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L’Encéphale (2010) 36, 504—509 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP CAS CLINIQUE Aspects culturels dans la dépression masquée par des symptômes psychotiques Cultural aspects in depression masked by psychotic symptoms in Maghreb countries: Three case reports N. Zouari a, J. Aloulou b,∗, M. Siala b, S. Ben Mahmoud a, L. Zouari a, M. Maalej a a b Service de psychiatrie « C », CHU Hedi-Chaker, Sfax, Tunisie Service de psychiatrie « B », CHU Hedi-Chaker, Sfax, Tunisie Reçu le 16 mars 2009 ; accepté le 10 novembre 2009 MOTS CLÉS Communauté ; Culture ; Délire ; Dépression ; Maghreb ; Psychiatrie KEYWORDS Community; Culture; ∗ Résumé Dans cette étude, nous rapportons trois observations de dépression « masquée » par un délire de persécution et/ou des hallucinations pour illustrer le rôle que peut jouer le facteur culturel dans l’expression et la prise en charge de la dépression. Dans les deux premières observations, le persécuteur était un groupe qu’il était difficile et apparemment inutile de circonscrire : la persécution importait plus que les persécuteurs. Dans les deux cas, la persécution avait une signification dévalorisante. Dans la troisième observation, les manifestations hallucinatoires viennent combler une atteinte majeure de l’estime de soi et une blessure narcissique. L’analyse du contexte culturel permet de saisir la signification dépressive de tels symptômes psychotiques. Dans notre société arabomusulmane, les liens communautaires demeurent puissants. La perte d’objet, à l’origine de la dépression, au lieu d’entraîner une introjection, fait appel à un mécanisme prévalent dans la communauté : la projection qui est à l’origine d’hallucinations et/ou de délire de persécution vécus par le patient comme une punition infligée par le groupe, rejoignant ainsi la logique dépressive. © L’Encéphale, Paris, 2010. Summary Case reports. — In this study, we will describe three observations of depression ‘‘masked’’ by persecution delirium and/or hallucinations, to illustrate the role that the cultural factor could play in the expression and care of depression. In the first two observations, the persecutor was a group that was apparently difficult to circumscribe: the persecution appeared more important Auteur correspondant. Adresse e-mail : dr [email protected] (J. Aloulou). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2010. doi:10.1016/j.encep.2010.03.002 Aspects culturels dans la dépression masquée par des symptômes psychotiques Delirium; Depression; Maghreb; Psychiatry 505 than the persecutor. In these two cases, persecution also had a depreciating role for the patient. In the third observation, the hallucinatory manifestations cast a slur on self-esteem and caused narcissistic injury. Discussion. — Analysis of the cultural context allows us to understand the depressive significance of such psychotic symptoms. In the traditional societies, depression is strongly related to the cultural context, it is often expressed by the fear of being punished or denied by the group, and a feeling of treason towards the community. The punishment can be direct or indirect, carried out by imaginary beings, ‘‘the djinn’’, or by any disease. According to Freud, the guilt is expressed by the fear of the vengeance of a dead man’s spirit, which is then going to persecute the culprit. This persecution, which has a value of punishment, is based on the mechanism of the projection. In the same sense, Freud explained that the death, as a sequel of the disease, is the vengeance of the dead man’s spirit in the living. In all religions, the impulses, the thoughts disapproved by the community, are attributed to Satan who etymologically means ‘‘the enemy’’ or ‘‘the opponent’’. This latter plays an important role in relieving fears, the sense of guilt and the disapproved thoughts. There is also involvement of the projection mechanism. So, guilt could be expressed by delirious ideas such as the conviction of being the victim of a demonic possession, to be under a spell or to be persecuted. Conclusion. — Thus, taking the cultural context into account would allow us to fundamentally understand the depressive meaning of the