Les avancées et les limites de la législation sur le bruit face au vécu

Transcription

Les avancées et les limites de la législation sur le bruit face au vécu
ÉOCARREFOUR
Valérie ROZEC
Université de Paris XNanterre
Philippe RITTER
VOL 78 2/2003
111
Les avancées et les limites de la
législation sur le bruit face au vécu
du citadin
Directeur de l'écologie
urbaine de la ville de Lyon
RÉSUMÉ
La détermination, dans une
société donnée, des
sonorités indésirables
s’établit en fonction d’un
certain consensus, c'est-àdire que tout le monde
s'accorde pour les désigner
comme gênantes. A travers
la législation en vigueur,
nous pouvons relever les
sons considérés comme
hostiles à la tranquillité
publique. La loi du 31
décembre 1992 a permis de
prendre en compte des
sources de bruit jusque là
oubliées par la réglementation. Des progrès ont été
réalisés dans la lutte contre
le bruit en termes de rattrapage et de prévention des
situations dommageables
pour la santé. Cependant, la
résorption des "points noirs"
(routiers, ferroviaires,
aériens) reste encore
aujourd’hui problématique.
En outre, nous pouvons
constater que, malgré cet
arsenal législatif, le nombre
de plaintes ne cesse de
croître chaque année.
Comprendre la plainte
nécessite de prendre en
compte les différences
individuelles et contextuelles
dans la perception et
l’évaluation de l’environnement gênant. En effet, le
vécu dans le logement
implique une appropriation
particulière, un investissement affectif fort qui pourrait
être le vecteur d’une gêne
renforcée.
MOTS CLÉS
Réglementation, loi du 31
décembre 1992, plaintes,
perception, évaluation, vécu.
ABSTRACT
In a given community,
determining undesirable
noises is based on creating a
certain consensus - a
common agreement on
what is annoying. On the
basis of current legislation, it
is possible to identify types
of noise which are
L’urbanisme fonctionnaliste des années 1950 a
considérablement modifié l’environnement sonore
des villes. Notre univers sonore s’est trouvé
amputé de ce qui faisait son essence même, c'està-dire sa diversité. Dans les années 1960-1970, la
multimotorisation des ménages et l’augmentation
de la mobilité n’ont fait qu’accentuer ce
phénomène. Face à la difficulté d’accès au centre
ville aux heures de pointe et à l’étalement de la
congestion dans l’espace et dans le temps, la ville
semble proche de l’asphyxie.
Cependant, la préoccupation face aux nuisances
environnementales n’est pas récente. Dès que les
hommes ont vécu nombreux dans un espace
restreint, c’est-à-dire dans des villes, ils ont
souffert, semble-t-il, du bruit occasionné par leurs
semblables et s’en sont plaints. Dans l’Antiquité,
Jules César avait compris que les rues de Rome
étaient impropres à la circulation, c’est pourquoi il
avait interdit l’accès de la ville aux chars, du
coucher au lever du soleil. Au XVIe s., Elisabeth I
avait fait voter une loi interdisant la musique dans
la rue (Ciattoni, 1997). On trouve dans l’ensemble
des pays d’Europe une telle législation promouvant le calme dans l’espace public surtout la nuit.
La détermination, dans une société donnée, des
sonorités indésirables s’établit donc en fonction
d’un certain consensus, c'est-à-dire que tout le
monde s'accorde pour les désigner comme
gênantes. A travers la législation en vigueur, nous
pouvons relever les sons considérés comme
hostiles à la tranquillité publique. La loi de 1992
offre un cadre juridique : 50 textes produits et
quelques décrets encore à sortir concernent
certaines activités (stands de tirs, ball-traps,
bâtiments sportifs, bruits d’hélicoptères…).
La culture d’appartenance va également donner
une dimension singulière aux sons acceptés ou
refusés dans le cadre de vie. Par exemple, le
respect de la sieste est sacré dans les pays
méditerranéens et la vie nocturne plus tolérée que
dans le nord de l’Europe. La façon dont un individu
va qualifier un son dépend aussi de la relation qu'il
entretient avec son environnement physique et
social. Lorsque celui-ci est non désiré et vécu
comme désagréable, le son devient alors du bruit
entraînant de la gêne voire du stress. Autrement
dit, on parle de bruit lorsqu’un son provoque une
gêne (Fischer, 1997). En outre, des facteurs individuels et contextuels vont moduler les rapports
de l'homme à son environnement sonore.
Face à un environnement sonore devenu hostile
au bien-être de l’individu, la plainte va alors être le
moyen de témoigner de sa gêne, d’un malaise,
d’un mécontentement. Malgré l’arsenal législatif
existant, le nombre de plaintes ne cesse de croître
chaque année. Il est alors nécessaire de se
pencher sur les avancées et les limites de la
législation face à la complexité de la perception
sonore de l’individu.
LES AVANCÉES DE LA LOI BRUIT DU 31
DÉCEMBRE 1992
La loi n° 92-1444 du 31 décembre 1992 sur le bruit
vient de fêter ses dix ans d'existence et le bilan,
positif pour certains, reste tout de même à
nuancer.
