« La philosophie comme un outil de discernement en entreprise »

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« La philosophie comme un outil de discernement en entreprise »
LE GRAND ENTRETIEN
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« La philosophie comme
un outil de discernement
en entreprise »
Philosophe de formation, LAURA LANGE est aujourd’hui consultante en entreprise.
Comme les penseurs de l’Antiquité en leur temps, elle porte le message
d’une philosophie appliquée au quotidien, y compris dans l’entreprise. Elle nous fait part
de ses observations et de ses réflexions sur les liens entre la santé et le travail.
Pourquoi, après avoir suivi un parcours de
formation classique en philosophie, êtesvous devenue consultante en entreprise ?
Laura Lange. Au bout de quelques années
d’études, j’ai commencé à chercher comment
il était possible d’établir des passerelles avec
d’autres disciplines. J’ai toujours souhaité faire de
mon bagage un outil opérant. J’ai ensuite suivi un
master d’éthique médicale, qui permettait d’appliquer la philosophie à des réflexions qui touchent
à la santé, telles que la vulnérabilité, la maladie...
J’ai alors eu l’impression de m’ouvrir à quelque
chose de plus concret. Ça me paraissait rejoindre
des problématiques actuelles, ça prenait sens.
Dans la suite logique, j’ai commencé à travailler à
l’espace éthique Rhône-Alpes, financé par l’ARS,
qui promeut la réflexion éthique auprès des personnels de santé et les y sensibilise. En côtoyant
des professionnels de santé, je me suis rapidement rendu compte que leurs problématiques au
travail étaient les mêmes que celles de beaucoup
d’autres professionnels. Je commençais en parallèle à avoir envie de me lancer dans l’entreprenariat. Je me suis alors associée à un collègue
philosophe qui partageait cette même vision.
Nous avons remporté le concours du prix du jeune
entrepreneur de l’année à Lyon. Après trois ans de
cette aventure, je me suis rendue à l’évidence que
je voulais aussi avancer à titre individuel, d’où ma
situation actuelle d’indépendante.
Que peut apporter la philosophie en entreprise ?
L. L. Il s’agit de faire de la philosophie pratique.
Ce qui m’intéresse, et que je cherche à apporter
lors de mes interventions en entreprise, ce n’est
pas l’histoire de cette discipline, mais la méthode
philosophique. En particulier l’art de la dissertation, qui, pour moi, est un outil méthodologique
qui permet de nuancer son propos : thèse, antithèse, synthèse… Sauf que, dans la pratique, qui
fait cet exercice ? On a tout un bagage de représentations qu’on n’interroge jamais. Or la philosophie pratique est juste à l’origine de la philosophie. Les philosophes de l’Antiquité étaient des
travail & sécurité – n° 779 – janvier 2017
REPÈRES
n DEPUIS 2015 :
consultante philosophe
en organisations .
n 2012-2015 :
co-fondatrice de
Counseling Philosophie
(Prix Innovation jeune
entrepreneur de l’année
2013 à Lyon).
n 2010 : master 2 en
éthique médicale à
l’université de Lyon III.
Début de doctorat en
philosophie à l’université
de Lyon III.
praticiens qui cherchaient à appliquer cette discipline à leur vie, qui avaient l’audace de réfléchir
au monde dans lequel ils vivaient. Aujourd’hui, la
philosophie est devenue très élitiste. Il est dommage qu’elle ne cherche pas plus à s’appliquer à
des problématiques contemporaines. Les philosophes qui s’y emploient sont considérés comme
de mauvais philosophes, et d’autant plus s’ils sont
médiatisés. Pourtant, être philosophe ne signifie pas vivre reclus. C’est selon moi se demander
dans quelle mesure tout ce qu’on a appris est un
réel bagage pour réfléchir au monde dans lequel
on vit. La philosophie pratique est un outil d’esprit
critique particulièrement utile au quotidien.
Et quelle est votre approche concrète auprès
des entreprises ?
L. L. J’interviens dans les entreprises sans avoir
une grande expérience de l’entreprise et de l’entreprenariat. Ma seule expertise, c’est mon regard
de philosophe. J’ai appris à conceptualiser, à clarifier et avoir un esprit critique. Quand on m’invite
quelque part, ce n’est pas en tant qu’experte du
numérique ou du management, mais pour avoir
un propos de distinction, de clarification d’un
concept ou d’une réalité. Je travaille avec des
groupes plutôt qu’avec des individus. Il y a moins
d’intimité dans les groupes et, selon moi, la philosophie n’a pas vocation à être intime. La philosophie est un outil de discernement qui travaille
sur les paradoxes. Elle montre que la plupart du
temps, on souffre au travail parce qu’on prend une
injonction paradoxale comme une contradiction.
