Les guerres pudiques de Donzelli et Elkaïm

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Les guerres pudiques de Donzelli et Elkaïm
Les guerres pudiques de Donzelli et Elkaïm
Par GÉRARD LEFORT
Les auteurs de «La guerre est déclarée», itinéraire d’un couple face au cancer de son enfant,
revendiquent une démarche furieusement politique.
DR
Tel Eva Marie Saint et Cary Grant dans le train de la Mort aux trousses, Valérie Donzelli et
Jérémie Elkaïm, à peine débarqués d’un TGV qui les ramène de Lyon, se bricolent une fraîcheur
dans les toilettes de Libération. Il est donc périlleux de poser tout de suite des questions, sauf à
leur arracher en guise de réponse quelque chose comme «brougloui-glou-glou», car ils se lavent
les dents. C’est fou comme ils sont beaux et sexy, même quand ils ne sont pas très beaux. Plus si
jeunes pourtant (Donzelli 38 ans, Elkaïm, 33 ans), mais armés tous deux d’une énergie qui n’a
rien à voir avec les années passées. Quand ils seront vieux, Valérie et Jérémie seront jeunes.
Ils sont devenus grands mais avant, on les a connus petits. Ce devait être à un Festival de
Cannes. Un beau brin de brun d’à peine 20 ans qui nous aborde au culot de son sourire
engageant. Parce qu’il nous aime ? Mais non, vieil imbécile, parce que, déclara-t-il, «ma mère
vous adore». De même pour Valérie qui, il y a une dizaine d’années, est apparue idéalement
comme une nouvelle fiancée de Jérémie. Et bientôt plus que ça, puisqu’ils se mirent en ménage,
s’aimèrent follement et sexuellement comme on s’aime quand on s’aime vraiment, s’aimant
comme personne, et eurent bientôt un enfant. Jérémie devint comédien, Valérie, actrice. C’était
bon, Valérie et Jérémie, c’était la vie. Mais la vie, c’est la vie, et la vie… Leur fils adorable, l’enfant
Gabriel, leur cher ange, n’a pas 18 mois qu’un toubib va découvrir qu’il est atteint d’une tumeur
au cerveau. Comme dans La guerre est déclarée ? C’est la question inévitable. D’autant que c’est
Valérie Donzelli qui a réalisé le film, qu’elle y joue le rôle de Juliette, jeune mère à qui l’on
apprend ce genre de terrible nouvelle, que Jérémie Elkaïm interprète Roméo, l’amant et le père,
et a activement participé au scénario, etc. Un «etc.» qui peut virer au vertige quand on verra que
c’est Gabriel, aujourd’hui sauvé, qui apparaît à la fin du film pour incarner Adam, le petit garçon
convalescent.
Sont-ils cinglés tous les deux d’entrer dans une zone de grande turbulence où réalité et fiction
dansent le tango dans le brouillard. A force de troubler les pistes et de s’emmêler les pinceaux,
comment ont-ils surmonté le risque que le barbouillage des sentiments soit écœurant et le
tableau, raté ? Est-ce parce qu’ils ont eu le culot superbe, comme des chirurgiens habiles, d’aller
tous les deux là où il ne faut jamais aller : dans les parages de la vie à mort ?
«Révolte permanente». Ce jour-là, dans un bureau de Libération, entre pas mal de cigarettes
et un litre et demi d’eau minérale, la question de l’autofiction a l’air de les fatiguer d’avance. Pas
seulement parce qu’à longueur d’avant-premières, elle leur fut posée. «Parler de nous, ça n’est
pas intéressant. Et d’ailleurs, c’est rarement intéressant d’écouter quelqu’un qui fait le récit,
qu’il croit passionnant, de sa vie, de ses émotions, de ses grands bonheurs, de ses petits
malheurs. Notre film part du nombril, mais pour en sortir. C’est un objet public indépendant de
notre histoire privée. Il a sa propre autonomie. Ce n’est pas un film sur nous, mais un film sur
l’autre, le grand autre fondamental, qui parle de solidarité. Notre histoire, on a réussi à la
cacher. Et la violence que l’on montre dans le film n’est rien à côté de ce qu’on a vécu. Nous
avions plus peur de faire un film que de raconter notre histoire. En fait, il n’y a pas d’intimité
au cinéma.»