Avant la promulgation de cette loi cadre, les
articles de loi étaient dispersés dans les divers
codes (code des communes, code de la construction et de l'habitation…). Après 1970, la complexité
des problèmes sonores a conduit le législateur à
multiplier les textes de loi. A tel point que tous les
codes existants possèdent un ou plusieurs volets
concernant le bruit. Cependant, certaines sources
de bruit échappaient encore à toute réglementation. Cette loi a donc permis de rassembler
l'ensemble des textes au sein d'un seul et même
cadre. L'article 1 donne les contours de la loi : "Les
dispositions de la présente loi ont pour objet, dans
les domaines où il n'y est pas pourvu, de prévenir,
de supprimer ou de limiter l'émission ou la
propagation sans nécessité ou par manque de
précautions des bruits ou des vibrations de nature
à présenter des dangers, à cause d'un trouble
excessif aux personnes, à nuire à leur santé ou à
porter atteinte à l'environnement".
La prise de conscience des multiples impacts
sanitaires du bruit et la demande sociale croissante de protection du cadre de vie ont contribué à
un renforcement de la réglementation par la
parution de nombreux textes. Jusqu'à présent
environ 50 textes ont été produits dans les
différents secteurs d'activité : transports terrestres
(décret du 3 mai 2002, arrêtés du 8 novembre 1999
et du 30 mai 1996 ; décrets du 9 janvier 1995), les
transports aériens (décret du 26 avril 2002 ; décret
du 16 février 2000 ; loi du 12 juillet 1999…), les
activités bruyantes (décret du 15 décembre 1998),
le bruit de voisinage (arrêté du 10 mai 1995 ; décret
du 18 avril 1995), les bâtiments d'enseignement
(décret du 9 janvier 1995) et les matériels bruyants
(décret du 23 janvier 1995 ; arrêté du 12 mai 1997
et arrêté du 18 mars 2002). Cependant, quelques
secteurs restent encore en retard, comme la
construction des bâtiments sportifs et sociaux ou
les nuisances sonores produites par les hélicoptères, l'aviation légère, les stands de tir et les balltraps.
L’exemple de Paris va nous permette d’illustrer
l'application des différents décrets. Sur les 8 001
plaintes traitées en 2001, 34% concernaient les
bruits d'entreprises artisanales, industrielles,
commerciales ou tertiaires, 33% les bruits
domestiques ou dus à des troubles de voisinage,
20% les établissements de loisirs, 11% les
chantiers et 2% de bruits divers. Certaines plaintes
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Avancées et limites de la législation sur le bruit face au vécu du citadin
(4 862) pour nuisances sonores ont nécessité des
relevés sonométriques réalisés par le Laboratoire
central. Bon nombre des plaintes traitées par la
Direction de la protection de public (DPP) entrent
donc dans le cadre du décret n° 95-408 du 18 avril
1995 relatif à la lutte contre les bruits de voisinage.
De même, les établissements destinés à diffuser
de la musique amplifiée doivent, en vertu du
décret n° 98-1143 du 15 décembre 1998, réaliser
une étude d’impact afin de ne pas contrevenir au
Code de la santé publique. Concernant les bruits
de chantier, la Direction de la protection du public
n’effectue pas de relevé sonométrique mais vérifie
les horaires du chantier et la conformité des
équipements utilisés. Les bruits associés aux
comportements (bruits de clientèle, bruits de voisinage, tapages nocturnes, troubles de la voie publique) sont en revanche du ressort du commissariat
de police. En 2001, 3 130 contraventions ont été
dressées et 157 fermetures de débit de boisson
pour troubles à la tranquillité publique ont été
réalisées.
automobile est allé de pair avec la réduction du
contact pneumatique/chaussée et des niveaux
sonores des moteurs.
Ainsi, cette loi fixe un cadre général de la lutte
contre le bruit et donne une certaine cohérence à
la profusion des textes existants. Elle crée de
nouveaux devoirs pour les aménageurs, tout en
élargissant la protection des riverains et en
donnant une plus grande liberté d’action aux
collectivités locales.
LES LIMITES DE LA RÉGLEMENTATION SUR LE
BRUIT
En effet, avec le décret du 18 avril 1995, le constat
de bruits aléatoires par les agents communaux se
simplifie par la suppression des mesures
acoustiques et de la notion de faute pour des
bruits de comportement causant des troubles
anormaux de voisinage. C’est donc une avancée
majeure dans la mesure où l’oreille humaine
supplante, dans ce cas, le sonomètre.
Le décret du 15 décembre 1998 (relatif aux
prescriptions applicables aux établissements
recevant du public et diffusant à titre habituel de la
musique amplifiée) représente également un
progrès certain pour la prévention et la protection
des personnes dans ces lieux. En effet, ce décret
oblige les gérants de ces établissements à limiter
le niveau de pression acoustique à 105 dB(A)
maximum en niveau moyen et à 120 dB(A) en
niveau de crête. En outre, ils doivent réaliser une
étude d’impact et poser un limiteur ou faire les
travaux d’isolation acoustique nécessaires.
Cependant, les nuisances sonores créées par la
clientèle à l’extérieur de l’établissement restent
encore problématiques.
La réglementation a impulsé la recherche et des
progrès technologiques importants ont permis la
réduction de certaines émissions sonores.
Cependant, l'accroissement du nombre d'émetteurs sonores a réduit l’impact des progrès
accomplis. Par exemple, l'accroissement du parc
Ainsi, d’un point de vue strictement acoustique,
beaucoup de progrès ont été réalisés ces vingt
dernières années, tant à la source au niveau des
émissions (bruits des poids lourds, avions…)
qu’au niveau de la réception (isolation des
façades, murs antibruit…). Cependant face à
l’accroissement quantitatif des activités et des
déplacements, les progrès réalisés sont passés
pratiquement inaperçus.
