Aspects de l`espace-temps dans Jacques le fataliste
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Aspects de l`espace-temps dans Jacques le fataliste
Aspects de l'espace-temps dans Jacques le fataliste Jean Terrasse L es études sur l'espace-temps dans l'œuvre de Diderot soulignent l'importance du problbme de la simultanéité dans la réflexion du philosophe. Diderot est convaincu de l'impossibilité de la représenter par les moyens propres à la littérature. Merle L. Perkins le précise à propos de la Lettre sur les sourds et muets, le langage décrit le réel sur le mode de la successivité, tandis que les données de la sensation sont simultanées. Diderot tenterait de surmonter la difficulté dans Jacques le fataliste, roman qui par sa structure conteste la validité du cadre spatiotemporel conventionnel.' Il y a quelques décennies, Georges Poulet réservait lui aussi un sort particulier à la Lettre sur les sourds et muets, dont il extrayait la phrase, "Le temps, la matibre et l'espace ne sont peut-être qu'un p ~ i n t , "surprenante ~ intuition d'une réalité soustraite non plus seulement à l'expression artistique, mais à la perception sensorielle. Les deux points de vue présument que l'organisation de la matière romanesque dans Jacques le fataliste résulte d'une conception personnelle de l'espace et du temps. Par ailleurs, ils ne tiennent pas assez compte des contraintes du genre littéraire utilisé ni des circonstances de son évolution. Au plan historique, la vogue du roman philosophique est due en partie à la nécessité de désamorcer les attaques menées contre les romanciers l Merle L. PerLins, Diderot ond the iime-Spoce Continuum: His Philosophy, Aesthctics ond Politics, Studies on Voltaire and the Eighteenth Ceutury. no 21 1 (Oxford: Volraire Foundation, 19821, p. 79. 2 Georges Poulet, Etdes sur le temps humain (Paris: Plon. 1950), p. 198 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION. Volume 6, Number 3. Apnl 1994 244 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION par les moralistes chrétiens et par les littérateurs imprégnés de rationalisme; situation dont Georges May a fait état dans Le Dilemme du mman (1963). A cetîe campagne de dénigrement, la réponse du au xv~~lessiècle roman philosophique sera triple. Puisqu'on lui reproche d'être frivole, I'éctivain se servira de la fiction pour exprimer ses idées sur la morale, sur la société, ou sur le monde en général. II évitera les invraisemblances en ancrant l'œuvre dans le réel, quelquefois dans le terre à terre. Il neutralisera enfin ses détracteurs en blâmant et souvent en parodiant les procédés du conte de fée. A cet égard, Candide reflète bien certaines tendances essentielles du roman philosophique. Nous y trouvons les trois attitudes qui viennent d'être mentionnées. L'œuvre de Voltaire apparaît comme une variante du roman baroque dont elle ridiculise les conventions, plutôt que comme sa négation. Le chronotope du roman philosophique offre ainsi des analogies avec l'espace-temps du roman d'aventures, lui-m&me dérivé du roman antique, suivant l'hypothèse de Bakhtine. Le schéma romanesque ne diffère guère de celui dont s'est moqué le Père Bougeant (169û-1743) dans sa satire de la Romancie. Amvé dans ce pays, le Ptince Fan-Férédin apprend "qu'on y entre [...] par la porte d'amour, et qu'on en sort par celle du mariage." Plus tard, le Prince Zazaraph le renseigne: "la traite est longue depuis le jour qu'on commence à aimer, jusqu'à celui où l'on s'épouse," car "depuis la fondation de la nation Romancienne aucun héros" n'a jamais "été dispensé des formalités, et des épreuves ordonnées par les lois."3 Contrairement à Prévost, que le Père Bougeant prend fréquemment à partie, Voltaire évite les digressions inutiles, et s'entend à faire court; mais le souci de sobriéte n'empêche ni les rebondissements ni les récits intercalaires: Bakhtine note que Candide s'écarte des romans baroques en ce que les héros sont devenus méconnaissables dans le dernier chapitre, que "la belle Cunégonde" en particulier finit en "vieille sorcière hideuse."' Pourtant, Voltaire n'a pas tenté de recréer la durée à travers les épisodes du roman. Les personnages évoluent par à-coups; les changements les affectent davantage au physique qu'au moral, et ne semblent pas toujours définitifs. Violée par les Bulgares, traMe dans le lit d'un 3 Le Pére Bougeant. Voyage Merveilleux du Prince Fm-Firedin donr In Romoncie, éd. Jean Sgad et Geraldine Sheridan (Sain-Etienne: Publications de l'Université de Saint-Etieme, 1992). pp. 65, 85, 117. 4 Voir, dans Condi&, les chaps 4, 8, 11. 12. 15. 26. 28, et autres. 5 Mikhaii BaLhtine, Esthétique et thdorie du mmnn, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucoutnrier (Paris: Gallimard. 