le-plus-beau-metier-du

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Le plus beau métier du monde
« Ce soir, dans votre ville, la merveilleuse funambuliste… »
Je m’appelle Électre, et je suis funambuliste. C’est un métier qui me plaît. Ou plutôt
un rôle qui me plaît. Je pense que c’est l’un des rôles les plus gratifiants dans un cirque. Oh,
bien sûr, c’est dangereux de devoir faire ces acrobaties tout là-haut, chaque soir pour le
public, mais je n’ai pas peur… Après tout, tout est sécurisé ! Mais toutes les sécurités du
monde ne peuvent enlever ce sentiment grisant de liberté, de magie. Parfois je me sens voler,
et toujours les gens m’admirent. J’aime le maquillage, la féérie, les yeux émerveillés des
enfants qui me regardent.
J’aime tous les yeux émerveillés… Enfin surtout les siens. J’adore ses yeux
émerveillés d’enfant. Oreste1. Mon frère. Mon jumeau. Parfois mon partenaire, le trapéziste.
Notre amour était le plus fort au monde, presque fusionnel. Il était une part de moi et moi,
j’étais une part de lui. Lui et moi c’était pour toujours ; nous sommes inséparables.
Inséparables, oui, quoiqu’il en doute parfois… C’est de sa faute à elle. Elle n’est rien,
rien que l’assistante du magicien. Moi je risque ma vie tous les jours, mais rien ne se passe. Et
elle croit qu’elle peut me le prendre, comme ça ? Non, elle ne le peut pas. Surtout après le
passé qu’elle a eu.
Alors j’ai tout fait pour les séparer. C’était mon devoir, un point c’est tout, je le
sentais. Et je lui ai dit, je lui ai montré. Oh bien sûr, je ne lui ai pas dit que ces photos dataient
d’il y a plusieurs mois mais on ne change pas les gens.
Certains me trouveraient cruelle. Mais elle ne le méritait pas, nul ne le mérite… Sauf
moi.
Mais assez parlé de cela, désormais ça n’a plus d’importance. Il se fait tard, il faut que
je me maquille et que je mette mon costume !
***
1
Dans la mythologie grecque, Oreste est le frère d’Électre.
Dans la mythologie grecque, Tisiphone est une des trois Erinyes. Son rôle est de punir les hommes ayant
commis des crimes. Selon la légende, elle aurait poursuivi Orphée après que celui-ci a commis le meurtre de son
père.
2
« Ce soir, dans votre ville, le magicien et sa divine assistante… »
Je m’appelle Tisiphone2, et je suis l’assistante du magicien du cirque des étoiles. Je ne
vous dirai pas comment j’ai obtenu ce métier ; à vrai dire j’en ai trop honte. Tout cela est relié
à mon passé, ce passé dont j’ai honte également.
Je croyais avoir une seconde chance, après avoir trouvé ce métier… Et surtout, je l’ai
trouvé lui. Oreste. Quand je suis arrivé, il a été mon protecteur, puis mon meilleur ami et
finalement, mon amour. Premier amour, pour moi qui n’en avais jamais vraiment connu,
avant. Orpheline, puis fille de la rue, je n’ai pas eu un passé très glorieux. Mais c’est une
époque révolue, désormais. Ils ont accepté de me donner une deuxième chance, et je ne la
laisserai pas passer.
Sa sœur, Électre, n’a pas l’air de m’aimer, mais je la comprends : elle sait ce que j’ai
été, et sa méfiance n’en est que plus naturelle. Mais lui, il m’aime et moi je l’aime, c’est
l’essentiel. Il est sûr qu’elle finira par m’accepter, et je suis bien heureuse de pouvoir le croire.
Après tout, elle est sa sœur, sa jumelle, ce qui ne peut faire d’elle qu’une bonne personne.
Mes pensées se sont interrompues là : Oreste est entré dans la roulotte, en pleurant
mais l’air furieux. L’interrogation se peint simultanément dans mon esprit et sur mon visage.