delirious symptomatology of persecution, which is taken from a popular theory of misfortune shared and validated by the familial and the social circle of acquaintances. Plantine postulates that the psychotic conflict takes the subject away from the standards of his own culture. In the case of our three patients, we should try to establish a form of communication, to prevent them from falling into alienation. Thus, we must think about our attitude facing a patient who is diagnosed as depressed or even psychotic, while the patient believes he/she is possessed by a ‘‘Djinn’’. The therapeutic attitude should be adapted to the cultural dimension of the case. Thus, in situations similar to the studied cases, the therapy should be essentially based on the development of a psychotherapeutic relationship, rather than a pharmacotherapy, one should be careful not to compromise the cultural means of restoring psychic disorders such as the traditional therapy. © L’Encéphale, Paris, 2010. Introduction Cas cliniques L’influence du milieu socioculturel sur l’expression sémiologique de certains troubles mentaux, notamment dépressifs, a été soulignée, entre autres, par des auteurs maghrébins [4,8]. La dépression était décrite dès l’antiquité et était surtout exprimée par des idées d’ensorcellement et de possession qui représentent une intériorisation du mal [19]. En occident, il faudra attendre le xviie siècle pour que soit reconnue la culpabilité au centre de son expression. Le concept de dépression tel que nous le connaissons en occident, émergeait à un moment particulier de changements des valeurs culturelles qui donnaient à l’individu une place prépondérante sur le groupe [17,18]. Dans notre pratique quotidienne, en tant que psychiatre exerçant dans un milieu arabomusulman, notre premier réflexe pourrait être de se référer à un modèle occidental. Cette démarche, si elle est souvent opérante, risque cependant de nous confronter à des situations déroutantes, à moins qu’on tienne compte des spécificités et nuances socioculturelles. L’objectif de cette étude était de montrer, à partir de trois observations cliniques, l’importance de la prise en compte du facteur culturel dans l’investigation diagnostique et dans l’abord thérapeutique de la dépression quel que soit son mode d’expression dans notre milieu arabomusulman. Observation no 1 Un homme de 32 ans, fonctionnaire dans une institution publique, a été amené à la consultation de psychiatrie, par sa famille, dans un tableau délirant. L’intéressé était persuadé qu’il était surveillé en permanence par les services de sécurité et ce depuis plus de trois mois. Il disait que « ses traqueurs se servaient de lui pour apprendre à moucharder ». « Il les devinait partout dans la rue et au travail ». « Ils devinaient sa pensée et émettaient des commentaires désobligeants à son encontre ». Finalement, pour se protéger, il s’est enfermé chez lui, abandonnant ainsi son travail où il a fini par être considéré comme démissionnaire. L’intéressé parlait de « son calvaire » de façon désordonnée, quasi-chaotique. Il exprimait ce vécu par de petites phrases constituant des bribes du vécu délirant, données au hasard, et à titre de rappel comme si le médecin consulté, lui aussi, savait tout. Constatant la tournure qu’ont pris les évènements avec, notamment, la perte de son poste professionnel, la famille l’a emmené consulter un psychiatre de libre pratique, qui lui a prescrit des antipsychotiques (halopéridol ; lévomépromazine), avant de nous l’amener à la consultation hospitalière. 506 Lors du premier examen à l’hôpital, le diagnostic de trouble schizophréniforme « provisoire » (selon le DSM IV) a été retenu. Le pronostic a été considéré alors comme réservé devant la présence d’éléments évoquant un syndrome d’automatisme mental : pensée devinée, commentaire des actes. Il y avait une tristesse et un ralentissement à l’arrière plan ; mais ils ont été mis sur le compte du syndrome extrapyramidal induit par les antipsychotiques. Le même traitement a été maintenu avec adjonction du trihexyphénidyle. Une semaine plus tard, les convictions délirantes étaient inchangées et la dépression était devenue manifeste. Il a alors été mis sous clomipramine à doses