l`homme à cheval (1943)
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l`homme à cheval (1943)
L’HOMME À CHEVAL (1943) … cet instinct qui pousse les hommes à hâter leur destin (p. 16). Il est donné à l’homme d’être lui-même en se jetant tout à fait hors de lui (p. 51). Les hommes d’action ne sont importants que lorsqu’ils sont suffisamment hommes de pensée, et les hommes de pensée ne valent qu’a cause de l’embryon d’homme d’action qu’ils portent en eux (p. 191). Si l’Eglise défend les grands, la maçonnerie défend la bourgeoisie. (…) La maçonnerie partage avec l’Eglise les responsabilités et les hypocrisies de la propriété (p. 194). … cette vie de la vie qu’on appelle l’honneur (p. 207). Je n’ai jamais vu la dignité de l’homme que dans la sincérité de ses passions (p. 210). Un dieu meurt et renaît ; l’homme meurt et renaît. Perpétuellement, il crée des formes en qui il renaît. Ces formes fixent leur essence d’abord dans la guerre et la religion, ensuite dans l’art (p. 232). Sa patrie est amère à celui qui a rêvé l’empire. Que nous est une patrie si elle n’est pas promesse d’empire ? (p. 236). Jean Paulhan – 31 mars 1943 – LETTRE À DRIEU LA ROCHELLE au sujet de L’ HOMME À CHEVAL Drieu, Je voudrais bien vous voir. Ne voulez-vous pas que nous déjeunions ensemble, par exemple mercredi ou jeudi prochain ? Vous viendriez rue des Arènes. (J’ai un tableau à vous montrer.) L’Homme à Cheval est passionnant. Sauf la conclusion qui me semble inutile, et Le Lac Titicaca qui me désoblige. J’avais (il me semble) très bien compris. Si je n’avais pas compris, je me serais très bien passé de comprendre. Comment peut-il vous arriver de prendre – ne fût-ce qu’une seconde – le ton pédant ? J’aime beaucoup la surprise de la page 119… Mais quel relief donne à Jaime l’invention de Felipe (qui vous a sans doute coûté des efforts. Rien n’en paraît). Comme Conchita et Camilla sont sans taches. Quel admirable conteur enfin vous faites (et quel dédain pour vos dons). Mais je suppose que c’est pour les mieux faire ressortir. Après tout, Le Lac Titicaca met merveilleusement en relief le reste, qui n’en avait pas du tout besoin. (Ah, et en tout cas la théorie du Dictateur, un peu pénible, un peu trop appliquée.) Si vous aviez le courage de vous dire : « Je serai Alexandre Dumas », c’est alors que l’on verrait en pleine lumière tous les mérites qui vous séparent de lui. Mais vous tenez obstinément à être aussi Gobineau. Enfin, merci. C’est un très beau livre. Vraiment très beau. André Fraigneau LA TERRASSE DE TOLÈDE Je Suis Partout – 7 mai 1943 Il est des lieux où souffle l’esprit. Certains de ces lieux peuvent constituer le rendez-vous spirituel d’une colonie d’intelligences qui se sentent une ascendance, des goûts ou des buts voisins. Je me plaisais, quand j’avais dix-sept ans, à rassembler sous le parrainage de Barrès, dont ils ne cherchaient pas à renier l’influence, les plus significatifs des écrivains français vivants – parmi lesquels était Drieu la Rochelle, Montherlant et Malraux – et je donnais pour cadre à leurs entretiens imaginaires cette terrasse tolédane que l’auteur de Du Sang, de la Volupté, de la Mort désigne aux premières lignes d’un amateur d’âmes. « Il avait fait dessiner dans la montagne une allée en terrasse sur la vallée du Tage et sur Tolède. Le plus doux et le plus âpre des balcons, sur un pays noble et désert comme la mer. » J’imaginais, conduisant à ce lieu de rencontre moral, deux chemins au tracé différent. La route en lacets, en « périodes » de la tradition oratoire, celle de Bossuet, de Rousseau, de Chateaubriand, et le sentier rude, direct, rapide, le raccourci taillé dans le roc, celui de Pascal, de Retz, de Stendhal, de Gobineau. Pour venir ou pour repartir, les écrivains vivants et Barrès lui-même empruntaient l’un ou l’autre des chemins. Ils quittaient le reposoir ardent et idéal où je les avais groupés pour courir le monde, la politique ou le guilledou. Barrès retournait en Lorraine ou poussait jusqu’à l’Oronte d’où ses dernières strophes nous parvenaient modulées au cœur du plus lointain et du plus enivrant des jardins. Montherlant s’éloignait à la poursuite de son désir et croyait que c’était Barrès qui s’éloignait. Drieu, Malraux exploraient des politiques contradictoires. Et puis, j’ai vu revenir Montherlant avec Le Solstice de Juin et La Reine morte par la grande route oratoire. Aujourd’hui, à ma stupeur, Drieu, avec son Homme à Cheval, débouche triomphalement par le raccourci