LA PERFORMANCE DE SE DÉPLACER QUAND ON NE VOIT PAS

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LA PERFORMANCE DE SE DÉPLACER QUAND ON NE VOIT PAS
LA PERFORMANCE DE SE DÉPLACER QUAND ON NE VOIT PAS
ERES | « Empan »
2012/3 n° 87 | pages 63 à 66
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ISSN 1152-3336
ISBN 9782749233727
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-empan-2012-3-page-63.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cendrine Carrer, « La performance de se déplacer quand on ne voit pas », Empan 2012/3 (n°
87), p. 63-66.
DOI 10.3917/empa.087.0063
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Cendrine Carrer
Cendrine Carrer
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Quand on ne voit pas, comment traverser la rue ? Que signifie ce bruit
de klaxon qui retentit ? Comment réagir à l’intervention physique de
ce piéton insistant ? Comment repérer le mouvement descendant
des escaliers mécaniques ? Comment ne pas paraître moins autonome
que tous ces gens autour ? De toute évidence, se déplacer quand on
ne voit pas devient une tâche complexe, et relève de la performance
au sens de « réussite remarquable en un domaine quelconque […],
prouesse » (Larousse).
Dans le cadre de l’enquête Handicaps-Incapacités-Dépendances, les
résultats révèlent que « plus d’un déficient visuel 1 adulte sur deux a
des difficultés pour se déplacer à l’extérieur […] et qu’un déficient
visuel sur quatre environ déclare des difficultés aux abords ou dans
son lieu de vie » (sander, Bournot, Lelièvre, Tallec, 2005, p. 94).
Mon métier d’instructrice de locomotion 2 au sein du saaHV du
Centre Lestrade CIVaL 3 m’amène à rencontrer des personnes qui, de
par leur situation de cécité, ont besoin d’utiliser de nouveaux moyens,
d’apprendre des méthodes leur permettant de retrouver autonomie et
sécurité dans leurs déplacements. elles ont perdu la vue suite à une
maladie ou à un accident, précocement ou tardivement au cours de
leur vie, et n’ont pas d’autre choix que de modifier leur fonctionnement et développer leurs sens compensatoires afin de retrouver des
repères. elles doivent se réadapter.
Baltennek cite dans sa thèse les travaux de Minaire (1992), qui ont
permis l’émergence du « courant social qui considère que le handicap est la résultante de la confrontation d’un être humain et de ses
capacités, avec son environnement et ses exigences ». Le handicap
lié à la cécité prend toute son importance lorsqu’il s’agit de se
mouvoir (Baltenneck, 2010, p. 27).
LE DÉPLACEMENT TRIBUTAIRE DE LA SUPPLÉANCE SENSORIELLE
ET DE LA REPRÉSENTATION DE L’ESPACE
Dépourvue d’informations visuelles, la personne aveugle qui se
déplace ne peut se fier qu’aux informations issues des autres
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Dossier
La performance
de se déplacer
quand on ne voit pas
PERFORMANCE,
SUBJECTIVITÉS
ET PRATIQUES
Cendrine Carrer,
psychomotricienne,
instructrice de locomotion,
CIVAL Centre Lestrade ASEI,
3 rue du Bac, BP 32285,
31522 Ramonville Saint-Agne.
[email protected]
1. L’Organisation mondiale
de la Santé situe à 1/20e
(acuité visuelle de loin pour
le meilleur œil corrigé)
la frontière entre malvoyance
et cécité, et définit 5 catégories
de déficiences visuelles :
– catégorie I : la déficience
visuelle moyenne : acuité
visuelle binoculaire corrigée
inférieure à 3/10e et supérieure
à 1/10e, et/ou un champ visuel
d’au moins 20° ;
– catégorie II : la déficience
visuelle sévère : acuité visuelle
binoculaire corrigée inférieure
à 1/10e et supérieure ou égale
à 1/20e, avec un champ visuel
compris entre 10° et 20°.
