Stupeur et passion à Versailles

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Stupeur et passion à Versailles
cinéma
«LES ADIEUX À LA REINE» A travers le regard d’une fervente domestique, Benoît Jacquot évoque les trois
derniers jours du règne de Louis XVI dans une œuvre intense et virtuose. Rencontre avec le cinéaste.
Stupeur et passion à Versailles
PROPOS RECUEILLIS A BERLIN PAR
MALIK BERKATI
L
e 9 février dernier, Les Adieux à la
reine ouvrait la compétition de la
62e Berlinale. L’accueil poli reçu au
festival contraste avec les louanges
des critiques et l’accueil des spectateurs
français. Serait-ce un effet de la campagne
électorale pour ce film, tiré d’un roman de
Chantal Thomas, qui raconte depuis Versailles les trois derniers jours de l’Ancien
Régime? Entretien à Berlin avec son réalisateur, Benoît Jacquot.
Bien qu’il soit historique, ce film donne
une impression de modernité dans
le langage, les attitudes...
Photos.
Servantes à Versailles,
la lectrice Sidonie
(formidable Léa Seydoux)
et la brodeuse Honorine
(Julie-Marie Parmentier)
guettent les rumeurs
de la Révolution dans
Les Adieux à la reine
de Benoît Jacquot
(en médaillon).
PRAESENS FILM
Benoît Jacquot: Pour moi, un film contemporain est aussi un film en costume.
Par principe, j’essaie de faire en sorte que
les différences entre les deux ne soient pas
fondamentales. Dès le moment où il y a
des personnages et une histoire, le film est
«costumé». Ma vision du genre est tout sauf
celle d’un archiviste ou d’un antiquaire. Ce
qui m’intéresse, c’est de restituer une époque, quelle qu’elle soit, au présent. Aussi
bien pour les acteurs que pour les spectateurs, Les Adieux à la reine doit donner le
sentiment de se passer ici et maintenant.
Vous avez également une manière très
«épidermique» de filmer vos actrices...
– Il m’arrive de choisir des comédiennes pour leur peau, car celle-ci est aussi
un costume. J’y tiens beaucoup. Parce qu’il
y a un type de luminosité, de cinégénie qui
a un rapport direct avec l’épiderme. Je suis
persuadé que les actrices jouent avec leur
peau, autant qu’avec leur regard et davantage qu’avec leur voix. De façon plus secrète, mais plus forte.
Dans le contexte politique et social des
révoltes arabes ou du mouvement des
Indignés, Les Adieux à la reine tend-il
un miroir à l’actualité?
– Il n’y a pas d’implications politiques
directes, mais des échos évidents et incontournables des situations d’insurrection
qui sont en train de se multiplier ici et là. La
Révolution française est la mère des révolutions populaires des temps modernes.
Mais ces échos ne se réfèrent pas seulement aux soulèvements: Les Adieux à la
reine rend compte de toutes les fins de règne. Le pouvoir crée un attachement sans
doute beaucoup plus fort et durable que
n’importe quelle relation amoureuse. C’est
pourquoi il est si difficile d’y renoncer. On
ressent cela dans la panique des membres
de la cour.
Il y a aussi cette phrase qui renvoie
à l’immolation de Mohamed Bouazizile,
VISIONS DU RÉEL • «CHRONIQUE D’UNE MORT OUBLIÉE»
DE PIERRE MORATH
Drame de l’indifférence
La citation de Dostoïevski en exergue du film donne le ton: «Le degré
de civilisation d’une société est proportionnel à la façon dont elle traite ses mort.» A découvrir la semaine prochaine au festival Visions du
Réel à Nyon, Chronique d’une mort oubliée revient sur le cas de Michel
Christen, quinquagénaire alcoolique et cancéreux dont le corps décomposé a été retrouvé dans son studio genevois en mai 2005, deux
ans et demi après son décès...
Auteur de deux documentaires sur l’univers du sport coréalisés
par Nicholas J. Peart (Les Règles du jeu et Togo), Pierre Morath s’illustre donc dans un tout autre registre. Le cinéaste mène ici une double
enquête, auprès des voisins et des institutions impliquées (services sociaux et industriels, etc.), pour tenter de comprendre la fin révoltante
de cet homme pourtant bien connu dans son quartier, qui avait une
fille et une ex-femme vivant aussi à Genève.
On l’a cru parti, hospitalisé ou «disparu», sans chercher plus
loin. «Aucun rouage de la société n’a fonctionné», constate un témoin. C’est ce que démontre une effarante «chronologie de l’oubli»
où tous les protagonistes du drame sont convoqués, des copains de bis-
à l’origine des émeutes du Printemps
tunisien: «Le peuple est une matière
inflammable»!
– Nous avons écrit le scénario avant les
révoltes arabes, mais cette image est en effet devenue une absolue réalité. C’est une
phrase d’Engels.
Les domestiques de Versailles paraissent
aussi paniqués que leurs maîtres dans
cette situation de sauve-qui-peut...
– Les domestiques sont aussi terrifiés
car la cour est un monde dans le monde
qui est devenu le leur. La lectrice Sidonie,
qui y est très attachée, dit quand elle part:
«Je ne serai plus personne.» Parce qu’elle
n’a soudain plus d’identité. C’est le lot de
tous les esclaves. L’esclavage, y compris salarial, est une situation qui par définition
désintègre l’identité propre en constituant
une identité paradoxale dont on a ensuite
beaucoup de mal à se débarrasser.
Votre caméra ne se déplace qu’en
fonction de Sidonie. Pourquoi avez-vous
fait ce choix?
– C’est exactement ce qui a déterminé
la cinématographie des Adieux à la reine.
