iles britanniques, pour expliquer le caractère absolument plat des grandes discordances identifiées en GrandeBretagne, et notamment la discordance décrite par James HUTTON. Cette idée fut popularisée en Allemagne à la fin du 19ème siècle avec les travaux de Ferdinand von RICHTOFEN (1833-1905), Professeur à l’Université de Berlin. 2. Surface d’érosion fluviatile par abaissement des versants ou des surfaces (« downwearing ») : pénéplaine. Ce concept fut élaboré par Williams M. DAVIS (1850-1934), Professeur à l’Université d’Harvard, de 1885 à 1909 au travers d’une dizaine de publications (voir « The geographical cycle », Geographical Journal, 1899, 14: 481-504). Une pénéplaine est le résultat de l’érosion fluviatile d’un relief créé par une surrection rapide de l’écorce terrestre, l’érosion s’effectuant à niveau de base constant. 3. Surface d’érosion fluviatile par recul des versants ou escarpement (« backwearing ») : pédiplaine. Cette idée fut développée avec force par Lester KING (1907-1989), Professeur à l’Université de Durban, en 1953 (« Canons of landscape évolution », Bulletin of the Geological Society of America, 64: 721-752). La surface d’aplanissement résulte du recul d’un escarpement, amont de pédiments dont la coalescence en aval forme une pédiplaine. Elle s’inscrit dans la continuité d’un mouvement initié par le géographe autrichien Walther PENCK (1888-1923) qui, par opposition avec le modèle de DAVIS, considérait que surrection et dénudation du relief s’effectuait simultanément. La conséquence en serait une croissance du relief par recul (« backwearing ») et abaissement (« downwearing ») du profil des rivières (« Die morphologische Analyse, ein Kapitel der physikalischen Geologie », 1923, Engelhorn, Stuttgart). Ce débat entre tenants du « downwearing » ou du « backwearing » est toujours d’une actualité brûlante ! 4. Surface d’altération : (a) préservée, (b) érodée : surface corrodée (« etchplain »). Ce processus mis du temps à être clairement énoncé. Le premier à parler en 1934 de relations entre surfaces et altérations est Edward J. WAYLAND (18881966), directeur du Service géologique d’Ouganda (célèbre pour avoir écrit que les rifts étaient des structures compressives !). Il considère que les altérites se forment postérieurement à un aplanissement majeur. La roche, ainsi altérée et décapée de ses altérites, permet de former une surface plane en position plus La place de l’école française dans la compréhension des grands aplanissements 15 basse (« etchplain »). C’est Julius BÜDEL, Professeur à l’Université de Würzburg, qui en 1957 (« Die « Doppelten Einebnungsflächen » in den feuchten Tropen », Zeitschrit für Geomorphologie, N. F., 1: 201-228) comprend que le front d’altération peut constituer, une fois l’altérite érodée mais préservée dans les creux du front d’altération, une surface d’aplanissement. Les pédiments et glacis désignent des surfaces planes, faiblement inclinées, érosives, tronquant toutes les structures géologiques sous-jacentes, passant en amont à un versant abrupt, correspondant souvent à un escarpement. Ces pédiments peuvent être sans dépôt ou recouverts de placages sédimentaires très peu épais et souvent discontinus. Ils peuvent constituer soit des piémonts, soit des réseaux de larges vallées plates, soit des pédiplaines. La littérature anglosaxonne ne retient que le terme de pédiment, tandis que la littérature française sépare pédiments et glacis, l’un étant sur substrat dur (le pédiment), l’autre étant sur un substrat moins résistant, généralement sédimentaire (le glacis). Leur mode de formation est très discuté : un façonnement en climat semi-aride et une durée de formation de plusieurs centaines de milliers d’années à plusieurs millions d’années, sont les seuls points d’accord. L’ÉCOLE GÉOMORPHOLOGIQUE FRANÇAISE La géomorphologie française est née d’une seule personne, Paul VIDAL de la BLACHE (1845-1918), normalien, Professeur à la Sorbonne jusqu’en 1909. Néanmoins, le premier traité de géographie fut l’œuvre d’un géologue, élève de Léonce ELIE de BEAUMONT, Albert COCHON de LAPPARENT (18391908), Professeur à la Faculté catholique de Paris avec ses « Leçons de Géographie physique » (1896, Masson, Paris). Paul VIDAL de