Entretien avec Alain Bauer
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Entretien avec Alain Bauer
Actualités manifestations Préventica actualité La mondialisation a considérablement fait évoluer le crime La sécurité est désormais au cœur des enjeux stratégiques des entreprises, tout particulièrement dans le cadre de leur développement à l’international. Alain Bauer, éminent spécialiste en criminologie, était chargé de l’ouverture du premier rendez-vous international du Forum TAC (Technology Against Crime) consacré à ces questions, dans le cadre du premier congrès-salon international de Préventica, le 8 avril à Casablanca. En exclusivité pour Préventica, il expose sa vision des récentes évolutions du crime international. > Vous dites que notre vision du crime a changé, pourquoi ? < Désormais, on voit le crime, on lit le crime, on vit le crime dans sa quasi immédiateté. Internet, les réseaux sociaux, tweeter, ont rétracté le temps et l’espace. Ce qui mettait quelques mois, quelques semaines, quelques jours, puis quelques heures à être connu du grand public, entre aujourd’hui partout et tout de suite dans la vie de tout un chacun. Cette rapidité a quelques qualités. Mais un rédhibitoire défaut : la perte de cohérence de l’information par l’absence de toute mise en perspective, annihilant toute véritable connaissance. Une information, rarement vérifiée, et plusieurs démentis sont autant d’éléments qui nourrissent le flux à égalité. Chacun veut aller plus vite, plus fort, et surtout assurer coûte que coûte un débit ininterrompu. Du coup, noyant les quelques experts appelés en renfort, souvent prudents 54 Préventique - N° 135 - Mai-juin 2014 Dans le même temps, sont négligées ou ignorées des évolutions majeures de ce qu’on appelle la « face noire de la mondialisation ». Il faut donc cheminer autour de divers sujets majeurs. > Qu’entendez-vous par « face noire de la mondialisation «? < En premier lieu, il y a lieu de s’intéresser à la globalisation du crime. Pour concevoir le crime du XXIe siècle, commençons à le placer dans son cadre large. et attendant de savoir avant de parler, Et donc temporellement long. Car la apparaissent des commentateurs de profondeur historique du crime est commentaires, affirmant tout en pen- considérable. Ce phénomène tout sauf sant interroger, déclamant en pensant nouveau n’est plus seulement un sujet pour les grandes villes ou les États informer, noyant en pensant éclairer. nationaux. Le vol d’identité, l’immiSi aucun domaine n’est épargné, les gration illégale, le trafic de stupéfiants, questions criminelles ou terroristes les attaques terroristes, le trafic d’êtres semblent les plus touchées en raison humains et la criminalité financière de leur côté spectaculaire et à l’apse développent entre continents et pétence du monde médiatique pour hémisphères. Pourtant, trop souvent, l’événement qui permet l’édition la nouveauté des problèmes auxquels spéciale. le Monde est confronté est surestiOn a pu ainsi beaucoup s’étendre sur mée. Sans perspective historique, il est les origines et les mutations du crime difficilede percevoir ces évolutions. organisé (« le dernier parrain » fait très La génération précédant la Première souvent la « une » avant d’être, fort Guerre mondiale fut la première à vite, remplacé par son successeur), les affronter le crime à l’échelle internaévolutions du terrorisme (on a décou- tionale. À la fin du XIXe siècle, gouvert beaucoup de « loups solitaires » vernements, observateurs et leaders même quand ils agissaient à plusieurs d’opinion, ont commencé à s’inquiéet avaient pris soin de faire quelques ter d’une « réduction du Monde », voyages de formation), ou sur tout due aux avancées technologiques événement criminel immédiatement de l’époque et à leurs effets cultuclassé comme exceptionnel ou sans rels, sociaux, économiques sur le précédent. comportementcriminel. Ils ont alors Actualités manifestations constaté des changements alarmants sur la criminalité ordinaire et l’apparition de nouvelles formes de criminalité (anarchisme, esclavage blanc, criminalité des étrangers). Des nouveaux experts, qui se dénommaient criminologues, utilisèrent le langage de la science pour tenter de se forger une vision planétaire du problème. Dans un remarquable petit ouvrage passé inaperçu, le professeur anglais Paul Knepper décrit l’émergence de la criminalité internationale dans la Grande-Bretagne impériale des années 1881-1914. 1 Plus précisément, il explore comment la dimension internationale est le seul moyen pratique de comprendre le crime en Grande-Bretagne durant cette période et depuis. Il faut pour cela revisiter les évolutions en matière de transport, de communication, et de relations commerciales débouchant sur un monde interconnecté. Des cette époque, policiers, journalistes, romanciers et autres observateurs ont décrit la montée en puissance de criminels professionnels, escrocs internationaux utilisant les nouvelles technologies de l’époque contre leurs victimes. Mais cette internationalisation ne fut pas seulement technologique, elle avait une dimension impériale. Il faut donc aussi rappeler les conditions dans lesquelles les autorités politiques de l’Empire britannique encouragèrent le