 Qu’est-ce que c’est que ça ? hurla-t-il avant que j’aie pu ouvrir la bouche.
Il brandissait une photo. Une photo… De moi. Je blêmis en la voyant.
 Où… Où as-tu eu ça ?
 Qu’importe, Tisiphone, réponds-moi.
 C’était il y a longtemps, Oreste… Très longtemps. C’est du passé, maintenant.
 Et pourquoi devrais-je te croire ?
 Parce que tu me fais confiance !
 Mais ne viens-tu pas d’abuser de ma confiance.
 Oreste, non ! Qu’aurais-je dû faire selon toi ?
 Je ne sais pas, Tisiphone. Peut-être ne pas me cacher tout cela ; peut-être être sincère
avec moi. Dès le début.
 Que voulais-tu que je dise ? Je venais d’arriver ; tu as été le seul à t’intéresser à moi.
Aurais-je dû, comme ça, t’annoncer : « Au fait, Oreste, sais-tu ce que j’étais avant d’arriver
ici » ?
 Et pourquoi pas ?
 Parce que, Oreste. On a tous droit à notre deuxième chance, non ? J’ai voulu prendre la
mienne. Et je savais que si tu apprenais cela dès le début… Tu ne m’adresserais pas la parole.
Tu… Me jugerais.
 Tu t’es trompée, Tisiphone. Mais ça n’a plus d’importance, de toute manière. C’est
fini.
Je hochai la peine, à peine abasourdie ; j’avais toujours plus ou moins su que lorsqu’il
découvrirait mon secret, il me quitterait ainsi. Et tandis qu’il partait, je lui murmurai :
 J’avais raison, Oreste… Finalement, tu m’as jugée.
***
« Ce soir, dans votre ville, le trapéziste au bras d’aciers… »
Ses paroles restaient dans ma tête comme la sueur des répétitions de la journée. L’un
et l’autre étaient collants, poisseux, désagréables. Finalement, je l’avais jugée. Peut-être
qu’après tout, je ne valais pas mieux qu’elle. Et peut-être même… Etais-je pire ? J’avais agi
sur un coup de colère et…
 Oreste ? Oreste, c’est Tisiphone.
Je levai des yeux fous.
 C’est Tisiphone, Oreste, elle est… Elle est morte ! Elle s’est… Suicidée.
Tisiphone… Suicidée ? Non, c’était impossible. Pourquoi ; comment ? Oh, je savais…
J’avais entendu ce coup de feu, comme si j’étais ailleurs, comme s’il ne provenait que d’un
rêve mais… Mais était-ce elle ? Vraiment elle ? Je ne pouvais pas y croire. Pas elle, non pas
elle. Tisiphone !
 Tisiphone !
Pourquoi avait-elle fait ça ? Oh, était-ce vraiment de ma faute ? Etait-ce vraiment moi
qui l’avais poussé à commettre ce geste horrible ? Non. Impossible. Si. Evident.
J’entendais sa voix, j’entendais son murmure juste au creux de mon oreille. Je sentais
sa présence derrière moi, là où il n’y avait qu’un mur. Je revoyais son sourire.
Tisiphone.
Je revoyais son regard, interrogateur, suppliant, désespéré. Je me souvenais des
moindres intonations que prenait sa voix. Je me souvenais de son corps, de l’aspect de sa
peau…
Tisiphone.
Elle murmurait à mon oreille, des mots dont je ne comprenais pas le sens. Des mots
doux, des mots tendres. Des mots furieux, des mots sinistres. Tout se mêlait, s’entremêlait ; je
ne savais qu’une chose : elle m’en voulait.
Tisiphone.
***
« Ce soir, dans votre ville, de magnifiques chevaux dressés d’une main de maître… »
Je m’appelle Iphigénie3, et je suis dresseuse de chevaux. Je suis également la meilleure
amie d’Électre et Oreste. Je les aime comme s’ils étaient mon frère et ma sœur.