Face à cet arsenal juridique et aux progrès
technologiques réalisés dans différents secteurs
(émission, propagation, réception), un hiatus
existe cependant entre ce constat et l'augmentation croissante des plaintes. Pour certains institutionnels, ce fossé tend à se creuser par manque de
moyens alloués à la lutte contre le bruit et à la
difficulté d'application de la loi.
Malgré les avancées majeures de la loi sur le bruit
du 31 décembre 1992, nous assistons, sur le
terrain, à des difficultés d’application de celle-ci.
En effet, dans la pratique, les services d'hygiène et
de santé, lorsqu'ils existent, sont confrontés à des
difficultés comme le manque de civisme pour des
problèmes de comportement, des difficultés
d'intégration pour les nouveaux arrivants, un
manque de communication et de tolérance de part
et d'autre, parallèlement à une diminution du seuil
de tolérance aux bruits due à une sensibilisation
accrue effectuée par les médias (Hugel, 2000).
Certaines associations de défense contre le bruit
constatent, sur le terrain, une augmentation de la
demande sociale dont les causes sont multiples.
Elle est d'abord liée à l'augmentation des sources
sonores (transports, bars musicaux, appareils de
bricolage…) mais également à des phénomènes
de stress, notamment liés au chômage ou à un
état de santé fragilisé. Les associations insistent
sur la difficulté à établir le constat des bruits de
comportement dans un laps de temps réduit. En
outre, elles dénoncent le peu de procès verbaux
établis ce qui décourage le procureur de
poursuivre entraînant, de ce fait, une démobilisation des agents verbalisateurs dont le travail
n'est pas reconnu. Enfin, elles pointent l'inertie de
certains maires ou leur refus d'intervention
sachant que le maire peut lui-même être le fauteur
de troubles s'il s'agit du fonctionnement de salles
municipales (Ibid.).
Face aux difficultés d’application de la
réglementation sur le bruit de voisinage, le Conseil
national du bruit (CNB) a réuni des experts autour
de cette problématique et une quarantaine de
considered offensive. The
law of 31st December 1992
included sources of noise
which had previously been
ignored by legislation.
Progress has been made in
the fight against noise in
correcting and preventing
situations prejudicial for
health. However, certain
"black spots" (road, rail, air)
still remain problematic.
Moreover, despite this
legislation, the number of
complaints increases each
year. To understand these
complaints, it is necessary to
take into account individual
and contextual factors in the
perception and evaluation of
the offending environment.
In addition, the fact of living
in a home creates a strong
emotional attachment
which can reinforce the
feeling of annoyance.
KEY WORDS
Regulation, law of 31st
December 1992, complaints,
perception, evaluation
experience.
Avancées et limites de la législation sur le bruit face au vécu du citadin
propositions d’amélioration ont été présentées
(Ritter, 2002).
Derrière ce constat, un élément essentiel a été
oublié : les problèmes de bruit ne pouvaient pas se
régler exclusivement par des procès verbaux.
D'autant plus que ces dernières années, seulement
une plainte sur deux est fondée du point de vue de
la réglementation existante. La lutte contre le bruit
ne peut se réduire à l’évaluation exclusive de
certains paramètres physiques (fréquence,
intensité) au détriment de la prise en compte de la
subjectivité du bruit dans l'expression de la gêne.
Le son est caractérisé objectivement par des
paramètres physiques qui sont essentiellement la
fréquence et l’intensité. Bien que d'un point de vue
physique, il n'existe pas de différence fondamentale entre un son et un bruit, la manière dont il va
être perçu et évalué par l'individu va lui conférer
une dimension positive ou plutôt négative.
Du point de vue physique, le niveau sonore est le
premier paramètre pour définir la gêne. Cependant, la gêne due au bruit n'est pas proportionnelle à l'intensité sonore. Elle dépend aussi de la
source sonore : la conversation des voisins
atteignant 60dB peut paraître plus gênante que le
bruit de la circulation (80dB). Cohen et al. (1984)
avaient déjà mis en évidence que des sons de
faible intensité pouvaient être considérés comme
non-désirés et définis comme des bruits en raison
de leur intrusion dans un certain contexte. De
même qu'à niveau sonore égal, le bruit d’un train
est mieux accepté que le bruit du trafic routier.
Au-delà des paramètres physiques caractérisant le
son, la signification donnée au son peut ou non le
transformer en bruit. Il est donc nécessaire de
comprendre la façon dont le bruit est perçu et
évalué par l’individu.
LE VÉCU DU PLAIGNANT FACE AU BRUIT
Quelques définitions
Face à une sensibilité accrue à l’égard du bruit, la
reconnaissance par la loi sur le bruit de 1992 d’un
"droit au silence" constitue une étape marquante.
Par nuisance, il faut entendre tous les facteurs de
la vie urbaine ou industrielle qui constituent une
gêne, un préjudice, un danger pour la santé et
l’environnement. Les nuisances sont la conséquence de ce que l’on appelle couramment "les
pollutions de l’environnement". Au niveau
individuel, la nuisance se présente alors comme
une limitation du bien-être, la présence imaginaire
ou réelle d’un risque, l’expérience vécue d’un
inconfort associé à une ou plusieurs composante(s) environnementale(s) physiquement
identifiable(s) : bruit, odeurs, pollution de l’air ou
vibrations.