Les 3 catégories suivantes
correspondent à la notion de
cécité :
– catégorie III : la déficience
visuelle profonde : acuité visuelle
binoculaire corrigée inférieure
à 1/20e et supérieure ou égale
à 1/50e, avec un champ visuel
compris entre 5° et 10° ;
– catégorie IV : la cécité presque
totale : acuité visuelle binoculaire
corrigée inférieure à 1/50e,
mais perception lumineuse
préservée, avec un champ visuel
inférieur à 5° ;
…/…
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– catégorie V : la cécité absolue
ou cécité totale : pas de perception
lumineuse.
2. Instructeur de locomotion :
c’est le spécialiste de l’autonomie
des déplacements de la personne
déficiente visuelle. Son rôle est
de permettre à l’enfant, à l’adulte
ou à la personne âgée handicapés
visuels d’acquérir des techniques,
des moyens et des méthodes
compensatoires lui permettant
de se déplacer avec un maximum
de sécurité, de confort et de confiance
pour être autonome
dans son quotidien.
3. Service d’aide aux adultes
handicapés visuels, Centre Lestrade,
Centre interdépartemental de la vision,
de l’audition et du langage, ASEI
31520 Ramonville-Saint-Agne.
4. Écholocalisation, plus
communément appelée « sens
des masses » : c’est la capacité
qu’ont certains aveugles à percevoir
des obstacles sans contact physique,
c’est-à-dire sur la base de l’information
acoustique contenue dans les échos
des sons produits par le sujet
lui-même. Cf. thèse de Baltenneck
(2010, p. 39).
systèmes sensoriels. ainsi, la cécité entraîne un processus de
suppléance perceptive et cognitive qui équivaut à la valorisation
d’autres potentialités.
Pour se déplacer et s’orienter, la personne aveugle a besoin de
comprendre l’espace qui l’entoure. elle va devoir se représenter son
environnement en termes d’espace physique (grandeur, longueur,
rapports directionnels et spatiaux), mais aussi les objets qu’il contient,
et également le trajet qu’elle y effectue. Les représentations mentales
sont dans ce cas issues des canaux sensoriels autres que la vision : il
s’agit des perceptions tactiles, auditives, proprioceptives, kinesthésiques et issues de l’écholocalisation 4.
Une personne ayant perdu la vue tardivement peut mettre en correspondance ses souvenirs visuels avec ses nouvelles perceptions, et se
faire alors une représentation mentale teintée d’images visuelles.
Les personnes aveugles congénitales ne possèdent pas de patrimoine
visuel, et pourtant, elles sont capables de se représenter mentalement
des objets et de les reconnaître grâce aux autres sens. Le toucher et
l’audition, à la différence de la perception visuelle globale de l’espace,
proposent un champ perceptif plus restreint, morcelé et successif. Le
toucher fournit des informations sur l’espace proche, tandis que les
informations auditives concernent davantage l’espace plus lointain.
ainsi, pour construire une représentation plus globale, la personne
aveugle doit fournir un effort cognitif afin de trier et de synthétiser
l’ensemble des informations. Un voyant n’a pas à réaliser un tel exercice cognitif car ses perceptions visuelles lui apportent des informations immédiates sur la globalité de l’espace.
au début de sa séance, cet homme me répétait ses repères pour
mieux les intégrer : « Lorsque j’entends les véhicules qui tournent,
c’est que j’approche de l’intersection, je sais que je suis au bout de
la rue. ensuite, je cherche à détecter l’abaissée du trottoir, je la sens
sous mes pieds, et avec ma canne je détecte la bordure. Je m’oriente
pour traverser puis je continue le long des façades jusqu’au porche.
Je repère l’ouverture du porche car je sens le vide et j’entends la résonance différente de ma canne. Je suis arrivé chez mon dentiste, c’est
la première porte à droite. »
LA PRISE EN CHARGE EN LOCOMOTION
elle est généralement individuelle, elle s’adapte à chaque personne,
à ses acquis, à son vécu, à sa déficience et bien sûr à ses motivations.
