Le chat
Transcription
Le chat
Le chat Benoı̂t Virole 21 octobre 2011 Le diable est devenu une figure inoffensive, une image un peu surannée, symbolisant l’horreur infantile des pulsions inavouées et la persistance des désirs coupables. Décomposé par la psychanalyse, négligé par la théologie moderne, le diable a tiré sa révérence et s’est effacé de nos imaginaires. Pour toujours ? Ce n’est pas certain. En matière de réalité démoniaque, la clinique psychiatrique nous offre de temps en temps une petite piqûre de rappel. J’ai eu moi-même affaire à lui, si l’on peut écrire les choses ainsi, au tout début de ma carrière alors que j’exerçais à l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse. Cet asile, datant de la fin du XIXème siècle, était construit au centre d’un parc magnifique composé d’arbres exotiques ramenés par le Vicomte de Vaucluse de ses voyages aux colonies. Tous ces arbres étaient répertoriés par une petite affichette jaune, rédigée en latin, apposée sur chaque tronc. Durant mes années d’exercice dans cet hôpital, j’aimais m’asseoir à la pause du déjeuner au milieu de ces arbres survivants sous nos latitudes par un miracle inexpliqué. Un jour, assis sous l’ombre d’un cèdre du Liban, où une croix de Malte avait été tailladée dans l’écorce, je vis un médecin d’un service voisin venir à ma rencontre une tasse de café à la main. C’était un de ces vieux médecins hospitaliers dont la carrière entière s’était déroulée à l’intérieur de l’asile et qui portait encore la blouse blanche. Lors des pauses de midi, nous parlions souvent ensemble de botanique et de questions relatives aux classifications en sciences naturelles. Mais cette fois-ci, il paraissait soucieux et engagea la conversation sur un ton professionnel. Il me demanda de lui donner mon avis sur un patient récemment interné dans son pavillon. Des gardiens de la paix l’avaient ramassé divaguant en pleine nuit dans les rues du troisième arrondissement et maudissant le diable. Il était blessé au torse et paraissait avoir été sauvagement agressé. Après un court séjour à l’infirmerie de la préfecture de police, il avait été interné d’office. Personne n’était venu le rechercher. Il s’agissait d’un homme d’une trentaine d’années qui venait de décompenser une psychose hallucinatoire lors d’un voyage d’affaire aux États-Unis. Il n’avait présenté aucun signe avant coureur de maladie mentale et était très loin des profils cliniques habituels. C’était un homme fin et cultivé mais il semblait isolé, refusait de parler à 1 Benoı̂t Virole - Le chat - Le divan fantastique 2 quiconque, ne voulait pas de permission et passait son temps dans le parc à regarder les arbres. Quelques jours après, je me rendis dans le pavillon de mon confrère. Dans le box infirmier, je commençai par parcourir le dossier médical. Les données venaient principalement du rapport de police. L’homme se nommait Jack Sink, célibataire de trente cinq ans, habitant Paris dans le troisième arrondissement. Il avait travaillé dans une entreprise de haute technologie nommée Novanet. En prévision de ma visite, les infirmières avaient préparé une pièce de consultation éloignée du reste du pavillon. Son mobilier était simplissime : une table basse, une horloge murale et deux fauteuils dont l’assise était tissée d’un entrelacs de cordes de plastique. J’attendis le retour des infirmières parties chercher Sink dans sa chambre et trompai mon attente en jouant avec la texture du fauteuil. Je commençai à me demander ce qu’il se passait quand je sentis que je n’étais plus seul dans la pièce : un homme aux cheveux en broussailles, habillé d’un pyjama bleu se tenait dans l’entrebâillement de la porte. Je l’invitai à s’asseoir et lui proposai de me parler en toute confiance. Il me regardait avec une expression si lointaine, si inhumaine, qu’elle me fit froid dans le dos. Malgré tous mes efforts, il resta silencieux. Au bout de quelques temps, j’allai chercher les infirmières pour le ramener à sa chambre. J’aurais pu en rester là et annoncer mon échec à mon collègue. Mais le regard ironique des infirmières me vexa et je ne voulus pas en rester là. Je réitérerai ma tentative dès le lendemain. Peine perdue. À nouveau, il resta figé dans son mutisme. La semaine suivante, je décidai d’essayer une dernière fois. Il resta à nouveau muré dans son monde impénétrable mais il finit par poser son regard sur moi. Ses