la BLACHE eut de nombreux élèves dont les deux plus importants furent Emmanuel de MARTONNE (1873-1955), également son gendre, et Henri BAULIG (1877-1962). Henri BAULIG, Professeur à Strasbourg (1921-1947), résident américain de 1904 à 1909 (Université de Harvard – collaborateur de Williams M. DAVIS, puis Université Georges Washington), homme à l’œuvre féconde, ne constituât pas vraiment une école au sens strict. Néanmoins, plusieurs géomorphologues s’inscrivent dans ses idées (et les revendiquent) plusieurs décennies après sa mort (Claude KLEIN, Georges CLAUZON..). Emmanuel de MARTONNE, Professeur à la Sorbonne de 1909 à 1944, format de nombreux disciplines parmi lesquels, quatre devaient jouer un grand rôle : André CHOLLEY (1886-1968), son successeur à la Sorbonne (1944-1956), Jean DRESCH (1905-1994), Professeur à Strasbourg (1945-1947), puis à Paris, tout aussi connu pour son engagement anti-colonialiste auprès du Parti communiste français, Pierre BIROT (1909-1985), Professeur à la Sorbonne à 16 Une journée avec Bernard Beaudoin : expression de l’innovation en géosciences partir de 1956 et André GUILCHER (1913-1993), Professeur à Nancy, Paris et Brest de1947 à1981. Dans la génération des arrières petits fils de Paul VIDAL de la BLACHE, deux devaient avoir une forte incidence sur l’école française de géomorphologie : Jean TRICART (1920-2003), élève de André CHOLLEY, Professeur à l’Université de Strasbourg à partir de 1948, au départ en retraite de Henri BAULIG, et Claude KLEIN (1924-2005), élève de André CHOLLEY et André GUILCHER, Professeur, en fin de carrière, à l’Université Paris-Sorbonne (1979-1984). Parallèlement à cette école de géographe, un géologue devait avoir une contribution majeure dans la compréhension des paléosurfaces associées à des paléoaltérites, Georges MILLOT (1917-1991), normalien, Professeur à l’Université de Strasbourg, spécialiste de la géologie des argiles, qui s’inscrit dès 1954 dans la continuité de Jacques COCHON de LAPPARENT, également Professeur à l’Université de Strasbourg (1919-1947), qu’il considéra comme le « fondateur de la Géochimie causale des argiles » (in « Géologie des argiles », 1964, Masson, Paris). MILLOT devait créer, en France, une école foisonnante d’étude des altérations / paléoaltérations – en étroite collaboration avec l’O.R.S.T.O.M. (devenue I.R.D.). Parmi eux, Yves TARDY et Médart THIRY ont eu une action forte en géomorphologie. L’école vidalienne, et plus particulièrement ses deux piliers, Emmanuel de MARTONNE et Henri BAULIG, a été profondément marquée par les idées de Williams M. DAVIS. Ces idées ont été présentées en France pour la première fois dans les « Leçons de Géographie physique » de Albert COCHON de LAPPARENT. DAVIS a effectué au moins deux séjours en France en 1898 (il assiste à une séance de la Société géologique de France !) et en 1911 (sabbatique à la Sorbonne). Ces idées ont eut une forte incidence sur la communauté géomorphologique géographe française jusqu’à la fin du 20ème siècle , l’enthousiasme de la communauté géologique française étant plus tiède, voire hostile (par exemple, Emile HAUG (1861-1927) qui défend qui le point de vue que Emile SUTTER en 1841 avait développé l’essentiel des concepts de DAVIS ; cf. Guisti, 2004, Géomorphologie, 10 : 241-254). Cette approche davisienne suscita une vive réaction de la part de Jean TRICART, chef de file de l’école française de géomorphologie des années 60s à 80s (lire « les concepts de « pénéplaine » et d’aplanissement chez les géographes français depuis un siècle », Travaux du comité français d’histoire de la géologie, 1991, http://annales.org/archives/cofrigheo/peneplaine.html, véritable règlement de compte avec ses prédécesseurs). TRICART impose une vue « morphoclimatique » reposant sur le principe « Toute morphologie dérive d'un système d'érosion mis en place par le climat et qui s'exerce sur des terrains et La place de l’école française dans la compréhension des grands aplanissements 17 des reliefs divers dus à la structure et à la tectonique ». Dans la réalité, il promut fortement le climat (récent) et très peu la tectonique. LA CONTRIBUTION FRANÇAISE La chronologie des formes du relief et l’intégration du temps Malgré l’adoption