stendhalien. Expliquons-nous sur l’adjectif « stendhalien ». Que l’on n’imagine aucun cortège, rien de solennel, d’imposant, de décoratif : de « spectaculaire » dirai-je, si je n’écrivais pas en français. Le style du chef-d’œuvre de Drieu, car il s’agit de son chefd’œuvre, a l’absence d’effets, la vitesse élégante, la sécheresse musclée de la tradition littéraire dont il est le descendant. Ce roman de deux cent quatre-vingts pages se propose avec l’organisation interne et aussi l’épiderme d’une créature vivante. Puisqu’il s’agit d’un cavalier et de sa monture, on pourrait le définir avec ce seul vers d’un sonnet de Degas consacré à la description d’un cheval de courses : Tout nerveusement nu dans sa robe de soie. Je m’excuse de m’attarder ainsi à une définition de ce livre qui n’intéresse que sa qualité de créature ou, si l’on préfère, d’objet d’art. C’est que Georges Blond résuma bien mieux que moi ce récit à la Candide où dans une Bolivie de fantaisie (et cependant si précise, si exactement colorée, si savoureuse) un jeune lieutenant de cavalerie devient dictateur. Ses étapes : la défaite et l’assassinat du président démocratique, fumeur de cigares. Ses ennemis : le franc-maçon millionnaire et le jésuite, le père Florida, amateur de fleurs. Ses maîtresses : la danseuse Conchita et la hautaine Camilla Bustamente penchée à son balcon ouvert sur l’abîme et qui répand dans le livre un immense parfum. Ses actes : la victoire sur les Incas soulevés par les agissements de ses ennemis ; le sacrifice de son cheval sur l’autel du Soleil. Pas une ligne de ce livre qui ne soit intentionnelle. Pas une figure qui ne soit symbolique et où nous ne reconnaissions, transfigurés, des scènes ou des êtres de notre actualité la plus immédiate et la plus brûlante. Et cependant avec cela une liberté, une aisance romanesque complètes. Il s’agit là, pour Drieu la Rochelle, au milieu de sa vie, de sa carrière, d’un merveilleux bonheur d’expression. Une seule erreur, à mon gré. Pourquoi le pessimisme final ? Pourquoi l’homme d’action, Jaime, après avoir sacrifié son cheval, abandonne-t-il le pays et le peuple auxquels il a appris l’ordre et la grandeur pour disparaître égoïstement avec un bohémianisme littéraire en partant à la découverte de quelque forêt de l’Amazonie ? Après le sacrifice du cheval au dieu, magnifique et nécessaire, le protecteur de la Bolivie se devait (et nous devait) de redescendre à pied vers sa tâche quotidienne de conducteur et de patriote. Ce défaut est un défaut d’esthétique. Drieu est d’une génération qui croit que ça fait bien que les choses finissent mal… Je ne vois que Gobineau, extraodinairement en avance sur son temps et sur notre temps même, qui ait osé une fin résolument optimiste à son sublime roman des Pléiades. Ne terminons pas sur un regret. Admirons encore la substance transparente, sans un empâtement, sans une gaucherie avec laquelle est peinte cette œuvre qui fait honneur à nos Lettres. La grande peinture est lisse, dirait Degas. Georges Blond L’HOMME À CHEVAL Je Suis Partout – 14 mai 1943 A l’instant de parler de ce livre, je me dis qu’il me faudrait le reprendre, le relire, en citer de larges extraits – le citer entièrement, pour être certain de ne pas le trahir du tout. Il n’y a rien à dire de plus que ce qu’il contient, et rien de moins. L’art du roman, auquel on tolère souvent tant d’approximations, tant de « bavures », s’égale ici aux formes les plus économiques, c’est-à-dire les plus certaines de l’art. Qu’on n’entende point dépouillement, sécheresse – « Le temps conserve de préférence ce qui est un peu sec » a écrit Gide –, intellectualisme. Au contraire. Le sang circule dans cette histoire, et coule pathétiquement. L’élégance naît, non pas d’une certaine retenue, mais de la rapidité. En cela, comme André Fraigneau l’écrivait exactement l’autre semaine, Drieu la Rochelle rejoint avec éclat la tradition romanesque française la moins imitable. En une postface assez détachée, l’auteur laisse entendre que son action est située dans une Bolivie de convention, la vraie lui étant inconnue. Que cette convention est attachante, vraisemblable, auprès de tant d’indistinctes images rapportées par les voyageurs ! Je n’y suis point allé voir non plus, mais ces paysages de L’Homme à Cheval, cette lumière, ils ont véritablement la couleur et la qualité que nous pressentons devant tous les témoignages à forme poétique, devant les étranges et magnifiques objets indiens du Musée de l’Homme, devant