Et ce jour-là, il était en mon devoir d’aider Oreste, comme mon frère. Lui qui avait
perdu Tisiphone. Elle s’était suicidée… Presque par vengeance, à mon avis. Elle voulait qu’il
s’en veuille. Parce qu’elle n’avait plus rien à espérer de lui.
Cette femme était un démon. Je voyais un peu à l’intérieur de sa roulette. Oreste.
Électre n’était pas là. Il fallait dire que c’était un peu de sa faute… J’allais l’emmener. J’allais
le sauver. Il fallait qu’il parte loin d’ici. Oreste… Ne t’en fais pas, mon frère, je te protégerai.
***
« Ce soir, dans votre ville, un numéro unique, la mystérieuse voyante… »
Je m’appelle Léthé4, et je suis voyante et hypnotiseuse. Quand je dis ça, je ne plaisante
pas. Si je le veux - et si vous suivez mes indications à la lettre - je peux vous plonger dans
l’oubli. J’ai un don pour cela ; un vrai don, je veux dire, pas celui des vendeurs de foire.
3
Dans la mythologie grecque, Iphigénie est la sœur d’Oreste. Selon la légende, elle l’aurait en partie aidé à se
libérer de sa démence et de la poursuite des Erinyes (dont Tisiphone)
D’ailleurs on vient frapper à ma porte. Je me lève pour ouvrir, et qui vois-je ?
Iphigénie, accompagnée d’un Oreste en sale état.
 Léthé, prononça-t-elle calmement. Tu sais ce que tu as à faire, m’ordonna-t-elle.
Elle poussa Oreste vers moi. Je l’invitai à s’asseoir. Tout d’abord, il allait me falloir le
pendule, pour capter toute son attention. Ensuite, j’ai plongé mon regard dans le sien. Et je lui
ai fait boire mon regard. Et je lui ai fait boire l’oubli.
***
« Ce soir, dans votre ville, l’adroit lanceur de couteaux… »
Je m’appelle Eros5, et je suis lanceur de couteaux. Un métier difficile et risqué.
Souvent plus pour ceux qui m’assistent que pour moi-même. C’est une lourde responsabilité,
mais je me débrouille assez bien. Aussi bien qu’en relations humaines.
Je peux faire s’entendre deux personnes qui seraient faites pour se haïr, faire
s’intéresser l’une à l’autre deux personnes qui resteraient froides autrement. On me dit que
j’ai un don, une sorte de charisme très particulier.
D’ailleurs, j’ai récemment décidé d’essayer de l’éprouver, lorsque j’ai vu Oreste dans
la maison de l’oubli, en face de Léthé. Et quand j’ai vu Hermione, son amie d’enfance,
l’assistante du dresseur de faunes, passer juste à côté, j’ai su. Oreste et Hermione6. Hermione
et Oreste. Ils étaient faits pour s’entendre.
***
« Ce soir, dans votre ville, le magnifique, le fabuleux… Le cirque des étoiles ! »
Je m’appelle Sélène, j’ai cinq ans, et ce soir, je vais voir le cirque des étoiles. Tous ces
gens ont l’air si merveilleux ; je suis sûre que jamais ils ne se trompent. Ce ne sont pas de
simples humains, eux, je suis sûre qu’ils sont parfaits !
Ce que j’aimerais devenir plus tard, c’est l’assistante du magicien. Je suis sûre que
c’est le plus beau métier du monde !
4
Dans la mythologie grecque, le fleuve Léthé, situé aux Enfers, est le fleuve de l’oubli.
Dans la mythologie grecque, Eros est le dieu de l’amour (équivalent de Cupidon).
6
Selon la légende d’Oreste, celui-ci aurait été fiancé à Hermione depuis son enfance et l’aurait épousé une fois
être revenu en Grèce après s’être débarrassé des Erynies.
5