yeux étaient exorbités et fixaient mon visage. Voyant la direction de son regard sur ma joue, je touchai la marque rouge laissée par le coup de patte de ma chatte. Ce matin, elle s’était allongée sur le clavier de mon ordinateur et je l’avais chassée. Elle s’était vengée par une griffure au visage. . . Je m’engouffrai dans la brèche ouverte. Je lui expliquai en détail l’origine de la cicatrice. Puis je monologuai sur le caractère difficile des chats et leur jalousie en ce qui concerne les affaires de leur maı̂tre. Un bref éclair anima le regard de Sink. J’entendis alors sa voix pour la première fois. ≪ Griffé. . . moi aussi, je suis griffé ≫ dit-il avec un sourire glacé qui ne fit que plisser légèrement les commissures de ses lèvres. Il se leva de son siège et de ses deux mains, il écarta brusquement les pans de son haut de pyjama. Sa poitrine était lardée de cicatrices rouges et boursouflées. Certaines étaient infectées et tournaient au noir. La vision était affreuse. Je détournai les yeux. Benoı̂t Virole - Le chat - Le divan fantastique 3 C’est une belle griffure, n’est-ce pas ? dit-il avec un ton sarcastique. Autre chose que celle causée par votre chatte. Voyez-vous, à cet endroit, sur ma poitrine, j’avais un tatouage. . . ≫ ≪ Il avait parlé. L’homme paraissait apaisé. Il se rassit face à moi, prit une cigarette dans la poche de son pyjama, l’alluma et tira une longue bouffée en silence. Il recommença à parler. Oui, un tatouage. C’est par lui qu’il me faut commencer puisque c’est lui qui m’a emmené ici. Sans doute, dois-je en passer par là, n’estce pas, monsieur le psychiatre, raconter mon histoire ? Si je veux sortir de cet asile de fous. Voyez-vous, Je ne suis pas sûr d’en avoir vraiment envie. C’est bien ici. Les infirmières sont gentilles et les arbres dans le parc sont des splendeurs. . . Sachez, monsieur, que du plus loin, où remontent mes souvenirs, j’ai aimé écrire sur ma peau. Enfant, je volais les fards de ma mère et dessinais au rouge à lèvres des volcans en éruption sur la blancheur de mon ventre. Mes bras étaient couverts des décalcomanies vendues avec les friandises. Pendant les cours au collège, j’écrivais au feutre des sigles aux significations occultes sur la paume de ma main. Un jour, je fus surpris par un enseignant et durement puni. Il pensait que je trichais en inventant un code secret pour les interrogations écrites. Plus tard, j’ai adoré ces tatouages amovibles que l’on gardait quelques mois avant d’en changer au gré de mes désirs. Beaucoup m’ont procuré une intense satisfaction mais je savais qu’ils étaient des succédanés du tatouage véritable que ma peau attendait. J’ai attendu longtemps, afin que le désir s’aiguise, puis un jour, j’ai pris le train pour Amsterdam. ≪ Là-bas, exerçait un célèbre tatoueur possédant la technique ancestrale du Bokashi. Cet art, secret, difficile, permet de donner au motif d’extraordinaires dégradés de couleur grâce à un jeu de vingt sept aiguilles différentes. On venait voir ce tatoueur du monde entier. J’ai du attendre plusieurs mois avant d’avoir un rendez-vous. Il se nommait Hammer. C’est un petit homme tout chauve au crâne orné de frises bleutées et aux bras décorés de motifs maoris. Pour accéder à sa boutique, il fallait descendre dans un entresol glacial et humide. Dehors, il pleuvait et j’étais trempé. La pièce où l’on me fit attendre était sombre mais un poêle allumée la réchauffait. On voyait les braises rouges rougeoyer dans la pénombre. Au mur étaient collées des photos de ses tatouages placés aux endroits les plus invraisemblables du corps humain. Des seins ciselés comme des coupes antiques et des pénis décorés de lianes et lauriers. Des visages aussi entièrement couverts de points, de lignes et de figures géométriques. Sur une cloison était posé un panneau avec des reproductions de motifs. Je n’avais pas d’idées préconçues sur le choix du motif. Par contre, je le voulais sur le coté gauche de ma poitrine, à l’endroit du cœur. Il devait être d’une taille imposante mais placé de telle façon qu’il Benoı̂t Virole - Le chat - Le divan fantastique 4 ne puisse pas être vu même avec un tee-shirt ras du cou. Je voulais une œuvre privée, non une exhibition. Quelques années auparavant Je m’étais fait un tatouage de faible dimension, mais apparent. Je l’avais fait enlevé au bout de quelques mois. Il me paraissait étranger, un simulacre, un fétiche