Le chien d`Edouard.pages - Préparation Sciences Po
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Le chien d`Edouard.pages - Préparation Sciences Po
Maguelone, il me faut un chien ! Ce chien, je le sais maintenant, c'est un braque. Marron moucheté. Et peutêtre un autre, un teckel aussi. Quoique je n'aime pas les teckels. Mon ex beau-frère en a eu deux, parce que ses parents, dans les années 60 en Alsace, en avaient un, une véritable saucisse de Strasbourg, en quelque sorte. Comment aimer facilement des chiens de la race de ceux qui, sans rien dire, ont suivi des gens de mon ex belle famille qui pourtant n’ont jamais été avares de coups de pied sur tout ce qui était plus faible qu’eux ? Ou qui croient que multiplier les chiens c’est comme multiplier les pains ? Quoi qu’il en soit, moi, ce que je veux, ce sont les mêmes chiens qu’Edouard. Je voudrais aussi une Volkswagen coccinelle vert pâle, comme la sienne, et son blouson de cuir marron foncé à boutons recouverts. Tout cela non pas pour lui ressembler, mais pour le faire revivre un peu. Parce que là où il est, il doit bien s’emmerder, et voilà bien longtemps déjà qu’il y est parti, bien trop tôt ; et qu'est-ce qu’il aimait vivre, Édouard ! Il y a deux ans Nelly l’a finalement rejoint. Elle lui avait survécu longtemps. Je pense qu’ils ont immédiatement renoué, et repris là où ils en avaient fini de leur lien en ce monde, lui parti brutalement, juste après avoir baisé, pas vraiment en épectase comme un Félix Faure, qui est, depuis 1899, notre seul Président de la République digne d'être mythifié, mais par une crise cardiaque violente et irréversible, peu postérieure à l‘acte mais pas superposée, si l’on peut dire, pendant une sieste qu’il n’aura jamais terminée, et qu’il poursuit encore. Oh Nelly a pourtant accouru très vite affolée et en larmes en tambourinant au deuxième étage de notre HLM juste en face de leur petit jardin. « Jean, Jean, viens vite vite ! Edouard, Edouard ! ». Edouard ! Mon père est parti brusquement avec elle, ce samedi après-midi de 1973, et il a prodigué à Edouard des massages cardiaques, selon une méthode improvisée mais qui se voulait scientifique, car inspirée de ses lectures soviétiques, croisées avec celles de l’encyclopédie Quillet. Ca n’a pas suffi. Cette encyclopédie, c’est pourtant une véritable bible positiviste, en deux gros tomes, pleine des choses à savoir en 1950, et on se lave toujours les mains vingt ans après, avant de s’y reporter dans les moments importants. C’est internet avant l’heure. Il y a tout, absolument tout, là dedans, et pourtant quand on y a recours, en y passant du temps, on se retrouve au moins aussi con qu’avant. C’est donc bien un internet. Et on se dit alors dépité que tout, la vie complète même en deux tomes, ce n’est pas grand chose, c’est inutile. Qu’il ne faudra pas faire trop d’histoires au moment d’en partir. Mais on y revient toujours, régulièrement, comme un rituel, un mouvement perpétuel, un éternel retour, et forcément le processus de renaissance nous échappe tout aussi certainement qu’il nous pousse. Avec régularité donc. Et il faut d’ailleurs que tu comprennes, toi, belle petite profane, à qui je n'ai le droit de rien dévoiler bien entendu, que la régularité est une clé des rituels. La plus vieille Loge de Perpignan, s’appelle St-Jean des Arts et de la Régularité, et Édouard s’y rendait deux fois par mois, car l’assiduité est une obligation du Maçon. Il en pratiquait aussi quelques autres, de rituels : le 13 n'était pas le moins symbolique. Ni le moins régulier. Je parle de ce rugby qu'on veut bien plus rude que l'autre, et qu'on joue beaucoup plus dans les pays anglo-saxons et à Perpignan qu’ailleurs, dans le reste du monde. Édouard, en passionné, venait me voir jouer, gosse sale et brouillon, frêle mais déterminé, et gros plaqueur inespéré, le jeudi et le dimanche. C'est en relisant tardivement cette assiduité que je comprends maintenant qu’il partageait pour moi le rôle de père, et le mien, son meilleur copain, n'a jamais daigné venir me voir. Pas la peine, ils se parlaient de tout en direct, toute la journée à la Sécurité Sociale où ils travaillaient ensemble, faisant même le trajet à pieds tous les jours, tous les deux. Édouard n'avait pas de fils, Et tous deux avaient puisé cette habitude de partage dans leur rencontre fortuite à Berlin, début mai 1945. Édouard était à cheval dans ces décombres fumants sous les balles perdues. Pour les éviter et servir de talisman, une polonaise de 16 ans entièrement nue se tenait sur le ventre à l’avant de la selle absente, pendante, épuisée et résignée, de part et d’autre de la bête enfourchée à cru par son maître. La vague vareuse française d'Édouard était déchirée, et ni lui ni personne de ces jeunes devenus fous par la guerre, se retrouvant là de toutes nationalités avec la volonté de tuer Hitler de leurs propres mains ou de leur propre balle, ne portait plus de galon ni de signe distinctif d'une quelconque armée. Seul leur but délirant comptait et épaulait leur vie qui sursautait de bloc en bloc sous un péril sans importance, rendu secondaire par leur acte de présence décisif. En voyant cet attelage improbable surgir au coin d'une rue, mon père et le Tchèque de rencontre qui le suivait le mirent immédiatement en joue. Le « lève les mains bien haut » aligné au bout du pistolet mitrailleur de mon père, fusa en même temps qu’une phrase en Tchèque, dont la compréhension pour n'importe qui était immédiate. Mais au lieu de l’asservissement exigé c’est un « je t’emmerde ! » et un revolver d'ordonnance qui surgirent aussi vite qu’une souris de la vareuse, par-dessus la polonaise qui se demandait si, pute encore de quelques officiers allemands il y a trois jours, elle ne voyait pas l’enfer revenir et s’aggraver, après sa libération par un Edouard tout aussi gourmand d’elle. Ils étaient face à face, dans cet instant d’égalité éternel, mais ils continuèrent la vie longue et finissable côte à côte. Voilà comment lui et mon père se sont brutalement présentés, et ont scellé à Berlin une indéfectible amitié perpignanaise. Je te dirai bientôt comment Edouard aimait vivre, et tu comprendras pourquoi je vais le faire revivre un peu, accompagné de son braque moucheté, et je te parlerai de la très belle et ensorcelante Nelly aussi. Mais il faut que tu te prépares auparavant à avoir très mal à tes oreilles, par une entorse certaine et très douloureuse… à leur chasteté. Enfin, si tu m’autorise à continuer, après que je t’aurais avoué qu’en écrivant, là, maintenant, cette mythique polonaise nue et de 16 ans pour toujours, j’ai imaginé que c’était toi. Pardon mais je ne le pouvais pas de Nelly, qui est pourtant très très belle aussi : elle est noire et pas toi… Bisous.