progressivement croissantes jusqu’à 75 mg/j, en plus d’halopéridol et du trihexyphénidyle. Parallèlement, des certificats attestant la nature maladive de son état lui ont été fournis pour régulariser sa situation professionnelle. Après le réajustement du traitement, une amélioration progressive a été constatée et au bout d’un mois, il est devenu normothymique avec mise à distance du délire. Au bout de trois mois, il y a eu restitution ad integrum, une véritable guérison. L’intéressé a pu alors reprendre son travail. Le traitement a été interrompu au bout de six mois et il n’y a pas eu de rechute après un recul de dix ans. Le diagnostic retenu est celui d’une dépression psychotique. Observation no 2 Une femme de 55 ans, a été amenée à la consultation hospitalière de psychiatrie par sa famille pour troubles du comportement : durant les trois dernières semaines, elle est devenue très susceptible ; elle était persuadée que ses voisines médisaient d’elle ; elle disait « qu’elle l’a compris à travers leurs gestes ». Elle rapportait aussi qu’elle entendait des voix lui disant que « son mari allait la quitter définitivement ». Il n’y avait pas d’altération manifeste de l’humeur ni de troubles de la vigilance. Il n’y avait pas non plus de signes déficitaires. Ce tableau aurait pu évoquer, a priori, un délire chronique. En fait, il s’agissait d’une ancienne malade, qui consultait, pour des troubles du comportement intermittents, depuis l’âge de 35 ans. Elle présentait périodiquement des épisodes délirants centrés sur la persécution par les voisines et l’imminence d’être abandonnée par son mari et où la composante dépressive était masquée par l’effervescence délirante. Ces épisodes survenaient peu de temps après l’arrêt du traitement qui lui a été prescrit (association d’un antipsychotique et d’un antidépresseur tricyclique). Le diagnostic retenu était celui d’une dépression psychotique récurrente. Son état a pu ainsi être stabilisé après remise du traitement antérieur. Observation no 3 Une femme âgée de 26 ans, célibataire, sans activité professionnelle, ayant été scolarisée jusqu’à la quatrième année primaire et ayant redoublé plusieurs fois, s’est présentée à notre consultation accompagnée de sa mère. Elle se N. Zouari et al. plaignait de sensations anormales (des voix et des attouchements génitaux) et surtout de son entourage familial, incompréhensif et peu affectueux selon ses dires. Ce qui a attiré l’attention, lors de cette première consultation, c’était le tableau parkinsonien impressionnant qu’elle présentait. En fait, elle a été mise auparavant par plusieurs psychiatres sous antipsychotiques qui s’étaient avérés inefficaces et/ou mal tolérés. Par ailleurs, la famille a fait appel à des tradithérapeutes (guérisseurs) à maintes reprises, suite à quoi elle aurait été partiellement améliorée, mais de façon transitoire. Sa maladie avait commencé un an auparavant. Elle ressentait alors une attirance pour son jeune voisin et pensait que lui aussi ressentait la même chose à son égard. Elle s’attendait alors à ce qu’il la demande en mariage et espérait que cela se ferait le plus tôt possible, d’autant plus qu’elle pensait, tout comme son entourage, qu’elle commençait à prendre de l’âge. Mais un jour, elle a surpris la mère de ce voisin faire remarquer à celui-ci qu’elle n’approuverait jamais son mariage avec « une fille aussi moche et louche ». Elle a senti alors une désillusion cinglante, un désespoir absolu mêlé d’un grand dépit. Au bout de quelques jours, elle a commencé à entendre la voix du jeune voisin qui « discutait avec sa mère à lui pour insister sur son attachement à l’intéressée ». Par la suite, ces sensations sont devenues de plus en plus fréquentes, puis quasi permanentes, sans que le voisin en question ne la contactât réellement. Ces sensations auditives se sont enrichies par des sensations d’attouchements génitaux qu’elle attribuait à une possession par un « djinn » qui parlait par sa bouche et se déclarait être son mari. À l’examen, il n’y avait ni réticence, ni attitudes hallucinatoires, ni réactions affectives inappropriées. Son discours était cohérent mais assez pauvre avec des stéréotypies idéiques. Elle demandait, non sans ambiguïté, de lui