Le noyau nucléaire du film est de ne jamais montrer autre chose que Sidonie en
train de voir ce qu’elle voit, ce qu’elle peut
voir mais ne voit pas, et de la voir en train
de voir. La caméra épouse ses mouvements,
ses arrêts. J’étais la caméra et j’ai fait ce que
pouvais pour la suivre. Le mouvement est
parfois saccadé, quand elle traverse un
corridor par exemple, à d’autres moments
plus doux et régulier. Les Adieux à la reine
est comme «motorisé» par ce personnage.
Du coup, avec ses alternances de fébrilité
et de retenue, le film obéit à une respiration quasi organique.
L’Histoire et les femmes
Sa filmographie entière en témoigne, Benoît Jacquot aime plus que tout
filmer l’Histoire et les femmes. Instantané d’une fin de règne sur fond de
triangle amoureux entre Marie-Antoinette (Diane Kruger), son amante la
Polignac (Virginie Ledoyen) et sa lectrice Sidonie Laborde (Léa Seydoux),
Les Adieux à la reine réunit ses deux passions de la plus sublime des manières: moderne, subtile et sensuelle.
Le film épouse le point de vue de la jeune servante, une sorte de Rosetta
d’époque, fière, butée et dévouée à sa reine jusqu’à l’ultime sacrifice. La
caméra lui colle aux basques, dévoilant dans son sillage l’envers insalubre
des dorures royales comme autant de signes d’un pouvoir pourrissant, à
l’image de ce rat crevé flottant dans le Grand Canal.
Entre stupeur et incrédulité, le cinéaste décrit la panique qui gagne la cour
avec la rumeur de la Révolution. Les couloirs de Versailles évoquent les
coursives du Titanic, et ces trois jours de juillet 1789 font écho à tout événement du même ordre – dont le 11-Septembre. Car Jacquot, pour qui le
passé n’a d’intérêt que s’il renvoie au présent, sait investir le genre historique comme personne. Par une mise en scène tout sauf académique (caméra portée, gros plans, zoom, ralenti...), des dialogues sans préciosités
(«Duchesse de mes fesses!», lance une brodeuse effrontée) et par une interprétation qui n’a rien de théâtral.
Face à l’«animale» Léa Seydoux (qui crève aussi l’écran dans L’Enfant d’en
haut d’Ursula Meier), Diane Kruger compose tout en nuances une souveraine bien plus complexe que sa réputation – et que l’ado désœuvrée filmée par Sofia Coppola. Frappé d’une grâce tragique, Les Adieux à la reine
nous entraîne ainsi – à en «perdre la tête» – dans le tourbillon vertigineux
de l’Histoire et des sentiments.
MATHIEU LOEWER
trot à l’Office cantonal des personnes âgées, en passant par la famille
et la régie immobilière Bory – qui a refusé de s’exprimer dans le film.
Mais Chronique d’une mort oubliée ne se contente pas de
dresser «un réquisitoire implacable sur le taylorisme qui sévit dans les
services sociaux» (comme résumé dans le catalogue du festival), ni de
déplorer l’anonymat des grandes villes. N’accusant personne et donc
tout le monde, Pierre Morath instruit le procès de l’indifférence générale, d’une société individualiste où la misère s’avère davantage morale que matérielle, renvoyant ainsi chacun à sa part de responsabilité.
Et vous, que savez-vous de la vie de vos voisins? Parce que des cadavres qui pourrissent derrière des portes closes, la police en lève chaque
semaine...
MLR
Me 25 avril à 20h30 à l’Usine à Gaz, projection suivie d’un débat avec l’équipe du film
et des personnalités politiques genevoises, et ve 27 à 16h au Capitole 2.
SUISSE • «L’ENFANCE VOLÉE» DE MARKUS IMBODEN
Derrière la carte postale
Immense succès en Suisse alémanique avec près de 230 000 entrées à
ce jour, L’Enfance volée révèle une réalité historique peu reluisante:
l’exploitation, jusque dans les années 1950, de dizaines de milliers
d’enfants, généralement orphelins ou de parents divorcés, placés dans
des familles d’accueil qui les traitaient souvent pire que du bétail. Une
réalité longtemps occultée qui fait l’objet d’une exposition itinérante
à voir au musée d’art et d’histoire à Fribourg jusqu’au 19 août, et que
le cinéaste bernois Markus Imboden traite avec sensibilité, au fil d’un
scénario qu’on croirait exagérément mélodramatique s’il n’était directement inspiré par d’innombrables témoignages avérés.
Réalisateur expérimenté de comédies à succès et de téléfilms,
Markus Imboden n’a pas les ambitions esthétiques d’un Fredi M. Murer,
qui sublimait les codes du heimatfilm dans l’inoubliable L’Ame sœur,
ni le tranchant glacial d’un Michael Haneke dont Le Ruban blanc traitait également de l’innocence détruite. Formellement sans surprise,
malgré une photographie en clair-obscur qui renforce encore la noirceur des situations, L’Enfance volée vaut d’abord par son scénario bien
construit qui évite adroitement les pièges du manichéisme, et par ses
acteurs, plus vrais que nature, tout droit sortis d’un film de Heidi.
Par contre, en adoptant presque exclusivement le point de vue
des enfants, Markus Imboden n’explique que peu le contexte politique
et social qui a permis à ces pratiques inhumaines de perdurer aussi
longtemps, sous le regard bienveillant des églises et des autorités.
Reste qu’au-delà de sa mise en scène conventionnelle, L’Enfance volée
fait œuvre salutaire en dévoilant les horreurs cachées derrière les décors d’une Suisse de carte postale.
ERIC STEINER/La Liberté
LeMag rendez-vous culturel du Courrier du samedi 21 avril 2012 •