les inquiétantes ruines géométriques des temples incas. On pourrait penser a priori que, vu l’objet du récit – l’accession au pouvoir dictatorial d’un imaginaire lieutenant de cavalerie à travers les intrigues et par la révolution –, Drieu aurait très bien pu le situer dans un décor abstrait : L’Homme à Cheval aurait été un récit purement intellectuel, un Candide du XXe siècle. Mais l’intention profonde alors aurait été trahie, puisqu’il s’agit en vérité d’une sorte d’anti-Candide. Le monde de L’Homme à Cheval n’est pas un quelconque territoire à la surface duquel se joue une farce hypocrite, mais une patrie, une terre marquée de signes, déterminante des qualités et des défauts d’une race. A sa surface se trouvent opposés, non seulement les appétits et les intérêts, non seulement les sentiments et les passions des individus, comme dans Candide, mais aussi des sentiments collectifs, des aspirations « de classe » et de race, des passions nationales, toutes les forces immenses délivrées dans les grandes périodes tumultueuses de l’Histoire et qui, dans ces périodes, font l’Histoire. Il fallait que tout cela, que ne soupçonnait pas Voltaire, eût un caractère humain, une couleur. La couleur y est, elle est vive, sombre, dramatique comme une lumière d’orage. « Jaime Torrijos était lieutenant dans le régiment de cavalerie d’Agreda, qui tenait alors garnison à Cochabamba. Il était admiré et aimé des officiers et des soldats parce qu’il y avait dans son corps une force et une audace extraordinaires. Il était aimé des femmes pour la même raison. » Tel est le héros à l’origine. Son histoire est narrée par le confident Felipe, un guitariste qui improvise des chansons à la gloire du régiment d’Agreda quand MM. les officiers vont boire en regardant danser les femmes. Felipe le laid, l’obscur, l’intelligent, admire cette puissance qu’il sent latente en Jaime ; il aime en Jaime le pouvoir d’agir sur la réalité qui, à lui, lui manque. Tout au plus peut-il, et il s’y emploie, faire naître devant Jaime les possibilités, dire un mot à celui-ci ou à celui-là, placer ici ou là ce lieutenant en apparence pleinement satisfait par sa magnifique vitalité – puis attendre le résultat. Tout cela ne produit rien jusqu’au jour où tout cela produit quelque chose. Jaime entre dans l’action révolutionnaire aussi naturellement que le cheval de sang s’élance au milieu du peloton des concurrents. Jaime est sur la route du pouvoir. Aussitôt entouré, observé, sollicité. Là est le premier trait remarquable d’observation politique et simplement humaine : d’énormes intérêts pèsent les uns sur les autres, s’opposent statiquement en une lutte obscure, et dès qu’un homme, parti de rien, pauvre, encore presque seul mais risquant tout de lui-même, s’engage, voilà les sombres coalitions attentives, intéressées, prometteuses ; comme si un soldat était pour elles une valeur irremplaçable, qu’elles ne peuvent en aucun cas faire surgir de leurs rangs, de leur or. Le soldat l’emporte sur le vieux Protecteur démocrate déjà las du pouvoir, le voilà sur les marches du palais, encore fumant. L’aristocratie d’héritage, intellectuellement débile, incapable d’autres entreprises que de complots puérils, commence à s’agiter dans ses châteaux un peu croulants, et Felipe voit les deux grandes puissances conservatrices, la Maçonnerie et les Jésuites, cerner de leurs émissaires un Jaime Torrijos déjà pour lui presque méconnaissable, et voici un second admirable trait : tandis que Felipe l’intelligent s’efforce de loin de secourir son idole, s’effraie de voir s’organiser contre ce cavalier ingénu les sordides et ingénieuses alliances des intérêts conservateurs, le cavalier, presque d’un coup, se révèle un homme d’Etat. Cela n’est pas un postulat, ni une joliesse littéraire. A un certain échelon, à une certaine intensité de la lutte, les décisions simples et rapides l’emportent sur l’ingéniosité. Les voix qui conseillent le cavalier ne sont point celles de la veule ambition, les forces qui le secourent sont plus puissantes que l’énergie d’un seul homme ; cet homme issu du peuple, presque du seul fait qu’il s’est engagé entièrement, est devenu l’instrument des aspirations nationales les plus profondes, de ces aspirations à l’unité et à la justice, cauchemar des forces occultes, que les forces occultes doivent inlassablement s’employer à dégrader, à diviser, à distraire, à tromper. Ce flot porte Jaime Torrijos à la plénitude du pouvoir, sans qu’il ait besoin