par la communauté française de Géographie physique du concept de cycle d’érosion de DAVIS (qui comporte donc une référence explicite au temps), les géomorphologues français vont se cantonner dans la première moitié du XXe siècle à une description des formes du relief. Des 1928, Henri BAULIG, dans sa thèse « Le plateau central de la France et sa bordure Méditerranéenne, étude géomorphologique » et un article en deux parties dans les Annales de Géographie sur « Les hauts niveaux d’érosion eustatique dans le bassin de Paris », utilise les sédiments datés pour établir la chronologie des formes du relief et donc identifier des formes du relief d’âge Paléogène. Il est de tradition d’attribuer à l’école géomorphologique allemande cette intégration géologique des formes du relief, mais c’est me semble-t-il a BAULIG qu’il faut attribuer ce progrès. En a-t-il à l’époque mesurer la portée ? Cette façon de faire de la géomorphologie sera reprise par André CHOLLEY en 1943 lors de ses études sur le bassin de Paris (« Recherche sur les surfaces d’érosion et la morphologie de la région parisienne », Annales de Géographie, 289: 1-19, 190: 81-97, 191: 161-189) avec plus de détails, moins de concepts et… moins de figures (8 figures en 68 pages de texte). Néanmoins, MARTONNE lui-même, dans sa « Géographie physique de la France » (1942, Armand Colin, Paris), restera cantonné à une prudente intégration géologique des formes du relief, bien en retrait par rapport aux travaux de BAULIG (néanmoins abondamment cité dans le chapitre « Massif central »). Les années 50s, dominées par la pensée de Jean TRICART, vont, de mon point de vue, marquer un net recul intellectuel. Pour cette école, l’essentiel de la morphogenèse résidant dans le climat et sa variation, c’est donc durant le Quaternaire et ses variations de forte amplitude que se forme l’essentiel des formes du relief… Un bel exemple est fourni par les remarquables études réalisées par Pierre MICHEL sur le fleuve Sénégal (« Les bassins des fleuves Sénégal et Gambie. Etude géomorphologique », 1973, Mémoires de l’O.R.S.T.O.M., 63), pour lesquels tous les glacis cuirassés emboités sont…Quaternaire, alors qu’ils s’échelonnent en réalité du Miocène au Pléistocène (datation 40Ar/39 Ar sur les cuirasses, Beauvais et al., 2008, Journal of Geophysical Research, 113: F04007). Les années 50s à 70s vont être marquées par un « quaternarisme » et un « atectonisme » excessifs pour expliquer les formes du relief, avec de notables exceptions comme André GUILCHER et de Claude KLEIN dans l’Ouest de la France ou Fernand TOURAINE et Georges CLAUZON en Provence. 18 Une journée avec Bernard Beaudoin : expression de l’innovation en géosciences La relation surface d’altération – altération C’est indéniablement la contribution majeure des Sciences de la Terre française en géomorphologie (hors chaines de montagne), même si son incidence à l’échelle mondiale peut-être discutée. Elle naît d’un homme et de son école, Georges MILLOT, dans le contexte strasbourgeois d’un Institut de Géographie fort, fondé par BAULIG et repris par TRICART (même si ce dernier n’a eu de cesse de dénigrer son prédécesseur). C’est une histoire africaine à la croisée entre plusieurs « corps » disciplinaires : (1) les cartographes des colonies françaises de l’Afrique Occidentale Française (Service géologique de l’A.O.F.) et l’Institut Français d’Afrique Noire (I.F.A.N. – Dakar – fondé en 1939 par Theodore MONOD), (2) les géographes académiques, (3) les pédologues et géomorphologues/altérologues de l’Office de la Recherche Scientifique Coloniale, devenue O.R.S.O.M. puis O.R.S.T.O.M. en 1953, (4) les altérologues/géochimistes académiques. (1) Deux publications marquent le début de la contribution française, celle, remarquable, de Enzo de CHETELAT en 1938 (« Le modelé latéritique de l'Ouest de la Guinée française », Revue de Géographie physique et de Géologie dynamique, 11: 5-120), puis, en 1945, celle de Jean-Charles LECLERC (« Structure et relief de l'Afrique Occidentale », Etudes Rhodaniennes, 22:149-172). CHETELAT après avoir cartographié l’A.O.F. sera ingénieur-géologue minier, puis fonctionnaire international : il prendra la nationalité américaine. LECLERC, après avoir parcouru