CONFERENCE APPF « COMMENT SE DIRE ADIEU ? »

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CONFERENCE APPF « COMMENT SE DIRE ADIEU ? »
CONFERENCE APPF
(Châteauroux 22 mars 2007)
« COMMENT SE DIRE ADIEU ? »
Bonsoir,
Merci à l’Association Pour la Promotion de la Famille et à son président, le Docteur Jean-Jacques
FERRON, de m’avoir renouvelé sa confiance en me demandant de venir parler de mon expérience au chevet
des mourants. Merci à vous, d’être présents en risquant cette confrontation toujours difficile à l’idée de la
mort.
En m’avançant ici à la tribune, j’ai bien conscience d’être en décalage avec ce qui forge ma pratique,
la présence, souvent discrète, toujours intime, auprès de ceux qui s’éteignent ; non pas seul mais avec le
renfort d’une équipe multidisciplinaire avec laquelle nous nous efforçons de croiser nos regards, notre
ressenti et nos compétences propres.
Avant d’évoquer ce temps de l’adieu, thème de la conférence, il me semble opportun de vous dire
que nous ne sommes possesseur d’aucun « savoir » sur la mort, évènement mystérieux s’il en est. C’est donc
en tant que témoin de ces heures qui la précèdent, des mouvements que connaissent les familles lorsqu’elles
pressentent que le temps de l’adieu approche, que je souhaite intervenir, en m’empressant de rajouter un
point d’interrogation au titre de cette soirée. Car je ne suis certes pas venu vous dire de quelle(s) façon(s) se
quitter mais plutôt vous inviter à réfléchir sur ce temps, et pourquoi pas, à l’anticiper dans le quotidien de
nos vies.
Dans un premier temps, il me paraît important de placer le discours dans une perspective
indispensable dont la principale vertu est de nous apaiser. C’est d’ailleurs bien cette perspective qui manque
à nombre de nos contemporains et qui transforme leur adieu en déchirement.
Autrefois, disait Louis-Vincent Thomas, les enfants ne savaient pas comment on faisait les bébés,
mais savaient parfaitement comment on mourait, pour le vivre saison après saison, dans leur communauté,
rurale le plus souvent. On visitait les agonisants ; on embrassait l’aïeul qui s’éteint ; on veillait les morts.
Personne n’était seul, ou rarement et le groupe social entier, enfants compris, participait à ces rites.
Aujourd’hui c’est l’inverse : les enfants savent très bien comment on fait les bébés et plus du tout comment
on meurt. La mort a remplacé le sexe au rang des tabous.
La mort effraie nos contemporains qui la fuient dans la recherche désespérée de la jeunesse, de la
santé, de la productivité, de l’autonomie, vivant dans l’esclavage de l’image qu’ils transportent, allant même
jusqu’à souscrire en masse, pour les plus aisés d’entre eux, cette assurance à la dénomination pour le moins
curieuse : l’« assurance-vie » !
Pourtant, cette mort qu’ils fuient à tout prix les hante. Il suffit de prendre conscience, pour s’en
convaincre, de la force avec laquelle elle s’impose à nous à travers les reportages aux images toujours très
crues à l’occasion des tempêtes, des ouragans, des tremblements de terre, des tsunamis que Dame Nature a le
don de nous imposer, à travers aussi les récits de guerre ou les films policiers dont le genre semble bien être
le préféré du moment. Ne s’agirait-il pas là d’une forme de conjuration, une mort spectacle, qui bien loin de
nous atteindre nous conforterait dans l’idée qu’elle est réservée aux terres lointaines, à des situations
extrêmes, à la fiction, bien éloignée de nos parcours quotidiens ?
Cette mort, quoiqu’on en dise, est cependant bien une étape naturelle de la vie. Sitôt qu’une mère
donne naissance à l’enfant, elle lui fait aussi don de la mort promise. Vie et mort sont intriquées, intimement.
Après la belle saison, les feuilles tombent des arbres, enrichissent la terre, produisent l’humus qui fécondera
le sol où la vache paîtra l’herbe verte ; nous mangerons la vache et nous retournerons au sol. C’est la grande
chaîne de la vie, depuis la nuit des temps. Que serait notre planète sans ce mouvement de flux et de reflux ?
