ces fictions qui changent nos vies

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ces fictions qui changent nos vies
APPEL À CONTRIBUTIONS
pour la revue Communication
« LE POUVOIR DES FICTIONS AUDIOVISUELLES »
Dossier thématique coordonné par
Céline Bryon-Portet
Maître de conférences habilitée à diriger des recherches
Ce numéro de la revue Communication se propose d’étudier le pouvoir d’influence des
fictions cinématographiques et télévisées, tant au plan individuel qu’au niveau sociétal.
Longtemps ravalées au rang de simples productions divertissantes, avec tout ce que cette
catégorisation comporte de péjoratif depuis que la philosophie pascalienne a vu dans le
divertissement une activité futile et dérisoire entre toutes, les fictions audiovisuelles sont
pourtant bien plus que des histoires imaginaires frappées d’irréalité. Les chercheurs leur
reconnaissent aujourd’hui la capacité de modifier les représentations mentales des spectateurs,
voire même de changer leur comportement.
Au niveau individuel, les études pionnières de Henry Jenkins1 sur les fans des séries
télévisées, notamment, montrent que la notion de participation est primordiale lorsque l’on
veut étudier le phénomène de la culture fan. Les travaux de Dominique Pasquier2, en France,
sur la série Hélène et les garçons, soulignent les processus d’identification des téléspectateurs
à des personnages qu’ils considèrent comme des modèles à imiter, et la fonction
d’apprentissage de la vie amoureuse que ces fictions télévisées remplissent auprès des jeunes
publics, grâce à leur réalisme émotionnel. Ce processus d’identification, lorsqu’il se trouve
exacerbé et décliné sur un « mode mimétique élevé »3, peut amener certains fans de superhéros à se comporter comme leur idole fictive, comme c’est le cas aux Etats-Unis (notamment
dans la ville de Cincinnati), où des vengeurs masqués qui se font appeler Batman, Superman
ou Wonder Woman, concurrencent la police en tentant d’arrêter des criminels.
L’on peut donc aller jusqu’à se demander si certaines fictions audiovisuelles ne jouent pas un
rôle assez similaire à celui que joue le mythe dans les sociétés traditionnelles, lequel
représente un « exemple concret de la conduite à tenir »4 et est « vivant, en ce sens qu’il
fournit des modèles pour la conduite humaine et confère par là même signification et valeur à
l’existence »5.
Au niveau sociétal, les fictions audiovisuelles participent également de la construction sociale
de la réalité, grâce à l’univers diégétique qu’elles élaborent. Les travaux menés par Sabine
1
Henry Jenkins, Textual poachers : Television fan and participatory culture, Routledge, 1992.
Dominique Pasquier, « Identification au héros et communautés de téléspectateurs : la réception d’"Hélène et les
garçons" », Hermès, n° 22, 1998, p.101-109.
Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Maison des
Sciences de l’Homme.
3
A partir de la classification des fictions de Northop Frye, François Jost définit ce mode mimétique comme celui
qui met en scène « des héros supérieurs en degré aux autres hommes », par opposition au mode mimétique bas
qui propose des « personnages qui sont à la fois égaux à leur environnement et à l’être humain ».
François Jost, « Séries policières et stratégies de programmation », in Pierre Beylot et Geneviève Sellier (dir.),
Les séries policières, Paris, L’Harmattan, 2004, p.65.
4
Roger Caillois, Le Mythe et l’homme, Paris, Gallimard, Folio essais, 1987, p.154.
5
Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, Folio essais, 1993, p.12.
2
Chalvon-Demersay6 et Guillaume Le Saulnier7, par exemple, ont montré que les héros fictifs
des séries policières possèdent une véritable influence sur l’image que l’opinion publique
possède du métier de "flic". Les nombreuses séries qui mettent en scène, depuis une dizaine
d’années, le métier d’urgentiste ou de médecin (Urgences, Grey’s anatomy, Dr House…),
sont également aptes à transformer les représentations existantes, voire à créer des vocations.