l’A.O.F. en avion, meurt foudroyé sur le terrain en 1946 à 32 ans. CHETELAT est proche de montrer l’incidence des altérites sur la genèse des surfaces d’aplanissement. Malheureusement, son travail ne sera jamais cité par le monde académique français (géographes ou géologues), et peu connu à l’étranger (indice de citation de 16 dont une citation de C.R. TWIDALE, célèbre géomorphologue australien). (2) Le premier à comprendre l’importance des altérites dans la genèse des surfaces aplanissements est Jean DRESCH en 1947 (« Pénéplaines africaines », Annales de Géographie, 56-302: 125-137), puis en 1952 (« Dépôts de couverture et relief en Afrique Occidentale Française », 17th Congress of the International Geographical Union, Washington, Geomorphology Section, 323-326). Mais il ne propose pas véritablement de mécanismes de formation ; il se borne à appliquer à l’Afrique de l’Ouest les concepts d’analyse des formes planes, développés avec succès par les anglo-saxons en Afrique australe : Franck DIXEY (1892-1982, geological explorer, British Colonial Office), Alexander S. DU TOIT (19781948, chief consulting geologist to De Beers Consolidated Mines) et Arthur C. VEATCH (1878-1838, consultant petroleum geologists) entre 1926 et 1935 (aucun n’est géomorphologue de formation !). La place de l’école française dans la compréhension des grands aplanissements 19 (3) La base de données de terrain qui va permettre le saut intellectuel est le fait des pédologues et géomorphologues de l’ORSTOM, R. MAIGNIEN, Y. CHATELIN, P. SEGALEN de la fin des années 50s aux années 70s, mais les deux figures marquantes sont Bruno BOULANGE et surtout Georges GRANDIN qui avec Pierre MICHEL, enseignant-chercheur à Dakar puis à Strasbourg, vont, à eux trois, poser les bases d’une géomorphologie nouvelle. Georges GRANDIN contribue à trois publications majeures, sa thèse (« Aplanissements cuirassés et enrichissement des gisements de manganèse dans quelques régions d’Afrique de l’Ouest », 1976, Mémoires de l’O.R.S.T.O.M., 82), un article en collaboration avec Médart THIRY (« Les grandes surfaces continentales tertiaires des régions chaudes – succession des types d’altération », 1983, Cahiers de l’O.R.S.T.O.M., série Géologie, XIII: 3-18) et une synthèse avec Dominique CHARDON et autres collaborateurs (« Planation, bauxite and epeirogeny: One or two paleosurfaces on the West African margin? », 2006, Geomorphology, 82: 273-282.). Trois éléments morphologiques sont définis : une surface bauxitique, une surface intermédiaire cuirassée de fer, et trois glacis cuirassés emboités. Les deux premières surfaces sont liées à l’altération chimique, les trois dernières résultent, à niveau de base baissant, d’alternances de périodes semi-arides et humides. (4) En 1980, Georges MILLOT publie une remarquable synthèse de l’ensemble des travaux menés par cette équipe de l’O.R.S.T.O.M. (dont l’essentiel des thèses d’état a été soutenu à Strasbourg) et de son propre groupe, minéralogistes des argiles, géochimistes des altérations plus ou moins intéressés par la géomorphologie, intitulée « Les grands aplanissements des socles continentaux dans les pays subtropicaux, tropicaux et désertiques », (Mémoire Hors Série de la Société géologique de France, 10: 295-305). L’ensemble de ces acteurs ont disparu, et cette brillante école de pensée avec eux. Il ne reste plus guère que Anicet BEAUVAIS du CEREGE à posséder ce savoir… Tous ces travaux ont été menés à partir des possessions coloniales françaises en Afrique (A.O.F. principalement), occupées puis libres. Par rapport aux allemands (qui n’ont pourtant qu’une brève période coloniale de 1884 à 1918), aux britanniques et même aux belges ou portugais, la géographie physique des colonies françaises ne sera vraiment étudiée qu’après la seconde guerre mondiale. Nous n’avons pas eu de géomorphologues français capables de rivaliser en développement de nouveaux concepts avec les allemands Siegfried PASSARGE (« Die Kalahari. Versuch einer physisch-geographischen Darstellung der Sandfelder des südafrikanischen Beckens », 1904, Dietrich Reimer, Berlin) et Otto JESSEN (avec sa remarquable analyse des paléosurfaces d’Angola dans « Reisenund Forschungen in Angola », 1936, Verlag von Dietrich Reimer, Berlin) ou les britanniques Frank DIXEY et Edward J. WAYLAND. 