Qui parle ? Madame et monsieur «Je-Nous». Une troublante entité stéréophonique qui se balade
sans transition du grave aux aigus, un duo invisible qui vibre dans les singularités qui les
distinguent autant qu’elles les unissent. Lui, le garçon sur la brèche, tendu par le souci
d’expliquer, de convaincre, de faire de son intelligence une séduction. Elle, la fille tout aussi
pertinente mais nettement plus rêveuse, parfois sur le point - yeux qui clignent - sinon de
s’endormir, du moins de s’absenter dans un quant-à-soi qu’on suppose balèze. Car lorsque
Cendrillon se réveille sous la caresse de son prince très charmant, ce n’est pas pour décocher des
baisers à la foule, mais pour envoyer péter la Terre entière, façon B.B. dans le Mépris «Remonte dans ton Alfa, Roméo» : «Je suis en révolte permanente, il n’y a pas de réparation
possible à l’injustice fondamentale du monde. La droite au pouvoir en France ? Ce n’est même
pas la République des privilèges, c’est Versailles et sa cour comme modèle politique. C’est pareil
dans le cinéma français. Comme pour les avocats commis d’office, il devrait y avoir une loi qui
oblige les stars à jouer gratuitement dans des films fauchés, réalisés par un inconnu total.»
«Respect assassin». Ils sont d’accord sur ce point : «La guerre est déclarée est un film
politique qui essaie de dire qu’on ne sort du pire qu’à condition de fédérer les cœurs et les
intelligences pour faire obstacle. La génération qui nous a précédés voulait changer le monde.
Quelle bonne idée. Ça épanouissait, ça remplissait. La bagarre que l’on a menée contre le
cancer de notre fils, bizarrement, a eu la même fonction. L’hôpital des enfants malades est un
grand rendez-vous citoyen qui égalise toutes les classes sociales, bourgeois, prolos, Africains.
Mais, en même temps, on ne peut pas pactiser avec tout le monde sous prétexte qu’un enfant est
en danger de mort. A l’hôpital de Villejuif, il y avait des parents fachos qu’on avait surnommé
les 2 sur 10, parce qu’ils faisaient partis des deux Français sur 10 qui votent Front national. Si
le film marche, ce qui nous peinerait vraiment, c’est que son succès soit le fruit d’une maldonne,
qu’on y voie le triomphe du narcissisme, qu’il abonde dans le sens de l’individualisme
d’exception : regardez comme c’est beau leur courage ! Voyez comme ils sont forts et
émouvants !»
Comment faire pour contrarier la compassion ? «Ce fut notre bataille dans la vie, ce fut notre
bataille dans le film. Ne pas trop respecter le sujet, le maltraiter même, éviter la dignité
automatique des personnages distribués dans le rôle respecté du malheur. On dit qu’il y a une
dictature du bonheur, il y a aussi une dictature du malheur qui vous case, pire que la
conjugalité ou les enfants. Sans parler du respect, parfois assassin, qu’il induit.» Valérie, seule :
«Un jour, dans un supermarché où je faisais les courses avec mon gamin malade, une dame
m’accoste et me dit : "Oh le pauvre petit, je vais lui acheter des bonbons". Je l’ai envoyée chier :
"Et vous voulez quoi en plus ? Qu’il chope des caries ?"»
Au dernier Festival de Cannes, à l’issue de la première projection du film dans la sélection
Semaine de la critique, la salle était en larmes. «Ça nous a stupéfiés. Qu’est-ce qu’on avait fait ?
On ne voulait pas vous faire de la peine. On a failli s’excuser. D’autant que pendant le tournage,
on a souvent ri. Faire du cinéma, ça n’est pas si sérieux que ça. Et puis, si vous n’avez jamais ri
à un enterrement, c’est que vous ne savez pas ce qu’est vraiment la vie.»
Quand la guerre fut finie, les soldats Donzelli et Elkaïm ont fait un deuxième enfant. Puis se sont
séparés, ne sachant peut être pas quoi faire de leur démobilisation.
Le prochain film de Valérie Donzelli sera une comédie, avec Valérie Lemercier et… Jérémie
Elkaïm. Il s’appelle Main dans la main.
Libération, 30 août 2011