Article paru dans le bulletin du CnR Paris en 2006

Transcription

Article paru dans le bulletin du CnR Paris en 2006
il était une fois… MARIE TAGLIONI : POINTES ET TUTU BLANC
En 1802, alors que Bonaparte se préparait à devenir Napoléon, le corps de ballet de l’Opéra de Paris
brillait grâce à des danseurs quelque peu oublié depuis : Mme Gardel, Clotilde Malfleuroy, épouse du
compositeur Boieldieu, Auguste Vestris ainsi que Louise Taglioni et son frère cadet Philippe,
respectivement future tante et père de la danseuse Marie Taglioni. Cette année-là, un seigneur de la
cour de Suède vint à Paris pour y engager des artistes de danse. C’est ainsi que Philippe Taglioni, qui
était né à Milan et avait commencé sa carrière à Paris, partit pour Stockholm. Il y tomba amoureux de
Sophie Karsten, fille d’un chanteur lyrique suédois réputé.. De l’union de Sophie et Philippe naquit le
28 avril 1804 Marie Taglioni.
Moins d’un an après, la famille
déménagea de Stockholm à
Vienne où Philippe était engagé,
puis, en 1806, à Cassel. En 1813,
alors que Philippe était en
tournée, les cosaques envahirent
la ville. Mme Taglioni suivit la
débâcle générale et partit
s’installer définitivement à Paris
bien que son mari ait pris un
poste à Vienne. La vie de Marie,
de sa mère et de Paul, son frère
cadet, était assez modeste.
Pourtant,
Philippe
faisait
parvenir aux siens une bonne
partie de ses gages et Sophie
donnait des leçons de harpe.
Lorsque Marie eut environ 11
ans, il fut décidé qu’elle
fréquenterait les cours de danse
de Jean-François Coulon. Sa
mère ne pouvait pas toujours
l’accompagner, et Marie, qui
s’était liée, au cours, avec une
autre jeune danseuse plus âgée,
profitait de cette liberté pour
faire assez souvent l’école
buissonnière ,
flâner
et,
curieusement,
visiter
les
appartements à louer... De retour
à la maison, il fallait bien mentir.
Les danseuses se rendant au
cours emportaient toujours du
linge de rechange. Marie prenait
la précaution de mouiller le sien à la fontaine pour faire croire qu’elle avait beaucoup transpiré
pendant la leçon. Sa maman la croyait, et même, lui préparait une tasse de bouillon reconstituant…
Les années passaient et chaque fois que Mme Taglioni écrivait à son mari, elle ne tarissait pas d’éloge
sur le merveilleux talent de sa fille. Si bien que Philippe Taglioni annonça bientôt qu’il avait signé
pour Marie un engagement de 1ère danseuse au Théâtre Impérial de Vienne. Cette nouvelle, qui mit la
mère aux anges, consterna la jeune fille. On demanda avis au professeur M. Coulon : « Marie a de
grandes dispositions, mais n’étudie pas avec courage » répondit-il. Il restait plus de six mois avant la
date fatidique. M. Coulon permit à Marie d’assister aux cours qu’il dispensait quotidiennement, du
matin au soir. C’est ainsi qu’elle fit de magnifiques progrès.
Malgré tout, à son arrivée à Vienne, lors de sa 1ère leçon avec son père, elle vit bien qu’il était déçu.
Heureusement que Marie aimait sincèrement la danse, car son père lui prépara alors un programme de
travail bien chargé. Elle travaillait chaque jour au moins six heures ainsi qu’elle le racontera ellemême vers 1876 : « Dans ces 6 heures, deux au moins étaient employées rien qu’à des exercices, dont
des milliers pour chaque pied. C’était extrêmement pénible (…) et cependant le seul moyen
d’assouplir les nerfs, de les fortifier et d’arriver à une certaine perfection. (…)Puis, deux autres
heures étaient employées à ce que j’appellerais des aplombs (…) Ainsi, me tenant sur un seul pied, je
prenais des poses qu’il fallait développer doucement. Ces poses doivent être faites en se tenant sur la
il était une fois… MARIE TAGLIONI : POINTES ET TUTU BLANC
demi-pointe d’un pied (…) Il faut faire pivoter le corps avec beaucoup de grâce, d’aplomb et
d’assurance. J’étais parvenue à une très grande perfection dans ce genre. Je recourais à ces poses
lorsque j’avais besoin de repos, tandis que pour les autres artistes c’est généralement de la fatigue.
(…) Les deux dernières heures étaient employées à sauter. Que c’est difficile, dangereux et fatigant !
(…) L’élan ne doit partir que du talon, sans mouvement du corps. Enfin, que dirais-je ? À force de
sauter, on finit par trouver des élans de biche… » Finalement, elle fit ses débuts avec grand succès le
10 juin 1822 au Hoftheather de Vienne dans La réception d’une Jeune Nymphe à la Cour de
Terpsichore. Elle avait 18 ans. En Juillet, elle dansa dans le ballet de l’opéra Zoraïde de Rossini, grand
ami de son père. Sa carrière était lancée ! Ses engagements la conduisirent ensuite en Allemagne,
particulièrement à Munich et Stuttgart.