Un astre surpeuplé, figé, désertique, s’appauvrissant au fil des générations, sans doute.
La mort fait donc partie de la vie. Le contraire de la mort, ce n’est pas la vie, c’est la naissance.
Rien que de très banal dans ces propos me direz-vous et pourtant combien ont l’air d’être surpris
lorsque la mort survient, en particulier lorsqu’elle touche les plus jeunes. Le mot injustice vient alors
naturellement sur les lèvres, comme si nous avions oublié que la mort peut survenir à chaque seconde de nos
vies, pour chacun d’entre nous ou pour ceux qui nous sont chers. La vie est donc un cadeau chaque jour ré
offert dont nous n’avons aucune certitude quant au temps dont nous pourrons en jouir.
Il me semble utile de dire que si l’on meurt souvent de maladie, la mort, en soi, n’est pas une
maladie. Mes oreilles résonnent toujours lorsque j’entends un confrère, une infirmière ou un proche dire
d’un malade : il s’aggrave ou il se dégrade. Non, c’est la maladie qui poursuit son cours, mais l’être, lui, va
vers son destin, poursuit sa croissance comme l’écrivait Elisabeth Kübler-Ross. A bien des égards,
d’ailleurs, cette mort prend au contraire des allures de guérison après des temps de lutte.
Quant à ceux qui se retirent de l’existence brutalement, sous l’effet d’une affection foudroyante ou
victimes d’un accident, ils nous laissent pantois et souvent en colère. Le mouvement spontané est alors de
rechercher un coupable. Le médecin qui n’a pas su prévoir, le chauffard qui n’a pas su maîtriser son
véhicule. Qu’il y ait ou non un coupable, cela ne change rien. Nous devons nous faire à l’idée que la mort est
la face cachée de nos vies, l’envers de notre décor, celui qui lui donne de la profondeur, du champ.
Voilà, il me semblait ne pas pouvoir parler du temps de l’adieu sans avoir mentionné cette
perspective propre à notre nature humaine, que nous partageons avec tous les êtres vivants.
Comment se dire adieu lorsqu’on n’a jamais anticipé la rupture, celle qui s’inscrit dès la rencontre ?
Combien ai-je vécu de ces situations où ce mot « adieu » étaient impossible à formuler tant la
préoccupation entière était de retenir ? Le discours s’oriente alors entièrement vers l’impossible combat : n’y
a t’il pas un moyen, une technique, une chose à faire ? (ah que le faire semble constituer un diktat de nos
jours où la maîtrise demeure la valeur absolue !).
Et lorsque la démaîtrise s’impose, combien de fois aussi ai-je entendu : « cela est affreux, n’a plus de
sens, il faut achever », sous entendu intervenir encore en se donnant une ultime illusion de maîtrise. Quelle
place accordons-nous alors à celui qui s’éteint ? N’y a-t-il pas là une double condamnation ? Celle de la
maladie et celle des proches ou des soignants ? Le sujet meurt alors deux fois et notre humanité avec.
La psychologie peut faire ici aussi des ravages ! Inspirant un discours tout fait, formaté, véritables
béquilles à celui qui n’a pas su se préparer et méditer le mouvement de la vie et de la mort ; le voila poussé
par l’entourage à accorder à l’être cher l’autorisation de mourir. Combien faux ont résonné parfois ces mots
prononcés comme formule magique par des êtres dont la posture exprimait tout l’inverse. Avec pour résultat,
l’absence d’effet replongeant l’entourage dans une incompréhension plus grande encore de ce qui se joue au
moment de la mort.
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Lorsque l’on part pour un long voyage, il y a le temps des adieux sur le quai, puis le temps du départ
où il ne faut plus se retourner au risque de ne jamais pouvoir partir. C’est ainsi que j’ai entendu si souvent se
révolter des familles : « j’ai passé toute l’après-midi à son chevet, il ne m’a même pas reconnu ni n’a ouvert
les yeux. Et à vous qui passez, il vous sourit » ! Oui, mais nous ne sommes rien pour lui, ou si peu !