imposé par les conventions de la mode. J’en étais insatisfait. Cela heurte peut-être vos préconceptions - en tant que psychiatre, j’espère que vous les laissez au vestiaire - mais pour moi un tatouage n’est pas destiné à être vu. C’est une signature privée. Une affaire entre soi et soi. . . J’attendis devant ce poêle pendant bien une demi-heure puis Hammer vint me chercher et me conduisit dans la pièce aux tatouages. Des instruments nickelés traı̂naient un peu partout mélangés à des cotons usagés dans des coupoles de métal. Une vague odeur d’encens emplissait la pièce et une lumière tamisée descendait d’une lampe recouverte d’un tissu oriental. On se serait cru dans la chambre d’un spirite voulant impressionner son client par une mise en scène étudiée. Dans un français parfait, sans la moindre intonation étrangère, Hammer me demanda si j’avais choisi le motif et son emplacement. Je dénudai ma poitrine et dessinai un vaste cercle autour du cœur. Là, dis-je, mais faites attention à ce que le motif ne puisse être vu sinon lorsque je suis nu. Il hocha la tête d’un air entendu et s’affairait au près de ses lancettes. Et pour le motif, me demanda-t-il en me tendant un classeur contenant des pochettes plastiques où étaient glissées des reproductions de tatouages, avez-vous fait votre choix ? Je parcourais attentivement le classeur, page après page. Des visages de femmes aux yeux clos et à la chevelure luxuriante alternaient avec des dragons aux écailles d’or, des symboles ésotériques et des aigles aux ailes déployées. Parfois, l’un des motifs retenait mon regard mais mon bras tournait la page comme s’il était mû par une préconception de la figure attendue. La dernière page du classeur était tournée. Hammer me le repris des mains et dans un soupir me dit : ≪ c’est tout ce que je peux vous proposer, je suis désolé. ” Il se préparait à mettre fin à ma visite lorsqu’il se ravisa et se tournant vers moi, il me demanda avec un étrange sourire : ≪ à moins que vous désiriez celui-ci ” et il me découvrit sa poitrine. Sur son torse d’une blancheur anormale, comme s’il n’avait jamais pu brunir à l’air, était tatouée la face d’un chat magnifique dont les yeux semblaient vivre au milieu d’une crinière de feu. Les dégradés de couleur étaient extraordinaires. Les noirs, les rouges, les ocres et les fauves se succédaient dans des nuances subtiles qui donnaient à la face du chat une expression à la fois cruelle et suave. J’étais hypnotisé par le tatouage et ne pouvait le quitter des yeux. Oui, c’était lui, je le voulais et aucun autre. À cet instant précis, je désirais du plus profond de mon être sentir pénétrer sur ma peau la lancette du tatoueur. ≪ Je vois qu’il vous intéresse, dit Hammer d’un voix sentencieuse. Et bien, si vous le souhaitez, je peux le réaliser mais il est bon que vous sachiez que c’est là un choix pour la vie. Ce n’est pas Benoı̂t Virole - Le chat - Le divan fantastique 5 le genre de tatouage que l’on peut annuler lorsqu’on n’en a plus envie et que l’on veut changer de peau. Même avec les nouvelles techniques au laser. Comprenez-moi bien, c’est une œuvre spéciale, vraiment spéciale, à tous les sens du terme. Elle demande un engagement de vie. Mais vous n’aurez pas à le regretter, croyez-moi, il porte chance ! ”. Quand je suis revenu du Paris deux jours après, j’avais un mal de chien et ma poitrine brûlait comme si elle avait on l’avait recouvert de poix fondue. L’œuvre était grandiose. J’ai passé des heures devant ma glace à la contempler. Le chat était plus beau encore que sur Hammer. Le brun de ma peau faisait ressortir l’ocre et un des yeux du félin se confondait avec le téton de mon sein. J’étais le plus heureux des hommes. Quelques semaines après le voyage à Amsterdam, j’étais embauché dans la société Novanet à un poste d’ingénieur de développement. Nous étions en pleine bulle Internet et les start up naissaient un peu partout dans une euphorie généralisée. Novanet avait été une des premières entreprises françaises à développer des produits de commerce en ligne et son chiffre d’affaires était en pleine ascension. Beaucoup d’ingénieurs se pressaient à sa porte. Objectivement, je n’avais guère de chance d’être recruté. J’avais eu un parcours professionnel très chaotique et aucune recommandation particulière. Pourtant, ma candidature fut retenue et j’entrais dans cette société à un poste assez subalterne