D’autres études ont souligné la capacité d’une série comme Plus belle la vie à faire passer des
messages idéologiques et politiques auprès des téléspectateurs, sur des thèmes tels que le don
d’organes, l’homosexualité et la diversité socioculturelle8, ou encore à valoriser l’image d’un
territoire, en l’occurrence l’image de la ville de Marseille9. De la même manière, des films
comme Le Bonheur est dans le pré et Bienvenue chez les ch’tis ont contribué à véhiculer une
image positive du Gers et de la région Nord-Pas-de-Calais, en construisant puis diffusant une
véritable identité socioculturelle autour de la convivialité et du bien-vivre, ainsi qu’en ont
témoigné la presse locale ainsi que différentes enquêtes10. Enfin, des chercheurs se sont
demandés si la présence d’un Président des Etats-Unis noir dans la série 24h00 chrono (le
Président David Palmer), n’avait pas aidé les américains à se familiariser à cette idée, à faire
tomber certains préjugés racistes et par conséquent à faciliter l’arrivée au pouvoir de Barack
Obama, tandis que certains journalistes, à l’instar de Brian Stelter du New York Times,
préfèrent considérer la série pionnière The West Wing (diffusée en 1999 et 2006 sur NBC),
comme la fiction qui joua le rôle de déclencheur, à travers le Président hispanique Matthew
Santos11.
Cette (re-)construction de la réalité paraît en outre favorisée par la confusion croissante qui
existe aujourd’hui entre la fiction et la réalité, à travers la création de genres hybrides,
empruntant tout à la fois à la fiction et au documentaire, mélangeant « mode fictif » et « mode
authentifiant »12, au point d’aboutir à des productions « transgénériques »13. Le
développement du storytelling participe également d’un brouillage des frontières et d’une
transformation représentationnelle14. Cette influence des fictions est telle que d’aucuns
dénoncent leur pouvoir potentiellement manipulatoire. Les uns pointent leur aptitude à
modifier la réalité, tandis que les autres les accusent d’être des instruments de propagande qui
naturalisent des rapports de domination existants15. Enfin, il convient aussi de prendre en
compte les bouleversements qu’entraînent dans ce domaine les dernières innovations
6
Sabine Chalvon-Demersay, « Fiction policière et identité sociale virtuelle », in Pierre Beylot et Geneviève
Sellier (dir.), Les séries policières, Paris, L’Harmattan, 2004, p.305-326.
7
Guillaume Le Saulnier, « Les Policiers réels devant leurs homologues fictifs : fiction impossible ? Pour une
sociologie de la réception dans la sphère professionnelle », Réseaux, vol. 29, n° 165, 2011, p.109-135.
8
Céline Bryon-Portet, « Les productions télévisées, genre oublié dans la construction de l’image d’un territoire ?
L’exemple de co-construction de l’image socioculturelle de la ville de Marseille par la série Plus belle la vie »,
Études de communication, n° 37, 2011.
9
Céline Bryon-Portet, « La dimension politique de la série Plus belle la vie : mixophilie, problématiques
citoyennes et débats socioculturels dans une production télévisuelle de service public », Mots. Les Langages du
politique, n°97 (parution en juillet 2012).
10
Daniel Bley et Laurence Licht, Les perceptions de la qualité de vie dans un département rural français (Gers),
in S. Fleuret (dir.), Espaces, Qualité de vie et Bien-être, Angers, Presses Universitaires d’Angers, 2006, p.257263.
« L’Aubaine "bienvenue chez les ch’tis". Mesure de l’impact du film sur les demandes d’information touristique
en région Nord – Pas de Calais », Les études de l’Observatoire, Comité Régional de Tourisme Nord – Pas de
Calais, mars-octobre 2008.
Laurent Decotte, « Les touristes comprennent notre fierté d’être ch’tis », La Voix du Nord, 30 mars 2011.
11
Brian Stelter, « Following the Script: Obama, McCain and ‘The West Wing’ », 29 octobre 2008.
http://www.nytimes.com/2008/10/30/arts/television/30wing.html?scp=1&sq=west%20wing&st=cse
12
Stéphanie Pontarolo, « Documentarisation des séries policières ? L’exemple de la télévision française », in
Pierre Beylot et Geneviève Sellier (dir.), Les séries policières, Paris, L’Harmattan, 2004, p.151-169.
13
François Jost relève cette tendance des séries actuelles à créer des « no genre’s land, où une image pourrait
appartenir aussi bien à un reportage qu’à une série ». François Jost, « Séries policières et stratégies de
programmation », in Pierre Beylot et Geneviève Sellier (dir.), Les séries policières, Paris, L’Harmattan, 2004,
p.71.
14
Christian Salmon, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La
Découverte, 2007.
15
Jean-Pierre Piemme, La Propagande inavouée. Approche critique du feuilleton télévisé, Paris, 10-18, 1975.
techniques, et plus précisément la convergence des écrans (par exemple, l'arrivée de iTV chez
Apple), ou encore l’interconnectivité des écrans avec le réseautage (par exemple, le
phénomène grandissant du visionnement sur demande et du « média social » qui permet aux
téléspectateurs-internautes de réagir en direct aux diffusions d’émission-événement),
susceptibles d’avoir un impact non seulement sur la production des fictions, mais aussi sur
leurs effets.