prescrire un traitement pour atténuer « les voix », et surtout de confirmer à son entourage familial « qu’elle était réellement malade et qu’il devait être plus compréhensif envers elle et non pas la traiter d’égoïste et d’immature et lui reprocher son caractère tyrannique, son manque de patience et le coût élevé de ses soins ». Quant aux sensations d’attouchements génitaux, elle les considérait comme vaguement honteuses mais sans demander vraiment à s’en débarrasser. En interrogeant sa mère, elle nous a appris que l’intéressée présentait depuis sa déception sentimentale, une insomnie « quasi-totale », avait maigri et rien ne lui faisait plus plaisir. Elle est devenue très susceptible et irritable, et passait ses journées à se quereller avec les membres de son entourage familial. Elle a été mise au début sous un antidépresseur tricyclique (amitriptyline), remplacé rapidement par un ISRS (sertraline) en raison d’une mauvaise tolérance du premier. L’évolution était au début favorable, avec atténuation sensible des sensations anormales et régularisation du sommeil. Cependant, sa quête affective trop importante et son exigence de consultations de plus en plus rapprochées étaient impossibles à satisfaire. Cela a entraîné une détérioration de la relation thérapeutique, suivie d’une recrudescence des sensations Aspects culturels dans la dépression masquée par des symptômes psychotiques anormales avec agitation et insomnie et des idées délirantes de persécution centrées sur l’entourage familial, ce qui a motivé le recours aux antipsychotiques (fluphénazine), puis, devant l’absence d’amélioration, l’hospitalisation. Lors de l’hospitalisation et pendant les deux ans qui ont suivi, sonLors de l’hospitalisation et pendant les deux ans qui ont suivi, son état ne s’est pas amélioré de façon significative malgré les changements d’antipsychotiques (halopéridol, puis lévomépromazine), avec persistance des hallucinations et apparition d’un syndrome parkinsonien iatrogène marqué. Sur le plan nosographique, le diagnostic retenu, serait celui d’une dépression psychotique. Cela suppose déjà qu’on admette la présence des symptômes dépressifs par rapport aux symptômes psychotiques, ce qui ne va pas de soi. En présence de manifestations évoquant des hallucinations auditives, verbomotrices et cénesthésiques sans signes dissociatifs, le diagnostic de psychose hallucinatoire chronique (PHC) pouvait aussi être légitimement évoqué. Cependant, il convient de signaler que classiquement, le début de la PHC est plus tardif et le contenu des manifestations verbales est injurieux, contrairement au cas présent. Plus que cela, la complaisance manifeste vis-à-vis des symptômes, l’avidité affective, les traits d’oralité (immaturité, intolérance aux frustrations, recherche de satisfactions immédiates), le contenu érotique des sensations « anormales » et la recherche de bénéfices secondaires orienteraient vers le diagnostic d’une psychose hystérique. C’est dire que la signification du tableau présenté était plus importante à considérer que sa situation nosographique. Dans ce sens, si on devait retenir le diagnostic d’une PHC, il s’agissait alors d’une forme manifestement réactionnelle et compensatoire à visée réparatrice et antidépressive. Commentaires Ces trois observations nous paraissent illustrer l’idée avancée par certains auteurs [2—5,9,12,17] qu’une symptomatologie hallucinatoire et délirante essentiellement de persécution peut être un mode d’expression d’un vécu dépressif. Dans les deux premières observations, le dommage ou le préjudice était causé par un groupe qu’il était difficile et apparemment inutile de circonscrire : la persécution importait plus que les persécuteurs. Dans la première observation, la connotation dépressive du délire n’était pas évidente ; cependant l’analyse du contenu montrait des idées d’autodévalorisation implicites : « les traqueurs du malade l’utilisaient pour apprendre à moucharder » ; autrement dit, ils l’utilisaient comme « un cobaye » mis à la disposition de débutants pour s’entraîner. Dans la deuxième observation, la connotation dépressive du délire pouvait être appréhendée à travers l’idée implicite de jalousie : « ses voisines médisaient d’elle et son mari allait