1970, p. 243 ('Tel," p. 120). L'ESPACE-TEMPS D A N S J A C Q U E S LE FATALISTE 245 Juif, puis dans celui du grand Inquisiteur, Cunégonde n'en redevient pas moins pimpante, lorsque Candide la rejoint à Lisbonne.6 Laissé pour mort dans le château de Westphalie, le fils du baron réapparaît au Paraguay, où il se fait tuer par Candide; plus tard, on le retrouve ramant dans une galère en route vers le Bosphore? Pangloss est pendu dans un auto-dafé à Lisbonne, mais échappe, lui aussi, par miracle à la mort? Comme le roman antique, le roman philosophique ne connaît qu'un temps abstrait, extérieur aux personnages. il existe, bien sûr, des exceptions, mais nous ne parlons que des romans qui appartiennent à la même famille. Entre Candide et Jacques le fataliste,les différences sont nombreuses et frappantes. L'œuvre de Voltaire se caractérise par son aspect liéaire, et par la transparence de son message; peu de retours en amère; les personnages-symboles manquent d'épaisseur psychologique. En revanche, le roman de Diderot est sursaturé de digressions; il met aux prises des personnages complexes, imprévisibles, mystérieux; l'enchevêtrement des temps et des actions donne au lecteur une impression de chaos, et lui fait croire à un récit improvisé. Mais un examen plus attentif révèle aussi des ressemblances entre les deux œuvres. L'intention parodique est perceptible tant chez Voltaire que chez Diderot. Les protagonistes de Candide oscillent entre le monde idéal du conte de fées-symbolisé par le chateau de Thunder-ten-tronckh et le "meilleur des mondes possiblesV+t la réalité qui rejoint i'amant de Cunégonde sous forme de "grands coups de pied dans le derrière." Dans Jacques le fataliste,la dénonciation de l'univers romanesque s'effectue par le truchement des interventions du narrateur opposant la trivialité de la vie quotidienne aux créations de l'imaginaire. Ce narrateur refuse les artifices habituels du romancier parce qu'il veut s'en tenir à la nudité des faits: Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris 6 7 8 9 Voir Candide. chap. 8. Candide. chaps 7 , 14. 15, 27. Candide. chaps 6. 27. Voltaire, Candide. chap. l dans Romam et conter, lente btabli et m o t 6 par René Groos (Paris: Bibliothèque de la Pléiade, 1954), p. 151. 246 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION pour la vérité serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.1° Vous allez croire, Lecteur, que ce cheval est celui qu'on a volé au maître de Jacques, et vous vous tromperez. C'est ainsi que cela arriverait dans un roman un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement; mais ceci encore. n'est point un roman, je vous l'ai déjà dit, je crois, et je vous le @te (P. 58) Moins apparente que dans Candide, la parodie joue cependant un rôle dans Jacques lefataliste. La source d'inspiration est celle de I'anti-roman. Non seulement de Tristram Shandy,mais aussi bien de Don Quichofte: le voyage de Jacques et de son maître se compare à l'errance du chevalier de la Manche et de Sancho Pança. La contradiction entre les convictions du personnage et sa vie se retrouve dans le roman de Voltaire comme dans celui de Diderot, quoique à des degrés divers et différemment éclairée. Candide partage longtemps la vision idéale de Pangloss malgré une liste impressionnante de catastrophes. On sait aussi que le fatalisme de Jacques est limité par la nécessité d'agir. Loin de se résigner, Jacques n'abandonne pas la lutte; cette attitude fait de lui un "determined fatalist," selon John Robert Lay." Toutefois, les ressemblances les plus significatives sont d'ordre formel. Dans Candide, l'espace romanesque peut se définir au moyen de deux axes: en abscisse, I'axe événementiel (ou spatio-temporel); en ordonnée, I'axe philosophique. Chaque étape du voyage de Candide et de ses compagnons leur fait expérimenter de nouvelles formes du mal. Celles-ci se répartissent en désastres naturels (tremblement de terre, tempêtes en mer, maladies) et souffrances dues h des causes humaines (despotisme, préjugés, vices, fanatisme religieux). Les événements s'inskrent dans une chronologie et une géographie qui forment l'espace-temps du voyage. Leur succession enrichit la réflexion philosophique, à mesure que les héros tirent la leçon de leurs mésaventures. Le voyage de Jacques et de son maître a pareillement partie liée avec le contenu philosophique du roman de Diderot. La délimitation d'un espace-temps postule habituellement un point de départ et un point d'arrivée, ou du moins la clôture d'un lieu à l'intérieur duquel l'action 10 Denis Diderot. Jaryurr Irfitul~src.icxtc Clabln cl annal6 par lacque$ Pmusi. iomc 23 des Q u i n r romplirer (Panc Hemiann. 