20 Une journée avec Bernard Beaudoin : expression de l’innovation en géosciences Je n’ai pas trouvé de réponses à ce retard : le poids de l’armée dans la cartographie, la structure politique et administrative coloniale faisant peu de cas de la chose intellectuelle, une France décimée de ses cadres intellectuels après la première guerre mondiale, une géologie utile tournée vers la prospection minière ? L’histoire des Services géologiques des colonies françaises reste à écrire. Les surfaces d’abrasion marine Comme nous l’avons déjà vu, Henri BAULIG publie en 1928 sa thèse et un article sur l’effet des hauts niveaux d’érosion eustatique dans le bassin de Paris, qui défendent la thèse d’un rôle prépondérant de l’abrasion marine dans la genèse des surfaces d’aplanissements. Il faut noter que BAULIG avait été, entre 1910 et 1913, un des traducteurs du célèbre traité de Eduard SUESS « Das Antlitz der Erde » (La face de la Terre – traduction coordonnée par Emmanuel de MARGERIE), et notamment des chapitres consacrées à l’eustatisme, terme défini par SUESS. Dès 1929, Emmanuel de MARTONNE adresse, dans les Annales de Géographie, un commentaire ferme (mais bienveillant – il soutient la promotion de BAULIG comme Professeur avec chaire à Strasbourg après 1928) contestant la réalité des interprétations de BAULIG. Henri BAULIG luimême va revenir dans sa synthèse sur les Surfaces d’aplanissement en 1952 (Annales de Géographie, 61, 236 : 245-262) sur l’importance des surfaces d’abrasion marine. « L'abrasion littorale, au contraire, est un instrument idéal de planation ; mais, à niveau constant, son progrès est limité, même lorsque les agents subaériens ont préparé ses voies en réduisant considérablement le relief. En revanche, un lent mouvement positif permet l'extension presque indéfinie de la plate-forme d'abrasion, avec fossilisation concomitante de sa partie externe. Des transgressions quasiuniverselles se sont produites à diverses époques ; mais leur étendue même prouve qu'elles n'ont fait que recouvrir, sans les modifier profondément, des surfaces préalablement aplanies. » Ces travaux n’auront pas (ou peu de suites), le concept de « wave-cut platform » sera réinventé par les américains Rhodes W. FAIRBRIDGE (qui publie pourtant en français en 1961 dans les annales de Géographie un article intitulé « la base eustatique de la géomorphologie » - BAULIG n’est pas cité) et Robert S. DIETZ (1963, « Wave-base, marine profile of equilibrium, and wave-built terraces: a critical appraisal », American Association of Petroleum Geologists Bulletin, 74 : 971-990), à partir des travaux de Joseph BARRELL (1925, « Marine and terrestrial conglomerates ». Geological Society of America Bulletin, 36 : 279-341) et de John L. RICH (1938, « Recognition and significance of multiple erosion surfaces ». Geological Society of America Bulletin, 49 : 1695-1722). La place de l’école française dans la compréhension des grands aplanissements 21 CONCLUSION : QUELLES LEÇONS TIRER ? 1. L’efficacité d’un travail scientifique. La question peut choquer à une époque où les indicateurs bibliométriques nous évaluent en continue. Ce dont je parle, c’est l’efficacité d’un travail, d’un article, d’une personne, à durablement marquer un champ disciplinaire, criblé au filtre de l’histoire. Deux critères sont incontournables : (1) avoir été cité par l’ensemble de la communauté internationale de la discipline et (2) être reconnu par cette communauté comme étant attaché à une découverte, un nouveau concept, etc. Mais, sans négliger le fait que les « lobbies » susceptibles de forcer le système ont existé à toute époque, ces critères me semblent applicables à l’ère du pré-indice de citation, c’est à dire avant les années 90s. A ce jeu, Henri BAULIG et Georges MILLOT ont une vraie reconnaissance internationale. Henri BAULIG ayant publié quelques articles en anglais (et notamment un commentaire au célèbre article de Lester KING « Canons of landscape evolution », paru en 1957 sous le titre de « Peneplains and pediplains », Bulletin of the Geological Society of America, 68: 913-930). Ce qui a fait défaut à cette école est la capacité de conceptualiser leurs observations, souvent très pertinentes. Elle n’a pas appris de son maître à penser, Williams M. DAVIS, le sens de la théorie simplement énoncée et bien diffusée (variation de plusieurs articles sur le même sujet). 