d’ingénieur de développement. Le travail me plut et très vite, j’ai grimpé les échelons de la société. Il faut dire qu’à ce moment là, tout allait à une vitesse foudroyante. Les commandes affluaient et nous étions en phase de croissance permanente. J’aurai pu faire une belle carrière ascendante dans cette entreprise si je n’avais fait une découverte étonnante. Nous programmions à l’époque dans un langage de programmation standard pour le Web et nous étions souvent confrontés à des problèmes de charge en mémoire. Nous étions obligés de fractionner notre produit en toutes sortes de petits programmes que l’utilisateur devait télécharger sur son ordinateur. Cela prenait du temps et beaucoup d’utilisateurs pressés se déconnectaient avant la fin du téléchargement. À cette époque historique du développement d’Internet nous n’avions pas les formidables débits de communication que nous avons aujourd’hui. Bref, notre produit souffrait d’un défaut structurel. Toutes les équipes de développement travaillaient dessus mais nous étions limités par l’état des technologies. Or, une nuit, je fis un rêve. Je marchais dans les rues d’Amsterdam. Autour de moi, tout était d’une beauté surprenante. Les péniches étaient devenues des palais flottants d’où émanaient des parfums orientaux. Les maisons étaient couvertes de blasons d’or et aux fenêtres ouvertes des femmes d’une beauté stupéfiante m’envoyaient des baisers. J’entrai sous une porte cochère don- Benoı̂t Virole - Le chat - Le divan fantastique 6 nant sur une petite place carrée aux pavés luisants. Au centre de la place, Hammer était assis devant une femme entièrement nue et il lui tatouait sur le ventre une figure étrange dans un rouge sang. La femme était au comble de la jouissance et haletait doucement. Je me penchais vers le ventre de la femme pour mieux voir. Le motif représentait un serpent aux écailles sanglantes qui se mordait la queue. Ce rêve eut une influence durable pendant les jours qui suivirent. Je découvris alors qu’il était possible d’utiliser des fonctions de récursivité pour alléger les programmes et accélérer leur téléchargement. Cette modification marcha du tonnerre de Dieu, si je puis dire. Bien avant d’être complètement testé, notre produit devint en quelques semaines le leader du marché. J’obtins la direction du développement. La société augmenta son capital et je pris des parts importantes devenant l’un des trois actionnaires majoritaires. C’était une époque folle. Je dormais cinq heures par nuit et gérais une dizaine de projets simultanément. En fin de journée, vers neuf heures, je quittais Novanet après mes derniers rendez-vous et allais dans une boı̂te où j’avais mes habitudes. Je sortais avec des filles superbes que mon train de vie attirait. Il faut dire que je venais d’acheter un loft dont les baies vitrées donnaient sur le canal Saint-Martin et où les murs étaient couverts de toiles contemporaines achetées au prix fort. Tard dans la nuit, la main de la fille couchée auprès de moi était souvent posée sur la crinière du chat comme pour le remercier encore. . . L’action de Novanet continuait à grimper de façon vertigineuse. Certains quittèrent la société empochant leurs parts. Je décidais de rester et de continuer l’aventure. Bien m’en pris, car au moment de l’éclatement de la bulle Internet et de l’effondrement du second marché, l’action de Novanet continua à monter. J’étais resté l’un des trois actionnaires et mon capital devenait des plus conséquent. À ce moment, une opportunité extraordinaire s’est présentée. Une société américaine Worldsoft basée à Boston nous a proposé une fusion commerciale nous permettant de mettre pied sur le marché américain en échange d’un transfert de technologies. Whiteman, le directeur de Worldsoft, visait juste. Nous étions en avance de plusieurs années sur le plan des outils logiciels et ils allaient perdre de l’argent à les développer eux-mêmes. Nous passâmes plusieurs semaines à préparer le contrat que nous devions signer à Boston à la fin du mois de Juillet. Deux réunions furent prévues. L’une pour la signature du contrat et l’autre pour la présentation de la nouvelle société, du nouveau logo et de la charte graphique. Entre les deux, Whiteman me proposa de passer deux jours dans sa maison au bord de mer à Cape Cod. Il m’envoya par mail des photos de sa maison où il était en maillot de bain devant sa