Il y a une confusion entre les deux. Si au travail
on vous dit « Soyez libre en suivant le processus »,
et que vous le vivez comme une contradiction,
cela rend fou. Or ce n’est pas une contradiction
mais un paradoxe. Et un paradoxe appelle à
faire un travail de discernement, un apprentissage du contexte. Pour illustrer cela, lorsque je
demande aux salariés où ils trouvent un espace
de liberté, beaucoup me répondent : « Dans ma
voiture, en sortant du travail. » Pourtant, quand
ils ont appris à conduire, la voiture était beaucoup
plus un espace de contraintes. Ils ont intégré tout
© Guillaume J.Plisson pour l’INRS
LE GRAND ENTRETIEN
Avant d’être
une consultante
indépendante,
Laura Lange est une
philosophe qui prône
la philosophie pratique
comme un outil d’esprit
critique particulièrement
utile au quotidien.
un apprentissage qui leur a permis de s’y sentir
libres. C’est là que la philosophie devient un vrai
outil de discernement et de stratégie de l’action.
On cherche comment allier des réalités. Souvent
quand on entre dans le monde du travail, on s’emploie à appliquer ce qu’on a appris ou ce qui est
prescrit et, parfois, on oublie le réel. Or travailler,
c’est concilier le prescrit et le réel.
Pourquoi les entreprises vous sollicitentelles ?
L. L. Je crois qu’aujourd’hui ce que les entreprises
recherchent, c’est l’à-côté, le pas de côté, ce qui
change, et aussi ce qui crée la surprise et apporte
un autre regard. J’ai souvent carte blanche pour
le choix du sujet lors de mes interventions. Les
retours sont très positifs. Les gens sortent visiblement décomplexés de mes interventions : ils réalisent qu’on n’a pas besoin de connaître et comprendre Nietzsche, Kant ou Platon pour avoir une
réflexion philosophique. J’espère donner le goût
afin que chacun trouve ses clés.
Et quels constats faites-vous en entreprise,
qu’observez-vous sur la santé des entreprises
et dans les entreprises ?
L. L. Pour commencer, qu’est-ce que la santé ?
Propos recueillis
par Katia Delaval
et Céline Ravallec
Aujourd’hui, on est complètement héritiers de la
définition de l’OMS 1. Quand les gens s’estiment
mal dans leur boulot, c’est moins parce qu’ils sont
malades que parce qu’ils ont envie d’être heureux
au travail. La santé est aussi un concept relatif,
perçu différemment en fonction des cultures et
des expériences. Il faut distinguer la santé économique des entreprises, la santé du groupe et la
santé des individus dans le groupe. Sartre dans
sa philosophie différencie par exemple une série
d’un groupe. Une série, c’est une suite de gens
réunis sans l’être vraiment, à l’image d’une queue
de supermarché : de loin, vous avez l’impression
qu’ils sont ensemble alors qu’ils n’échangent pas.
En entreprise, on a trop souvent le sentiment que
parce que l’on fait des réunions, on est ensemble.
Mais pour former un groupe, il faut davantage
qu’être réunis. Souvent, on ne se rend pas compte
que la santé d’un collectif est essentielle au travail, parce que les individus qui le composent
peuvent ensuite s’aider et se compléter. Dès lors,
comment concilier l’individu et le collectif ? Privilégier le collectif risque à terme de générer du
communautarisme, tout le monde entrant dans le
même moule. Les individus se sentant désindividualisés pourraient perdre en motivation et en
estime de soi, jusqu’à ne plus « ramer » pour la coltravail & sécurité – n° 779 – janvier 2017
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lectivité et même envisager de quitter le navire. À
l’inverse, avec un management hyperindividualisé, on se risque au trop-plein d’affects, à un individualisme exacerbé où la seule règle qui vaille
serait le « chacun pour soi ». La perte de l’esprit
d’équipe peut aussi engager de la démotivation et
du mal-être chez les salariés. En résumé, la santé
de l’entreprise passe par cette conciliation entre
collectif et individus au sein d’une structure. Ne
serait-ce que se poser la question, et plus encore
la poser, c’est déjà un indice de bonne santé de
l’entreprise.
moyens ? Un élément fondamental à prendre en
compte est que dans notre société, c’est le poids
de l’initiative et de la responsabilité qui prévaut.
Le sociologue Alain Ehrenberg en parle dans ses
ouvrages, Le Culte de la performance ou encore
La Fatigue d’être soi : c’est plus facile d’agir dans
un cadre défini, de se plier à des ordres, c’est
finalement peut-être moins fatigant d’appliquer
que de s’impliquer. Mais c’est moins épanouissant. Aujourd’hui, on est peut-être plus fatigués,
mais on a davantage les moyens de s’épanouir,
pourvu qu’on œuvre pour...
Depuis une vingtaine d’années, on entend
beaucoup parler de souffrance, de mal-être
au travail… À vos yeux, quelles évolutions
tous ces termes traduisent-ils sur le rapport
au travail, sur le sens du travail ?