2. Le nationalisme français. Il est indéniable, malgré la considérable influence de Williams Morris DAVIS sur la communauté française de Géographie physique, que la géomorphologie / altérologie française va rester très longtemps en dehors de la sphère internationale. Elle est clairement anti-allemande. Pour des raisons historiques évidentes, la Géographie française va s’inscrire dans la revanche sur l’Allemagne et ignorer beaucoup des travaux d’une très brillante école de géomorphologie. L’exception est Henri BAULIG, qui bien que nommé Professeur à Strasbourg à la faveur de la réunification de l’Alsace et de la Lorraine, connaît (et cite) les travaux allemands. Récemment, Hallair (2011, Géomorphologie, 319-334) soutient une thèse inverse concernant les relations entre Siegfried PASSARGE et l’école vidalienne (dont Emmanuel de MARTONNE). Indépendamment du fait que la théorie du paysage (« Landschaftskunde ») de PASSARGE se soit avérée très rapidement une impasse, cette approche est peu citée dans les travaux des géographes français, sauf ceux de germanophiles post-1933 (PASSARGE a été un membre actif du NSDAP et, selon les « Führerprinzip », « chef » de la géographie allemande). Une des plus belles preuves de cette ignorance est donnée par la méconnaissance des travaux de Otto JESSEN par l’école « morphoclimatique » de Jean TRICART. Dès 1938 dans un article intitulé « Tertiarklima und Mittelgebirgsmorphologie » (Zeitschrift der Gesellschaft für 22 Une journée avec Bernard Beaudoin : expression de l’innovation en géosciences Erdkunde zu Berlin, 36-49) JESSEN montrait que le climat actuel de l’Europe était récent (« Pliocène ») et donc qu’il fallait penser l’essentiel de la morphogenèse des reliefs dans des condition climatiques différentes, tropicales à semi-arides… Nous sommes loin du « tout Quaternaire »… Elle est clairement franco-française. Deux freins vont limiter la diffusion des idées des idées françaises : (1) la langue utilisée est uniquement le français (même si jusque dans les années 70s, le français était plus pratiqué dans le monde scientifique international que maintenant) et (2) les publications sont faites dans des périodiques français, à diffusion souvent confidentielle (par exemple le Bulletin Sciences géologiques de Strasbourg ou les Cahiers de l’O.R.S.T.O.M.). Le cas le plus intéressant est l’article majeur de Georges MILLOT en 1980 « Les grands aplanissements des socles continentaux dans les pays subtropicaux, tropicaux et désertiques », qui (1) est publié dans le Mémoire Hors Série n° 10 de la Société géologique de France, et qui (2) cite 31 articles français sur les 31 appelés ! Ce travail n’a été possible que grâce au programme Persée (http://www.persee.fr), portail de revues en Sciences humaines et sociales financé par le Ministère de la Culture. La très grande majorité des revues françaises en Sciences humaines et sociales ont été numérisées et mises en ligne en accès gratuit. L’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) a également numérisé ses publications scientifiques et son centre de documentation (Horizon Pleins textes, http://horizon.documentation.ird.fr). Il est à regretter que de tels sites gratuits ne soient pas disponibles pour les Géosciences (Comptes rendus de l’Académie des Sciences, Bulletin de la Société géologique de France, Bulletin du BRGM…ou Mémoires de l’Ecole des Mines). De l'affleurement au modèle numérique : l'importance de l'École française des turbidites Thierry Mulder1, Olivier Parize2, Jean-Loup Rubino3, Gérard Friès4 1 Université de Bordeaux, UMR CNRS 5805 EPOC, 33405 Talence cedex 2 AREVA Mines, 1 place Jean Millier, 92484 Paris La Défense 3 TOTAL, CSTJF, Avenue Larribau, 64018, Pau cedex 4 Véolia Environnement Recherche et Innovation, 92500 Rueil-Malmaison INTRODUCTION Les turbidites… une idée dans l’air Rarement dans les sciences modernes, une idée qui marque leur histoire, naît dans un seul esprit. Comme cela est souvent le cas en géologie de terrain, c’est