l’abandonner ». Les idées indirectes de jalousie semblaient être sous-tendues par des idées d’autodépréciation 507 et de culpabilité dont le départ du mari constituerait le châtiment ultime. Dans la troisième observation, les manifestations hallucinatoires étaient venues combler une atteinte majeure de l’estime de soi et une blessure narcissique. En effet, la déception amoureuse qui a affecté la patiente représentait pour elle une perte d’objet irréparable et une frustration insurmontable, d’autant plus que sa personnalité était marquée par les traits de l’oralité et qu’elle n’avait pas la possibilité de sublimer (niveau d’instruction limité, inactivité sur le plan professionnel). Les manifestations hallucinatoires, de par leur fonction apparemment compensatoire, permettaient à l’intéressée, par le biais de la projection, de faire face, du moins en partie, au sentiment dépressif et d’éviter l’autodévalorisation qui ne pouvait pas être assumée par elle. D’ailleurs, l’amélioration, obtenue à un moment lors de la prise en charge, n’était vraisemblablement pas tellement liée à l’action de l’antidépresseur ou de l’antipsychotique, mais plutôt à la relation thérapeutique qui avait permis une restauration, du moins partielle, en tout cas suffisante, de l’estime de soi. Cependant, le succès aurait été un peu trop rapidement obtenu, sans établir préalablement les limites de cette relation thérapeutique et finalement a été éphémère. Dans ses antécédents, et le long de son suivi, la patiente a présenté une intolérance à plusieurs neuroleptiques. Cela pourrait constituer un autre argument en faveur d’un trouble de l’humeur notamment une dépression. La prise en considération du contexte culturel nous permet ici de comprendre la signification dépressive de la symptomatologie délirante. Dans les sociétés traditionnelles, à haut contexte culturel ou communautaire, le surmoi collectif est beaucoup plus important que le surmoi individuel [16]. Le vécu dépressif s’exprime souvent par la crainte d’être puni ou renié par le groupe avec un sentiment de trahison envers la communauté. La punition peut être directe ou indirecte, faite par des êtres imaginaires dont l’existence est admise par la majorité, en l’occurrence « le djinn » dans notre contexte culturel, ou par une atteinte maladive [1,14]. Freud [6], dans Essais de psychanalyse, analysait notre relation à la mort à travers l’attitude de l’homme des origines qui, après avoir tué ses ennemis, va craindre la vengeance des esprits de ses victimes. Ainsi, à l’aube de l’humanité, « la mauvaise conscience », le sentiment de culpabilité s’exprimaient par la peur de la vengeance de l’esprit du mort, qui va alors persécuter le coupable. Cette persécution, qui a ainsi une valeur de punition, repose sur le mécanisme de la projection. Dans le même sens, Freud [7], dans Totem et Tabou, analysait le tableau des morts que l’on retrouve chez les peuples primitifs. Pour ceux-ci, la mort ne peut être que le résultat d’une agression perpétrée par un homme. La mort par maladie est donc la vengeance de l’esprit d’un mort sur le vivant. Dans toutes les religions, les impulsions, les pensées reprouvées par l’individu, sont attribuées à Satan qui signifie étymologiquement l’ennemi ou l’adversaire. Celui-ci joue un rôle important pour soulager certaines angoisses, le sentiment de culpabilité et les pensées réprouvées. 508 Il y a là-aussi mise en jeu de la projection. Ainsi, un vécu dépressif, un sentiment de culpabilité, peut se manifester par des idées délirantes avec des thèmes tels que la conviction d’être la victime d’une possession démoniaque, d’être ensorcelé par les voisins ou d’être persécuté et renié par le groupe. La prise en considération du contexte culturel permettrait donc de saisir la signification foncièrement dépressive de la symptomatologie délirante. La thématique persécutive ne repose pas sur des idées déréelles constituant un système d’interprétation propre à l’individu. Elle est à mettre en rapport avec un vécu dont la formulation est empruntée à une théorie étiologique populaire de malheur partagée et validée par l’entourage familial et social ; il ne s’agit pas alors d’une rupture radicale des rapports du sujet à luimême