Les premières rencontres du professionnel avec la personne déficicente visuelle permettent d’appréhender la qualité de son autonomie
dans les déplacements, qu’il sera nécessaire de mettre en lien avec le
sentiment d’autonomie ressenti par la personne. Ce temps d’observation, d’échange et d’analyse doit permettre de mieux comprendre
les différents fonctionnements du sujet face à la situation de déplacement : la dimension sensorielle (les attentions perceptives sponta-
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Dossier
EMPAN N°
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La performance de se déplacer quand on ne voit pas
nées du sujet, sa mise en correspondance entre les
modalités sensorielles, ses stratégies de compensation, ses processus adaptatifs), la dimension
cognitive (sa connaissance et sa représentation de
l’espace, des dangers de la rue, l’efficacité de son
orientation, sa mémoire, sa concentration) et la
dimension affective (son anxiété lors des déplacements, son émotivité, ses motivations, ses
peurs de chuter, de se désorienter, sa faculté à
demander de l’aide, sa gestion des imprévus).
DES ATTENTES AUX OBJECTIFS
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au fil des séances de locomotion, la personne
aveugle formule des attentes intimement liées à
ses motivations. Je constate fréquemment que
les objectifs qui se dessinent peu à peu au cours
de la prise en charge correspondent souvent à des
trajets fonctionnels, pratiques : « J’aimerais me
rendre aux commerces à proximité de chez moi ;
j’ai besoin de prendre le bus qui me dépose
devant la salle de musique ; je dois apprendre le
trajet pour me rendre chez le médecin ».
La complexité et la relative subjectivité de cette
analyse résident dans une double interaction
permanente : d’une part, l’influence réciproque
de ces trois dimensions entre elles et, d’autre
part, la dynamique indissociable entre le sujet et
son environnement. Les constats issus de cette
analyse seront donc toujours à resituer dans le
contexte et les conditions dans lesquels évolue la
personne.
Dans la plupart des situations, la complexité à
réaliser un trajet en milieu urbain, à laquelle
s’ajoute l’appréhension liée à la gestion des
obstacles et à la crainte de la désorientation,
interfère avec le plaisir du déplacement
(Baltenneck, 2010, p. 45). se déplacer devient
davantage une nécessité qu’un moment de
détente. Dans ce contexte, nous comprenons
mieux l’importance de concevoir la notion de
performance de se déplacer comme l’aboutissement à une autonomie relative à chaque personne.
ainsi, chacun aura besoin, pour y parvenir, de
moyens plus ou moins importants, et d’un
accompagnement plus ou moins long.
Je me souviens de ces personnes qui me racontent
une situation qu’elles ont maîtrisée un jour et
qui leur a posé problème le lendemain : « Je me
représente bien ce carrefour près de chez moi. Je
traverse chaque jour pour aller travailler.
aujourd’hui il y a du vent, je n’entends pas bien
les véhicules qui approchent, je ne sais pas trop
à quel moment je peux traverser la chaussée en
sécurité, je me sens en danger. » « J’emprunte
souvent ce raccourci, mais hier il y avait des
travaux, la ruelle était encombrée de barrières et
de panneaux, je n’ai pas pu retrouver mon
chemin, je me suis égarée sur ce trajet que je
connais pourtant si bien... »
au fil des séances, c’est la confrontation aux
difficultés, aux réussites, aux peurs, ce sont l’acquisition et la maîtrise des méthodes et des solutions techniques qui amèneront la personne non
voyante à repenser son niveau d’autonomie
souhaité. Cette dynamique de travail doit
permettre à l’instructeur de locomotion de faire
prendre conscience peu à peu à la personne de ce
qui est envisageable, de ce qui est possible, de ce
qui lui pose problème, mais aussi de ses limites.
