Jack l..ventreur [r.imp. 03-04]

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Jack l..ventreur [r.imp. 03-04]
Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 5
PATRICIA
CORNWELL
JACK L’ÉVENTREUR
AFFAIRE CLASSÉE
PORTRAIT D’UN TUEUR
TRADUIT DE L’ AMÉRICAIN
PAR JEAN ESCH
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Titre original américain:
PORTRAIT OF A KILLER: JACK THE RIPPER
– CASE CLOSED
(Première publication: J. P. Putnam’s Sons,
a member of Penguin Putnam Inc., New York)
© Cornwell Enterprises, Inc., 2002
Pour la traduction française:
© Éditions des Deux Terres, 2003
ISBN
2-84893-000-4
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue
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A John Grieve, de Scotland Yard
Vous l'auriez attrapé.
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«Ce fut la panique générale; de nombreuses personnes très nerveuses affirmaient que le Malin
était revenu sur terre.»
H. M., missionnaire anonyme
dans l'East End.
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CHAPITRE 1
M. PERSONNE
L
e lundi 6 août 1888 était jour férié à Londres. La ville était
une fête foraine où l’on pouvait faire des choses merveilleuses
pour seulement quelques pennies, quand on les avait.
Les cloches de la paroisse de Windsor et de la chapelle SaintGeorge sonnèrent toute la journée. Les navires avaient hissé les
couleurs et des canons faisaient retentir des salves royales pour
fêter le quarante-quatrième anniversaire du duc d’Édimbourg.
Le Crystal Palace offrait un époustouflant éventail de programmes spéciaux: récitals d’orgue, concerts de musique militaire, un «monstrueux spectacle de feu d’artifice», un grand
ballet féerique, des ventriloques et des «numéros de variétés
mondialement célèbres». Madame Tussaud présentait une
statue en cire du corps de Frédéric II et, bien évidemment, la
toujours très populaire Salle des Horreurs attendait ceux qui
avaient les moyens d’acheter des places de théâtre et étaient
d’humeur à s’offrir une «allégorie» ou simplement une
bonne vieille frayeur. D r Jekyll et M r. Hyde se jouait à guichets
fermés. Le célèbre comédien américain Richard Mansfield
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brillait dans le double rôle de Jekyll et Hyde au Lyceum de
Henry Irving, et l’Opéra Comique proposait sa propre version
de la pièce, bien que les critiques ne soient pas très bonnes, et
dans une ambiance de scandale, car le théâtre avait adapté le
roman de Robert Louis Stevenson sans autorisation.
En ce jour férié, il y avait des expositions de chevaux et
de bétail, des «tarifs réduits» dans les trains, et les bazars de
Covent Garden regorgeaient de vaisselle de Sheffield, d’or, de
bijoux et de vieux uniformes militaires. Si un homme voulait
se faire passer pour un soldat en ce jour de détente et de
chahut, il pouvait le faire à moindres frais, sans qu’on lui pose
de questions. On pouvait aussi se déguiser en policier en
louant un authentique uniforme de la Police métropolitaine
chez Angel’s, spécialiste des costumes de théâtre, à Camden
Town, à seulement trois kilomètres de l’endroit où vivait le
séduisant Walter Richard Sickert.
Âgé de vingt-huit ans, Sickert avait renoncé à son obscure carrière de comédien pour répondre à l’appel plus noble de l’art.
Il était peintre, graveur, élève de James Abott McNeill Whistler
et disciple d’Edgar Degas. Le jeune Sickert était lui-même une
œuvre d’art: svelte, avec un torse et des épaules développés par
la natation, un nez et une mâchoire aux angles parfaits, d’épais
cheveux blonds ondulés et des yeux bleus aussi impénétrables et
pénétrants que ses pensées secrètes et son esprit perçant. On
aurait presque pu le qualifier de «joli», n’eût été sa bouche qui
pouvait prendre l’apparence d’un trait dur et cruel. On ne
connaît pas sa taille précise, mais un de ses amis le décrit comme
«un peu plus grand que la moyenne». Des photographies et
plusieurs vêtements légués aux archives de la Tate Gallery dans
les années 1980 suggèrent qu’il mesurait environ 1,73 mètre.