Le 23 juillet 1827, elle débuta enfin à l’Opéra de Paris. Son style si différent de celui des autres
danseuses du ballet de l’Opéra surprenait, mais plaisait beaucoup, au public. Marie Taglioni restera la
danseuse qui a imposé définitivement les pointes, en rembourrant ses chaussons de coton et en les
laçant avec des rubans autour des chevilles (1) ; citons le quotidien La Réunion du 30 juillet 1827 :
« Mlle Taglioni se tient sur la pointe des pieds avec un aplomb vraiment extraordinaire ». La pointe
apparaissait donc comme une nouveauté.
Marie Taglioni ne revint danser à Paris que bien plus tard, ayant à honorer un contrat de 3 saisons avec
le réputé Théâtre de Stuttgart. C’est le 12 mars 1832 qu’elle obtint sa consécration à l’Opéra de Paris
lors de la création de La Sylphide, ballet en deux actes, d’après un conte de Charles Nodier, sur une
musique de Jean-Madeleine Schneitzhöfer, un décor de Ciceri, et surtout, une chorégraphie de
Philippe Taglioni. C’est au peintre Eugène Lami qu’avait été confiée la conception des costumes. Il
imagina, pour l’occasion, une tenue d’un genre nouveau en tulle et voile transparent : le tutu…. La
Taglioni fut donc bien la première danseuse à porter des pointes et à revêtir un tutu ; La Sylphide est
historiquement le premier ballet romantique ou «ballet blanc» ! L'histoire est celle d'un amour
impossible entre une aérienne sylphide et un jeune homme. De nouveau, public et critique furent
enthousiastes. Lisons les gazettes : « La Taglioni danse de partout ! » déclare Le Pandore. Quant au
Moniteur : « A la correction classique, elle réunit une grâce inexprimable. Voluptueuse avec décence,
toutes ses attitudes sont du plus noble, mais du plus agréable dessin. Il y a dans tous ses mouvements
une harmonie qui plaît, et dans ses hardiesses une aisance qui ne permet pas de s’en effrayer. »
Cette année-là, notre danseuse se maria au comte Gilbert de Voisins. Ils eurent deux enfants. Mais
l’union ne fut pas heureuse et Maria demanda le divorce dès 1835.
Après 9 saisons à Paris, Marie Taglioni quitta la France en 1837 pour Saint Petersbourg. Elle arriva en
Russie auréolée de tous ses succès parisiens. Le public et la critique qui l’attendaient impatiemment ne
furent pas déçus. Ils lui réservèrent un triomphe et l’appelèrent bientôt : « notre » Taglioni . Comme
l’écrira, dans les années 30, le critique russe Lubov Blok : « Tout ce que la poésie, la peinture et la
musique romantique pouvait exprimer, la Taglioni l’exprimait dans sa façon de danser . Pour la
première fois dans l’histoire de la danse, un danseur soliste incarnait les idées les plus avancées de
l’art de son temps. Marie Taglioni était élevée au rang de poète, compositeur, peintre… ». En un mot,
elle incarnait cette époque romantique. Marie passa 5 ans en Russie. Elle ne se produisit jamais à
Moscou, les divers contrats proposés ne lui convenant jamais. Puis elle revint en France .
Le père de Marie, Philippe Taglioni, si habile à mener la carrière de sa fille, ne le fut pas du tout en
plaçant ses économies . Après sa retraite prise en 1848, ruinée, elle dût continuer à donner des leçons à
Paris ou à Londres. Elle mourra , dans le plus grand dénuement, en 1884, à Marseille, âgée de 80 ans.
Cette grande artiste, adulée du public, avait su rester simple et humaine. Retirée après tant de
triomphes, elle vivait auprès de sa famille, de ses amis, échangeant une correspondance abondante
avec ses fidèles, écrivains ou artistes. Elle sortit une seule fois de son discret exil : le succès de la
danseuse Emma Livry, dont la rumeur était parvenue jusqu’à elle, la rendit une dernière fois à la
danse. Avec la générosité, l’intelligence et la finesse dont elle avait toujours fait preuve, elle guida la
jeune artiste, l’aidant à mettre en œuvre ce conseil si touchant, dont elle avait accompagné un bouquet
offert à la nouvelle Sylphide : « Faites-moi oublier, mais ne m’oubliez pas ! »
Catherine Durand
Source : La Taglioni ou la vie d’une danseuse de Léandre Vaillat (Ed. Albin Michel, 1942)
1-: Jean-Pierre Bottura, professeur d’histoire de la danse nous apporte les précisions suivantes : Contrairement
à une certaine légende, Marie Taglioni n’est pas la première danseuse à être montée sur pointes. L’origine, dans
l’état actuel des recherches, reste vague. Nous savons qu’en 1808, à Saint-Petersbourg, Maria Danilova, déjà,
montait sur pointes dans le ballet Zéphire et Flore de Charles-Louis Didelot. En France, en 1813, Geneviève
Gosselin, (élève de Jean-François Coulon, dit le père) serait la première à les utiliser. Dans les années 1820,
Maria de Caro, Audatia Istomina, Fanny Bias, Amalia Brugnoli, etc. les pratiquaient, elles aussi.