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Les effets des nuisances sonores sont décrits le
plus souvent en termes de perturbation ou de
gêne. Il faut garder à l’esprit l’origine étymologique du mot gêne : celui-ci vient de l’ancien
français "géhenne" (torture) et de "géhir" (avouer)
ce qui suggère une notion de souffrance
provoquée par autrui ou par un objet. La sensation
de gêne est mesurable par une échelle sur laquelle
les sujets exposés indiquent leur position de gêne
en référence au bruit (exemple X vous gêne :
beaucoup - assez - peu - pas du tout). Ces échelles
ont joué un rôle important dans l’établissement de
la législation. La mise en relation des niveaux
acoustiques mesurés en dB(A) et des niveaux de
gêne déclarés a permis de montrer les
covariations entre la gêne exprimée et l’élévation
des niveaux sonores. Cependant, on constate une
grande dispersion des niveaux de gêne pour une
même valeur physique. De plus, il paraît difficile
d’apprécier la fidélité des échelles de gêne
(fluctuation des réponses dans le temps) et
l’emprise des modèles culturels freinant
l’expression de la plainte (Levy-Leboyer, 1989).
C’est pourquoi, face à la difficulté d’objectiver la
gêne ressentie, on préfère parler de gêne en
termes de traitement de l’information comme le
résultat d’un jugement par l’individu dans une
situation donnée.
Pour Guski, (1999), il s'agit d'une évaluation
négative (à long terme) des conditions de vie en
lien avec le bruit. Cette évaluation ne dépend pas
seulement des perturbations passées mais
également des attitudes et des attentes.
Comprendre la gêne et son impact demande une
compréhension des mécanismes par lesquels le
bruit affecte les individus. Ces mécanismes
peuvent être non seulement physiologiques, mais
aussi psychologiques et notamment perceptifs et
cognitifs.
Le concept de gêne est associé à la perturbation,
l’aggravation, l’insatisfaction, ainsi qu’au déplaisir,
au harcèlement, à l’irritation, à la nuisance, à la
vexation, à l’exaspération, à l’inconfort, au
malaise, au stress et à la haine (Guski, 1999). Il
peut aussi être associé à des interférences dans les
activités de la vie quotidienne ou refléter un
ensemble de symptômes liés au stress.
Il existe plusieurs définitions du stress et la plupart
se réfèrent à un événement déplaisant et donc
menaçant le bien-être et l’existence de la personne
affectée. Le contexte dans lequel nous évoluons,
l’environnement social, culturel, voire affectif,
apportent une dimension personnelle, unique à la
façon dont chacun perçoit et subit les agressions
diverses dont il est l’objet (Moch, 1989). Par
conséquent, les réactions peuvent être différentes
d’un individu à l’autre, suivant l’appréhension de la
situation (menaçante, dangereuse) et la capacité à
y faire face, ce qui engendrera ou non un stress.
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Avancées et limites de la législation sur le bruit face au vécu du citadin
A l'issue de l’évaluation du bruit stressant,
l'individu devra mettre en place des stratégies
d'ajustement ou coping (Paulhan, 1992). Elles sont
de plusieurs sortes : l'évitement (fuir le bruit), la
vigilance (concentration et recherche d'informations sur le bruit), le déni (prise de distance par
rapport au stimulus sonore) et les efforts
comportementaux actifs (action sur le bruit). Ainsi,
selon le jugement porté sur le bruit présumé
délétère et selon les capacités de l’individu à y
répondre, ses réactions peuvent être différentes.
En outre, des variables intermédiaires personnelles et sociales viennent moduler de manière
différentielle les effets du bruit stressant.
Rappelons également que la plainte1 est le moyen
de témoigner de sa gêne, de son stress face à un
environnement hostile au bien-être de l’individu.
Mais, comme seule la moitié des plaintes est
fondée du point de vue de la réglementation, sur
l’ensemble des plaintes traitées, seul un plaignant
sur deux pourra mettre fin à cette nuisance par la
voie réglementaire.
Le contenu des plaintes : l’exemple parisien
Face à l’augmentation du nombre de plaintes ces
dernières années, la connaissance des demandes
des citadins sous-jacentes à la plainte est
indispensable pour mieux les traiter. En particulier,
connaître les facteurs individuels et contextuels
inhérents à la plainte permettra à terme de mieux
communiquer sur les nuisances et de responsabiliser le citadin face à son cadre de vie.
C’est l’objectif que nous avons tenté d’atteindre à
travers l’analyse de plaintes écrites de Parisiens
parvenues au 6e bureau de la Direction de la
protection du public entre juin 2001 et juillet 2002
(Rozec, Dubois, 2002). Cette étude a été financée
par la Mairie de Paris et réalisé en collaboration
étroite avec la Direction de la protection du public
de la Préfecture de police de Paris.
Il faut préciser que lors de la réalisation de cette
recherche, les plaintes arrivaient surtout à la
Préfecture de police car la Ville de Paris possédait
un dispositif particulier pour la gestion des
plaintes. En effet, les pouvoirs de police n’étaient
pas confiés au Maire comme c’est le cas dans
toutes les autres villes françaises mais au Préfet de
police ; c’est pourquoi les plaintes étaient gérées
principalement par la Préfecture de police de Paris.
Depuis le 27 février 2002, une passation de
pouvoir entre la Préfecture de police et la Mairie a
eu lieu.
Dans ce cadre, 1260 plaintes écrites concernant
différentes sources de nuisances ont été analysées
(dont 80% des plaintes concernaient le bruit).