1981). p 15 L e s diérences au iexie renvoieni h cene éàiiion 11 J. Roben Loy, Didcmt's Detcnnined Faralist: A Critical Appreciarion of "Jacques le faroliste" (New York: King's Crown Press, 1950). pp. 148-49. L'ESPACE-TEMPS D A N S JACQUES LE FATALISTE 247 se déploie. Diderot refuse au contraire de fixer les bornes qui définissent toute géographie romanesque: Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que I'on sait oli l'on va? Que disaient-ils? Le maîhe ne disait rien, et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas dtait écrit 1s-haut. (p. 23) Les lieux sont mal indiqués, même si I'on a supposé que Diderot décrivait un voyage à Langres.12Le lecteur ordinaire a plutôt l'impression que les personnages ne suivent pas d'itinéraire précis, et cette opinion vaut bien les reconstructions de la critique. Jacques et son maltre logent dans deux châteaux @p. 42, 203-n omettant celui de Desglandset dans des auberges presque interchangeables parce que le narrateur néglige de les situer; les étapes ne sont pas ordonnées par un quelconque projet et n'appellent pas l'id& d'une progression. La course de Jacques pour récupérer la bourse et la montre de son m a i , les sautes d'humeur de son cheval qui l'emmène entre les fourches patibulaires loin de son compagnon de route, bien d'autres incidents font perdre de vue le but du voyage, à supposer qu'il y en ait un, et brouillent le trajet parcouni (pp. 44 et suiv., 62, 76, 81). Que nos personnages rencontrent deux fois le même convoi funèbre ne fait que renforcer la thèse d'un itinéraire fantaisiste, à la merci du hasard (pp. 65-67, 71). Ajoutons que le seul nom de ville rencontré-conches-est commun ? deux i localités situées dans des provinces différentes.I3 Le temps de ce niveau de récit, qu'Albert Chesnau appelle "temps fictif' ou "temps des personnages,"" est soumis à la même confusion. Plusieurs critiques ayant tenté de reconstituer la chronologie de Jacques le fataliste ont abouti à des résultats divergents. Loy enferme l'action principale dans une période de huit jours." D'après Chesnau, maître et valet cheminent onze jours, puis s'arrêtent deux semaines, avant de se rendre chez le nourricier du fils de M. de Saint-Oui.16 Francis Pruner 12 Jacques Smiemski, Le Rénlismr d m ''Jacques le fataliste" (Paris: A.-O. Niret. 1975). p. 27 et suiv. 13 Smiemski, p. 26. 14 Alben Chesnau. La structure femponlle de "Jacques le fordisre": Jacqurs er son maître d la r e c k r c k du tcmpsperdu, Revue des scicmcs h m ' m s Bille, 1968). p. 403. 15 Loy, pp. 60-67. 16 Chesnau. p. 407. 248 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION propose encore une autre lecture et ne compte que dix jours de voyage." Un dépouillement complet des chronologies serait fastidieux. Leurs discordances le prouvent: les tentatives pour établir le calendrier du voyage sont un exercice vain. Pouvons-nous parler d'aventures, à nous en tenir à ce niveau de récit, et sinon, que trouvons-nous à leur endroit? De menus faits sans intérêt romanesque, témoins d'un temps éclaté, et beaucoup de paroles. Comme elle postule l'insertion du personnage dans une chronologie cohérente, l'aventure fait ici place à une poussière d'événements souvent à l'état d'ébauche, et insuffisamment relies pour s'organiser en "histoire." Certains d'entre eux font double emploi, ce qui contrevient aux règles d'un récit bien agencé. Par exemple, trois personnages se blessent en tombant de cheval: une "fille" qui accompagne un chirurgien, le maître, et enfin . Jacques dont le front heurte un linteau (pp. 25, 26, 38, 8 ~ 3 7 )D'autres faits sont perçus comme des coïncidences; faute d'explication, ils ouvrent toute grande la porte au hasard. Comment comprendre qu'après avoir parlé plusieurs fois de son capitaine, Jacques le trouve sur son chemin? Ce n'est qu'aux demikres pages, après que le chevalier de SaintOuin soit tombé sous les coups du maître, que les événements s'emboîtent dans un ensemble construit. L'arrestation de Jacques, suivie de celle du mm%; la libération de ce dernier grâce à l'intervention d'un commissaire, l'évasion de Jacques, son enrôlement dans la bande de Mandrin; la réunion des deux compères dans le château de Desglands, épargné à la prière du valet; ces multiples événements se passent "comme dans un roman," et non plus comme dans la vie. La séquence finale tranche sur le reste de l'œuvre. Pour souligner le caractère exceptionnel du dénouement, Diderot précise qu'il l'a recopié, à la demande du lecteur impatient de savoir, dans des mémoires que lui-même tient pour suspects (p. 288). En dehors de ce passage, les faits et gestes des deux personnages baignent dans la grisaille; le ressassement et l'insignifiance sont les impressions dominantes. Quant aux conversations et aux récits qui accompagnent le voyage ou en interrompent le cours, ils dilatent le temps du roman au point de le faire oublier. Encore une fois, le lecteur ordinaire se soucie peu de chronologie, d'autant, comme récrit Cesare Colletta, que les informations fournies par l'écrivain sur l'action et sur les personnages le sont à contretemps.18 De ces décalages et de ce dksordre, Perkins conclut légitimement à l'absence de temporalité: "The repeated shifting of 17 Francis Pmner, L'Unit6 sccr?te de "J~cqucrle fotalistc" (Paris:Minard. 