Sickert parlait couramment l’allemand, l’anglais, le français,
l’italien, il connaissait suffisamment bien le latin pour l’enseigner à ses amis, et il possédait de bonnes bases en danois et en
grec, et peut-être aussi quelques rudiments d’espagnol et de
portugais. On dit qu’il lisait les classiques dans leur langue
originale, mais il ne finissait pas toujours un livre qu’il avait
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commencé. Il n’était pas rare qu’il abandonne ici et là des
dizaines de romans, ouverts à la dernière page qui avait su
capter son intérêt. Sickert était surtout passionné par les journaux, les magazines et les revues.
Jusqu’à sa mort, en 1942, ses ateliers et ses cabinets de travail
ressemblèrent à des centres de recyclage pour presque toutes
les choses imprimées qui sortaient des presses européennes.
On peut se demander comment une personne qui travaille
beaucoup peut trouver le temps de lire quatre, cinq, six ou
dix quotidiens chaque jour, mais Sickert avait une méthode. Il
ne s’occupait pas de ce qui ne l’intéressait pas, qu’il s’agisse de
politique, d’économie, des affaires internationales, des guerres
ou des gens. Rien n’intéressait Sickert si ça n’avait pas une
influence quelconque sur Sickert.
Il préférait généralement lire un article sur le tout dernier
spectacle présenté à Londres, éplucher les critiques d’art, se
jeter sur une nouvelle histoire de crime ou chercher son nom
si, pour une raison ou une autre, il devait être mentionné tel
ou tel jour. Sickert avait plaisir à découvrir ce que faisaient
les gens, surtout dans l’intimité de leurs vies victoriennes pas
toujours très propres. Il suppliait ses amis: «Écrivez, écrivez,
écrivez! Racontez-moi en détail toutes sortes de choses, des
choses qui vous ont amusés, comment, quand et où, et toutes
sortes de rumeurs sur tout le monde.»
Sickert méprisait l’aristocratie et la haute bourgeoisie, mais
il était fasciné par les vedettes. Il réussissait à frayer avec
les plus grandes personnalités de son temps: Henry Irving et
Ellen Terry, Aubrey Beardsley, Henry James, Max Beerbohm,
Oscar Wilde, Monet, Renoir, Pissarro, Rodin, André Gide,
Édouard Dujardin, Proust et des parlementaires. Mais il ne
connaissait pas nécessairement la plupart d’entre eux, et personne – célèbre ou pas – ne le connaissait véritablement, pas
même sa première épouse, Ellen, qui aurait quarante ans dans
moins de quinze jours. Sans doute Sickert ne pensait-il guère à
l’anniversaire de son épouse en ce jour férié, mais il est peu
probable qu’il l’ait oublié.
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Sa mémoire prodigieuse lui valait une grande admiration.
Durant toute sa vie, il amusa les convives dans les dîners en
jouant de longs passages de comédies musicales et de pièces
de théâtre, en costume, sans jamais se tromper dans son texte.
Sickert ne pouvait pas avoir oublié que l’anniversaire d’Ellen
était le 18 août et que c’était l’occasion de faire facilement
de la peine. Peut-être qu’il «oublierait». Peut-être qu’il disparaîtrait dans un de ses taudis secrets qu’il louait et appelait des
ateliers. Peut-être qu’il emmènerait Ellen dans un café romantique de Soho et qu’il l’abandonnerait seule à table pour foncer dans un quelconque music-hall et ne pas rentrer de la nuit.
Ellen aima Sickert durant toute sa triste vie, malgré le cœur sec
de son mari, ses mensonges pathologiques, son égocentrisme
et sa sale manie de disparaître pendant plusieurs jours, voire
des semaines, sans donner de nouvelles ni d’explications.
Walter Sickert était un comédien de nature plus que de
métier. Il occupait le devant de la scène dans sa vie secrète,
alimentée par les fantasmes, et il était aussi à l’aise pour se
mouvoir sans se faire remarquer dans l’obscurité profonde des
rues désertes qu’au milieu d’une foule grouillante. Il possédait
un large registre de voix et était passé maître dans l’art du
maquillage et du costume. Il était tellement doué pour le déguisement que, lorsqu’il était enfant, il arrivait souvent que ses
voisins et sa propre famille ne le reconnaissent pas.