Méthodologie
Après la lecture de plusieurs centaines de plaintes,
nous avons élaboré une grille d’analyse utilisant
simultanément deux approches complémentaires,
à savoir :
1) une approche quantitative afin de comptabiliser
les différentes sources et la nature des nuisances,
les principaux effets ressentis et les solutions
demandées ;
2) une analyse qualitative des plaintes afin de
rester proches du discours de nos concitoyens.
Nous avons étudié les connaissances des
Parisiens sur les nuisances dont ils sont victimes
et les représentations sous-jacentes à la plainte.
Ces analyses nous ont donc permis de saisir la
richesse du discours contenue dans les différentes
lettres des plaignants. Il faut préciser que chaque
plainte écrite ne permet pas de remplir
complètement les différentes colonnes de notre
base de données (singularité du discours). Nous
présenterons ici les résultats concernant
exclusivement les plaintes pour nuisances
sonores (soit 1019 lettres).
LES RÉSULTATS
Caractérisation des plaintes pour nuisances
sonores
Les résultats de cette recherche montrent que le
bruit occupe la plus grande place dans les plaintes
exprimées (80%) suivi de loin par les odeurs
(10%), la pollution atmosphérique (6%), les
pollutions visuelles (3%) et les vibrations (1%).
L’étude de Martin-Houssart et Rizk (2002) a
d'ailleurs mis en évidence lors d'une enquête
auprès des Parisiens que le bruit est la nuisance la
plus fréquemment ressentie.
Le bruit est la première source de plaintes pour
plus d’un Parisien sur deux, quel que soit
l’arrondissement d’habitation. En effet, les sources
de nuisances sonores concernent surtout des
bruits mécaniques (39%) c’est-à-dire des bruits
d’équipements (extracteur, ascenseur, chauffage)
suivies par des bruits liés aux comportements
(20%), à l’activité artisanale et commerciale (15%)
et à la clientèle (9%). Les autres sources de
nuisances sonores sont peu représentées : bruits
d’impacts (3%), de chantier (3%), de pratique
musicale (3%)… Certains plaignants n’indiquent
pas la source incriminée (2%), ils parlent alors de
nuisances sonores au sens large.
Durant l’année, le nombre de plaintes oscille entre
60 et 100 par mois à l’exception de l’été où nous
pouvons observer un pic surtout en juillet suivi
d’une diminution jusqu’au mois d’octobre. Cela
peut être dû à la saison estivale qui pousse les
Parisiens à vivre avec les fenêtres ouvertes. En
1 - Le terme plainte sera utilisé
a u sen s larg e c om me un
m éco nten te me nt q ue l’on
exprime, des récriminations ou
doléances. De même, le mot
plaignant sera utilisé au cours
d e c ette é tude dan s son
acception la plus large et non
dans le sens d’un individu qui
dépose plainte en justice.
Avancées et limites de la législation sur le bruit face au vécu du citadin
outre, les terrasses des cafés et restaurants sont
plus fréquentées l’été et les systèmes d’extraction
d’air fonctionnent à plein régime. Ainsi, les bruits
extérieurs envahissent l’intérieur du logement.
Certains plaignants sont obligés, malgré la chaleur
de laisser les fenêtres closes : "Toutes fenêtres
fermées (en juillet !), je subis un bruit permanent
malgré le double vitrage".
La baisse à partir du mois d’août pourrait
s’expliquer par le départ en vacances de
nombreux Parisiens qui sont donc moins soumis
aux nuisances sonores. En outre, nous pouvons
penser que la densité humaine baissant, le bruit
aura également tendance à diminuer.
Qui sont les plaignants ?
Sur l'ensemble des plaintes traitées, 74% émanent
de particuliers (32 % d'hommes et 34% de
femmes) et 26% d'un collectif (association,
syndic…). On peut également noter que très peu
de personnes évoquent dans leur lettre leur niveau
socio-professionnel. Toutefois, ils mentionnent
plus facilement leur statut d'habitation. En effet, ils
sont 26% de propriétaires et 10% de locataires. En
outre, le nombre de personnes dans le foyer est
mentionné par 22% des personnes seules, 12% de
couples et 7% de personnes avec enfants.
Cependant, 59% des plaignants n'y font pas
allusion.
Les relations avec le gêneur
Le climat social peut également déterminer les
réactions individuelles face aux nuisances
environnementales. Dans de nombreuses études
concernant les plaintes dues au bruit, les relations
de voisinage difficiles semblent accroître la gêne
sonore (Bertoni et al. 1993). Une étude que nous
avons réalisée sur les plaintes dues au bruit a mis
en évidence que la majorité des plaignants ayant
de mauvais contacts avec leurs voisins (59%)
s'estime très sensible au bruit (88%). En outre, 53%
des personnes ayant de mauvaises relations de
voisinage estiment que leurs voisins ont une vie
différente de la leur (Rozec, 1997). Ainsi, la
tolérance face au mode de vie très différent des
voisins est possible si les relations installées
depuis longtemps avec eux sont positives
entraînant une certaine acceptation des bruits de
l'autre.
Aubrée (1991) a mis en évidence qu'une
population ancienne peut se sentir dépossédée de
son cadre de vie et même parfois de son identité
sociale par l'arrivée massive d'une population
nouvelle et bruyante. Ainsi, l'intégration est un
facteur influençant la gêne. Le degré d'exclusion
ou d'intégration d'un individu dépend de sa
position dans le groupe définie par des critères
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objectifs (ancienneté, dominance sociale) et
subjectifs (adhésion aux normes du groupe).
