En sortant du resto, face aux palmiers lumineux en plastique

Transcription

En sortant du resto, face aux palmiers lumineux en plastique
CARNETS DE GUERRE D'UN JOURNALISTE REBELLE
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En sortant du resto, face aux palmiers lumineux en plastique suprêmement kitsch du front de mer (les Koweïtiens ont pourtant des superbes
palmiers naturels), je donne une semi-réponse :
— O.K. On essaie de passer la frontière ensemble dès que cela commence,
mais selon mon plan, c’est-à-dire par l’ouest et non par le nord où toute la
presse va se bousculer dans une zone ultra-contrôlée pour rejoindre Bassora.
Demain, on fait une reconnaissance en fin d’après midi. Par contre, en Irak,
si je le juge nécessaire, je vous fausserai peut-être compagnie.
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En rentrant à mon hôtel, je pense au chemin parcouru depuis les débuts
de Raids. En 1989, trois ans après sa création, la revue était considérée par
la plupart des journalistes et par beaucoup d’officiers d’état-major comme
un « Rambo magazine ». Nous n’avons jamais fait de politique, et pourtant
cette image de droite nous collait à la peau, et bien sûr nous nuisait terriblement. La dictature de la pensée unique est souvent pire que les dictatures affichées parce qu’elle se cache sous le masque de la démocratie. La
peur du qu’en dira-t-on si l’on ne s’affiche pas dans le courant « républicain » (mot bradé et mis à toutes les sauces) vaut toutes les atteintes à la
liberté de la presse des pays totalitaires. Pour ce qui est de la tolérance, je
n’ai de leçons à recevoir de personne. J’ai mon franc-parler et mes idées,
que je n’ai jamais cherché à cacher, mais n’ai jamais utilisé Raids pour les
exprimer. Raids est un magazine technique et d’informations militaires et
géopolitiques, un point c’est tout, et il est peut-être temps que certains s’en
rendent compte.
C’est à Beyrouth que je m’étais heurté pour la première fois à un journaliste qui nous regardait de haut. Nous avions été toute la journée sur le
front, Éric Micheletti et moi, avec la 10e brigade du général Aoun. Nous
étions rentrés à pied, et sous des tirs d’artillerie, à l’hôtel situé sur une des
collines d’Achrafié. Nous portions une tenue pratique, jeans et veste de
treillis kaki. Couverts de poussière et de sueur, les traits creusés par la
fatigue et la tension, nous nous étions effondrés dans les fauteuils du salon.
En face de nous, en blazer et cravate, Stéphane Mardant, correspondant
du Figaro, nous toisait avec mépris au-dessus de son ordinateur portable.
Sans cesser de nous dévisager, il lança à la cantonade d'un ton ironique, en
prenant à témoin les autres journalistes :
— Alors c’est cela, la nouvelle presse française ?
Éric dut me retenir! J’ai le sang chaud.