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CONJONCTURES LE MORAL DES FRANÇAIS MICHEL BRULÉ Opinions mondiales : le choc de l’Irak Plusieurs enquêtes d’opinion internationales, menées avant et après l’intervention américano-britannique en Irak, apportent des enseignements intéressants, souvent à rebours des idées reçues : par exemple, le fort consensus qui existait avant la guerre entre Américains et Européens sur les grandes options de politique internationale ; l’état des opinions dans le monde arabomusulman, où l’hostilité à l’égard des Etats-Unis ne signifie nullement un rejet de la démocratie ; ou encore l’attachement des peuples des pays en développement à la mondialisation, vue comme un facteur de croissance et de prospérité. L ’observateur qui s’intéresse aux comparaisons internationales dans le domaine de l’opinion publique dispose aujourd’hui de données bien plus riches que naguère. Différents organismes se vouent en effet désormais à la collecte et à l’analyse simultanées des opinions et des attitudes dans de multiples pays. Les enquêtes qui en résultent présentent 52 Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 plusieurs traits qui les rendent précieuses. Elles portent sur un nombre de pays plus étendu ; elles ont le caractère répétitif indispensable pour cerner les évolutions de l’opinion ; elles élargissent souvent leur champ d’observation à un ensemble de questions visant à cerner les systèmes de valeurs des sondés et pas seulement leurs réactions à l’actualité. Bien sûr, on prendra garde au fait que les réponses à certaines questions sont à prendre avec précaution, par exemple quand on aborde les préférences politiques ou religieuses dans des pays où la tolérance et le respect de la liberté d’opinion ne sont guère de mise. Par ailleurs, l’élaboration même des questionnaires et l’analyse des réponses que l’on nous propose ne sont pas toujours exemptes des travers du « politiquement correct ». Ces précautions prises, l’accès à ces enquêtes internationales élargies, généralement offert sur les sites Internet des organismes qui les réalisent, permet aujourd’hui de mieux comprendre l’impact d’un événement majeur comme la guerre d’Irak à l’échelle mondiale. AVANT LA GUERRE : UN CONSENSUS EUROPE-AMÉRIQUE U ne de ces études émane de deux organismes américains, le German Marshall Fund of United States et le Chicago Council on Foreign Relations. Conduite en 2002, elle permet de faire le point sur la perception qu’avaient Européens et Américains les uns des autres quelques mois avant le début du OPINIONS MONDIALES : LE CHOC DE L’IRAK conflit. Elle montre des positions assez voisines en matière de relations internationales sur les deux rives de l’Atlantique. Les menaces perçues sont les mêmes : terrorisme international, fondamentalisme islamique, conflit du Proche-Orient, détention d’armes de destruction massive par l’Irak. La rivalité économique entre Europe et Amérique n’est pas un sujet d’inquiétude. En ce qui concerne plus particulièrement la conduite à tenir envers l’Irak, les deux tiers des Américains et 60 % des Européens s’accordent à vouloir l’aval de l’ONU et l’accord entre alliés préalablement à une intervention militaire. Seuls 10 % des Européens et 20 % des Américains sont partisans d’une intervention même sans cet aval. Les institutions internationales font l’objet d’appréciations positives de deux côtés : l’ONU qui est soutenue p a r les trois quarts des Occidentaux, mais il en est de même pour la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce. L’OTAN est considérée comme jouant encore un rôle essentiel en matière de sécurité, douze ans après la disparition de la menace soviétique, et on souhaite son élargissement vers l’Est. Les jugements portés sur les pays que l’on considère comme amis et ceux qui suscitent de la méfiance sont très proches. Seul Israël fait l’objet de jugements positifs plus nombreux chez les Américains (55 %) que chez les Européens (38 %). Des deux côtés de l’Atlantique, on souhaite un partenaire de poids. 