Jack l..ventreur [r.imp. 03-04]
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Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 5 PATRICIA CORNWELL JACK L’ÉVENTREUR AFFAIRE CLASSÉE PORTRAIT D’UN TUEUR TRADUIT DE L’ AMÉRICAIN PAR JEAN ESCH Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 6 Titre original américain: PORTRAIT OF A KILLER: JACK THE RIPPER – CASE CLOSED (Première publication: J. P. Putnam’s Sons, a member of Penguin Putnam Inc., New York) © Cornwell Enterprises, Inc., 2002 Pour la traduction française: © Éditions des Deux Terres, 2003 ISBN 2-84893-000-4 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 7 A John Grieve, de Scotland Yard Vous l'auriez attrapé. Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 8 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 9 «Ce fut la panique générale; de nombreuses personnes très nerveuses affirmaient que le Malin était revenu sur terre.» H. M., missionnaire anonyme dans l'East End. Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 10 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 11 CHAPITRE 1 M. PERSONNE L e lundi 6 août 1888 était jour férié à Londres. La ville était une fête foraine où l’on pouvait faire des choses merveilleuses pour seulement quelques pennies, quand on les avait. Les cloches de la paroisse de Windsor et de la chapelle SaintGeorge sonnèrent toute la journée. Les navires avaient hissé les couleurs et des canons faisaient retentir des salves royales pour fêter le quarante-quatrième anniversaire du duc d’Édimbourg. Le Crystal Palace offrait un époustouflant éventail de programmes spéciaux: récitals d’orgue, concerts de musique militaire, un «monstrueux spectacle de feu d’artifice», un grand ballet féerique, des ventriloques et des «numéros de variétés mondialement célèbres». Madame Tussaud présentait une statue en cire du corps de Frédéric II et, bien évidemment, la toujours très populaire Salle des Horreurs attendait ceux qui avaient les moyens d’acheter des places de théâtre et étaient d’humeur à s’offrir une «allégorie» ou simplement une bonne vieille frayeur. D r Jekyll et M r. Hyde se jouait à guichets fermés. Le célèbre comédien américain Richard Mansfield 11 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 12 J A C K L’ É V E N T R E U R brillait dans le double rôle de Jekyll et Hyde au Lyceum de Henry Irving, et l’Opéra Comique proposait sa propre version de la pièce, bien que les critiques ne soient pas très bonnes, et dans une ambiance de scandale, car le théâtre avait adapté le roman de Robert Louis Stevenson sans autorisation. En ce jour férié, il y avait des expositions de chevaux et de bétail, des «tarifs réduits» dans les trains, et les bazars de Covent Garden regorgeaient de vaisselle de Sheffield, d’or, de bijoux et de vieux uniformes militaires. Si un homme voulait se faire passer pour un soldat en ce jour de détente et de chahut, il pouvait le faire à moindres frais, sans qu’on lui pose de questions. On pouvait aussi se déguiser en policier en louant un authentique uniforme de la Police métropolitaine chez Angel’s, spécialiste des costumes de théâtre, à Camden Town, à seulement trois kilomètres de l’endroit où vivait le séduisant Walter Richard Sickert. Âgé de vingt-huit ans, Sickert avait renoncé à son obscure carrière de comédien pour répondre à l’appel plus noble de l’art. Il était peintre, graveur, élève de James Abott McNeill Whistler et disciple d’Edgar Degas. Le jeune Sickert était lui-même une œuvre d’art: svelte, avec un torse et des épaules développés par la natation, un nez et une mâchoire aux angles parfaits, d’épais cheveux blonds ondulés et des yeux bleus aussi impénétrables et pénétrants que ses pensées secrètes et son esprit perçant. On aurait presque pu le qualifier de «joli», n’eût été sa bouche qui pouvait prendre l’apparence d’un trait dur et cruel. On ne connaît pas sa taille précise, mais un de ses amis le décrit comme «un peu plus grand que la moyenne». Des photographies et plusieurs vêtements