Les contributions attendues pour ce dossier thématique s’interrogeront donc sur ce pouvoir
d’influence des fictions audiovisuelles. Elles prendront la forme d’essais théoriques ou
d’études de cas, et pourront explorer, par exemple, les questions et problématiques suivantes :
16
-
Y-a-t-il une spécificité des fictions audiovisuelles ? Les séries télévisées, notamment,
possèdent-elle un pouvoir d’influence supérieur aux autres fictions (littéraires, par
exemple), par le climat d’intimité et la complicité16 qu’elles forgent autour du
téléspectateur, voire la confusion qui peut s’établir entre un personnage fictif et le
comédien qui l’incarne, au point de conférer une existence quasi réelle au premier17 ?
-
Ce pouvoir d’influence est-il en train de croître avec le développement de « docufictions », ou encore de séries télévisées qui se présentent comme de véritables
critiques sociales18, à l’instar de Hill Street Blues, Law & Oder, Nip Tuck, Les
Sopranos et Desperate housewises, qui dénoncent implicitement les travers d’une
société en crise ?
-
Quel est le rôle joué par « l’effet de réel » sur ce pouvoir des fictions ? Et sur quels
principes narratifs et techniques repose cet effet de réel19 ?
-
Comment se réalisent les processus d’identification des cinéphiles et des
téléspectateurs à leurs personnages de fiction favoris ?
-
Comment s’effectue la modification des représentations mentales, chez les cinéphiles
et les téléspectateurs ? Et comment s’opère le passage de la modification des
représentations mentales à la modification comportementale ?
-
Quelles représentations socioculturelles les séries télévisées contemporaines sont-elles
en train de modifier ?
-
Ne peut-on pas craindre que cette reconstruction de la réalité soit sujette à des
manipulations volontaires ? Peut-on aller jusqu’à parler de propagande, pour certaines
fictions audiovisuelles ?
-
Quel est le pouvoir de résistance du spectateur face à une instrumentalisation possible
des ressorts idéologiques des fictions audiovisuelles ?
-
Quelles sont les limites de ce pouvoir d’influence des fictions ? Comment les fans
s’approprient-ils à leur tour leurs productions télévisuelles préférées par le biais de
contributions amateurs sur le Web, de la simple discussion entre fans sur des blogues
et forums (pouvant influencer éventuellement les scénaristes) aux détournements,
mash-up et autres « mèmes » réalisés à partir des œuvres, sans oublier des créations
Jean-Pierre Esquenazi, Mythologie des séries télé, Paris, La Cavalier bleu, 2009, p.86.
Sabine Chalvon-Demersay, « Enquête sur l’étrange nature du héros de série télévisée », Réseaux, vol. 29,
n°165, p.183-214.
18
Jean-Pierre Esquenazi, Mythologie des séries télé, Paris, La Cavalier bleu, 2009, p.86-89.
19
Muriel Mille, Rendre l’incroyable quotidien. Fabrication de la vraisemblance dans Plus Belle la vie, in
Réseaux, vol. 29, n°165, 2011, p.53-81.
17
originales qui court-circuitent les réseaux de production et de diffusion traditionnels
des industries culturelles ?
-
Certaines fictions télévisuelles peuvent-elles devenir des mythes, et endosser des
fonctions similaires aux anciens récits mythiques ?
-
Comment le storytelling, qui procède à une mise en récit de plus en plus utilisée
comme outil à des fins politiques et de marketing, peut-il s’apparenter à un processus
de mythification et actualise-t-il la question des frontières/recouvrements entre récit et
fiction ?
Calendrier :
-
20 mars 2012 : date limite d’envoi des propositions d’articles sous la forme d’un
résumé de 3500 signes environ (espaces compris), à Céline Bryon-Portet.
Courriel : [email protected]
-
5 avril 2012 : notification aux auteurs de la décision du comité de coordination.
-
15 septembre 2012 : date limite d’envoi des articles (entre 40 000 et 60 000 signes,
espaces non compris) au comité de coordination qui les transmettra à la revue
Communication pour évaluation. La direction de la revue accusera réception et avisera
les auteurs de la constitution des comités de lecture.
Procédure et consignes :
Chaque proposition d’article sera évaluée à l’aveugle par un comité de lecture composé de
lecteurs experts
Les auteurs devront se conformer aux normes éditoriales en vigueur au sein de la revue
Communication. Le guide de consigne aux auteurs est téléchargeable à partir du lien suivant :
http://communication.revues.org/index2590.html