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Mélanges de la Casa de Velázquez Nouvelle série 36-1 | 2006 Transitions politiques et culturelles en Europe méridionale (XIXe-XXe siècle) Jean-Luc PUYAU, Génétique textuelle : recherches sur la production du discours poétique chez Jorge Guillén. Étude des brouillons de Cántico Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV-Sorbonne le 20 décembre 2004 (dirigée par Marie-France Delport) Éditeur Casa de Velázquez Édition électronique URL : http://mcv.revues.org/2716 ISSN : 2173-1306 Édition imprimée Date de publication : 15 avril 2006 Pagination : 351-355 ISBN : 978-8495555861 ISSN : 0076-230X Référence électronique « Jean-Luc PUYAU, Génétique textuelle : recherches sur la production du discours poétique chez Jorge Guillén. Étude des brouillons de Cántico », Mélanges de la Casa de Velázquez [En ligne], 36-1 | 2006, mis en ligne le 25 octobre 2010, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://mcv.revues.org/2716 Ce document a été généré automatiquement le 2 octobre 2016. © Casa de Velázquez Jean-Luc Puyau, Génétique textuelle : recherches sur la production du discour... Jean-Luc PUYAU, Génétique textuelle : recherches sur la production du discours poétique chez Jorge Guillén. Étude des brouillons de Cántico Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV-Sorbonne le 20 décembre 2004 (dirigée par Marie-France Delport)* 1 Le travail qui a été présenté est inspiré de la génétique des textes. Il a pour objectif de préciser la manière dont le poète espagnol Jorge Guillén (Valladolid, 1893 - Malaga, 1984) semble avoir procédé tandis qu’il écrivait les pièces qui forment le recueil Cántico, dont la première édition complète a été publiée à Buenos Aires en 1950. La recherche repose sur l’examen d’un nombre important de manuscrits qui sont actuellement disponibles dans les villes de Madrid et de Valladolid, et dont la publication n’est pas autorisée puisque leur « statut » est celui de documents à usage universitaire. La thèse est constituée de deux tomes : l’ouvrage lui-même, de 319 pages, assorti d’une annexe qui en comporte 67. Dans ce deuxième volume, les lecteurs trouveront la transcription d’un petit nombre de brouillons auxquels il est fait référence de manière fréquente et précise ; ils ont été reproduits dans un code que les généticiens appellent diplomatique parce qu’il se donne pour objectif d’imiter au mieux les documents que l’on tient de l’auteur. 2 Les premières études faites par des critiques littéraires, des sémioticiens ou des linguistes sur les manuscrits de Guillén montraient, en effet, la difficulté qu’il y avait jusqu’à des dates récentes à disposer des supports nécessaires. En 1976, Manuel Alvar expose ce problème lorsqu’il fait paraître l’analyse assez conséquente d’un ensemble de 44 pages — qui correspondent au sonnet « Amanece, amanezco » — avec la précision suivante : « gracias a los desvelos del poeta y a la devoción de José Manuel Blecua puedo manejar los borradores de unos cuantos poemas ». Cette étude intitulée « Texto y pre-textos en un poema de Jorge Guillén » a été publiée deux fois : dans Poesía, Reunión de Málaga de 1974, Instituto de Cultura Mélanges de la Casa de Velázquez, 36-1 | 2009 1 Jean-Luc Puyau, Génétique textuelle : recherches sur la production du discour... de la Diputación provincial de Málaga, 1976, pp. 51-75 ; et dans Visión en claridad. Estudios sobre « Cántico », Madrid, Gredos, 1976. 3 En fait, il faut attendre 1992 pour que l’Université américaine de Harvard, qui a reçu de Guillén un certain nombre de manuscrits originaux, en assure la microphotographie sous la référence GUILLEN, Jorge : Papers of Jorge Guillén [Microforma]. Harvard : Harvard University Library, Microreproduction Department, 1992, et mai 1993 pour que ces microfilms soient intégrés aux archives de la Residencia de Estudiantes (Madrid) et de la Fundación Jorge Guillén (Valladolid), qui les dépose dans les locaux de la Biblioteca de Castilla y León. 4 Un inventaire schématique de ce fonds permet de recenser 19 bobines au format 35 millimètres, dans lesquelles il est aisé de retrouver un grand nombre de manuscrits — et plus rarement de tapuscrits — correspondant à des poèmes qui seront publiés dans l’un des trois recueils de Aire Nuestro : Cántico, Clamor ou Homenaje. À celles-ci s’ajoutent quatre bobines regroupant d’autres pièces qui figureront notamment dans Final (1981). Eu égard à l’abondance des modifications effectuées par l’auteur et à l’extrême minutie de son travail, les brouillons de Cántico dont l’écriture s’achève entre 1943 et 1950, ce qui revient à dire qu’ils appartiennent à la troisième et/ou à la quatrième édition du livre, méritent d’être mis en avant. Ils occupent les bobines 1 à 6 et ont été séparés en 149 dossiers de genèse. Ces derniers concernent pour la plupart un même texte, mais sont loin d’être équivalents tant par la quantité des pages réunies que par l’intérêt qu’elles présentent pour le généticien. Pour illustrer cette disparité, on opposera, par exemple, le dossier 117 qui renvoie au poème « Luz natal », rassemble 280 pages écrites en trois endroits distincts (Wellesley, Paris, Valladolid) et fait mention de 37 campagnes d’écriture menées entre le 23 août 1945 et le 18 janvier 1950 au dossier 112 — qui correspond au quintil « Amoroso y nocturno » et ne contient qu’une page datée du 24 mars 1946. 