L. L. Dans son Manuel, Épictète distingue ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous.
Or on passe beaucoup de temps et d’énergie à
chercher à régler des problèmes qui ne dépendent
pas de nous. Revenir à ce qui dépend de soi, cela
aide et libère. Comment puis-je changer mon
propre regard sur une situation pour en devenir
acteur et ne plus la subir ? Sur les sujets du malêtre, de l’usure professionnelle, quel rôle puis-je
avoir dans la souffrance que je ressens ? Il y a du
réel, il y a des choses qui dépendent de moi qui
me font souffrir, mais est-ce qu’il n’y a pas des
choses qui ne viennent pas de moi ? Aujourd’hui,
nous sommes beaucoup plus outillés intellectuellement, l’ennui arrive donc bien plus vite
au travail. On est dans une société qui promeut
le mouvement perpétuel, où la valeur cardinale
est le changement, où il faut se renouveler sans
cesse. Il y a un rapport au travail qui encourage à
toujours se dépasser : je constate de plus en plus
combien nous sommes ainsi devenus nos propres
petits Taylor. Il y a aussi une insatisfaction générée par la recherche de reconnaissance bien plus
qu’auparavant.
Comment peut-on promouvoir le bien-être en
entreprise dans ces conditions ?
L. L. Travailler l’esprit critique est, à mes yeux,
primordial dans une entreprise. Mais cela doit
être choisi. L’entreprise sera en bonne santé
à partir du moment où les salariés seront non
pas forcément épanouis – tout ne relève pas de
l’entreprise –, mais en meure de le devenir par
eux-mêmes. Pour cela, il est important non seulement de garder à l’esprit que nous sommes des
êtres raisonnants, mais aussi promouvoir l’esprit
critique. Il faut faire en sorte que les gens se
sentent plus impliqués, pour l’équilibre de tous,
dans un souci empathique et pragmatique. Car
aujourd’hui bien plus qu’avant, nous cherchons
à nous réaliser au travail. Dans un monde où
la famille, le couple deviennent branlants, que
reste-t-il ? On exige bien plus du travail quand ce
qui était avant un terrain de stabilité est ébranlé
et devient lui-même instable. Mais il n’y a pas
de recette toute faite. Un collectif en bonne santé
doit être réfléchi et pensé en contexte. Cela ne
se fait pas à coup de team building, simplement
en invitant les salariés à se distraire ensemble.
Il faut mettre les gens dans un même bateau.
Une culture d’entreprise ne peut être prescrite.
Elle se construit, se cultive… et cela demande
du temps. Il faut l’accepter et prendre le temps
de s’y consacrer. Tout cela en mettant du liant,
en parlant un même langage avec tous. Toutes
les grandes entreprises se repensent en permanence, car les cultures d’entreprise évoluent.
Travailler à la bonne santé de son entreprise,
c’est voir le changement comme un challenge,
intégrer que les salariés ont changé, qu’ils
demandent beaucoup au travail, et faire en sorte
de leur ouvrir des espaces de décélération : des
formations, des temps de pause salvateurs ou de
réflexion… tout ce qui invite les salariés à s’ouvrir
à d’autres choses, à susciter l’envie et l’implication des gens. L’entreprise en bonne santé est
enfin celle qui considère que si on parle vrai, on
communique mieux. La confiance passe aussi
par le franc-parler. Pour être en bonne santé au
travail, il faut s’employer à travailler et non travailler à s’employer. Aussi me semble-t-il qu’un
bon entrepreneur a tout à gagner à apporter une
approche philosophique à sa pratique. n
Qu’est-ce qui, à votre avis, est à l’origine de
cette insatisfaction ?
L. L. Aujourd’hui, au travail, nous sommes tiraillés
entre deux choses : d’une part, un mode hiérarchique d’entreprise de type aristocratique avec
des règles, une structure descendante et, d’autre
part, la culture de notre société, démocratique
et libérale. L’entreprise libérée, c’est une entreprise qui cherche justement à calquer son mode
de fonctionnement sur le modèle de notre société.
Je ne juge pas si c’est la bonne ou la mauvaise
stratégie, mais c’est intéressant de l’observer.
Sortis du modèle aristocratique où on travaille
avec ses pères, on cherche aujourd’hui à travailler avec ses pairs. À cela s’ajoute l’arrivée du
numérique, qui décloisonne encore les espaces
et les temps de travail, et l’ubérisation qui rompt
encore plus avec les frontières traditionnelles.
Où sont les limites si ce n’est celles que l’on se
donne… Alors, aujourd’hui, pourquoi y a-t-il
plus de souffrance au travail, en dépit de plus de
travail & sécurité – n° 779 – janvier 2017
1. L’OMS définit la santé comme « un état de complet
bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas
seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».