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Variations synchronisées
Une coïncidence est un facteur temps qui entre en collision avec un facteur espace. Au printemps
2008, l’univers de l’art contemporain est le théâtre d’un carambolage de ce type. Heike Gallmeier,
Eden Morfaux et Raphael Zarka, trois artistes qui ne se connaissent pas et développent des
pratiques bien distinctes, ont simultanément rejoué la forme du cabinet de travail de Saint Jérome
selon Antonello da Messina (1475), pour la transposer en trois dimensions. Ces trois pièces étaient
visibles entre les mois de mars et juin dans trois espaces d’exposition de la région parisienne,
Glassbox à la Cité internationale universitaire (Paris), La Générale en manufacture (Sèvres) et le
Centre d’art Mira Phalaina de la Maison populaire (Montreuil). À la découverte de cette
coïncidence, les artistes étaient tantôt perplexes, déroutés voire pour certains plongés dans
l’angoisse. Carl Gustave Jung décrit ce sentiment dans son ouvrage Synchronicité et paracelsica. Il
raconte avoir eu « l’impression d’être frappé par la foudre » en se trouvant face à un phénomène de
synchronicité. Ce concept de synchronicité explicite une survenue fortuite et concomitante de deux
faits, l’un psychique, l’autre objectif, sans lien apparent de cause à effet. C’est la coïncidence entre
une image intérieure et un événement extérieur de même signification, se produisant au même
moment. La synchronicité serait pour lui la quatrième catégorie venant compléter celles de l’espace,
du temps et de la causalité. Ces correspondances harmoniques sont des connexions acausales
productrices de sens. La pensée de Jung trouve ses fondements dans celle de Schopenhauer dans
son traité De l’intentionnalité apparente dans le destin de l’individu dans lequel il étudie la question de la
« simultanéité sans lien causal, que l’on nomme hasard […], il illustre cette simultanéité au moyen
de deux cercles parallèles établissant un lien transversal entre les méridiens censés représenter des
chaînes causales. […] En conséquence il existerait entre tous les événements de la vie d’un être
humain deux sortes de relations, radicalement différentes : d’abord la connexion objective, causale,
du cours naturel des choses ; ensuite, une connexion subjective qui n’existe que par rapport à
l’individu qui vit des événements, aussi subjective que ses propres rêves. […] Deux sortes de
connexions où une seule et même instance est à la fois sujet et objet. »1 À partir des analyses de
Schopenhauer, Jung développe son idée de la synchronicité comme une relation de l’espace et du
temps, placée sous la détermination du psychisme. Les facteurs déterminants des coïncidences
signifiantes sont pour lui les archétypes, ces images qui structurent l’inconscient collectif, une
psyché identique chez tous les humains mais que nous ne percevons pas. L’événement
synchronistique est « magique » dans le sens où c’est un ordre sans cause qui est pour Jung à
l’origine de tout acte de création. Les trois artistes qui nous intéressent ici sont-ils mus par une
même force inconsciente, sont-ils donc les objets d’un principe unique et inconnaissable ? Pour
amorcer une réponse, il parait opportun de partir de l’objet premier, le tableau de Messina, qui
semble s’imposer et entrer en résonance avec les imaginaires contemporains.
Le Saint Jérôme dans son cabinet de travail par Antonello da Messina est un panneau de bois peint de
petit format (46 x 36 cm) daté autour de 1475 et conservé à la National Gallery de Londres. Saint
Jérôme y est représenté en habit de cardinal lisant au sein de son cabinet de travail, une structure
de bois surélevée constituée d’une estrade, un pupitre et une bibliothèque. La forme inhabituelle de
ce cabinet, pièce ouverte dessinant des arches et des angles droits, et surtout son insertion dans le
contexte d’une église gothique à l’architecture puissante, au milieu d’une allée plongée dans la
pénombre, en annoncent toute la portée énigmatique. Tout l’espace s’organise autour du meuble et
décrit une perspective complexe. En premier plan la grande porte cintrée encadre l’ensemble, puis
les deux architectures imbriquées laissent entrevoir le paysage rural à travers les fenêtres en
arrière-plan. L’élément central est indéterminé, on ne sait s’il s’agit d’une estrade, une scène de
théâtre ou une bibliothèque, ni si l’on est dans le domaine de l’architecture ou du mobilier, c’est par
la présence du personnage que l’objet prend sens. Autour de Jérôme se trouvent de nombreux
objets, animaux, plantes et autres attributs du saint qui constituent le programme iconographique.