légués aux archives de la Tate Gallery dans les années 1980 suggèrent qu’il mesurait environ 1,73 mètre. Sickert parlait couramment l’allemand, l’anglais, le français, l’italien, il connaissait suffisamment bien le latin pour l’enseigner à ses amis, et il possédait de bonnes bases en danois et en grec, et peut-être aussi quelques rudiments d’espagnol et de portugais. On dit qu’il lisait les classiques dans leur langue originale, mais il ne finissait pas toujours un livre qu’il avait 12 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 13 A F FA I R E C L A S S É E commencé. Il n’était pas rare qu’il abandonne ici et là des dizaines de romans, ouverts à la dernière page qui avait su capter son intérêt. Sickert était surtout passionné par les journaux, les magazines et les revues. Jusqu’à sa mort, en 1942, ses ateliers et ses cabinets de travail ressemblèrent à des centres de recyclage pour presque toutes les choses imprimées qui sortaient des presses européennes. On peut se demander comment une personne qui travaille beaucoup peut trouver le temps de lire quatre, cinq, six ou dix quotidiens chaque jour, mais Sickert avait une méthode. Il ne s’occupait pas de ce qui ne l’intéressait pas, qu’il s’agisse de politique, d’économie, des affaires internationales, des guerres ou des gens. Rien n’intéressait Sickert si ça n’avait pas une influence quelconque sur Sickert. Il préférait généralement lire un article sur le tout dernier spectacle présenté à Londres, éplucher les critiques d’art, se jeter sur une nouvelle histoire de crime ou chercher son nom si, pour une raison ou une autre, il devait être mentionné tel ou tel jour. Sickert avait plaisir à découvrir ce que faisaient les gens, surtout dans l’intimité de leurs vies victoriennes pas toujours très propres. Il suppliait ses amis: «Écrivez, écrivez, écrivez! Racontez-moi en détail toutes sortes de choses, des choses qui vous ont amusés, comment, quand et où, et toutes sortes de rumeurs sur tout le monde.» Sickert méprisait l’aristocratie et la haute bourgeoisie, mais il était fasciné par les vedettes. Il réussissait à frayer avec les plus grandes personnalités de son temps: Henry Irving et Ellen Terry, Aubrey Beardsley, Henry James, Max Beerbohm, Oscar Wilde, Monet, Renoir, Pissarro, Rodin, André Gide, Édouard Dujardin, Proust et des parlementaires. Mais il ne connaissait pas nécessairement la plupart d’entre eux, et personne – célèbre ou pas – ne le connaissait véritablement, pas même sa première épouse, Ellen, qui aurait quarante ans dans moins de quinze jours. Sans doute Sickert ne pensait-il guère à l’anniversaire de son épouse en ce jour férié, mais il est peu probable qu’il l’ait oublié. 13 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 14 J A C K L’ É V E N T R E U R Sa mémoire prodigieuse lui valait une grande admiration. Durant toute sa vie, il amusa les convives dans les dîners en jouant de longs passages de comédies musicales et de pièces de théâtre, en costume, sans jamais se tromper dans son texte. Sickert ne pouvait pas avoir oublié que l’anniversaire d’Ellen était le 18 août et que c’était l’occasion de faire facilement de la peine. Peut-être qu’il «oublierait». Peut-être qu’il disparaîtrait dans un de ses taudis secrets qu’il louait et appelait des ateliers. Peut-être qu’il emmènerait Ellen dans un café romantique de Soho et qu’il l’abandonnerait seule à table pour foncer dans un quelconque music-hall et ne pas rentrer de la nuit. Ellen aima Sickert durant toute sa triste vie, malgré le cœur sec de son mari, ses mensonges pathologiques, son égocentrisme et sa sale manie de disparaître pendant plusieurs jours, voire des semaines, sans donner de nouvelles ni d’explications. Walter Sickert était un comédien de nature plus que de métier. Il occupait le devant de la scène dans sa vie secrète, alimentée par les fantasmes, et il était aussi à l’aise pour se mouvoir sans se faire remarquer dans l’obscurité profonde des rues désertes qu’au milieu d’une foule grouillante. Il