piscine, un verre à la main. Je ne sais pourquoi mais la vue de cette photo me décida à me faire retirer mon tatouage. Il me pesait. J’avais le sentiment d’une marque devenue incongrue avec mon nouveau statut de co-directeur d’une société Benoı̂t Virole - Le chat - Le divan fantastique 7 internationale. Je me voyais sous les traces de Bill Gates créant des sociétés nouvelles et remportant marché sur marché. Ce tatouage devenait encombrant, comme une marque infantile dont j’étais honteux. J’ai décidé de me le faire enlever. La semaine précédant mon départ à Boston, je fis un saut de puce à Amsterdam et me rendit dans la rue de Hammer. Je n’ai jamais pu retrouver sa boutique. Plus étonnant, le lieu avait même changé comme si jamais le tatoueur Hammer n’avait exercé ici. Je reconnus la péniche accostée en face de l’entrée, mais l’escalier descendant à l’entresol n’était plus là remplacé par une porte cochère. Je rentrais dans un web bar et voulut aller sur son site. Je tombai sur une page d’erreur. Je n’avais d’autre choix que de m’adresser à un autre tatoueur qui hésita longtemps devant la difficulté. Il touchait délicatement mon tatouage avec un air émerveillé et me questionna longtemps sur son origine. Il ignorait tout de Hammer et voulut faire un calque du motif. Pressé, je refusais et lui demandais d’aller vite. Il brancha son stylet laser, me désinfecta longuement la poitrine et commença son travail. Jamais, je n’ai pensé que l’on pouvait souffrir autant. Je pris des antalgiques et des calmants mais rien n’y fit. J’avais l’impression que ma poitrine explosait et devenait une plaie béante. Enfin, il arrêta. À la place du chat, une tâche rougeâtre d’une dizaine de centimètres carrés couvrait ma poitrine. Le tatoueur n’en revenait pas. Jamais il n’avait vu un tatouage aussi résistant. Le lendemain, à peine cicatrisé, je prenais l’avion pour Boston. Ce fut des jours horribles. Je ne pouvais dormir tant la douleur me prenait et ne me quittait pas. La signature eut lieu comme prévu et Whiteman m’emmena le lendemain à Cape Cod. Sa maison était à l’extrémité de la pointe et donnait sur l’océan. À l’entrée de la ville, une grande carte de Cape Cod était érigée au bord de la route. J’ai eu là ma première hallucination. La forme de la presqu’ı̂le devenait une griffe gigantesque plantée dans l’Atlantique. Pendant deux jours, je m’isolais prétextant une grande fatigue et évitais la piscine. Whiteman commençait à s’inquiéter de me voir dans cet état. Il fit venir un médecin. Je refusai de le voir. Ma poitrine était infectée et me brûlait de toute part. Pendant une nuit entière, je délirais. Ma peau semblait vouloir se retirer de mon corps et me laisser écorché vif. Des stries de lumières aveuglantes me traversaient la tête en tous sens. Je finis une bouteille de scotch jusqu’à la dernière goutte qui m’entraı̂na dans un sommeil de plomb. Vers midi, la femme de Whiteman me réveilla. La réunion de présentation de la société avait lieu en fin de journée. J’avais juste le temps de prendre un taxi pour la banlieue de Boston. En me rasant, je ne me suis pas reconnu. Mon visage me paraissait étranger. Je n’étais plus moi. Dans ma tête, j’entendais au loin comme un hurlement horrible. Je pris plusieurs valium. Lorsque nous pénétrâmes dans l’immeuble, la réunion était déjà commencée depuis plus d’une heure. La salle était pleine de monde et au fond une table couverte Benoı̂t Virole - Le chat - Le divan fantastique 8 de petits fours était dressée. Tout le monde était debout écoutant Whiteman. Il se tenait près de l’écran où défilaient les diapositives illustrant son speech. Les graphiques se succédaient aux graphiques, les prévisions aux prévisions. . . Tout le monde applaudissait. J’étais assis au fond de la salle évitant les coups d’œil furtifs de mes collègues. Après un tonnerre d’applaudissements concluant l’annonce de la création de Lynx, la nouvelle société franco-américaine. Il claqua des doigts pour demander la diapositive suivante et fit apparaı̂tre son logo pour la première fois. . . C’est à ce moment, monsieur, où la folie s’est emparée définitivement de moi et m’a entraı̂né ici. Sur l’écran, le chat du tatoueur d’Amsterdam me regardait fixement. N’oubliez pas cette histoire, monsieur le psychiatre, en quittant cet hôpital où je veux demeurer à jamais. Oui, ce tatouage, je vous le dis, est la signature du diable ! ≫ ***