79 % des Américains déclarent préférer une Europe forte ; 64 % des Européens veulent que les Etats-Unis exercent un leadership efficace sur la scène internationale. L’acceptation du recours à la force pour des motifs comme le respect des lois internationales, la destruction de camps terroristes ou la libération d’otages se situe à des niveaux très voisins. Les Européens seraient même plus enclins que les Américains à que ce même organisme avait menée dans 44 pays l’année précédente. La guerre elle-même a été jugée inutile et dangereuse, sauf par les Américains, et à un moindre degré les Britanniques. La désapprobation atteint un niveau masEuropéens et Américains s’accordent sif, entre 80 et 90 % en à considérer que la puisEurope, en Asie et en sance éco nomique pèse Dans le monde Amérique latine. L’absence d a v a n t a g e musulman, de preuves sur les que la puissance militaire connexions de l’Irak avec le en matière d’influence le soutien à terrorisme ou sur la préinternationale, même si ce l’Amérique s’est sence effective d’armes de jugement est plus marqué écroulé, y destruction massive contric h e z l e s E u ro p é e n s . bue à renforcer le sentiCependant, les Américains compris dans les ment de l’unilatéralisme rejettent une division des pays comme américain. tâches internationales qui, l’Indonésie ou en cas de conflit, leur confieDans beaucoup de pays, de rait les responsabilités milile Nigeria, dont larges majorités prêtent aux taires, tandis qu’il reviendrait les opinions Américains des motivations à l’Europe de s’occuper de publiques lui intéressées, essentiellement la reconstruction d’aprèspétrolières ; c’est le cas de guerre , alors que les étaient 75 % des Français et de 54 % Européens – à l’exception auparavant des Allemands, contre 22 % des Français – s’en accomfavorables. des Américains. moderaient. accepter le recours à la force pour mettre fin à une guerre civile : les déchirements au sein de l’ex-Yougoslavie ont laissé des traces. Des divergences apparaissent cependant sur les méthodes les plus efficaces pour combattre le terrorisme international : les Européens donnent la priorité à l’aide aux pays pauvres, là où les Américains préfèrent la destruction des installations militaires et des bases des terroristes. Peut-être faut-il voir dans ces divergences l’explication du fait que la moitié des Européens pensent que les attentats du 11 septembre résultent en partie de certains choix de la politique étrangère américaine, sur laquelle ils se montrent particulièrement critiques depuis l’accession à la Maison-Blanche de George W. Bush. LA FRACTURE ET SES CONSÉQUENCES A u lendemain de la guerre d’Irak, une fracture s’est produite entre les Américains et le reste du monde. Une image négative de l’Amérique, de ses choix politiques et surtout de son président s’est propagée. C’est ce qui ressort d’une étude menée par le Pew Research Center dans une vingtaine de pays, et des comparaisons avec l’étude La guerre a aussi sensiblement affaibli le soutien accordé à l’OTAN, voire à l’ONU. L’importance accordée à cette dernière organisation est en baisse sensible presque partout. Elle est carrément divisée par deux aux Etats-Unis, mais aussi nettement réduite dans l’opinion de pays qui rejetaient l’idée d’une guerre sans son aval, comme l’Allemagne ou la France. Seuls les Russes et les Turcs lui attribuent une influence aussi grande après le conflit qu’avant. Au sein des pays membres de l’OTAN, l’opinion souhaite une politique étrangère et une politique de défense plus indépendante de celle des Etats-Unis. Seuls Américains et Anglais n’en voient pas la nécessité. Dans le monde musulman, le soutien à l’Amérique s’est écroulé, y compris dans les pays extérieurs au Moyen-Orient comme l’Indonésie ou le Nigeria, dont les opinions publiques exprimaient des attitudes favorables un an auparavant. Sept musulmans sur huit pensent que l’Amérique pourrait devenir une menace militaire pour leur pays. Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 53 4REPÈRES ET TENDANCES 6CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES LE MORAL DES FRANÇAIS L’hostilité au président américain tranche avec le soutien accordé à Arafat, voire à Ben Laden ou …à Jacques Chirac. Dans les pays musulmans, on se dit déçu du manque de résistance de l’armée irakienne face aux Américains, un sentiment que l’on retrouve dans des pays comme le Brésil et la Russie, mais aussi la Corée du Sud, traditionnellement défendue par les troupes américaines. Les pays européens, eux, se sont dans l’ensemble réjouis de cette faible résistance, la France étant celui où la minorité la plus consistante – 30 % – l’a déplorée. Ce n’est pourtant pas que les objectifs assignés par la diplomatie américaine à l’intervention en Irak soient récusés. Ces enquêtes internationales démontrent un large soutien aux idéaux de démocratie et d’économie de marché que les Américains veulent promouvoir. Elles attestent aussi des aspirations démocratiques du monde musulman. Au demeurant, même dans les pays musulmans, et en dépit de la forte hostilité aux EtatsUnis que les conditions de déclenchement de la guerre ont suscitée, on pense que les Irakiens vivront mieux après cette guerre qu’avant. Cela en