Certaines lettres montrent d'ailleurs des relations
de voisinage difficiles où les fauteurs de trouble
semblent plus enclins à la violence qu'à écouter
les récriminations des plaignants :
"Toute discussion a été inutile, ces personnes sont
d'une totale mauvaise foi incroyable, elle hurlait au
téléphone et m'a raccroché au nez. Ceci est
extrêmement pénible pour moi, et me provoque
beaucoup de stress … ayant fait preuve de
beaucoup de patience et de tolérance, j'ai porté
des boules Quiès pendant un an afin de ne plus
entendre les nuisances de ce commerce..."
La culture de référence
De même, ces relations sociales difficiles peuvent
laisser transparaître des difficultés à accepter des
cultures et modes de vie différents. En effet, il y a
des cultures et des ethnies dont les systèmes
relationnels demandent, tolèrent ou ne supportent
pas de la même manière les types ou les intensités
sonores. Lorsque les seuils de tolérance sont
franchis, ils provoquent un rejet instinctif.
La culture à laquelle nous appartenons oriente
l’appréhension des informations sensorielles, les
individus vivant dès l’enfance dans des mondes
sensoriels différents. Selon le contexte, les
hommes apprennent, dès le plus jeune âge, à
négliger ou au contraire à sélectionner certaines
informations. L’appartenance culturelle médiatise
notre appréhension de l’environnement sonore
ainsi que nos représentations (Florentine, Namba,
Kuwano, 1986 ; Namba, 1994). Sur l'ensemble des
plaintes analysées, seules 8% faisaient référence à
des différences culturelles. Cependant, lorsque la
culture de référence est notée dans les lettres,
certaines ethnies sont clairement stigmatisées :
"Ces Tamouls sont des réfugiés politiques,
minoritaires chez eux dans leur pays ; ils sont par
contre nettement majoritaires chez nous dans les
rues… et nous le font savoir hélas. (…) On les
entend surtout le soir car ils sont extrêmement
bruyants…"
L’intentionnalité
Les études concernant les nuisances sonores
montrent que la gêne est très forte chez les
individus qui estiment le bruit évitable, alors
qu’elle est modérée à niveau acoustique identique
chez ceux qui ont le sentiment qu’il est inéluctable
(Fields et Walker, 1982). Le sentiment de gêne est
aussi médiatisé par les représentations que se font
les sujets de la nécessité ou de l’importance de la
source sonore. S’ils estiment que l’aéroport est
important pour le pays, ils seront moins incommodés. Nous constatons que 9% des plaignants
estiment que le fauteur de bruit agit intentionnellement dans le but de gêner le plaignant.
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Avancées et limites de la législation sur le bruit face au vécu du citadin
La perception du contrôle de la nuisance
Les études épidémiologiques ont mis en évidence
le fait que les populations les plus sensibles, les
plus exposées aux stress environnementaux sont
celles qui exercent le moins de contrôle et
jouissent d’une faible liberté de choix.
Selon Langer et Saegert (1977) le renforcement du
contrôle personnel diminuerait l’intensité du
stress. Ce contrôle serait possible par la
connaissance de certains processus adaptatifs et
par la possibilité de prévoir le comportement des
autres (Mitchell, 1978). Ainsi, diverses stratégies
peuvent être mises en place pour contrôler
l’exposition à un stimulus gênant ou stressant.
Pour certains, il suffira de fermer les fenêtres.
Ainsi, 15% des plaintes que nous avons analysées
font référence à une telle stratégie : "Nous sommes contraints, nuit et jour, de laisser nos fenêtres
fermées pour retrouver un peu de calme".
Toutefois, cette stratégie, lorsqu’elle échoue,
semble redoubler l’impression subjective de ne
pouvoir contrôler son exposition : "La soufflerie
produit un bruit tel que je ne peux plus ouvrir les
fenêtres ; même fermées, le bruit me gêne
considérablement. C'est un bruit quotidien qui me
gâche la vie …". Lorsqu’il devient impossible de se
soustraire au signal, le sentiment d’impuissance
est certainement le plus fort. Or, 32% des
plaignants parisiens se déclarent dans l’impossibilité d’échapper au bruit auquel ils sont soumis.
Par ailleurs, les bruits imprévisibles et irréguliers
perturbent davantage que les bruits routiers et
réguliers (Glass, Singer, 1972). En revanche,
l’anticipation du contrôle d’un stimulus diminue,
par la suite, l’impact négatif sur l’individu (Cohen
et Spacapan, 1984).
De façon générale, nous retrouvons, dans le
matériel que nous avons analysé, ce lien entre
imprévisibilité de la nuisance et gêne accrue : "Cet
état de tension permanent est invivable, nous ne
savons pas de quoi sera faite la nuit suivante".
Plus de la moitié des plaignants (56%) évoque le
caractère prévisible (25%) ou imprévisible (31%) de
la nuisance, témoignant ainsi de l’importance que
revêt cette dimension dans le ressenti de la gêne.
Le contrôle de la source sonore serait un moyen
de limiter les réactions de stress éprouvées par les
plaignants. En effet, l’expérience de Hiroto (1974)
montre par exemple que les sujets qui ont le
sentiment de ne pouvoir contrôler leur exposition
à une source sonore restent passifs face à celle-ci.
