Le référendum du 16 mars 2014 en Crimée vu de Catalogne

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Le référendum du 16 mars 2014 en Crimée vu de Catalogne
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U K R A I N E
par Cyril Trépier*
Le référendum du 16 mars 2014 en Crimée
vu de Catalogne
L
A DISTANCE ENTRE LA CRIMÉE ET LA CATALOGNE est aussi grande que
celle qui existe entre l’Espagne et le Royaume-Uni », a déclaré le président
catalan Artur Mas à l’approche du référendum du 16 mars 2014 qui approuva
le rattachement de la province autonome ukrainienne de Crimée à la Fédération de
Russie. Les organisateurs de ce référendum revendiquent 96,6 % de « oui » pour un
scrutin organisé sans un seuil de participation minimale et dont l’issue était connue à
l’avance. L’absence d’enveloppe pour contenir les bulletins était symptomatique. Dès le
18 mars 2014, le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine signait l’annexion
de la Crimée.
Cet événement politique international dénoncé par l’Onu, le Conseil européen et
l’Otan comme illégal au regard du droit international et de la Constitution ukrainienne,
les indépendantistes catalans s’en seraient volontiers passés. Car c’est à l’Écosse, où leurs
homologues ont obtenu du gouvernement du Royaume-Uni la tenue légale d’un référendum le 18 septembre 2014, et non à la Crimée, qu’ils veulent être comparés.
Logiquement, ils mettent en avant l’acceptation par le Premier ministre britannique
David Cameron d’un référendum et de son résultat, quel qu’il soit, afin de dénoncer l’intransigeance du président Mariano Rajoy face à leur propre demande de référendum.
Au delà d’Artur Mas et de son administration, les réactions des partis ou des associations indépendantistes catalans au référendum du 16 mars 2014 en Crimée ne furent
guère nombreuses. Il est pourtant habituel que les nationalistes catalans commentent des
événements politiques internationaux pour en tirer des arguments internes. Esquerra
Republicana de Catalunya (ERC), parti de gauche indépendantiste arrivé en deuxième
«
* Docteur en géographie de l’Université Paris 8, auteur d’une thèse sur la géopolitique de l’indépendantisme en
Catalogne.
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position lors des élections régionales catalanes du 25 novembre 2012[1], a dénoncé[2] le
13 mars 2014 un scrutin convoqué « dans un contexte d’occupation militaire », tout en
reconnaissant «la pleine légitimité des citoyens et citoyennes de Crimée à décider démocratiquement de leur avenir». Le même communiqué affirmait que le référendum catalan
prévu le 9 novembre 2014, «fruit d’un processus totalement démocratique et pacifique et
proposé selon une conception inclusive de la citoyenneté», se situe «aux antipodes de celui
de Crimée».
Artur Mas, chef du gouvernement catalan
CIU, la fédération nationaliste de centre-droit au pouvoir en Catalogne depuis 2010, et
ERC répondaient ainsi aux propos du ministre espagnol des Affaires étrangères, José
Manuel García-Margallo[3] tenus le 17 mars 2014, selon lesquels «le parallèle entre le référendum de Crimée et celui qu’Artur Mas prévoit en Catalogne est absolu puisque tous
deux violent la légalité».
Il convient de noter qu’au sein même du Parti populaire, le chef du groupe au Congrès
de Madrid a immédiatement réagi à ces propos en estimant que les deux situations
n’avaient d’autre point commun que «l’atteinte à la légalité». «Au delà, a déclaré Alfonso
Alonso[4], je crois que l’histoire et les circonstances ne se ressemblent en rien».
1. Voir notre article sur les résultats des grands partis catalans lors du scrutin du 25 novembre 2012, le premier en
Catalogne ayant porté principalement sur l’indépendance: http://www.geopolitique.net/actualites/espagne/lesresultats-des-partis-catalans-lors-des-elections-regionales-du-25-novembre-2012 [Consulté le 2/04/2014.]
2. Site officiel du parti Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), http://www.esquerra.cat/actualitat/esquerrarepublicana-considera-illegitim-el-referendum-dautodeterminacio-de-crimea-per-rat [Consulté le 7/05/2014.]
3. El Mundo, 17 mars 2014.
4. El Periódico de Catalunya, 18 mars 2014.
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Le contexte politique espagnol de ces déclarations sur la Crimée n’avait rien d’anodin,
puisque le gouvernement central du président Rajoy et la Generalitat du président catalan
Artur Mas échangeaient des arguments sur le référendum catalan annoncé pour le
9 novembre 2014 dans des rapports[5] transmis en février 2014 aux ambassades espagnoles
à l’étranger.
Afin d’insister sur la singularité de la situation catalane au regard du référendum en
Crimée, le gouvernement catalan a décidé l’envoi d’un nouveau rapport aux ambassades
européennes en Espagne daté du 26 mars 2014 et intitulé : « La Catalogne n’est pas la
Crimée»[6].