1970), p. 221 18 Cesan Colletta, Stn scrino la'sù. Saggio su "lmques le fotalislc" di Dideml (Napoli: Liguori ediiore. 1978). p. 20. L'ESPACE-TEMPS D A N S J A C Q U E S L E FATALISTE 249 time and place, the lack of precision as to when and where the actions arise, have the effect of eliminating chronology and dwation."lg 43 Pourquoi cette négligence B inscrire l'action dans le temps? il faut pour répondre à cette question prendre en considération I'axe philosophique, donc repérer les grands thbmes. Loy a dresd une liste de quelques motsclés utilisés dans Jacques le fataliste, en leur attribuant un indice de fréquence. Puis il a distingué trois catégories thématiques et additionné les indices des mots qui se rattachent B chacune d'elles. La caîégorie "Fatalisme" se voit ainsi pourvue de 89 points de fréquence; "Le &man comme genre" de 51 points; "Histoires d'amour" de 27 points:" tel serait l'ordre d'importance des thèmes. Les caractéristiques temporelles du niveau de k i t principal (voyage de Jacques et de son m a î î ) sont imputables au fatalisme plut& qu'à une thdorie de la simulîanéité dont il n'est question nulle part dans le roman. Au fatalisme, et par condquent au déterminisme. Loy est d'avis que ces deux termes désignent deux philosophies distinctes. La premibre repousserait toute possibilité d'une volonté libre. Confondue avec le spinozisme, la seconde inclurait dans la chaîne des causes et des effets non seulement les actions matérielles, mais aussi les faits psych~logiques.~~ il n'est pourtant pas évident que l'insertion de ces faits dans la "logique" ddterministe garantit la liberté humaine. N'entrent-ils pas en ligne de compte dans toute docirine de la nécessité? Dans le dialogue suivant, Diderot ne cherche aucunement B prouver l'existence d'une volonté libre, il montre au contraire B quel point l'âme est soumise à la pesanteur des choses. Pensées, sentiments, volitions r6sultent de déterminations extérieures, et la liberté n'est qu'illusion: - - Le m&.-Et ce ressort-la? Jacques.-Je veux que le Diable m'emporte si je conçois qu'il puisse jouer sans cause. [...] Le maître.-Mais il me semble que je sens au-dedans de moi-même que je suis libre, comme je sens que je pense. 19 PerLins, p. 83. 20 1. Raben Loy, "Jocqurs Refonsided Digression as P o m and nieme," dans Diderot: Digression nnd Dispersion A Biccnre~inlTribute. 6d. Jack Undank et Herbert Joseph (iexington, KY: French Pomm Publishers, 19&1), p. 169. 21 Lay, Diderot's Dctcnnined Fntnlist, pp. 14849. 250 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION Jacques.-Mon capitaine disait: Oui, i3 présent que vous ne voulez rien; mais veuillez vous mipiter de voire cheval? Le maif.-Eh bien! je me précipiterai. [...] Jacques.-Mon capitaine disait: Quoi, vous ne voyez pas que sans ma coneadiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou? C'est donc moi qui vous prends par le pied et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose ce n'est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou. @p. 270-71) En somme, le déterminisme n'assigne aucune limite à l'empire de la nécessité. Quant au fatalisme, il n'est pas une doctrine, mais un sentiment, selon lequel la chaîne des actions et réactions ne peut être rompue. Qui la brise, ou croit la briser, ne fait qu'accomplir ce qui était prévu. Normalement le fataliste n'éprouvera gubre le besoin de structurer le temps. Pourquoi planifier si tout est déjà écrit? Quoi qu'on ait dit ?I ce sujet, Jacques ne se comporte pas vraiment en homme qui se croit libre;22 il agit, comme tout un chacun, mais ce faisant, demeure l'instrument du destin. Malgré I'image ambiguë du "grand rouleau" et la récurrence de la formule "il est écrit là-haut,'' ce destin n'est point suspendu au ciel. On peut le définir comme la convergence momentanée d'un ensemble de forces vers un quelconque point de l'univers. Comme te.], le destin n'a pas de sens. Philosophe matérialiste.. Diderot croit à l'existence d'une maîibre éternelle et infinie. Or ce qui n'a ni commencement ni fin est privé de direction, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Nul rapport entre l'éternité de l'univers et l'éternité de Dieu. Tel qu'il existe, le monde est le produit d'un nombre illimité de combinaisons imparfaites comme la matibre, donc transitoires. L'ordre y est toujours relatif: il ne faut voir dans cet ordre qu'un caprice du hasard. Nous lisons dans Le Rêve de d'Alembeït que I'animal est une machine "qui naît d'un point, d'un fluide agité, peut-être de deux fluides brouillés au hasard."23 L'apparition de l'être vivant n'est pas l'effet d'une action providentielle, elle ne s'inscrit dans aucun plan. ii en va de m&medu destin de l'individu. En bref, l'éternité et l'infinité de la matibre doivent s'entendre dans un sens quantitatif, et non qualitatif. Jacques et son maPtre sont confrontés à un espace-temps sans bornes qui rend toute orientation impossible. D'oh l'incapacité du narrateur à répondre aux questions du lecteur, dans le 22 h n e r , p. 15. 