La subtilité des détails fait que chaque élément est traité à la manière de natures mortes et paysages
miniatures. La pureté géométrique et l’intégration de la figure sont les signes du renouvellement de
1
In Synchronicité et Paracelsica, Carl Gustav Jung, Albin Michel, Paris, 1988, p.29-30
la pratique du peintre après 1460. Messina croise à cette période les influences de l’Italie et
l’inspiration flamande. L’œuvre a d’ailleurs été attribuée à Jan Van Eyck dont un tableau disparu
en serait la source. Plusieurs artistes de la renaissance ont traité ce sujet, Guirlandaio, Durer,
Caravage, Carpaccio, etc. Le tableau de Messina est donc une version d’une série de variations
autour d’un même thème. La forme de l’étude imaginée par le peintre n’en reste pas moins unique,
c’est une fiction, un espace mental. Le saint est l’auteur de la vulgate, traduction de la bible en latin
à partir de l’hébreu et du grec. Il fut accusé d’avoir révisé, interprété les textes, autrement dit
d’avoir créé du nouveau à partir de l’ancien… Dans le tableau, ses doigts sont d’ailleurs glissés à
l’intérieur des feuillets comme s’il avait souvent besoin de se reporter à des portions antérieures de
sa lecture. Si l’on considère l’histoire de l’art à la manière de Georges Kubler dans son ouvrage The
shape of time, toute création est soit une réplique, soit une variante d’une chose préexistante et ainsi
de suite jusqu’au premier matin de l’humanité. Toute œuvre d’art est une solution envisagée à un
problème qui a déjà reçu d’autres solutions dans le passé et d’autres sont encore à venir, plus les
solutions s’accumulent plus le problème se transforme. Kubler nomme ces chaînes de solutions des
« séquences ». Les sujets humanistes comme les recherches sur la perspective animaient tous les
artistes de la renaissance qu’ils soient flamands ou Italiens. Les entités originelles, « prime objects »
qui sont au début des systèmes de répliques sont souvent de l’ordre de l’inconnaissable. Les chaînes
de représentation montrent cependant des récurrences entre les antétypes et dérivés. Jérôme était
déjà représenté dans une bibliothèque dans les enluminures du moyen-âge. Représenter l’espace du
travail intellectuel renvoie toujours aux mêmes images mentales, aux mêmes archétypes. La vision
de Kubler élargit notre conception du temps, il y a le temps biologique, continu, et le temps
historique fait d’une suite d’événements discontinus, il y ajoute le temps systématique qui permet de
situer l’œuvre en trouvant sa place dans le système des séquences formelles. Ces séquences peuvent
rester stables pendant une période d’inactivité, mais de nouvelles conditions techniques à son
renouvellement peuvent remettre un problème passé à l’ordre du jour. Chaque génération réévalue
les parties du passé qui touchent ses intérêts présents, « un besoin donné pourra subsister pendant
des générations ou même des siècles, sans trouver de solutions nouvelles. »2 La conception du temps
de Kubler introduit la notion de hasard, « les faisceaux culturels consistent en toutes sortes de
longueurs fibreuses d’événements, longs, pour la plupart, ou brefs. Ils sont juxtaposés au hasard, en
grande partie et rarement selon un plan rigoureux ou conscient »3, les « hasards inconscients »
seraient donc à l’origine des résurgences et séquences formelles…
Les trois artistes qui rejouent aujourd’hui le cabinet de travail de Messina poursuivent et
redéfinissent les fondements d’une nouvelle séquence. Ils s’empare de l’objet premier à travers
différentes démarches, matériaux, échelles. Néanmoins, tous se débarrassent du personnage et des
objets représentés dans le tableau pour se concentrer sur la structure du cabinet. L’intérêt n’est plus
porté sur la dimension religieuse ni sur la portée symbolique de la représentation de l’humanisme
renaissant. Dans cette « loi des séries », on peut noter qu’à la même période, au printemps 2008, se
tenait une conférence portant sur le Saint Jérôme à son étude de Messina dans le cadre du projet
expérimental L’atelier (making of) à Béton Salon4. Cette mise en question de l’atelier d’artiste et de
ses représentations était mise en œuvre par le collectif de commissaires d’exposition
« L’ambassade », Maxime Thieffine et Cécilia Becanovic. Les trois artistes à la démarche synchrone
n’avaient cependant pas connaissance de cette conférence lors de la production de leurs œuvres,
seul Raphaël Zarka relie le tableau de Messina à l’idée de l’atelier d’artiste. L’atelier est le lieu de la
réflexion, qui comprend souvent des éléments de l’univers symbolique des artistes, on le conçoit
habituellement comme le lieu de l’expérimentation et de la réalisation des œuvres. Cette dernière
acception tend aujourd’hui à se modifier, puisque beaucoup d’artistes travaillent à la conception
puis confient la réalisation de leurs œuvres à des artisans ou industriels. L’atelier est alors le lieu du
travail intellectuel, et l’œuvre avant tout un ouvrage de l’esprit. Une conception de l’espace du
travail artistique que Raphaël Zarka décrit ainsi « Mon cabinet de travail idéal correspondrait assez
au cabinet de lecture de Saint Jérôme dans le tableau d’Antonello da Messina ».