possédait un large registre de voix et était passé maître dans l’art du maquillage et du costume. Il était tellement doué pour le déguisement que, lorsqu’il était enfant, il arrivait souvent que ses voisins et sa propre famille ne le reconnaissent pas. Au cours de sa longue et célèbre existence, il eut la triste réputation de changer constamment d’apparence, grâce à diverses barbes et moustaches, de porter des tenues étranges, proches parfois du déguisement, et d’essayer toutes sortes de coiffures, allant jusqu’à se raser le crâne. Comme l’a écrit son ami, le peintre et écrivain français Jacques-Émile Blanche, Sickert était un «Protée». «Le génie de Sickert pour le camouflage vestimentaire, la façon de se coiffer et de parler, rivalise avec celui de Fregoli», se souvenait Blanche. Sur un portrait peint par Wilson Steer en 1890, Sickert arbore visiblement une fausse moustache qui ressemble à une queue d’écureuil collée audessus de sa bouche. 14 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 15 A F FA I R E C L A S S É E De même, Sickert avait un certain penchant pour les pseudonymes. Sa carrière de comédien, ses tableaux, ses gravures, ses dessins et une profusion de lettres adressées à des collègues, amis et journaux, révèlent de nombreuses personnalités: M. Nemo (équivalent latin de M. Personne), Un Enthousiaste, Un Whistlerien, Votre Critique d’Art, Un Outsider, Walter Sickert, Sickert, Walter R. Sickert, Richard Sickert, W. R. Sickert, W. S., R. S., S., Dick, W. St., Rd. Sickert LL. D., R. St. A. R. A et RDSt A. R. A. Sickert n’a pas rédigé ses mémoires, il ne tenait pas de journal intime, n’avait pas d’agenda et ne datait pas la plupart de ses lettres, ni ses œuvres; il est donc difficile de savoir où il était et ce qu’il faisait tel jour, telle semaine, tel mois ou même telle année. Je n’ai trouvé aucun renseignement concernant ses activités en ce jour du 6 août 1888, mais il n’y a aucune raison de penser qu’il n’était pas à Londres. Des notes qu’il a griffonnées sur des croquis de music-hall suggèrent qu’il était en tout cas en ville deux jours plus tôt, le 4 août. Whistler devait se marier à Londres cinq jours plus tard, le 11. Sickert n’avait pas été invité à la cérémonie intime, mais il n’était pas du genre à manquer cela, même s’il devait jouer les espions. Le grand peintre James McNeill Whistler était tombé éperdument amoureux de la «remarquablement jolie» Beatrice Godwin, qui allait prendre la première place dans sa vie et en modifier totalement le cours. De même, Whistler occupait une des places prédominantes dans la vie de Sickert, dont il avait totalement modifié le cours. «Gentil garçon, ce Walter», disait Whistler au début des années 1880, à l’époque où il avait encore de l’affection pour ce jeune homme ambitieux et extraordinairement doué. Depuis, leurs rapports s’étaient refroidis, mais rien n’aurait pu préparer Sickert à ce qui dut lui apparaître comme un abandon aussi inattendu que total de la part du maître qu’il idolâtrait, enviait et haïssait. Whistler et sa jeune épouse projetaient de passer leur lune de miel et de voyager jusqu’à la fin de l’année en France, où ils espéraient s’installer de manière permanente. 15 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 16 J A C K L’ É V E N T R E U R Le bonheur conjugal programmé du génie flamboyant et égocentrique James McNeill Whistler devait être déconcertant pour son ancien apprenti garçon de courses. Un des nombreux rôles de Sickert était celui du séducteur irrésistible, mais, dans les coulisses, il n’était rien de tel. Sickert était dépendant des femmes et il les détestait. Il les jugeait inférieures sur le plan intellectuel et inutiles, sauf comme concierges ou objets à manipuler, essentiellement pour l’art et l’argent. Les femmes étaient dangereuses, car elles lui rappelaient un secret humiliant et horripilant qu'il emporta dans sa tombe, et même audelà, car les corps incinérés ne disent rien sur la chair, même quand on les exhume. Sickert était né avec une