Au cours de sa longue et célèbre existence, il eut la triste réputation de changer constamment d’apparence, grâce à diverses
barbes et moustaches, de porter des tenues étranges, proches
parfois du déguisement, et d’essayer toutes sortes de coiffures,
allant jusqu’à se raser le crâne. Comme l’a écrit son ami, le
peintre et écrivain français Jacques-Émile Blanche, Sickert était
un «Protée». «Le génie de Sickert pour le camouflage vestimentaire, la façon de se coiffer et de parler, rivalise avec celui
de Fregoli», se souvenait Blanche. Sur un portrait peint par
Wilson Steer en 1890, Sickert arbore visiblement une fausse
moustache qui ressemble à une queue d’écureuil collée audessus de sa bouche.
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De même, Sickert avait un certain penchant pour les pseudonymes. Sa carrière de comédien, ses tableaux, ses gravures, ses
dessins et une profusion de lettres adressées à des collègues,
amis et journaux, révèlent de nombreuses personnalités:
M. Nemo (équivalent latin de M. Personne), Un Enthousiaste,
Un Whistlerien, Votre Critique d’Art, Un Outsider, Walter
Sickert, Sickert, Walter R. Sickert, Richard Sickert, W. R. Sickert,
W. S., R. S., S., Dick, W. St., Rd. Sickert LL. D., R. St. A. R. A et
RDSt A. R. A.
Sickert n’a pas rédigé ses mémoires, il ne tenait pas de
journal intime, n’avait pas d’agenda et ne datait pas la plupart
de ses lettres, ni ses œuvres; il est donc difficile de savoir où il
était et ce qu’il faisait tel jour, telle semaine, tel mois ou même
telle année. Je n’ai trouvé aucun renseignement concernant
ses activités en ce jour du 6 août 1888, mais il n’y a aucune
raison de penser qu’il n’était pas à Londres. Des notes qu’il a
griffonnées sur des croquis de music-hall suggèrent qu’il était
en tout cas en ville deux jours plus tôt, le 4 août.
Whistler devait se marier à Londres cinq jours plus tard, le 11.
Sickert n’avait pas été invité à la cérémonie intime, mais il n’était
pas du genre à manquer cela, même s’il devait jouer les espions.
Le grand peintre James McNeill Whistler était tombé éperdument amoureux de la «remarquablement jolie» Beatrice
Godwin, qui allait prendre la première place dans sa vie et en
modifier totalement le cours. De même, Whistler occupait une
des places prédominantes dans la vie de Sickert, dont il avait
totalement modifié le cours. «Gentil garçon, ce Walter», disait
Whistler au début des années 1880, à l’époque où il avait
encore de l’affection pour ce jeune homme ambitieux et extraordinairement doué. Depuis, leurs rapports s’étaient refroidis,
mais rien n’aurait pu préparer Sickert à ce qui dut lui apparaître comme un abandon aussi inattendu que total de la part
du maître qu’il idolâtrait, enviait et haïssait. Whistler et sa jeune
épouse projetaient de passer leur lune de miel et de voyager
jusqu’à la fin de l’année en France, où ils espéraient s’installer
de manière permanente.
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Le bonheur conjugal programmé du génie flamboyant et
égocentrique James McNeill Whistler devait être déconcertant
pour son ancien apprenti garçon de courses. Un des nombreux
rôles de Sickert était celui du séducteur irrésistible, mais, dans
les coulisses, il n’était rien de tel. Sickert était dépendant
des femmes et il les détestait. Il les jugeait inférieures sur le
plan intellectuel et inutiles, sauf comme concierges ou objets à
manipuler, essentiellement pour l’art et l’argent. Les femmes
étaient dangereuses, car elles lui rappelaient un secret humiliant et horripilant qu'il emporta dans sa tombe, et même audelà, car les corps incinérés ne disent rien sur la chair, même
quand on les exhume. Sickert était né avec une déformation
du pénis qui avait nécessité une opération chirurgicale quand
il était petit et qui l’avait laissé, sinon mutilé, du moins frappé
de difformité. Sans doute était-il incapable d’avoir une érection. Peut-être ne lui restait-il pas un pénis assez long pour la
pénétration, et il est fort possible qu’il ait été obligé de s’accroupir comme une femme pour uriner.