dépit du scepticisme un peu partout affiché sur la place faite aux besoins du peuple irakien dans la façon dont les vainqueurs conçoivent la reconstruction du pays. LE MONDE MUSULMAN VEUT LA DÉMOCRATIE L e monde musulman, tel que ces enquêtes nous le montrent, aspire à la liberté d’expression, à la liberté de la presse, à la pluralité des partis, à l’égalité devant la loi. Il est même frappant de constater que ces aspirations à l’état de droit et à la liberté sont plus nettes que celles que l’on trouve dans les anciens pays du bloc soviétique, où règne un certain désenchantement. La moitié seulement des Russes, des Bulgares ou des Ukrainiens approuvent les changements politiques intervenus depuis la chute du régime communiste. 54 Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 Dans les pays musulmans, de substantielles minorités pensent que le MoyenOrient sera plus démocratique après l’intervention américaine qu’avant – tout en critiquant fortement les préférences accordées par les EtatsUnis aux Israéliens par rapport aux Palestiniens, incompatibles à leurs yeux avec une paix durable dans la région. envers l’homosexualité. Considérant l’opinion sur l’égalité des sexes comme un test de tolérance et d’acceptation des différences essentiel à la pratique démocratique, il estime que c’est là que se situe le vrai fossé entre l’Islam et l’Occident, fossé d’autant plus préoccupant qu’il tend à s’élargir au sein des jeunes générations, plus tolérantes que leurs aînées à l’Ouest mais pas dans le monde musulman. L’étude périodique menée par l’Université du Michigan sur les valeurs auxquelles on adhère dans 78 pays couLA MONDIALISATION VUE vrant 80 % de la population mondiale COMME ATOUT DU remet en question l’incompatibilité DÉVELOPPEMENT ente l’Islam et la démocratie, telle que n autre enseignement de ces l’avait énoncée Samuel Huntington études internationales, c’est la dans sa thèse sur le choc des civilisalarge acceptation du rôle de l’économie tions. Nombre des principes sur lesde marché pour élever le niveau de vie quels se basent les régimes des populations. démocratiques semblent avoir l’adhésion des populations musulmanes, nous A force d’entendre la mondialisation l’avons indiqué, même si le rôle majeur contestée violemment par qu’elles souhaitent voir ceux qui se réclament le jouer à l’Islam et aux diriplus de la solidarité avec les geants religieux dans l’orgapays pauvres, on finit par nisation de leur pays remet Dans les nations perdre de vue les espoirs en cause la laïcité. Le maître émergentes, qu’elle suscite chez ces derd’œuvre de cette ambiniers. Or c’est dans les tieuse recherche pense les sociétés nations émergentes que les pour sa part que l’obstacle multinationales majorités qui déclarent majeur au passage des pays ont une meilleure avoir à gagner à une libéralimusulmans à la démocratie sation des échanges sont les – parmi les 47 pays à majoimage que les plus vastes, dépassant sourité islamique , on ne antimondialistes. vent les trois-quarts de la compte que 4 démocraties population. Ce n’est pas à la électives – ne réside pas mondialisation qu’ils s’en dans le rejet des valeurs prennent pour expliquer l’absence politiques requises, mais dans l’absence d’emplois bien payés ou l’insuffisance de des valeurs de tolérance dans le l a p ro t e c t i o n s o c i a l e , m a i s domaine des mœurs1. à des causes locales. Les trois-quarts pensent que leurs enfants doivent Il observe en effet que les idéaux démoapprendre l’anglais pour réussir dans le cratiques et le jugement porté sur les monde d’aujourd’hui, même si beaucoup accomplissements des régimes qui les se disent en même temps préoccupés ont adoptés ne différencient guère les pays musulmans – à l’exception du des menaces sur leur identité culturelle. Pakistan – des pays occidentaux. Ce qui Les sociétés étrangères – les fameuses les différencie, ce sont les principes de multinationales – ont bonne presse dans tolérance et d’égalité dès qu’il s’agit des rapports entre hommes et femmes. Ce qui s’exprime notamment par les 1 Voir l’article « The true clash of civilizations » réponses sur l’utilité de faire faire des par Ronald Inglehart et Pippa Norris dans le études aux jeunes filles, la place de la numéro de mars-avril de la revue Foreign Policy. maternité dans leur vie, le divorce ou l’avortement. Ou encore par l’attitude U OPINIONS MONDIALES : LE CHOC DE L’IRAK ces pays, de même que les institutions internationales comme l’Organisation internationale du commerce ou la Banque mondiale. Elles jouissent d’une meilleure image que les antimondialistes, dont on craint que l’action nuise au développement