5 D’une façon plus générale, il convient cependant d’insister sur le caractère tout à fait exceptionnel, tant par la quantité que par la précision, de ce que Guillén a laissé. Ses avant-textes laissent voir un souci d’ordre et de méticulosité qui fournit au chercheur un objet d’étude privilégié : dans la plupart des cas, les pages sont numérotées par celui qui les a écrites, les campagnes d’écriture (qui s’étendent habituellement sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années) sont localisées et datées, de sorte qu’il devient possible de reconstruire avec une étonnante justesse le cheminement sinueux qui sépare les premiers frémissements d’un poème — c’est-à-dire souvent quelques mots à peine couchés sur le papier — de l’objet littéraire en passe d’être publié. 6 Prenant acte notamment de l’abondance et de la qualité de l’exégèse guillénienne, l’objectif prioritaire de cette recherche n’a pas été de mieux lire l’œuvre de Guillén à la lumière de ses brouillons, comme le fait habituellement la génétique des textes, mais plutôt d’essayer de comprendre comment le poète aurait œuvré dans l’intimité de sa fabrique pour « transformer » un matériau pré-littéraire (la langue espagnole) en œuvre d’art. En peu de mots, ce qui a été questionné dans ce travail, qui se veut à chaque instant une thèse de linguistique, c’est le rapport d’un écrivain au langage. 7 1. — Pour explorer les manuscrits de Cántico dans cette perspective, il s’est avéré nécessaire d’exposer, et surtout d’analyser, différentes théories sémantiques, afin de comprendre comment les linguistes et sémioticiens qui se sont intéressés à la littérature se sont représenté la genèse d’un poème ; c’est pourquoi la première partie du doctorat est centrée sur l’étude de deux questions qui ont agité la linguistique moderne : a) celle de la nature du signe linguistique ; b) celle de la motivation, que la plupart des spécialistes ont Mélanges de la Casa de Velázquez, 36-1 | 2009 2 Jean-Luc Puyau, Génétique textuelle : recherches sur la production du discour... invoquée pour distinguer un énoncé littéraire (et a fortiori poétique) d’un autre que l’opinion commune, l’intuition et/ou la tradition ne considèrent pas comme tel. Le regard nouveau que les généticiens portent, depuis une trentaine d’années, sur l’objet littéraire y est également précisé ; il provient de l’intérêt qu’ils accordent à un support qui avait été jusque-là relégué dans l’oubli ou dans l’insignifiance, le manuscrit moderne. Bien entendu, les concepts qu’ils proposent y sont également définis et commentés lorsque ceux-ci peuvent être utiles aux objectifs de la thèse. 8 2. — Quatre avant-textes sont ensuite étudiés en détail ; c’est-à-dire dans une perspective microgénétique : il s’agit des manuscrits de « Alba marina, sol, terrestre aurora », « Niñez », « Fe » et « Alborada », qui ont été sélectionnés en combinant plusieurs critères allant de leur lisibilité à la capacité qu’on leur reconnaît de représenter la façon de faire de Guillén. En conséquence, il faudra considérer que si d’autres dossiers génétiques étaient retenus à leur place, ils livreraient à l’analyste des conclusions semblables. Grâce aux outils théoriques ou méthodologiques que la jeune génétique des textes est parvenue à élaborer, il a été procédé, en premier lieu, au recensement le plus rigoureux possible de l’ensemble des événements « objectifs » qui apparaissent dans ces brouillons ; par exemple : le remplacement d’une scription par une autre à tel moment du procès d’écriture. Prenant acte du fait que les variantes qui apparaissent dans les avant-textes sont, par essence, signifiantes et portent les traces de processus mentaux qui ont dû se réaliser au moment de l’écriture, il a fallu ensuite se risquer sur un terrain réputé difficile : celui où l’on s’efforce d’interpréter l’ensemble des faits observés en se demandant, par exemple, ce qui a conduit Guillén à privilégier telle variante au détriment de telle autre. Étant donné que les brouillons de Cántico constituent, comme on l’a dit, un matériau particulièrement propice à cette sorte d’études, il a été possible de reconstituer un certain nombre de parcours cohérents qui vont des premières ébauches aux états ou versions que Guillén a considérés comme définitifs à un moment précis. On sait que, même après l’instant frontière de la publication, il a introduit dans ses poèmes des modifications qui concernent essentiellement la ponctuation, comme le prouvent les comparaisons qu’il est aisé de faire entre Cántico [1950] et la première édition de Aire nuestro (Milan, 1968). 