2
In Formes du temps Remarques sur l'histoire des choses, George Kubler, Ivrea, Paris, 1989, p.139
In Formes du temps Remarques sur l'histoire des choses, George Kubler, Ivrea, Paris, 1989, p. 169
4
Lieu d’exposition parisien
3
Le projet de Raphael Zarka à travers sa pièce Studiolo est de faire voyager une forme dans le temps,
comment un imaginaire du XVème siècle peut il coïncider avec un regard contemporain ? L’œuvre a
été produite pour l’exposition Neutre intense, proposition du commissaire Christophe Gallois pour le
Centre d’art Mira Phalaina de la Maison populaire de Montreuil. L’interrelation aux œuvres de
Morgan Fisher ou de Sol Le Witt révélait la grande modernité formelle quasi minimale du cabinet
de lecture. Forme géométrique, abstraite, neutre en apparence, elle est aussi insolite et déclenche
l’imaginaire. Par la pratique de la réplique, l'artiste met ici en évidence la polysémie de l’objet. C’est
aussi le cas lorsqu’il reproduit des objets scientifiques de la renaissance destinés à étudier le
mouvement et la mécanique. La réplique actualise l’objet, le regard contemporain lui fait atteindre à
une autre dignité toute esthétique, formelle et minimale. Comme pour révéler le caractère
anachronique de l’inconscient collectif à travers le mariage possible des formes modernistes de
Kobro et des inventions de Galilée. Studiolo est une représentation de la représentation, son échelle
réduite fait écho à l’intérêt de l’artiste pour les techniques de modélisation, il a d’ailleurs collaboré
ici avec une maquettiste. La perfection de la facture et de l’assemblage en fait un objet précieux qui
reproduit minutieusement les détails et les irrégularités de la peinture, comme par exemple les
voûtes des trois arches qui ne sont pas exactement identiques. Raphaël Zarka reproduit le cabinet
de Saint-Jérôme tel que Messina l'avait lui-même imaginé dans sa peinture, totalement fidèle au
modèle, la maquette agit tel un prolongement fantasmé du tableau.
C’est moins vers la modélisation que vers l’abstraction qu’Heike Gallmeier projette le cabinet de
lecture. L’installation in situ Gehäuse (demeure) a été réalisée pour l’exposition Passengers organisée
par Glassbox à la Cité internationale universitaire. L’exposition regroupait sept artistes berlinois, en
les invitant à relire les espaces d’usage collectif de l’université. Ils ont mené leurs recherches en
amont à l’aide d’informations reçues par mail ou glanées sur internet, puis se sont confronté à la
réalité de l’architecture. Heike Gallmeier a ici travaillé à partir d’une photocopie du tableau de
Messina et en utilisant des matériaux récupérés sur place (carton, bois). Insérée dans l’espace d’une
cage d’escalier, l’œuvre révèle et requalifie le lieu, modifie sa perception et son usage. Le travail de
l’artiste porte sur la mémoire et se manifeste parfois par la re-création de tableaux issus de l’histoire
de l’art, répliques réalisées à partir du souvenir et de mauvaises reproductions. Le tableau de
Messina fascine l’artiste pour la construction spatiale de l’image : un petit espace pour la
contemplation inscrit dans un grand espace libre. Les matériaux de rebut récupérés sur le campus
dessinent dans l’espace un croquis sculptural du cabinet. Le titre Gehäuse (demeure), fait écho à
l’analyse du Saint Jérôme de Georges Perec dans Espèces d’espaces. L’auteur envisage le cabinet du
saint comme définissant la sphère privée de l’espace domestique, rassurant, qui s’oppose à
l’architecture glaciale de l’église, l’inhabitable de la transcendance religieuse. Il y a une relation forte
de l'image de Messina au projet de Glassbox (hors les murs) par cette imbrication de l'espace public
de l’université et de l'espace intime de l’étude.