travail de décodage du crime à l’échelle internationale. En conséquence de quoi, l’administration coloniale s’appuya sur des analogies pour comprendre des personnes et des communautés incompréhensibles dans les anciens cadres de pensées. La recherche « coloniale » permit alors des comparaisons entre criminalité interne et perception d’une « classe criminelle globalisée ». Longtemps, on a vu le criminel comme un individu singulier, parfois épaulé par un petit groupe (une bande, un gang, un posse2, …) qui, au rythme d’une carrière plus ou moins spectaculaire, construisait une légende ou un mythe. Chefs de gangs, meurtriers en série ou de masse, ont ainsi construit leur image au rythme du développement des moyens de communication. Quel média pourrait survivre sans sa (ses) page(s) de faits divers ? Mais, loin du spectacle, les empires du crime contrôlent des régions entières et se sont invités au banquet de la géopolitique mondiale. Public, journalistes, et parfois policiers, étaient eux mêmes fascinés par ces « beaux voyous » et quelques road movies plus ou moins romancés mais fondés sur des faits réels, condensés dans le temps et dans l’espace. Depuis la reconnaissance, un peu forcée, par Edgar Hoover de l’existence de la Mafia aux États-Unis, après le « raid d’Apalachin » fin 1957, le crime organisé est désormais reconnu comme tel. Mais pendant longtemps, il n’était identifié que par des chefs de file de familles ayant développé des business models marqués par des opérations criminelles classiques (racket, prostitution, trafics) largement sous-estimés. Depuis il a beaucoup progressé. Non seulement la mondialisation criminelle n’a pas attendu celle des États, mais elle les a atteints au cœur. De plus, considérant la faiblesse de certains États, les cartels criminels ont décidé de recréer des territoires qui ne sont plus limités à quelques jungles difficiles d’accès comme ce fut le cas pour les FARC en Colombie ou du Triangle d’or birman. Dans le même temps, de la « récession Yakuza » des années quatre-vingt, en passant à la même époque par les Savings and Loans (caisses d’épargne) américaines), puis par le Mexique, la Russie ou la Thaïlande, une série de crises financières à dimension criminelle – plus ou moins prononcée – a ébranlé les principaux pays du Monde durant les trente dernières années. Et ce sans que les régulateurs centraux n’y prête la moindre attention, alors même que le Fonds monétaire international (FMI) estime la masse d’argent sale entre 1 % et 5 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. Le monde du crime est devenu un acteur financier de première importance. > La lutte contre le terrorisme peutelle devenir plus efficace ? < Depuis toujours, la définition du terrorisme fait défaut. Les grandes organisations internationales ont le plus grand mal à préciser ce que c’est. On est toujours le terroriste ou le résistant de quelqu’un d’autre. De la confusion dans les termes naît une difficulté dans la thérapie : Comment soigner ce qu’on ne peut pas diagnostiquer ? Depuis la réapparition, après la chute du mur de Berlin en 1989, d’un terrorisme d’une nature différente des précédents (indépendant des grands empires qui pouvaient permettre ou empêcher une action en tenant les camps d’entraînements, les faux papiers, l’argent, les armes et les explosifs), on s’interroge beaucoup sur la nature des terroristes implantés qui ont peu à peu remplacé les opérateurs importés. Les organisateurs de la tragédie du 11 septembre 2001 se sont pour l’essentiel appuyés sur des agents envoyés en Occident. Depuis, le nombre d’opérateurs nés en Occident ou y résidant depuis leur enfance, certains convertis, a fortement progressé. Si beaucoup d’entre eux continuent à voyager vers des pays disposant de prédicateurs qui les confortent dans leur volonté criminelle, d’autres, de plus en plus nombreux, sont connectés par leurs ordinateurs sans avoir besoin de se déplacer et donc avec de moindres chances d’être identifiés. La situation n’est certes pas nouvelle, mais la capacité d’amnésie des dispositifs de lutte semble sans limite et les services restent relativement imperméables aux évolutions précédant une tragédie, avant de se réadapter à marche forcée, passant ainsi de l’extrêmedéni à l’extrême inverse. Avec Khaled Khelkal en 1995, puis le gang de Roubaix en 1996, la France a connu la douloureuse expérience des hybrides, mi-gangsters, mi-terroristes, naviguant entre deux fichiers et échappant ainsi à l’attention des services incapables de faire la connexion et de dépasser les cloisonnements. Seize ans plus tard, Mohammed Merah rappellera que le processus fonctionnait toujours, comme cela avait d’ailleurs été longuement rappelé dans l’étude de Mitch Silber que j’avais supervisée pour le NYPD (police de New York) sur la radicalisation en Occident, la menace intérieure, en 2006. n 1. P. Knepper, The Invention of International Crime: A Global Issue in the Making, 1881-1914, Palgrave Macmillan 2009, cf. http://www.palgrave.com/products/title.aspx?pid=374901 2. Terme américain repris du latin, désignant un groupe, éventuellement amical, à l’origine un groupe formé pour lutter contre des bandits, ou des indiens… N° 135 - Mai-juin 2014 - Préventique 55