INTRODUCTION Josette Garon et Charles Levin

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INTRODUCTION Josette Garon et Charles Levin
sándor ferenczi ou l’héritage d’un esprit psychanalytique /
sándor ferenczi: heritage of a psychoanalytic mind
introduction
Josette Garon et Charles Levin
Ce numéro spécial de la CJP/RCP propose un ensemble d’articles originaux
sur le travail de Sándor Ferenczi. Le titre de cette introduction fait écho
à celui de la prochaine Conférence internationale Sándor Ferenczi qui se
tiendra à Toronto du 7 au 10 mai 20151. Héritage d’une théorie et d’une
clinique, portant essentiellement sur la question du trauma et du travail
psychanalytique avec les patients traumatisés, héritage d’une authentique
« pensée clinique ».
Ferenczi fut l’un des penseurs les plus innovateurs de l’histoire de la
psychanalyse. Pionnier de la recherche sur les toutes premières relations
du petit humain, il insiste sur le rôle de l’environnement sur le développement du sujet, sur l’interdépendance de l’inconscient de la mère et celui du
jeune enfant et sur l’influence réciproque de l’esprit et du corps. Ses études
cliniques jettent une lumière totalement originale sur la dynamique transféro-contre-transférentielle à l’œuvre dans le processus psychanalytique.
Il projette également un éclairage nouveau sur la sensibilité précoce de
l’enfant aux messages conscients et inconscients véhiculés par le contexte
familial, culturel et socio-politique plus large.
Le concept de trauma représente l’axe principal de la réflexion de
Ferenczi. Pour lui, le traumatisme résulte en premier lieu du choc des
mouvements passionnels d’un adulte, qui impose ses demandes libidinales
et sexuelles, sur la « tendresse » d’un enfant « innocent ». Ferenczi soutient
cependant que le véritable traumatisme vient du désaveu et de l’absence de
réponse de l’environnement face à la souffrance de l’enfant. Les fixations
traumatiques sont, pour Ferenczi, des émotions de nature contraignante en
1. Pour de plus amples informations, veuillez consulter le site www.ferencziconference
.com.
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matière d’amour et de haine. Ce qui constitue la contrainte et le véritable
temps traumatique, c’est le désaveu de la part des adultes sous le poids de
la mauvaise conscience, désaveu qui entraîne une confusion traumatique
chez celui qui en est la victime. L’enfant en détresse n’a d’autre choix que de
s’identifier à l’agresseur et perd toute confiance en ses propres perceptions,
sentiments et interprétations de la réalité. Il réagit par un auto-clivage et
une fragmentation interne. Ferenczi parle de patients chez qui le trauma a
entraîné une déformation, une « autotomie », une déchirure de lui-même
dans son rapport au monde, à l’autre et à lui-même.
S’opposant à l’idée que le patient psychotique est un être régressé, il a,
au contraire, soutenu que la déchirure induite par l’expérience traumatique est susceptible d’entraîner une « progression traumatique », d’être à
l’origine d’un véritable « nourrisson savant ». Débordé par l’excès, externe
et interne, celui-ci pourra alors avoir recours à différentes « solutions »,
allant de la névrose grave jusqu’à la psychose avérée. Comme dans les cas
de transmission transgénérationnelle de traumas, c’est la capacité même
de penser qui s’en trouve entravée.
Contrairement à Freud qui, pour une large part, a mis de côté sa théorie
première du trauma (la théorie de la séduction), Ferenczi considère que
le trauma physique, sexuel, libidinal et psychique joue un rôle essentiel
dans l’étiologie de la psychopathologie. La psyché tendre et immature de
l’enfant, surtout sous le coup du désaveu, s’avère incapable de métaboliser
ses expériences traumatiques. En conséquence, la représentation symbolique et la mémoire de l’expérience s’en trouvent annulées, fragmentées,
atomisées, clivées et souvent somatisées. Ferenczi a toujours eu le souci
thérapeutique de prendre en compte la totalité du sujet et son inscription à
la fois dans un contexte environnemental et dans une histoire.