23 Denis Diderot Le Rêve de d'Ale&ri. présentebon et commentaire de lean Varloot, texte btabli par Oeorga Dulac, 1. 17 des @u:uvns complLtcs (Wris: Hermann, 1987). p. 150. L'ESPACE-TEMPSD A N S J A C Q U E S LE FATALISTE 251 passage cité ci-haut: "D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que I'on sait où I'on va?" Au dire de Roger Kempf, Diderot se débarrasse du problbme de la durée en la remplaçant par des digressions ou par des commentaires en marge du récit.u Opinion discutable: dans Jacques le fataliste, c'est moins l'impuissance du langage qui s'oppose à l'expression de la durée, que la désertion du sens. L'absence de repères absolus fait ressembler le voyage de Jacques et de son maître et toute esp2ce de voyage à une errance ou à un pietinement. Si l'existence n'a pas de finfité, ce voyage ne se donne aucun but, le hasard seul peut lui imposer un terme après en avoir arrêt6 les étapes. Dieu existât-il, les choses se passeraient subjectivement de la même façon. Selon Jacques, l'homme n'échapperait pas davantage à son destin: Jacques.-Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donne un petit écu pour le savoir; lui, n'aurait pas dom6 une obole, ni moi non plus, car & quoi cela me semirait-il? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m'aller casser le cou? (p. 34) Les imprécisions chronologiques, les hdsitations concernant l'itinéraire des deux voyageurs ont, en outre, un rapport étroit avec le jugement porté par Diderot sur le genre romanesque en général. Cet aspect de Jacques le fataliste est trop connu pour que nous nous y atîardions. Diderot refuse de communiquer certains détails de l'action pour se démarquer des autres romanciers. "Je vous fais grâce de toutes ces choses que vous trouverez dans les romans, dans la comédie ancienne et dans la société" (p. 37).lJ Parmi ces "choses" figurent telles indications de temps et de lieu que le lecteur s'attendait trouver dans le récit du voyage de Jacques et de son maître. Le troisibme "thbme" repéré par Loy-"Histoires d'amour"+ffre des caractéristiques temporelles qu'on ne peut saisir qu'en examinant les autres niveaux de récit. L'expression semble préférable à celle de "niveaux de fiction" employée par Robert Mauzi, puis par Jean C a t r y ~ s e , ~ ~ 24 Roger Kempf, Didemt et le r o m ou Le Dimon de la prisencc (Paris: mitions du Seuil, 1964), p. 50. 25 Le fictif et le &l ne sont pas ici en opposition, puisque "'ces choses" existent aussi "dans la masse de ceux qui la s&6te." Diderot distingue enfle deux sa&s de romans: le sien-t supposent un nmteur omniscient. 26 Robert Mau& 'Za Parodie romanesque dans Jacques le fatnlirte," Didemt Smdies 6 (1964). 92-97; Jean Cauysse, Didemt et In mystijication (Paris: A:G. Niret. 1970). pp. 21CL11. 252 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION et dont la définition n'est pas toujours claire. Nous désignons par "niveau de récit" l'ensemble des dquences narratives attribuables à un seul et même narrateur. Dans Jacques le fataliste, le premier niveau de récit, dont il a ét6 question, émane d'un narrateur anonyme qu'on peut fictivement assimiler à Diderot. Tant& implicite, tant& explicite Uorsque le romancier discute avec le lecteur), ce narrateur se métamorphose à l'occasion en personnage, comme dans le passage où Diderot reçoit un billet de Gousse et lui rend visite en prison (p. 102). Le premier niveau de k i t , en fait, nous met en contact avec une multitude de personnages, dont au moins quatre, Jacques, le maître, l'H6tesse. et le marquis des Arcis deviennent à leur tour narrateurs. Les "Histoires" racontées par ces quatre narrateurs constituent respectivement les deuxième, troisième, quatrième, et cinquième niveaux de récit. L'histoire des amours de Jacques relève du deuxiéme niveau de récit, celle des amours du m a î î du troisième, celle du marquis des Arcis et de Mme de La Pommeraye du quatrième, celle de Richard (et du Père Hudson) du cinquième. Jacques le fataliste ressemble à un roman-gigogne: chacun des acteurs y prend à tour de r61e la parole pour raconter des histoires qui interrompent le cours du récit principal; structure, en somme, analogue à celle du roman picaresque. L'introduction des digressions est facilitée par le fait que le premier niveau de récit de même que plusieurs récits intercalaires sont rédigés sous forme de dialogues. Diderot pousse à l'exeême la fragmentation du discours romanesque, lui donnant un aspect d'"éternelle mobilité" (eternal mobility) que Lloyd Bishop, après Schlegel, associe à l'ironie romantiq~e.