Ce temps de l’adieu est pour beaucoup de malades un temps fondamental. La mort, le mourir devraisje dire, car comme la naissance, la mort est une dynamique et grand clerc est celui qui peut précisément dire
à quelle seconde elle survient vraiment, la mort est bien un espace de condensation de la vie. Tout revêt une
perspective, une tonalité, une intensité particulière, aux accents émotionnels puissants. Pour qui accepte
l’écoute, comme il est frappant d’entendre les malades parler de leur vie et d’en rapporter le plus souvent ce
qui a été vécu comme difficile ; ces pertes, ces manques qui en ont tant marqué le cours et qui ne manquent
pas de resurgir là, comme une dernière opportunité à pouvoir s’en libérer. Les adieux ressemblent alors à
une confession de vie et la chambre à un confessionnal dont l’atmosphère incite naturellement les proches à
adopter une attitude souvent figée et à chuchoter.
Temps ultime pour se dire, pour retisser ce qui n’a pu être achevé, pour se pardonner (ce qui signifie
demander pardon et accorder son pardon), pour confier à d’autres dans l’avenir ce que la mort ne nous
permettra pas de poursuivre, pour prononcer les derniers « je t’aime » ou « je t’ai aimé », véritable rivière de
diamants pour les survivants, pour révéler les secrets avant de s’enfoncer plus avant vers la mort et ne se
retrouver qu’avec soi-même.
Pour parvenir à ces échanges, dont certains ne nécessitent pas de mots, (combien de regards, de
respiration, de postures, voire de symptômes nous ont paru à cet égard plein de sens) encore faut-il accepter
cette communication les yeux dans les yeux avec le mourant. Il y a très peu de temps encore, j’ai observé
une famille bloquée au fond de la chambre, incapable de se rapprocher de l’agonisant, encore davantage de
baisser les barrières du lit médicalisé, se saisir d’une chaise, s’asseoir, poser la main près de la main de
l’autre en offrande. Comme si la mort de l’autre confinait au supplice et semblait contagieuse.
J’ai observé aussi ces familles jetant tout leur désespoir dans la quête d’une perfusion, d’une sonde,
d’un masque à oxygène (j’en ai même vu appelant le SAMU à l’occasion du dernier soupir). « Il faut que tu
manges, il faut que tu boives. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour moi ». Comme l’eau, comme
l’alimentation, derniers symboles de vie, prennent parfois une place considérable, en dépit des refus ou des
regards désespérés du mourant qui non seulement doit affronter sa finitude mais consoler ses proches !
Pourtant, on sait bien que la faim et la soif sont des sentiments émoussés, voir absents en fin de vie. Et l’on
ne meure pas de faim ou de soif, mais tout simplement de ne plus pouvoir manger ou boire, ce qui est
différent.
Ces appels désespérés vers la technique, il est difficile pour certains médecins de ne pas y répondre,
d’autant que ce déplacement leur offre une protection face à leur propre mort que celle de l’autre ne manque
pas de leur renvoyer. Le malade n’est plus alors qu’un terrain où chacun vient se soigner, peu à l’écoute de
ses besoins sans doute d’une autre nature.
A mon sens, tout comme pour la naissance, il convient de démédicaliser la mort afin que la vie, le
peu de vie qui reste puisse encore se dérouler avec toute la puissance de son flux, jusqu’à son terme. Notre
travail d’accompagnement devrait avant tout se limiter à contrôler autant que possible les symptômes, veillez
à l’hygiène, au calme, aux besoins importants de récupération des malades pour leur permettre ensuite, dans
le peu de forces qui leur reste, d’effectuer la tâche à accomplir et pour laquelle ils requièrent tout
l’entourage.
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Pour prononcer cet adieu, encore faut-il s’être dit bonjour. Combien se quittent comme ils s’étaient
accueillis ? « Comme on fait son lit, on se couche » dit le proverbe. C’est exactement de cela dont il s’agit.