le fruit d’une accumulation laborieuse de données, d’abord parcellaire, mais qui, une fois organisée puis synthétisée petit à petit, permet de faire naître un concept, une théorie, un paradigme. L’histoire scientifique, in fine, ne garde, en mémoire officielle, que le publiant. La mémoire collective, imprime parfois le nom de ceux qui diffusent ou popularisent. La science moderne est encore plus restrictive, ne mémorisant que le publiant en anglais, dans les revues internationales, les plus renommées. La naissance du concept de turbidite résume bien ce modèle. Les données accumulées juste avant- et après-guerre, dans de grandes monographies et synthèses régionales de terrain, ont trouvé leur écho, au milieu du siècle dernier dans les études des dépôts récents dont l’essor est lié à celui des technologies océanographiques. Dans ce cadre, l’implication de l’industrie pétrolière et le rôle des grandes institutions scientifiques, le tout organisé en associations, groupes de recherche, programmes ou consortia industriels, ont été prépondérants. Près de 50 ans après la naissance de ce concept, Shanmugam [2000, 2006], Mutti et al. [2009] ou Hüneke et Mulder [2010], entre autres, en ont réactualisé la biographie, à la fois chronologique et thématique. Notre objet est d’y détailler 24 Expression de l’innovation en géosciences : une journée avec Bernard Beaudoin les acquis de la recherche francaise et d’y préciser les contributions de cette École des turbidites. LES PRÉMICES Les plus anciennes descriptions de courant de densité sont probablement à mettre au crédit de Forel [1885]. Décrits à l’embouchure lacustre du Rhône, dans le lac de Genève, ces courants deviendront plus tard des écoulements hyperpycnaux [Forel, 1892], repris par Bates [1953]. Quelques décennies plus tôt, S. Gras, ingénieur des Mines, contribue au levé de la Carte géologique de la France, dans le Vocontien [1835] puis dans les « Grès d’Annot » [1840] : dans les séries alternantes marno-calcaires jurassiques et crétacées du Vocontien, des « couches ordinairement contournées, ondoyantes, et il leur arrive de se replier sur elles-mêmes en faisant plusieurs zigzags dans un très petit espace », sont décrites comme des « contournements et accidents de sédimentation » [Gras, 1835, p.52], et l’existence d’érosions et de remaniements de faunes est attestée dans « les bancs bréchoïdes » par Leenhardt [1895, p. 818 et 829]. Au siècle suivant, ces deux bassins, Vocontien et des Grès d’Annot, deviendront le berceau de l’école de sédimentologie gravitaire française. Il faut néanmoins attendre le XXe siècle pour que les études sédimentologiques de terrain mettent en évidence des associations et successions de faciès, sans encore leur donner leur interprétation moderne [Sheldon, 1928], mais reconnaissant néanmoins leur subdivision en cinq faciès type [Signorini, 1936 ; cf. Bouma et Brouwer, 1964, p. 256]. Le granoclassement des dépôts du flysch, rapidement caractérisé, est interprété comme le résultat d’un processus se produisant en eaux profondes [Bailey, 1936]. Parallèlement, les progrès de l’océanographie confirment l’existence de reliefs importants et abrupts entaillant les marges continentales : les canyons. Ils avaient été déjà identifiés depuis plus d’un demi-siècle : « un gouffre étonnant de pas moins de 4000 m, le « Great Swatch » s’étend à l’extrémité septentrionale du Gange » écrit Reclus [1862, Fig. 10, p. 21]. Sur le littoral français, les contours bathymétriques qu’il dresse de la tête du canyon de Capbreton [Reclus, 1862, Fig. 1, p. 8], ne concernent que la partie proximale du système et sont encore imprécis quand on se réfère aux images modernes. Ce n’est qu’en 1936 que l’hypothèse de l’action de processus érosifs dans la genèse de ces structures sous-marines est finalement émise par R.A. Daly. Cette activité gravitaire dans les canyons sous-marins est caractérisée par Heezen [1956] au débouché de la Magdalena dans la mer des Caraïbes, par Bourcart et Glangeaud [1958] après le séisme d’Orléansville (El Asnam, aujourd’hui Chelf), également illustrée par Shepard [1951, in Shepard, 1967, Fig. 148 p. 320] avec des photographies, toujours d’actualité, montrant des écoulements sableux dans la