Toutefois, le parallèle entre la situation de la Catalogne et le référendum en Crimée n’a
pas uniquement été dressé par le ministre espagnol des Affaires étrangères. Le ministre de
l’Information de Crimée[7] avait lui-même appelé les gouvernements catalan et écossais à
«envoyer des délégations d’observation [pour le référendum du 16 mars 2014] pour voir
comment nous nous y prendrons». Comme cet appel est logiquement resté sans effet, un
ancien dirigeant[8] du parti catalan xénophobe Plataforma per Catalunya[9], Enric Ravello,
venu soutenir ce référendum comme observateur international, a pu se présenter comme
5. El Periódico de Catalunya, 12 février 2014.
6. El País, 31 mars 2014.
7. Site catalan d’information Vilaweb, 12 mars 2014 : www.vilaweb.cat/noticia/4178759/20140312/ministredinformacio-crimea-diu-catalunya-daprendre-dells. html
8. Entré dans ce parti en 2009, Enric Ravello y fut responsable des relations institutionnelles, notamment du
renforcement des liens avec d’autres formations identitaires européennes comme le FPÖ autrichien ou le Vlaams
Belang flamand. Il en fut évincé début 2014 pour être apparu sur une photo prise à Bruxelles où il tenait une estelada, un drapeau indépendantiste catalan, aux côtés de représentants du Vlaams Belang. Source: blog de Xavier
Rius Sant, http://xavier-rius.blogspot.fr/2014/02/pxc-expedienta-enric-ravello-com-pas.html
9. Voir l’excellent article d’Hassen Guedioura sur Plataforma per Catalunya dans le numéro de la revue Hérodote
consacré à l’extrême droite en Europe au premier trimestre 2012 : http://www.herodote.org/spip.php?article531
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«un député catalan du Parlement espagnol», alors que ni lui-même, ni son ancien parti,
n’ont jamais siégé, que ce soit au Congrès de Madrid ou au Parlement catalan.
En Catalogne, la question de la Crimée semble avoir été abondamment commentée, à
la radio et dans la rue, principalement pour souligner les différences entre le référendum
du 16 mars 2014 et la situation catalane. « Cela ne fait plaisir à personne, commente un
indépendantiste historique[10]. Il eût mieux valu que cet événement n’ait pas eu lieu.
L’écho médiatique qui en résulte ne peut nous être favorable ». Néanmoins, au lendemain
de cet événement, « je doute, poursuit ce même observateur, que ce qui s’est déroulé en
Crimée puisse affecter dans un sens ou dans l’autre les convictions des Catalans sur l’indépendance ».
De son côté, Vicent Partal, directeur du très catalaniste site d’information Vilaweb, a
pointé les fortes réticences manifestées par le gouvernement du président Felipe González
à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine proclamée le 24 août 1991. « Je me souviens
encore, écrit-il[11], de l’obstination [de l’Espagne] à ne pas reconnaître l’Ukraine et de son
insistance à soutenir l’URSS, même lorsque plus personne ne le faisait». De fait, l’Espagne
semble avoir davantage développé ses relations diplomatiques avec l’Ukraine lors des
présidences de José Maria Aznar et Leonid Koutchma que sous le mandat de leurs prédécesseurs, Felipe González et Leonid Kravtchouk, premier président de l’Ukraine indépendante (1991-1994).
On peut rappeler que Vladimir Poutine avait plusieurs fois mis en garde l’Espagne
contre le risque d’une sécession de la Catalogne si le Kosovo devenait indépendant ce qu’il
fit le 17 février 2008 par une déclaration unilatérale. Sur le site de la radio francophone La
Voix de la Russie, l’article le plus ancien sur la Catalogne date précisément du 22 février 2008
et porte sur le risque élevé de voir les indépendantistes régionaux d’Europe de l’Ouest tirer
parti du précédent du Kosovo.
Malgré les profonds changements des rapports de force politiques intervenus en
Catalogne depuis 2008, on pourra mesurer le regain d’intérêt, voire l’enthousiasme, qu’exprime le traitement par La Voix de la Russie de l’indépendantisme catalan depuis le référendum du 16 mars 2014 en Crimée[12].
À des degrés divers, et en dépit des très nettes différences entre la situation catalane, le
référendum suisse du 9 février 2014 sur l’immigration[13] et le vote du 16 mars 2014 en
10. Entretien avec l’auteur, le 19/03/2014.
11. Vicent PARTAL, «S’han fet un gran embolic», Vilaweb: http://www.vilaweb.cat/cartes_creuades/4179185/shangran-embolic.html
12. À titre d’exemple, on peut comparer la tonalité des articles «L’euroséparatisme ou l’unité par la division», et
«Référendums en cascade. Barcelone va divorcer avec Madrid», publiés respectivement le 5 janvier et le 18 mars 2014.