Pour son Etude, Eden Morfaux agit à rebours, loin de l’abstraction, il fait basculer la représentation
dans le réel en faisant véritablement entrer le spectateur dans la peinture. Il reproduit le cabinet de
lecture à l’échelle du corps le rendant fonctionnel, praticable, offrant tous ses possibles. Il s’agit
d’empêcher le regard distancié à l’œuvre, qui devient une expérience à vivre. Les proportions de la
réplique contrastent avec celles de l’original que connaît bien l’artiste puisque l’œuvre renaissante
cristallise tous les aspects de sa propre recherche artistique. Une œuvre historique souvent présente
à son esprit, notamment à travers l’échange de cartes postales avec un ami, tous deux s’envoyant
tour à tour la reproduction de l’oeuvre lors de leurs voyages respectifs à Londres. La production de
l’Etude fait suite à l’invitation d’Estelle Nabeyrat à participer à l’exposition Making Plans à La
Générale en manufacture. Cette première invitation à situer son travail dans un lieu dévolue à l’art
contraste avec sa démarche habituelle plutôt orientée vers l’espace public. La référence à l’histoire
de l’art s’est donc imposée dans la réalisation de cette pièce particulière dans l’œuvre de l’artiste. La
pureté formelle des « meubles-outils » qu’il produit fait écho aux figures du modernisme telles que
Mario Botta ou aux formes minimales de Richard Artschwager. Entre mobilier, sculpture et
architecture, son intérêt s’est souvent porté sur des éléments tels que les pupitres ou les piédestaux
qui représentent le travail de l’esprit et la prise de parole. Dans le tableau de Messina le saint a
enlevé ses chaussures avant de monter sur l’estrade et de s’installer à son pupitre, autant de
symboles de l’élévation de l’esprit. Le fini de la texture du cabinet, dont on devine qu’il est en bois
par sa couleur, est uniforme, la matière semble parfaitement lisse, sans effet de réel. Eden Morfaux
reproduit cette matière avec du bois synthétique (du médium), à la finition parfaite, assemblé par
une technique de menuiserie ne laissant aucune vis apparente. La structure est démontable en trois
parties, l’estrade, le pupitre et la bibliothèque, à la manière d’un meuble en kit. L’artiste introduit de
la fiction dans la fiction en recréant l’arche accolée au pupitre, laquelle est coupée par le cadre du
tableau dans l’œuvre de Messina. La structure est insérée dans une autre architecture, mais ici très
contemporaine, l’espace brut d’un sous sol. Aucun objet n’est disposé à l’intérieur du cabinet afin de
favoriser l’appropriation de l’œuvre par son usager contemporain. La prochaine étape du projet est
de réactiver l’œuvre par l’invitation d’un philosophe à investir cet espace en amenant objets et livres
de son choix, recréant ainsi son univers symbolique dans cette sculpture à vivre.
Une nouvelle séquence formelle semble ainsi se déclencher, un quatrième artiste se profile déjà dans
le prolongement de la série. Pour l’instant à l’état de projet, l’idée de reprise de Dominique Dehais
est né d’observations longues et répétées du tableau de Messina à la National Gallery. La
représentation du lieu de l’étude comme l’équivalent de l’espace mental traverse son travail depuis
plusieurs années. Certaines de ses pièces, comme Eden, Gründrisse, se sont construites sur cette idée.
Pour lui « le meuble habitable qui occupe le centre du tableau de Messina est comme une grotte
inversée, ou plutôt retournée, comme si nous pouvions voir la surface mentale de St Jérôme se
projeter dans la structure alvéolaire et étagée de la construction. De plus l’inscription de ce Studiolo
ouvert dans une architecture gothique indéfinie immerge l’ensemble personnage-meuble dans une
arborescence qui semble être une obscure forêt foisonnante percée de quelques points de vue
rupestres. Aussi ce Saint Jérôme érudit, dandy d’une Rome chrétienne déjà décadente, abandonne
une vie de plaisir et décide de s’isoler en terre de Judée pour se plonger dans l’étude et la traduction
de la Thora ; finalement le retour d’un chrétien vers le judaïsme. Un parcours inverse qui s’exprime
même dans l’espace de l’étude représenté par Messina, discipline qui appartient plutôt à la culture
hébraïque que chrétienne ». Le projet de Dominique Dehais se concentre aussi sur l’estradeétagère-bureau qui est représenté comme s’il était fabriqué avec des moyens modernes. Comme
Eden Morfaux il porte son attention sur la surface lisse et sans assemblages visibles de la
menuiserie. Le projet s’oriente donc vers la réalisation du meuble à l’échelle humaine en acier,
matériau qui permettra de placer l’œuvre en extérieur et surtout de rendre possible la perception
positive et négative du volume. La pièce serait installée dans une forêt ou dans un parc en écho à
l’espace gothique du tableau.