~ Une particularité de Jacques le fataliste réside dans les interférences entre niveaux de récit. A titre d'exemple, le deuxième niveau (amours de Jacques) et le troisième (amours du maître) finissent par rejoindre le premier: la biographie du valet et celle du m a î î s'entremêlent lorsqu'ils se retrouvent avec Denise dans le chateau de Desglands, et ce dénouement est raconté par Diderot-narrateur (p. 288 et suiv.). La chronologie des amours de Jacques ne peut donc se reconstituer qu'en tenant compte des deux premiers niveaux de narration, le second, composé de récits rétrospectifs, relatant le passé du personnage. Comme le suggère Jacques Smietan~ki?~ quelques dates peuvent servir de points de repére théoriques pour la période antérieure au voyage. Ag6 de 22 ans, Jacques s'est trouvé blessé à la bataille de Fontenoy, en 1745. Comme il boite depuis 20 27 Lloyd Bishop, RomMric Imny in French Lirerature: Fmm Didemt ro Beckir (Nashville, W Vanderbilt University k s . 1989). p. 23. 28 Srnietanski. pp. 48-49. 1 l L'ESPACE-TEMPS D A N S J A C Q U E S LE FATALISTE 253 ans, les événements du premier niveau de récit se situent en 1765: le valet a 42 ans. Selon Smietanski, ces détails visent à authentifier le dialogue plutôt qu'à l'inscrire dans la durée. Le déroulement temporel de la vie de Jacques comporte d'ailleurs des anomalies. L'une d'elles est la longueur excessive des amours avec Denise. Jacques a-t-il fréquent6 la jeune femme pendant 20 ans avant de l'épouser? Une autre difficulté concerne l'epoque à laquelle il a entretenu des relations avec son capitaine. Force est de croire qu'il est entré son service avant 1745, puisque Jacques quine l'armée à cette date. Mais notre héros reproduit des propos que son capitaine lui a tenus "après la prise de Berg-op-Zoom et celle du Port-Mahon" (p. 33). respectivement après 1747 et apr8s 1756; comment ajouter foi à de telles affirmations, alors qu'en 1765, Jacques sert son maître depuis dix ans? La confusion réapparaît de la sorte au second niveau de récit. Les épisodes de la vie de Jacques ne sont d'ailleurs pas toujours prksentés dans l'ordre, leur agencement est plutôt commandé par les aléas de la conversation. L'histoire de dépucelage de Jacques vient après la rencontre avec Denise, au mépris de la chronologie (pp. 208 et suiv., 177). Les tribulations de Jean, le frère aîné de Jacques, suivent le récit de la blessure reçue à la bataille de Fontenoy, au lieu de le précéder (pp. 59 et suiv., 25). Interversions aboutissant parfois à dissimuler les sdries causales qui expliquent le présent du personnage. Car une logique implacable sous-tend la vie de Jacques, de I'exds de boisson à la correction paternelle, de la bastonnade à l'enrôlement dans l'armée, du champ de bataille à la blessure, jusqu'h l'idylle avec Denise et h l'obtention d'un emploi de concierge au château de Desglands. Cene logique illustre à merveille le processus déterministe. Mais le lecteur doit pour la trouver remettre les faits en ordre. Les bouleversements chronologiques étant provoqu6s par les interruptions imposées au récit de Jacques, celles-ci par les changements d'humeur du maître et du valet, ou par des bvénements divers, le morcellement de la narration renvoie aussi à la chaaie causale, de même que sa désorganisation apparente. Enfin, comme dans le roman baroque, le dénouement appor&é aux amours de Jacques est un dénouement différé, grâce aux fréquentes digressions qu'autorise la forme dialoguée. Ce ddnouement expedié en quelque pages se caractérise par une accélération considdrable de l'action. Les péripéties, dès lors, se bousculent à un rythme trop rapide que pour laisser des traces dans l'âme des personnages. Voici Jacques enfermé dans un cachot où il essaie de se remémorer la philosophie de son capitaine: 254 EIGHTEENTH-CENTURY PlCTlON On nous apprend qu'au milieu de ses méditations les portes de sa prison et de son cachot sont enfondes, qu'il est mis en liberté avec une douzaine de brigands et qu'il se trouve e ~ a l dans é la bande de Mandrin. Cependant la maréchaussée qui suivait son maîîe ti la piste, I'avait atteint, saisi et constitué dans une autre prison. Il en était sorti par les bons offices du commissaire qui l'avait si bien servi dans sa première aventure, et il vivait retiré depuis deux ou trois mois dans le château de Desglands, lorsque le hasard lui rendit un serviteur presque aussi essentiel son bonheur que sa