13. Notons que la Suisse a vécu ce même 9 février 2014 un autre référendum. Moins commenté, il a conduit au
rejet à 69 % des voix de la proposition de l’UDC de supprimer le remboursement de l’avortement par l’assurancemaladie.
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Crimée, ces deux derniers événements pourraient affecter à terme l’image idyllique du référendum que les indépendantistes catalans sont si prompts à défendre au nom du «droit de
décider»[14], comme si les conditions de tenue d’un référendum n’étaient que secondaires.
Récemment forgé mais répété à l’envi, ce concept reconnaît aux seuls Catalans le droit de
décider de leur avenir institutionnel. Ce faisant, il fait passer la question de l’indépendance
au second plan pour mettre en avant le référendum lui-même comme expression de la
démocratie. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau[15] a parfaitement analysé cette très
commode représentation, et ses limites.
Cette idée en vogue sous-tend chacune des conférences organisées depuis juin 2013 par
le gouvernement catalan dans des universités du monde entier[16] pour défendre le «droit de
décider» des Catalans. Au cours de l’une d’elles, tenue à Utrecht le 7 avril 2014, l’un des
participants, Veiko Spolitis[17], membre du parti conservateur letton Unity Party (groupe
PPE), a souhaité distinguer le projet de référendum catalan de celui qui s’était tenu en Crimée
en affirmant: «Il y aura un référendum en Catalogne. Le référendum en Catalogne est un
sujet de discussion important et n’a rien à voir avec ce que nous avons vu en Crimée».
Il ne devrait pas être indifférent aux dirigeants indépendantistes catalans que leur projet
de référendum et le discours qui le promeut puissent si facilement faire l’objet d’une
parodie, selon le terme employé par le politologue ukrainien Mykola Ryabchuk[18] dans une
interview à la Fondation Robert Schuman.
Sous l’effet des dramatiques développements ultérieurs en Ukraine, la Crimée a rapidement cessé de nourrir les discussions en Catalogne. Que faut-il retenir de cet événement
somme toute lointain pour l’avenir institutionnel de la communauté autonome? Aux yeux
de Marti Adroher [19] , un consultant catalan en diplomatie internationale basé en
Allemagne: «La Crimée a souligné la nécessité absolue pour la Catalogne d’un référendum
organisé selon les standards internationaux». S’exprimant à titre personnel, il espère que le
référendum de Crimée, dénoncé en bloc comme une violation des standards internationaux, a «coupé définitivement la voie unilatérale pour une indépendance catalane». Cette
idée caressée de longue date par certains indépendantistes catalans revient régulièrement
dans le débat politique interne depuis l’indépendance du Kosovo notamment. Le principal
14. Cyril TRÉPIER, «L’indépendance de la Catalogne, un débat d’abord politique», L’Espace politique, [En ligne],
21 | 2013-3, mis en ligne le 19 novembre 2013: http://espacepolitique.revues.org/2828
15. Dominique ROUSSEAU, «L’équivoque référendaire», La vie des idées, 22 avril 2014: http://www. laviedesidees.fr/
L-equivoque-referendaire.html
16. L’organisme catalan à l’origine de ces manifestations, le Conseil de Diplomatie Publique de Catalogne
(Diplocat), en fournit la liste complète et actualisée sur son site: http://www.diplocat.cat/ca/actuacions/jornades
17. Source: site web de Diplocat: http://www.diplocat.cat/ca/qui-som/sala-de-premsa/451-politics-europeus-dediversa-procedencia-i-ideologia-recolzen-a-utrecht-el-dret-de-decidir-de-catalunya
18. Fondation Robert Schuman, Entretien d’Europe n° 80, 24 mars 2014.
19. Entretien avec l’auteur, le 3 mai 2014.
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parti de la fédération CiU au pouvoir en Catalogne depuis fin 2010, ainsi que le parti indépendantiste Esquerra Republicana de Catalunya, ont voté respectivement en 2013 et 2014
des motions en faveur de cette voie périlleuse d’accès à l’indépendance. D’où l’incompréhension de Marti Adroher face aux déclarations d’Artur Mas disant «ne pas exclure une
déclaration unilatérale d’indépendance».
La présence du président russe Vladimir Poutine en Crimée le 9 mai 2014, jour anniversaire de la capitulation nazie devant les Soviétiques, mais également fête de l’Europe pour
les pays de l’Union européenne, souligne la gravité du défi lancé à celle-ci par Moscou
quant à sa stabilité et son influence politique à l’étranger. En Catalogne, certains partisans
de la sécession d’avec l’Espagne comparent inlassablement l’indépendance à une simple
opération financière dont on pourrait établir à l’avance le solde, ou à un divorce à l’amiable.
Mais le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie souligne crûment un autre
aspect, humain celui-là: toute indépendance, même institutionnellement négociée, peut
provoquer des déchirements durables de proches, dont les sentiments d’appartenance sont
soudain rendus antagonistes.
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