et au monde [10,15]. La Plantine [13] postule que le conflit psychotique éloigne le sujet des normes de sa propre culture, mais aussi de la culture en tant que phénomène universel. Nos trois patients parlaient de faits culturels connus de leur entourage ; leur problématique était ainsi exposée dans un langage compréhensible pour tous. Le délire, en tant que discours, chercherait à établir une communication, un dialogue pour empêcher nos trois patients de tomber dans l’aliénation, une protection contre une désorganisation plus profonde de la personnalité. Dans les sociétés traditionnelles, l’étiologie du mal, de la souffrance, peut avoir diverses origines : punition divine, ensorcellement, Djinn, ancêtre mort, diable. La souffrance de l’individu va interpeller donc le groupe ; car cela renvoie à un sens commun pour tous. Il nous revient donc de réfléchir à notre attitude face à un patient que nous disons déprimé ou même psychotique alors qu’il se dira possédé par un « djinn » [20]. L’attitude thérapeutique devrait s’adapter à la signification et à la dimension culturelle du tableau présenté. Ainsi, dans les situations similaires à celle des observations rapportées, elle devrait reposer essentiellement sur une relation psychothérapique valorisante, plus que sur la pharmacothérapie, en se gardant de discréditer les entreprises culturelles de réparation des désordres psychiques (la tradithérapie), même si au fond de nous-mêmes, elles ne sont pas vraiment prises au sérieux. Dans la plupart des cas, le malade et sa famille alternent entre les deux dispositifs thérapeutiques, médecine traditionnelle et médecine moderne. D’ailleurs, certains auteurs [1,4] s’interrogent, à propos des milieux socioculturels traditionnels, sur la validité et l’adéquation des modèles importés de l’assistance psychiatrique de type occidental qui pourraient aggraver l’isolement et le morcellement de l’individu. Selon Kleinman [11], le praticien qui ne prend pas en considération les différences culturelles court le risque d’un diagnostic erroné et cela pourrait contribuer à une confusion dans des études épidémiologiques à travers des cultures. Ainsi, il serait nécessaire de diversifier, selon les besoins locaux, les liens thérapeutiques et les actions diverses de santé mentale. Conclusion Dans notre société arabomusulmane, l’influence du facteur culturel demeure relativement importante aussi bien N. Zouari et al. dans l’expression que dans l’appréhension des dépressions. Ainsi, la perte d’objet, à l’origine de la dépression, au lieu d’entraîner une introjection, fait appel à un mécanisme prévalent dans la communauté : la projection qui peut être à l’origine d’hallucinations et de délire de persécution. Dans les deux premières observations, la persécution importe plus que le(s) persécuteur(s) ; elle est perçue comme le témoin d’une dévalorisation et une atteinte à l’estime de soi infligée par le groupe et est vécue par le sujet comme une punition rejoignant ainsi la logique dépressive. Dans la troisième observation, les hallucinations avaient comme rôle de protéger la patiente qui ne peut assumer l’autodévalorisation et la maltraitance infligée par la famille. En outre, l’individu et son entourage disposent de croyances culturelles renvoyant à un corpus de références religieuses et magiques, expliquant des maladies, notamment mentales, ce qui lui permet d’éviter une rupture radicale de ses rapports au monde, en se référant à une théorie étiologique partagée et validée par le groupe. Aussi, l’attitude thérapeutique devrait-elle tenir compte de la signification de la pathologie présentée et de sa dimension culturelle. Références [1] Baubet T, Moro MR. Psychiatrie et migrations. Paris: Ed. Masson; 2003 [73—74]. [2] Boudet M, Rouquet JP. Symptomatologie délirante dans la psychose maniacodépressive. Actual Psychiatr 1984;1: 54—8. [3] Collomb H, Koumare B, Stach H. Un modèle de désinstitutionalisation au Sénégal. Rev Psychopath Afr 1981:11. [4] Douki S. Dépression et culpabilité en Tunisie. Psychopathol Afr 1981;17/1/2/3:154—8. [5] Ferradji T, Ferradji-Baha S. La migration, un risque pour l’identité ? Champ Psychosom 2001;21:65—74. [6] Freud S. 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