9 3. — Après avoir observé un nombre suffisant de manuscrits, on a tenté de caractériser l’activité psychique ou mentale du poète au travail, ainsi que de préciser le rôle que le principe linguistique de la motivation a pu jouer dans la fabrication de ces pièces. Selon toute vraisemblance, Guillén a tiré un énorme parti de ce qui est la condition de n’importe quel écrivain : se constituer comme le premier lecteur, et partant censeur, d’un texte qui se trouve in statu nascendi ; c’est-à-dire en train de se construire et d’être construit. Aussi s’est-il avéré particulièrement instructif d’étudier successivement l’investissement émotif des versions successives sur un sujet qui émet, mais également reçoit. On observe, par exemple, qu’un état A 1 est capable de produire un effet qui se transforme en cause lorsque A 2 apparaît : comparé à la nébuleuse initiale, l’effet de A 1 se déclare apte à engendrer A 2 et met en branle un processus qui se répète à chaque étape, puisque A 3 crée un nouvel effet qui confirme (ou infirme) celui de A 2 et, en deçà, de A 1. En démêlant patiemment l’enchaînement de ces mécanismes, on parvient à éclairer — au moins partiellement — le processus d’élaboration d’un message poétique, c’est-à-dire à marquer la spécificité de la poésie au sein des autres manifestations de la parole sans en faire pour autant le phénomène hors-langue qu’elle n’a jamais été. Mélanges de la Casa de Velázquez, 36-1 | 2009 3 Jean-Luc Puyau, Génétique textuelle : recherches sur la production du discour... 10 Par ricochet, c’est l’ensemble des productions linguistiques marquées par la fonction poétique du langage qui se trouvent concernées, qu’elles s’appellent jeux de mots, proverbes, mots d’esprits, slogans, etc. Car il semble que ces discours, que les linguistes ont eu tendance à considérer comme déviants à cause de leur caractère hors norme et à exclure de leurs préoccupations, gagneraient à être déplacés des « bords » au « centre » du langage et de la linguistique, comme le souhaitaient dans les années 1980 un certain nombre de chercheurs : Françoise Gadet et Michel Pêcheux, le groupe Mo. La. Che., et quelques autres qui considéraient que de telles études permettraient peut-être de mieux saisir le système fuyant de la Langue. 11 Dans le champ de l’hispanisme, les analyses de manuscrits d’auteur qui s’inspirent, comme celle-ci, de la génétique des textes ont été peu pratiquées. Pourtant, les longs discours sont inutiles lorsqu’il s’agit de démontrer l’intérêt que les brouillons de Guillén présentent pour le généticien, pour le linguiste et pour le spécialiste de la littérature. Dans les domaines que la science du langage se propose d’occuper, ces documents mettent au jour des mécanismes qui sont au fondement de l’ordre linguistique et jettent une lumière inattendue sur la question du sens, c’est-à-dire — très simplement — sur l’origine des idées, de la pensée et/ou de la perception humaine. Par exemple, il ne fait guère de doute que l’observation du moindre brouillon de Cántico illustre magistralement la célèbre opinion de Saussure selon laquelle « un mot quelconque peut toujours évoquer tout ce qui est susceptible de lui être associé d’une manière ou d’une autre », ce qui équivaut à situer le principe associatif au fondement du langage ( Cours de Linguistique générale, Paris, 1967, p. 174). 12 En bref, l’observation des manuscrits de Guillén renforce et précise d’une façon qui semble définitive une impression que les textes publiés suffisent parfois à transmettre : un poème existe aussi (certains osent dire surtout) pour parler de lui-même comme être de langage, c’est-à-dire pour exercer une fonction que les linguistes du XXe siècle, poursuivant l’impulsion jakobsonienne, ont qualifiée de métalinguistique. Ils constituent à ce titre, pour les amoureux de la langue en acte — l’expression est empruntée à Almuth GRÉSILLON, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, 1994, p. 147 —, un formidable terrain d’observation dont il serait fâcheux de se passer. NOTES *. Composition du jury : Marie-France DELPORT, Bordeaux III ; Jean-Claude Université de Paris IV ; Serge CHEVALLIER, III. Mélanges de la Casa de Velázquez, 36-1 | 2009 Université de Paris IV ; Nadine SALAÜN, LY, Université de Université de Paris 4