local. Ce que l’on découvre à la lecture de ces données internationales, c’est à quel point la contestation de la mondialisation et ses critiques sur le rôle des sociétés multinationales est un phénomène d’opinion propre aux pays riches d’Europe, et à un moindre degré d’Amérique. La vie moderne, son rythme et sa culture commerciale suscite plus de résistances dans les pays riches que dans les pays pauvres. Ce qui ne signifie pas que tous les échanges soient bien acceptés partout. On observe par exemple une tendance, d’une vague d’enquête à l’autre, à voir monter les souhaits de restrictions plus fortes à l’entrée d’étrangers dans son propre pays. Corrélativement, l’attitude des pays d’accueil envers les minorités raciales ou culturelles, souvent issues de l’immigration, tend à se durcir, en Europe plus encore qu’aux Etats-Unis. Le terrorisme joue sans doute un rôle important dans cette montée de l’hostilité à la libre circulation des personnes à l’échelle mondiale. LES VALEURS DE L’AMÉRIQUE PROFONDE E n ce qui concerne plus particulièrement les relations entre l’Europe et les Etats-Unis, où en sommes nous quelques mois après la fin de la guerre d’Irak ? Les critiques formulées par les Européens au moment de l’intervention américaine tendent à s’atténuer. Au sein des organismes internationaux, qui avaient particulièrement souffert de ces dissensions, il semble que l’on parvienne à un rapprochement. L’OTAN profite de cette crise pour effectuer les transformations nécessaires aux nouvelles tâches qu’elle aura à mener à bien, maintenant que la menace soviétique qui lui avait donné les valeurs auxquelles adhèrent les naissance a disparu. En témoigne la peuples tendent à montrer que l’écart nouvelle mission qui lui est assignée en se creuse, en ce qui concerne l’attacheAfghanistan sous les auspices de l’ONU, ment aux valeurs traditionnelles, entre la première de ses missions qui porte eux et nous. Avec comme conséquence sur un territoire extérieur à une polarisation morale du l’Europe. Des Européens y débat politique beaucoup participent aux côtés des plus forte en Amérique C’est sur Américains. Et à l’ONU qu’en Europe. les valeurs même, les nouvelles résolutions votées par le Conseil Polarisation que l’on traditionnelles de sécurité attestent de la retrouve en matière de – conception de volonté de rapprocher les politique étrangère au trala famille, points de vue. vers d’une notion comme l’« axe du mal », dans attachement à la L’examen des valeurs auxlaquelle les Européens tenpatrie, poids quelles les peuples sont dent à voir la projection de la religion – attachés des deux côtés de d’un moralisme primaire l’Atlantique donne à la fois mal adapté aux voies de la qu’Américains des raisons de croire ce rapdiplomatie. Nous aurions et Européens prochement durable, et en cependant tort de penser tendent à même temps d’en voir qu’il s’agit là de traits certaines limites. L’adhésion propres à un président que diverger. à des idéaux politiques les Européens sont nomcommuns qui sont ceux de breux à ne pas apprécier, la démocratie et de l’état de pas plus qu’ils ne prisent les droit fournit une base solide à l’entente idées de son entourage « néo-conserentre Européens et Américains, même vateur ». Dans sa vision des choses, il est s’ils ne sont pas toujours d’accord sur probablement plus proche des réacles moyens à employer pour faire protions de l’Amérique profonde que ne le gresser ces idéaux dans le monde. La sont aujourd’hui ses adversaires policroyance commune dans l’aptitude tiques démocrates. inégalée de l’économie de marché à assurer le mieux-être de l’humanité est C’est sur l’aptitude à trouver un comun autre terrain de rencontre, même si promis satisfaisant entre valeurs comla nécessité d’en atténuer les rigueurs munes et valeurs spécifiques aux uns et n’est pas perçue de la même façon par aux autres que reposera le maintien de la les deux partenaires. confiance et de la compréhension entre Européens et Américains. l Mais c’est sur le plan des valeurs traditionnelles, celles qui expriment la conception de la famille, l’attachement à la patrie ou le poids de la religion qu’Américains et Européens tendent à diverger. Tocqueville avait déjà noté ce qu’il y avait d’unique dans l’attachement simultané à la foi religieuse et à la liberté politique qu’il avait rencontré en Amérique. Cette singularité persiste, et les Américains sont aujourd’hui le seul pays à faire mentir la loi qui veut que l’importance de la religion dans un pays soit inversement proportionnelle au revenu par tête. Les travaux de l’Université du Michigan sur Sociétal N° 42 g 4e trimestre 2003 55