Les trois et bientôt quatre artistes, acteurs-actés de cette coïncidence, révèlent la contemporanéité
de l’œuvre de Messina. Cette communauté de la référence historique entre les artistes est à mettre
en lien avec la reproductibilité technique des chefs d’œuvres de l’histoire de l’art, tous ont travaillé à
partir de reproductions de plus ou moins bonnes qualités. Une communauté d’intérêt aussi, pour la
construction et la représentation de l’espace qui s’est cristallisé sur la même œuvre, concrétisé au
même moment et au même endroit, un télescopage temporel et spatial en somme. La vision
transhistorique d’Aby Warburg met en évidence ces mouvements de résurgences à travers les ages,
la notion de culture visuelle développée à travers les images éternelles qui sont le patrimoine
durable de l’humanité. Il est question de la fertilité des anachronismes à travers une redéfinition des
termes de la temporalité, le temps n’existant que par strates, redécouvertes, retours et survivances.
Cette anthropologie a pour but d’identifier ce qui reste d’une image, ses survivances, ses traces.
L’atlas Mnémosyne, projet inachevé d’une histoire de l’art sans texte, a pour but d’analyser la vie des
images et leur transmission. Dans cette iconologie, les rapprochements entre les images montrent
qu’elles continuent d’opérer à travers les époques et les cultures, l’histoire de l’art devient un jeu de
coïncidences. Dans les montages visuels de Warburg les interrelations des images entre elles sont
aussi significatives que les vides et intervalles entre les images. Cette pratique de l’anachronisme est
très présente dans l’art contemporain, un phénomène décrit par Anne Langlois dans son article
Anachronismes et autres manipulations spatio-temporelles5. Les artistes manipulent aujourd’hui librement
des éléments d’époques variées, ces œuvres anachroniques créent des modes de lecture non
linéaires. Ces éléments issus d’une vaste culture commune sont actualisés produisant des objets
« temporellement impurs ». Les artistes ont un rapport distancié au sujet et procèdent d’une
certaine abstraction des œuvres préexistantes qu’ils rejouent. Cette relation décomplexée des
5
Anachronismes et autres manipulations spatio-temporelles,Anne Langlois, in ZéroDeux n°44, hiver 2007, p.12-15
artistes avec le passé a déjà été identifiée sous les vocables de citation, appropriation ou copie au
moment théorique du postmodernisme. Un « moment théorique » relativisé, non sans humour, par
Marc Alizart dans son article Nous n’avons jamais été postmodernes6, « il est tentant, après avoir
reconnu que nous n’avons jamais été « modernes », de dire aujourd’hui que nous ne sommes déjà
plus postmodernes – ou ce qui revient au même, que nous n’avons jamais cessé de l’être. […] En un
sens, le postmodernisme est plus ancien que le postmodernisme ».
Si l’art est aujourd’hui anachronique (ou n’a jamais cessé de l’être) la « coïncidence Messina » n’en
reste pas moins frappante. Cette coïncidence résiste à la théorie de l’art, elle échappe à
l’entendement rationnel du cours des choses, elle ne se pense pas, se vit et reste muette. La
coïncidence semble pourtant très liée aux idées même de pensée et de création. Les trajectoires se
croisent et de leur rencontre naît le sens, comme dans la structure deleuzienne du rhizome.
L’espace-temps de la pensée est celui de la coïncidence, penser c’est faire des rapprochements
inédits, le sens naît de ce frottement de plusieurs éléments qui ne s’étaient jamais rencontrés. L’art
est le fruit des coïncidences de la pensée. La coïncidence est donc bien un principe issu du multiple
et non de l’un comme le suggérait Jung non sans mysticisme. Jung s’intéressait aux techniques
divinatoires du Yi-king et de l’astrologie, ainsi qu’à d’autres philosophies ésotériques telles que
l’orphisme, le gnosticisme, la théosophie, le taoïsme ou encore l’alchimie. Warburg définissait son
projet Mnémosyne comme une « histoire de fantômes pour adultes ». Un penchant pour l’occulte qui
fait aussi son come-back dans le champ de l’art contemporain à travers des expositions récentes
comme Les fables du doute à La galerie de Noisy-le-Sec, ou encore Légendes au Domaine de
Chamarande. L’irrationnel, l’idée d’un réel non maîtrisé agissent paradoxalement comme des
refuges. Voir les coïncidences c’est accepter l’incertitude, un peu comme regarder l’art, lâcher prise
et laisser son esprit produire de nouvelles coïncidences…
Emmanuelle Boireau
6
Nous n’avons jamais été postmodernes, Marc Alizart, in ArtPress n°292, dossier esthétique, septembre 2003,
p.34-38