En tout état de cause, le coût du comportement de
contrôle représente un stress additionnel qui
retient certains individus de s’engager dans un
processus de résolution. A l’opposé, nos résultats
montrent que les plaignants qui ne peuvent pas se
soustraire à la nuisance acceptent plus de recevoir
la visite d’un inspecteur
(χ2=39,62 ; ddl=2 ; p< .001).
Les effets du bruit sur les activités des plaignants
Ils sont complexes et dépendent du type de tâche
effectuée (manuelle, sportive, intellectuelle...). Les
modifications des performances peuvent être
appréciées par la diminution du rendement
quantitatif ou par l’augmentation du nombre
d’erreurs ou d’accidents. Les effets observés
varient en fonction des caractéristiques du bruit
(prévisibilité, contrôlabilité et intensité), du type de
tâche, de la tolérance au stress et des différences
interindividuelles (Finkelman, 1975).
Il faut tout d’abord noter que peu de personnes
signalent des perturbations de leurs activités dues
aux nuisances sonores et aux vibrations.
Toutefois, lorsque c’est le cas, les activités de
détente sont perturbées pour 8% d’entre elles,
suivies par les activités professionnelles (6%),
intellectuelles (4%) et les conversations (2%).
Le bruit comme facteur de stress et de
perturbation du sommeil
Il existe plusieurs définitions du stress et la plupart
se réfèrent à un événement déplaisant et donc
menaçant le bien-être et l’existence de la personne
affectée. Le terme stress peut aussi bien désigner
des réponses non spécifiques de l’individu que
des expériences qui lui sont propres. Le contexte
dans lequel nous évoluons, l’environnement
social, culturel, voire affectif, apportent une
dimension personnelle, unique à la façon dont
chacun perçoit et subit les agressions diverses
dont il est l’objet (Moch, 1989). Par conséquent, les
réactions peuvent être différentes d’un individu à
l’autre, suivant l’appréhension de la situation
(menaçante, dangereuse) et la capacité à y faire
face, ce qui engendrera ou non un stress (Fischer,
2002). Certains auteurs comme Lazarus et Launier
(1978) définissent le stress comme : "un processus
qui apparaît quand les exigences environnementales dépassent les capacités de réponse de
l’organisme".
Dans les différentes lettres analysées, nous avons
relevé les éléments faisant référence à un certain
stress. Nous remarquons que 28% des plaignants
évoquent un stress lié à la présence de bruit ou de
vibrations dans leur vie quotidienne. L’exemple cidessous montre que le stress est clairement
exprimé :
"Nous subissons le tapage nocturne du nouveau
locataire… Notre climat familial se trouve dégradé
par les somnifères et le stress pour savoir si ce
soir encore il y aura de la musique.… De temps en
temps déjà c'était difficile à supporter surtout
lorsque vous vous levez à 6h15 pour aller
travailler, mais avec eux, c'est tout le temps et nos
nerfs commencent à lâcher".
Avancées et limites de la législation sur le bruit face au vécu du citadin
Cette citation d'un plaignant montre bien qu'il
s'agit à la fois de stress et de perturbations du
sommeil. Or le sommeil a une fonction réparatrice
face à la fatigue physique et mentale et participe
au maintien de la santé. L’ampleur de ces
perturbations dépend des qualités naturelles du
sommeil du dormeur et des niveaux de bruit. Il
n’est pas évident de mesurer la part qui incombe
au bruit parmi toutes les causes de troubles du
sommeil. Certains sujets le prennent comme
"bouc émissaire" en le tenant pour responsable de
leur insomnie. De plus, il n’est pas facile d’évaluer
la qualité du sommeil (Smith, 1994).
Une telle perturbation du sommeil peut entraîner
une fatigue notable durant la journée, se
traduisant par des épisodes d’hypovigilance ou de
capacités de travail réduites. Même si l’organisme
s’y habitue à un certain degré, cette habituation
reste incomplète car les fonctions du dormeur se
trouvent affectées par la répétition des nuisances
sonores (Muzet, 1996).
Les perturbations du sommeil par les nuisances
sonores et vibratoires sont soulignées par 39% des
plaignants. Lorsque les troubles de la santé dus au
bruit sont évoqués, les termes employés sont
forts, voire extrêmes dans certains cas :
"Je tiens à porter à votre connaissance, les faits
suivants qui nuisent à la santé morale et physique
de ma famille et de moi-même".
"Cela fait 5 mois que j'endure cette horrible
situation. Je suis à mon 3e arrêt maladie, sous
cachets tranquillisants et hypnotiques… Je ne
connais plus le repos".
Face à cette souffrance, nous nous sommes
demandés si les plaignants étaient ou non
engagés dans la résolution de leur gêne ou s’ils
attendaient plutôt que le problème se règle
uniquement par l’intervention de la Direction de la
protection du public. On constate que 60% des
plaignants acceptent le constat chez eux des
nuisances par les inspecteurs de la salubrité.
Cependant, 68% des plaignants n’envisagent
aucune solution particulière pour résoudre leur
problème sonore, 18% proposent une solution
juridique et 10% s'orientent vers une solution
technique. Il faut préciser que la résolution du
problème à l'amiable est seulement envisagée par
2% des plaignants car cette solution a souvent été
tentée en amont avant la rédaction de la lettre à la
Préfecture de police.