«Ma théorie au sujet de ces crimes, c’est que le meurtrier a
été salement estropié», dit une lettre datée du 4 octobre 1888
et conservée parmi les documents concernant «les Meurtres
de Whitechapel», à la Corporation of London Record Office
– «… il est possible que son membre intime ait été détruit, et
maintenant il se venge du sexe en commettant ces atrocités».
La lettre est écrite à l’encre violette et signée d’un énigmatique
«Scotus», qui pourrait être la traduction latine de Scotsman,
Écossais. Le mot scotch peut signifier une petite incision ou
coupure. «Scotus» peut également être une allusion étrange
et érudite à Johannes Scotus Eriugena, théologien, professeur
de grammaire et de dialectique du IXe siècle.
Pour Walter Sickert, imaginer Whistler amoureux d’une
femme avec laquelle il avait des relations sexuelles a peut-être
été le catalyseur qui fit de cet homme l’un des meurtriers
les plus dangereux et les plus insaisissables de tous les temps.
Il commença alors à exécuter ce qu’il avait imaginé durant la
majeure partie de sa vie, pas seulement dans ses pensées, mais
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aussi dans des croquis d’enfant qui représentaient des femmes
kidnappées, attachées et poignardées.
La psychologie d’un meurtrier violent et dénué de remords
ne se définit pas en reliant des points entre eux. Il n’existe
pas d’explications simples, ni d’enchaînements infaillibles
de causes et d’effets. Mais la boussole de la nature humaine
indique une certaine direction, et les sentiments de Sickert ne
pouvaient qu’être embrasés par le mariage de Whistler avec la
veuve de l’architecte et archéologue Edward Godwin, l’homme
qui avait vécu précédemment avec la comédienne Ellen Terry
et qui était le père de ses enfants.
La belle et sensuelle Ellen Terry était une des actrices les
plus célèbres de l’époque victorienne, et Sickert était obsédé
par elle. Adolescent, il les suivait partout, elle et son partenaire
de scène, Henry Irving. Et voilà que Whistler se retrouvait lié
aux deux obsessions de Sickert, et dans son univers, ces trois
étoiles formaient une constellation dont il était exclu. Les
étoiles se fichaient pas mal de lui. Il était véritablement
M. Nemo.
Mais à la fin de l’été 1888, il se donna un nouveau nom de
scène qui, durant toute sa vie, ne serait jamais rattaché à lui;
un nom qui, bientôt, serait plus connu que ceux de Whistler,
Irving ou Terry.
La concrétisation des fantasmes violents de Jack l’Éventreur
débuta en ce jour d’insouciance du 6 août 1888, lorsqu’il sortit
en douce des coulisses pour effectuer ses débuts dans une
série d’épouvantables représentations destinées à devenir le
mystère criminel le plus connu de toute l’histoire. On croit
généralement, à tort, que son épopée violente prit fin aussi
brutalement qu’elle commença, qu’il surgit de nulle part et
quitta ensuite la scène.
Des décennies ont passé, puis cinquante ans, puis cent;
ses crimes sexuels sanglants se sont banalisés et sont devenus
anodins. Ils sont devenus des énigmes, des week-ends du mystère, des jeux, des «Circuits Éventreur» qui s’achèvent par
quelques pintes au pub Ten Bells. Saucy Jack, Jack l’Effronté,
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comme il se surnommait parfois, a tenu le premier rôle dans
des films noirs avec de célèbres acteurs, des trucages et une
avalanche de ce que l’Éventreur disait adorer: du sang, du
sang, du sang. Ses carnages n’inspirent plus ni la peur, ni la
colère, ni même la pitié, alors que ses victimes se décomposent
en silence, certaines dans des tombes anonymes.