montre et sa tabatière. (pp. 29lL91) Les présents historiques, les verbes d'action, l'adverbe "cependant" qui, par le biais de la simultanéité, allonge la liste des actions sans en augmenter la durée, la conjonction "lorsque" annonçant un "instantané dramatique," comme l'explique Kempf," ces procédés trahissent la hâte d'en finir: l'écrivain, dirait-on, ne conclut que pour complaire au lecteur. En vérité, Jacques n'évolue guère entre le moment où il revêt l'habit de soldat et celui de son mariage. Tout au plus le sentons-nous, dans le dernier paragraphe, un peu plus las qu'à I'ordinaire, mais ses principes sont intacts: On a voulu me persuader que son maîî et Desglands étaient devenus amoureux de sa femme. Je ne sais ce qui en est, mais je suis sik qu'il se disait le soir ti luimême: S'il est émit la-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras; s'il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas. Dors donc, mon ami ... et qu'il s'endormait. (p. 291) Plusieurs récits intercalaires mettent en lumière un autre aspect de la dimension temporelle dans Jacques le fataliste: l'imprévisibilité de l'événement. Cet aspect, de fait, était présent au premier niveau de récit, lorsque le maître et Saint-Ouin se retrouvaient face à face dans la demeure du nourricier. Le thème prolonge parfois les préoccupations morales de Diderot. Le philosophe matérialiste ne peut pas mieux que quiconque prévoir I'issue d'une situation. Tout effet a une cause, soit. Mais qui se vantera de cornaime toutes les causes agissant dans une circonstance donnée? Tel croit à la vérité d'un pressentiment qui l'instant d'après doit en admettre la fausseté. A preuve, l'histoire de la femme qui a la prémonition de la mort de son mari octogénaire; bientôt une lettre l'informe que la santé de celui-ci s'est rétablie @p. 91-93). L'observation L'ESPACE-TEMPS D A N S JACQUES LE F A W L I S T E 255 combinée à l'expérience ne fournit que des probabilités, du moins dans le domaine moral. L'étude de ces probabilités fournit la base de la pmdence, définie comme "une supposition dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances oii nous nous trouvons comme causes de certains effets B espérer ou à craindre pour l'avenir" (p. 33). Dans aucun cas, il n'y a de certitude, ce qui sauve en partie la morale. Si la vertu ne procure pas le bonheur, comme l'atteste l'exemple de Socrate, allégué par le maîî, le méchant ne trouve guère l'occasion de profiter de cette constatation. A cet égard, le Père Hudson occupe une place à part. Exception faite de ce personnage, Jacques le fataliste démontre plus d'une fois que le cynisme ne réussit pas mieux que l'honnêteté. Qui n'a en vue que son intérêt doit pour parvenir à ses fins calculer avec une extrême pfiision les conséquences de ses actes; il lui faut évaluer les risques; pour ce faire, avoir une vue complbte de la situation. Une seule erreur de jugement, et la "chance" se retourne contre lui. C'est ce qui se produit dans les histoires illustrant le thème du trompeur trompé. Vis-à-vis d'Agathe, le maître se conduit comme un homme à bonnes forhmes. Malgré sa "passion," il n'a garde de s'engager. Pas question d'épouser une fille d'un rang inférieur, d'oublier les "avantages" de son état pour les "enfouir [...] dans le magasin d'une petite bourgeoise" (p. 247); l'idéal serait de séduire sans être séduit. On connaît la suite: tandis que le m a î î croit la manipuler, la jeune fille accorde ses faveurs au chevalier de Saint-Ouin. Les amants s'entendent pour le duper, au point de lui attribuer la paternité d'un enfant qui n'est pas de lui. N'est-ce pas à dire que le fripon est devenu victime? D'une façon analogue, Gousse projette de dépouiller sa femme au profit de sa servante chez laquelle il veut s'installer. Or, il tombe dans le piège qu'il avait lui-même préparé: la servante "au lieu de le faire exécuter dans ses meubles, se jeta sur sa personne, le fit prendre et mettre en prison" (p. 103). Même retournement dans l'histoire de Saint-Florentin. Amoureux d'une pâtissibre, celui-ci obtient une lettre de cachet contre le mari de la jeune femme. Coup de théâtre: l'exempt s'arrange pour que I'intngant soit l'artisan de sa propre arrestation (pp. 108-11). Ne pourrait-on ranger dans la même catégorie l'aventure célèbre du marquis des Arcis et de Mme de La Pommeraye? Jeair Catrysse voit dans cet épisode, comme dans le récit des amourî du maître et dans l'histoire du Père Hudson, une variation sur le thème de la mystification.1° En 30 Catrysse. pp. 105-17. 