En résumé, cette recherche a permis de mettre en
évidence le contenu des plaintes des Parisiens. A
la lecture de ces lettres, nous pouvons noter que
les plaignants, après avoir décrit le contexte
spatio-temporel de la gêne sonore, décrivent
surtout leur vécu face au bruit au-delà des
caractéristiques physiques de celui-ci. Nous avons
pu mettre en évidence des différences interindivi-
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117
duelles dans la perception de l’environnement
sonore. Les femmes sont par exemple significativement plus affectées par le bruit, à l’intérieur du
logement, de jour comme de nuit, que les
hommes. De même, les personnes seules sont
plus gênées par des bruits imprévisibles que les
couples ou les personnes avec enfants. Certaines
lettres font référence à des différences culturelles,
d'autres à des troubles intentionnels de la part du
gêneur ou profitent de la plainte pour dénoncer
des activités n'ayant rien à voir avec leur
environnement. Une large part des personnes
s’adressant au Bureau de la protection du public
n’a cependant que peu de connaissances (savoir
technique, juridique ou sanitaire) sur les nuisances
auxquelles elle est soumise.
Les plaintes provenant de particuliers sont plus
riches que les plaintes émanant de syndics (elles
font référence aux effets, aux représentations, aux
détails des caractéristiques de la nuisance, aux
effets présumés sur la santé et à l’impossibilité de
s’y soustraire). Dans le cas de la rédaction de
plaintes par des associations ou syndics, il semble
que la part de retranscription du vécu disparaisse.
Il est clair qu’un inspecteur de la salubrité ne va
pas traiter ces plaintes de la même façon, bien que
la loi soit la même pour tous. En effet, l’écoute et la
compassion devront être plus importantes dans le
premier cas ; dans le second cas, le discours sera
plus orienté vers des aspects techniques et/ou
juridiques. D’autant plus que les personnes seules
ou avec enfants dénoncent davantage le stress
que les couples et sont souvent dans l’incapacité
de se soustraire à la nuisance ou d’exercer un
certain contrôle de la source.
Ainsi, certains facteurs individuels et contextuels
sont clairement exprimés dans les lettres des
plaignants pour médiatiser leur gêne voire leur
stress face aux nuisances environnementales. Le
modèle du stress parait donc pertinent pour
comprendre le vécu des plaignants. Il faut
également noter que les personnes sont surtout
gênées dans leur logement. Elles dénoncent une
intrusion, une violation de l’intimité domestique.
Autrement dit, le fait d’entendre ses voisins
signifie qu’eux-mêmes peuvent nous entendre.
Ainsi, nous pensons que les nuisances sonores
empêchent la réalisation de trois fonctions
généralement offertes par le "chez-soi" (Fischer,
1997) : l’abri, le refuge de l’intimité et le lieu de
retraite (Rozec et Dubois, 2002).
Conclusion
La loi du 31 décembre 1992 a permis de prendre
en compte des sources de bruit jusque là oubliées
par la réglementation. Des progrès ont été réalisés
dans la lutte contre le bruit en termes de
rattrapage et de prévention des situations
dommageables pour la santé. Cependant, la
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Avancées et limites de la législation sur le bruit face au vécu du citadin
résorption des points noirs (routiers, ferroviaires,
aériens) reste encore aujourd’hui problématique.
La directive européenne du 25 juin 2002 relative à
l’évaluation et à la gestion du bruit dans
l’environnement (Directive 2002/49/CE) va apporter
une nouvelle pierre à l’édifice complétant la loi du
31 décembre 1992. Elle s’articule sur deux axes
majeurs : l’établissement d’un cadastre de
l’exposition au bruit (cartographie du bruit des
transports) et l’adoption de plans d’action en
matière de prévention et de réduction du bruit aux
niveaux européen et local. Ces mesures concerneront d’abord les agglomérations de plus de
250 000 habitants pour la réalisation de cartes en
2007 et s’étendront aux agglomérations de
100 000 habitants en juin 2012.
Cependant, malgré cet imposant arsenal législatif,
on assiste chaque année à une augmentation des
plaintes dues au bruit. Et on constate que seule
une plainte sur deux est fondée en référence aux
critères réglementaires actuels qui s’appuient
essentiellement sur des niveaux acoustiques. Or,
la gêne exprimée n’est que partiellement déterminée par des facteurs acoustiques. Beaucoup de
plaignants sont alors désabusés lorsque leur gêne
n’est pas légitimée par les pouvoirs publics et une
certaine incompréhension s’installe.
Comprendre la plainte nécessite de prendre en
compte les différences individuelles et contextuelles dans la perception et l’évaluation de
l’environnement gênant. En outre, le vécu dans
l’espace intérieur du logement en termes de chezsoi implique une appropriation particulière, un
investissement affectif fort de l’environnement
sonore qui pourrait être le vecteur d’une gêne
renforcée. Ainsi, la prise en compte des plaignants
passe d’abord par une écoute attentive qui est plus
le rôle d’un conciliateur ou d’un psychologue
territorial que celui d’un inspecteur de la salubrité.
En outre, un travail de sensibilisation auprès des
jeunes reste à mener afin de leur faire prendre
conscience de la diversité de leur environnement
sonore et du rôle qu’ils ont à jouer dans la création
d’un univers sonore de qualité. Une réelle
éducation sonore et citoyenne reste à mettre en
place. L’environnement sonore pourra être alors
un moyen d’expression et d’accomplissement de
chacun dans le respect de l’autre.
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V. ROZEC,
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Docteur P. RITTER
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