Cette prise de conscience aura de toute évidence
des retentissements non négligeables, autant sur
le sentiment d’indépendance que sur le sentiment de dépendance.
La spécificité des situations de locomotion est
déterminée par les perpétuelles modifications de
l’environnement extérieur, qui rendent complexe
et laborieuse la possibilité, pour la personne
aveugle, d’être toujours efficace de la même
façon. Pour les mêmes raisons, l’instructeur de
locomotion ne peut pas réellement standardiser
ses outils d’évaluation ou enseigner une unique
manière de se déplacer. Cela risquerait de donner
un tableau bien réducteur d’une efficience, efficience sans cesse en dynamique, fluctuant au gré
d’un grand nombre de paramètres que nous ne
pouvons ni anticiper ni mesurer.
DE LA PERFORMANCE DE LA PERSONNE AVEUGLE
À LA PERFORMANCE DE L’ENVIRONNEMENT
Certes, la cécité entraîne des incapacités, mais ce
sont également les différents obstacles ou facilitateurs rencontrés tout au long de la vie qui pour-
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OU COMMENT SE PENSER PERFORMANT
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ront placer la personne en situation de pleine participation dans les
activités courantes, ou a contrario en situation de handicap. Le
CerTU (Centre d’études sur les réseaux, transports et urbanisme) par
exemple rapporte dans son étude que « l’aménagement de la voirie
et des espaces publics peut leur [personnes aveugles et malvoyantes]
poser des difficultés à cause d’obstacles sur leur cheminement, voire
les mettre en danger avec des risques de chuter ou de traverser la
chaussée de circulation de véhicules sans qu’elles s’en rendent
compte » (CerTU, 2010, p. 1).
Ce monsieur était en fin de prise en charge, il était autonome dans ses
trajets quotidiens. Il utilisait bien sa canne. Un jour, il est arrivé en
séance avec un bandage sur le front : « Je marchais tranquillement sur
le trottoir quand j’ai heurté violemment ce panneau qui dépassait de
la façade, juste à la hauteur de mon visage. »
L’obstacle peut se décliner sous plusieurs formes. Il peut être dénivellation, reliefs au sol, mais aussi mobilier urbain (potelet, poubelles,
panneaux…). Pour la personne qui se déplace, l’obstacle est perceptible, détectable et identifiable la plupart du temps grâce au toucher
de la canne. Il est donc perçu à proximité du sujet. Cette immédiateté de détection nécessite un éveil de la vigilance et un ajustement
permanents du sujet afin qu’il garde sa trajectoire de déambulation.
« L’environnement influence le ressenti en termes de plaisir, de
sentiment de sécurité et de stress » (Baltenneck, 2010, p. 11). La
possibilité d’accès aux informations, l’accessibilité des lieux, les
préjugés à l’égard de la cécité sont autant de caractéristiques de
l’environnement qui auront un impact non négligeable sur la qualité
des performances de déplacement et donc plus largement sur l’épanouissement de la personne déficiente visuelle.
BIBLIOGRAPHIE
BaLTeNNeCK, N. 2010. Se mouvoir sans voir. Incidences de l’environnement
urbain sur la perception, la représentation mentale et le stress lors du
déplacement de la personne aveugle, thèse de doctorat en psychologie,
université Lumière-Lyon II.
CerTU (Centre d’études sur les réseaux, transports et urbanisme). 2010. La
déficience visuelle et les déplacements à pied, fiche n° 01 « Les cheminements des personnes aveugles et malvoyantes ».
HaTWeLL, y. 2003. Psychologie cognitive de la cécité précoce, Paris, Dunod.
saNDer, M-.s. ; BoUrNoT, M.-C. ; LeLIèVre, F. ; TaLLeC, a. 2005. La population en situation de handicap visuel en France, enquête HandicapsIncapacités-Dépendances, observatoire régional de la santé des Pays de
Loire.
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