déformation du pénis qui avait nécessité une opération chirurgicale quand il était petit et qui l’avait laissé, sinon mutilé, du moins frappé de difformité. Sans doute était-il incapable d’avoir une érection. Peut-être ne lui restait-il pas un pénis assez long pour la pénétration, et il est fort possible qu’il ait été obligé de s’accroupir comme une femme pour uriner. «Ma théorie au sujet de ces crimes, c’est que le meurtrier a été salement estropié», dit une lettre datée du 4 octobre 1888 et conservée parmi les documents concernant «les Meurtres de Whitechapel», à la Corporation of London Record Office – «… il est possible que son membre intime ait été détruit, et maintenant il se venge du sexe en commettant ces atrocités». La lettre est écrite à l’encre violette et signée d’un énigmatique «Scotus», qui pourrait être la traduction latine de Scotsman, Écossais. Le mot scotch peut signifier une petite incision ou coupure. «Scotus» peut également être une allusion étrange et érudite à Johannes Scotus Eriugena, théologien, professeur de grammaire et de dialectique du IXe siècle. Pour Walter Sickert, imaginer Whistler amoureux d’une femme avec laquelle il avait des relations sexuelles a peut-être été le catalyseur qui fit de cet homme l’un des meurtriers les plus dangereux et les plus insaisissables de tous les temps. Il commença alors à exécuter ce qu’il avait imaginé durant la majeure partie de sa vie, pas seulement dans ses pensées, mais 16 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 17 A F FA I R E C L A S S É E aussi dans des croquis d’enfant qui représentaient des femmes kidnappées, attachées et poignardées. La psychologie d’un meurtrier violent et dénué de remords ne se définit pas en reliant des points entre eux. Il n’existe pas d’explications simples, ni d’enchaînements infaillibles de causes et d’effets. Mais la boussole de la nature humaine indique une certaine direction, et les sentiments de Sickert ne pouvaient qu’être embrasés par le mariage de Whistler avec la veuve de l’architecte et archéologue Edward Godwin, l’homme qui avait vécu précédemment avec la comédienne Ellen Terry et qui était le père de ses enfants. La belle et sensuelle Ellen Terry était une des actrices les plus célèbres de l’époque victorienne, et Sickert était obsédé par elle. Adolescent, il les suivait partout, elle et son partenaire de scène, Henry Irving. Et voilà que Whistler se retrouvait lié aux deux obsessions de Sickert, et dans son univers, ces trois étoiles formaient une constellation dont il était exclu. Les étoiles se fichaient pas mal de lui. Il était véritablement M. Nemo. Mais à la fin de l’été 1888, il se donna un nouveau nom de scène qui, durant toute sa vie, ne serait jamais rattaché à lui; un nom qui, bientôt, serait plus connu que ceux de Whistler, Irving ou Terry. La concrétisation des fantasmes violents de Jack l’Éventreur débuta en ce jour d’insouciance du 6 août 1888, lorsqu’il sortit en douce des coulisses pour effectuer ses débuts dans une série d’épouvantables représentations destinées à devenir le mystère criminel le plus connu de toute l’histoire. On croit généralement, à tort, que son épopée violente prit fin aussi brutalement qu’elle commença, qu’il surgit de nulle part et quitta ensuite la scène. Des décennies ont passé, puis cinquante ans, puis cent; ses crimes sexuels sanglants se sont banalisés et sont devenus anodins. Ils sont devenus des énigmes, des week-ends du mystère, des jeux, des «Circuits Éventreur» qui s’achèvent par quelques pintes au pub Ten Bells. Saucy Jack, Jack l’Effronté, 17 Jack l’éventreur [réimp. 03-04] 29/02/08 14.17 Page 18 J A C K L’ É V E N T R E U R comme il se surnommait parfois, a tenu le premier rôle dans des films noirs avec de célèbres acteurs, des trucages et une avalanche de ce que l’Éventreur disait adorer: du sang, du sang, du sang. Ses carnages n’inspirent plus ni la peur, ni la colère, ni même la pitié, alors que ses victimes se décomposent en silence, certaines dans des tombes anonymes.