de composer avec les Maçons ni avec les Jésuites. Et alors c’est le recommencement de la classique et abjecte manœuvre. Un soulèvement prolétarien, cela s’organise. La réforme de l’Etat est à peine entreprise, d’immenses espoirs sont nés au sein de la masse et ceux-là mêmes qui sont les plus hostiles à la réalisation de ces espoirs s’emploient à les transformer en impatience et en révolte, car il s’agit avant tout de renverser l’homme pur. Jaime est obligé de réprimer cruellement la révolte prolétarienne des Indiens, tandis que les instigateurs, effrayés, se demandant jusqu’où va déferler le raz de marée qu’ils ont provoqué, se retournent vers Jaime, de nouveau voudraient lui accorder un appui conditionnel, bref, jouent leur jeu qui est de corrompre et d’asservir. Une fois encore, Jaime agit malgré elles, hors d’elles. Il est d’ailleurs maintenant entraîné par l’une de ces grandes nécessités historiques qui réapparaissent dans le ciel d’une nation chaque fois que l’unité nationale est rétablie ou seulement en voie de l’être. Ici, il s’agit de l’accès à la mer. Ouvrir ce chemin vers le Pacifique à travers le Chili et le Pérou, reforger un empire inca sud-américain, telle sera finalement l’entreprise de l’ex-lieutenant de cavalerie. Il y échouera, peut-être parce que l’Amérique du Sud n’est pas mûre pour ce destin, peut-être parce qu’il est écrit que les plus sublimes entreprises des politiques, les plus évidemment raisonnables et harmonieuses se heurteront toujours à cette rage de désordre et de néant qui, depuis des siècles, déchire le monde. Jaime s’en va vers les solitudes et vers l’obscurité, ayant laissé dans l’Histoire de son pays un sillon de feu. Je m’aperçois que je viens de raconter L’Homme à Cheval comme s’il s’agissait d’une sorte d’affabulation historique arbitraire, alors qu’au contraire on n’y trouve pas une notion, pas un sentiment, pas une tendance qui ne soient incarnés de la façon la plus passionnante. La danseuse Conchita, l’aristocrate Camilla Bustamente, le prodigieux père jésuite Florida, le franc-maçon conservateur Belmez, tous deux alternativement adversaires et complices – « Là où le Christianisme succombe, la Maçonnerie n’en a pas pour longtemps » –, tous les personnages de ce livre sont, par l’auteur, non pas qualifiés, définis, mais montrés dans leur réalité la plus révélatrice, au point que devant ce récit situé dans la Bolivie de 1880, de nous inconnue, nous nous écrions cinquante fois et plus : « Comme c’est vrai ! » Ce sont les sentiments qui sont vrais, ce sont les personnages qui sont classiques. Il y a aussi une vérité classique des épisodes. Les événements contemporains nous ont suffisamment instruits, à supposer que notre souvenir de l’Histoire ancienne et moderne soit entièrement effacé, pour que nous reconnaissions, par exemple, la réalité du meurtre de don Benito, ou encore l’attaque de La Paz par les colonnes de Jaime. C’est d’ailleurs à l’air de notre temps que l’auteur emprunte la grandeur tragique de son récit, sa rapidité, sa faculté d’ouvrir en quelques mots des perspectives impressionnantes. Non, il n’est pas inutile pour un romancier de vivre son époque. Hervé Le Boterf A propos de L’HOMME À CHEVAL Extrait de La Vie parisienne sous l’Occupation (tome I) – France-Empire – 1974 (...) A la sensibilité toute féminine de Colette, on peut ajouter l’intelligence virile et aristocratique de Drieu la Rochelle. Critiqué par une partie de la presse, L’Homme à Cheval est loin d’être un banal exercice de détente ainsi que le prétend modestement son auteur. L’aventure de ce conquistador, hanté par la solitude et les servitudes inexorables de sa charge, est traduite avec un mélange d’angoisse et de grandeur qui apparente le personnage aux héros de Montherlant. En se faisant le champion de la raison d’Etat, Jaime Torrijos se présente comme l’héritier spirituel du Ferrante de La Reine morte. Il en a les accents terribles et déchirants lorsqu’il déclare dans un style racinien : « Viens, je tue, je souffre et je voudrais mourir ». Boycotté pour des motifs de rancune politique, L’Homme à Cheval s’inscrit cependant, sur le plan de la qualité, dans la ligne de Gilles et de La Comédie de Charleroi. En dehors des portraits saisissants qu’il trace du dictateur bolivien et de Felipe, son abjecte âme damnée, Drieu sait aussi peindre les visages attachants de Conception et de Camilla avec des couleurs de vérité qui révèlent sa profonde connaissance du comportement féminin.