L’être traumatisé ne doit sa survie qu’à l’amputation d’une part de luimême, amputation de son vécu non-vécu, de sa pensée non-pensée, de
son ressenti non-ressenti. C’est ainsi que sera transféré un non-lieu, transfert de ce qui n’a pas pu avoir lieu. La rencontre transféro-contre-transférentielle devient pour lui une expérience nouvelle, une rencontre qui
constitue une expérience fondatrice donnant accès à une représentation
symbolique des traumatismes clivés, mettant ainsi fin à des répétitions
traumatiques et ouvrant sur la possibilité d’un futur qui soit différent du
passé. Penseur et clinicien passionné, Ferenczi a toujours nourri l’espoir
d’une rencontre analytique permettant un travail approfondi du transfert
et du contre-transfert qui ne laisserait aucun angle mort. Il s’agit là d’un
idéal pour lui, idéal qui représente une illusion, une sorte d’utopie, un
espoir exprimé à Freud par rapport à son analyse avec lui, espoir présent
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dans sa pratique avec ses patients traumatisés, espoir enfin manifeste dans
ses « essais techniques » audacieux qui se sont souvent avérés hasardeux et
qu’il a lui-même remis en question.
Au-delà de certaines tentatives techniques discutables, l’héritage de
Ferenczi est celui d’un véritable esprit psychanalytique, d’un analyste
à l’œuvre et d’un clinicien dévoué au talent thérapeutique hors pair.
L’approche analytique de Ferenczi avec des patients gravement traumatisés
demeure une source d’inspiration pour les analystes contemporains qui
travaillent avec des patients souffrant de syndromes post-traumatiques, de
maladies psychosomatiques (Ferenczi est considéré par plusieurs comme
le père de la psychosomatique), de conversions pathologiques, de troubles
de personnalité ainsi qu’avec des patients psychotiques. Elles inspirent des
approches novatrices et dynamiques avec des patients considérés « difficiles », patients qui jadis n’entraient pas dans le cadre des « indications
d’analyse », vus comme « inaptes à l’analyse ». Le patient perçoit chez l’analyste le désir, la peur, la souffrance, la haine. Il s’avère dès lors important
que l’analyste ni ne confirme explicitement, ni n’infirme défensivement ce
que dit le patient: pas de refus, mais une ouverture qui permet au sujet d’en
faire l’expérience pour lui-même, afin de reconnaître celle-ci et d’avoir
accès à la représentation.
Dans toute l’histoire de la psychanalyse, Ferenczi est peut-être celui qui
a le plus, ou en tout cas le premier, intimement et honnêtement vécu et
témoigné, attesté de l’importance de la constante remise en question. Il a
cherché les voies contre-transférentielles permettant d’approcher les cas les
plus difficiles trop souvent tenus à l’écart de la psychanalyse, d’appréhender
ce qui a été interdit de pensée, de se confronter intimement à la violence
extrême des manifestations transférentielles qu’il tentait toutefois de juguler par ses essais techniques. L’héritage de la pensée clinique de Ferenczi,
loin d’être un « mode d’emploi », est source d’inspiration pour qui veut
bien se confronter à l’incertitude, à la remise en question constante et au
risque d’une pensée personnelle.
Ferenczi a fait scandale au point d’être honni et banni de la communauté psychanalytique par moult gens, à commencer par Ernest Jones, et
ce, pendant de très nombreuses années. Il fut, comme plusieurs autres,
victime avant même sa mort d’une véritable campagne de « meurtre de la
personnalité » à laquelle Freud ne fut pas totalement étranger. Cependant
son œuvre, réapparue tardivement, témoigne bien de la richesse du potentiel inhérent aux idées originales de Freud. La théorie de la relation d’objet
en Grande-Bretagne, ainsi que les théories de la « self-psychology », de la
« relational analysis » et de l’intersubjectivité en Amérique doivent beaucoup
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à Ferenczi. La transmission transgénérationnelle, quoique souvent silencieuse, de sa conception du trauma a marqué des générations d’analystes
à travers Klein, Winnicott et Balint ainsi que des pensées divergentes
telles que celles de Lacan, Abraham et Torok, ou encore Stack Sullivan.
Ferenczi nous laisse en héritage la réflexion d’un esprit psychanalytique
remarquable et créateur ainsi qu’une conception unique du fonctionnement psychique de l’analyste en séance et du processus analytique qui ont
représenté et représentent encore aujourd’hui, une source d’inspiration
pour les analystes.
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