256 EIOHTEENTH-CENTURY FICTION réalité, il s'agit toujours d'arriver h ses fins en jouant sur la psychologie de l'être humain; pour Mme de La Pommeraye, le but est de se venger. Ne se félicite-t-elle pas de lire dans le cœur du marquis, voire même de tout homme: "Marquis! marquis! je vous connais, je les connais; tout est vu" (p. 166). Mme de La Pommeraye est femme. Comme telle, assez fine mouche pour tirer parti des faiblesses du sexe oppod. Comme tous ceux de son espèce, le marquis aime à conquérir. Chacune de ses victoires flatte sa vanité, en plus de satisfaire son gofit du changement. Si sa proie lui résiste, son désir en est avivé; ce qui n'était que passade se mue en passion ravageuse pour peu que le siège se prolonge. Mme de La Pommeraye a bien réussi sa mise en scbne: M. des Arcis devait fatalement s'éprendre de Mlle Duquênoi,fatalement il devait la demander en mariage. Et sa maitresse bafouée trouverait l'occasion de l'humilier cmellement après les noces en lui révélant l'abjection de celle qu'il a prise pour épouse. Les choses se passent comme la marquise l'a souhaité; elle peut se targuer d'avoir tout prévu, tel un stratège expérimenté. Tout, sauf l'essentiel. Le pardon final accordé par M. des Arcis à la pécheresse repentante, la solidité de leur union surprennent fatalement Mme de La Pommeraye. A-t-elle mal interprété le caractère de l'homme qui l'avait si gravement offensée? A-t-elle sous-estimé la puissance de l'amour? Aprks tant de manigances, la voilà devant une situation des plus inattendues. Aussi i n a t t e n d u e 4 son point de vue h elle-que le refroidissement du marquis à son égard, après qu'il efit juré de l'aimer d'un amour éternel. L'imprévisibilité des situations va de pair avec l'instabilité du monde et des sentiments humains. Ce n'est pas un hasard si Diderot place en tête du drame d'amour cette déclaration sur le thbme de la fugacité: Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d'un rocher qui tombait en poussibre; il attestèrent de leur constance un ciel qui n'est pas un instant le même, tout passait en eux et autour d'eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. O enfants toujours enfants! (p. 128) En résumé, l'espace-temps dans Jacques le fataliste se révkle largement tributaire de la forme du roman philosophique. La comparaison avec Candide nous a fait découvrir chez Diderot comme chez Voltaire une stmcture et un chronotope qui pourraient caractériser maintes œuvres représentatives du genre. La technique du dénouement différé et du récit L'ESPACE-TEMPS D A N S JACQUES L E FATALISTE 257 intercalaire crée un temps abstrait dont Bakhtine a m o n e qu'il modifie généralement peu les personnages. Elle s'explique par les rapports que le roman philosophique entretient avec le conte de fées et avec le roman baroque: en se voulant I'antithkse de ces deux genres, il en intègre plusieurs constituants formels. Analysant les interférences entre les niveaux de récits, Wim De Vos a naguère démontr6 que la liberté du narrateur dans Jacques le fataliste était foncièrement illusoire, car elle ne peut transgresser certaines règles préétablie^.^' Le fait que le mman de Diderot appartient à un genre historiquement situé donne un poids accm à cette idée. La présence d'éléments parodiques témoigne des liens que Jacques le fataliste conserve avec les œuvres qui I'ont précédé, même si l'écrivain veut s'en démarquer; par suite, avec l'histoire des formes romanesques. Celle qu'invente Diderot convient parfaitement à sa philosophie. Non limité et non orienté, l'espace-temps abstrait correspond à la vision d'une matière n'obéissant à d'autres lois qu'à celles du hasard, et infiniment extensible. Vision qui, dans le domaine moral, a pour corollaire la disparition des fins dernikres; en tout état de cause, l'individu n'agit plus qu'en fonction du présent. Jacques le fataliste place néanmoins le lecteur au seuil d'une autre temporalité-produit de la réflexion plutôt que réalité intériorisée par les personnages: il s'agit du temps discontinu. Son éclosion est suggérée par les multiples interruptions intervenant au sein des récits, aussi bien du narrateur principal que des personnages, et par les considérations de l'auteur sur l'inconstance des sentiments. Cette inconstance renvoie à la discontinuité plutôt qu'au changement graduel d'une conscience prise dans la durée: le marquis des Arcis n'est pas un personnage qui évolue, mais qui passe d'un état à l'état contraire; un jour amoureux, un autre jour indifférent. On comprend comment le temps abstrait mène au temps discontinu. Subjectivement, le temps sans direction se vit comme un temps fragmenté. Comment la perte des repères n'entraînerait-elle pas la dislocation du moi, l'émiettement de la durée qui fonde son unité? Chez Diderot, le processus est à peine amorcé. BientBt, le romantisme en révélera la dimension tragique. Universiîé McG'ill 31 Wim De Vos. "La N d o n estclle un acie Iibn: La Metalepse dans Jncqucs le Fotalirre," Les Lertns mmones 44, no 1-2 (fbvrier-mai. 1990). 3-13.