Les uns sembleront étrangers l’un à l’autre et perdus dans la solitude au moment du départ. D’autres,
unis dans un lien fusionnel, si dépendant de l’autre, que la séparation semble impossible, muée en un combat
désespéré pour retenir les murs d’un édifice qui s’écroule soudain. Comme la mort est alors difficile pour
chacun des protagonistes exposant à beaucoup de heurts, de souffrances et d’incompréhension.
Autant que la vie préfigure la mort, s’unir devrait intégrer la rupture. « Puis-je t’aimer au point de te
laisser libre de partir et continuer à t’aimer » ? C’est toute la trame de notre difficulté à aimer l’autre pour
lui-même qui est mise à nu dans ce temps de départ et dont l’ambivalence s’exprime avec force et nous
laisse chancelant : colère, tristesse, volonté de retenir, désir d’écourter l’adieu, culpabilité, autant de
sentiments dont nous sommes spectateurs et qui nous habitent aussi, soignants.
Au temps de l’adieu, suit celui du décathexis ; nous entendons par là ce temps où l’être de relation
que nous sommes n’est plus concentré que sur lui-même, comme le plongeur sur sa planche avant de se
lancer dans le vide. Nous nommons également ce travail intérieur : « travail de trépas ». Le mourant,
conscient ou inconscient est alors les yeux fermés, le regard flou, plongé dans son intériorité. Des
contractions atteignent parfois ses yeux, son front, sa bouche ou ses paupières, ses mains se lèvent ou se
crispent, ses mots n’ont plus de sens ou nous ne les comprenons pas, mais l’intensité de la réflexion
intérieure est perceptible.
Si certes la maladie impose son cours, il semble que le temps de la mort ne soit pas uniquement dicté
par elle et que d’autres facteurs, sociaux, psychologiques et spirituels interviennent. On ne meurt pas tant
que l’on n’a pas tout lâché : « il lutte », dit de façon souvent très authentique la sagesse populaire. Comment
l’aider alors si ce n’est respecter ce temps qui est le sien et qui nous expose à l’impuissance ?, sans savoir si
cela prendra une seconde, une minute, une heure, un jour, une semaine voire davantage.
Il est certain que l’attitude des proches peut encore soutenir l’agonisant dans cette confrontation
intérieure, offrir comme une matrice, un utérus avant l’expulsion. Des mots, des paroles, des gestes peuvent
encore être prononcés : les entendra-t-il ? La question est récurrente. Oui sans doute, nombre de malades
dans le coma nous ont rapporté les propos que nous avions tenus dans leur chambre lorsqu’ils ont pu
reprendre conscience. Peut-être que plus que le sens exact de ce que nous disons ou faisons, c’est notre
inflexion qui leur demeure perceptible. D’où la vigilance que nous essayons d’avoir d’être toujours en
authenticité auprès d’eux jusqu’à la fin.
Beaucoup de proches voudraient avoir l’assurance d’être présents lorsque l’autre s’en va, comme s’il
s’agissait là d’une gratification indispensable. Hors, il y a ceux qui sont constamment veillés et qui profitent
d’une seconde d’absence pour tirer leur révérence et ceux qui passent toute leur journée seuls et qui profitent
d’une visite impromptue pour rendre le dernier souffle. Sachons accepter leur choix et leur faire part de notre
désir s’il nous habite. Quoi qu’il en soit, cela ne nous appartient pas.
Avant d’achever mon propos, je voudrais encore vous dire qu’il demeure possible de se dire adieu
même lorsque la mort nous a déjà séparés. En redonnant à l’autre au fond de soi l’espace qui était le sien, le
faisant revivre intérieurement pour prononcer ces je t’aime ou je t’ai aimé, accorder ces pardons et le laisser
ensuite partir avec cette sensation de paix qui en découle.
Je terminerai en guise de conclusion en réaffirmant combien une fin apaisée peut constituer une peine
légitime pour ceux qui survivent mais aussi et surtout un cadeau authentique capable d’orienter le reste de
nos jours et de nous inspirer à l’heure de notre propre mort.
Docteur Hervé Mignot
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