LA PERFORMANCE DE SE DÉPLACER QUAND ON NE VOIT PAS
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LA PERFORMANCE DE SE DÉPLACER QUAND ON NE VOIT PAS ERES | « Empan » 2012/3 n° 87 | pages 63 à 66 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) ISSN 1152-3336 ISBN 9782749233727 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-empan-2012-3-page-63.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cendrine Carrer, « La performance de se déplacer quand on ne voit pas », Empan 2012/3 (n° 87), p. 63-66. DOI 10.3917/empa.087.0063 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES Cendrine Carrer Cendrine Carrer Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES Quand on ne voit pas, comment traverser la rue ? Que signifie ce bruit de klaxon qui retentit ? Comment réagir à l’intervention physique de ce piéton insistant ? Comment repérer le mouvement descendant des escaliers mécaniques ? Comment ne pas paraître moins autonome que tous ces gens autour ? De toute évidence, se déplacer quand on ne voit pas devient une tâche complexe, et relève de la performance au sens de « réussite remarquable en un domaine quelconque […], prouesse » (Larousse). Dans le cadre de l’enquête Handicaps-Incapacités-Dépendances, les résultats révèlent que « plus d’un déficient visuel 1 adulte sur deux a des difficultés pour se déplacer à l’extérieur […] et qu’un déficient visuel sur quatre environ déclare des difficultés aux abords ou dans son lieu de vie » (sander, Bournot, Lelièvre, Tallec, 2005, p. 94). Mon métier d’instructrice de locomotion 2 au sein du saaHV du Centre Lestrade CIVaL 3 m’amène à rencontrer des personnes qui, de par leur situation de cécité, ont besoin d’utiliser de nouveaux moyens, d’apprendre des méthodes leur permettant de retrouver autonomie et sécurité dans leurs déplacements. elles ont perdu la vue suite à une maladie ou à un accident, précocement ou tardivement au cours de leur vie, et n’ont pas d’autre choix que de modifier leur fonctionnement et développer leurs sens compensatoires afin de retrouver des repères. elles doivent se réadapter. Baltennek cite dans sa thèse les travaux de Minaire (1992), qui ont permis l’émergence du « courant social qui considère que le handicap est la résultante de la confrontation d’un être humain et de ses capacités, avec son environnement et ses exigences ». Le handicap lié à la cécité prend toute son importance lorsqu’il s’agit de se mouvoir (Baltenneck, 2010, p. 27). LE DÉPLACEMENT TRIBUTAIRE DE LA SUPPLÉANCE SENSORIELLE ET DE LA REPRÉSENTATION DE L’ESPACE Dépourvue d’informations visuelles, la personne aveugle qui se déplace ne peut se fier qu’aux informations issues des autres 63 Dossier La performance de se déplacer quand on ne voit pas PERFORMANCE, SUBJECTIVITÉS ET PRATIQUES Cendrine Carrer, psychomotricienne, instructrice de locomotion, CIVAL Centre Lestrade ASEI, 3 rue du Bac, BP 32285, 31522 Ramonville Saint-Agne. [email protected] 1. L’Organisation mondiale de la Santé situe à 1/20e (acuité visuelle de loin pour le meilleur œil corrigé) la frontière entre malvoyance et cécité, et définit 5 catégories de déficiences visuelles : – catégorie I : la déficience visuelle moyenne : acuité visuelle binoculaire corrigée inférieure à 3/10e et supérieure à 1/10e, et/ou un champ visuel d’au moins 20° ; – catégorie II : la déficience visuelle sévère : acuité visuelle binoculaire corrigée inférieure à 1/10e et supérieure ou égale à 1/20e, avec un champ visuel compris entre 10° et 20°. Les 3 catégories suivantes correspondent à la notion de cécité : – catégorie III : la déficience visuelle profonde : acuité visuelle binoculaire corrigée inférieure à 1/20e et supérieure ou égale à 1/50e, avec un champ visuel compris entre 5° et 10° ; – catégorie IV : la cécité presque totale : acuité visuelle binoculaire corrigée inférieure à 1/50e, mais perception lumineuse préservée, avec un champ visuel inférieur à 5° ; …/… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES EMPAN 87:EMPAN 28/08/12 17:08 Page63 EMPAN 87:EMPAN 28/08/12 17:08 Page64 87 – catégorie V : la cécité absolue ou cécité totale : pas de perception lumineuse. 2. Instructeur de locomotion : c’est le spécialiste de l’autonomie des déplacements de la personne déficiente visuelle. Son rôle est de permettre à l’enfant, à l’adulte ou à la personne âgée handicapés visuels d’acquérir des techniques, des moyens et des méthodes compensatoires lui permettant de se déplacer avec un maximum de sécurité, de confort et de confiance pour être autonome dans son quotidien. 3. Service d’aide aux adultes handicapés visuels, Centre Lestrade, Centre interdépartemental de la vision, de l’audition et du langage, ASEI 31520 Ramonville-Saint-Agne. 4. Écholocalisation, plus communément appelée « sens des masses » : c’est la capacité qu’ont certains aveugles à percevoir des obstacles sans contact physique, c’est-à-dire sur la base de l’information acoustique contenue dans les échos des sons produits par le sujet lui-même. Cf. thèse de Baltenneck (2010, p. 39). systèmes sensoriels. ainsi, la cécité entraîne un processus de suppléance perceptive et cognitive qui équivaut à la valorisation d’autres potentialités. Pour se déplacer et s’orienter, la personne aveugle a besoin de comprendre l’espace qui l’entoure. elle va devoir se représenter son environnement en termes d’espace physique (grandeur, longueur, rapports directionnels et spatiaux), mais aussi les objets qu’il contient, et également le trajet qu’elle y effectue. Les représentations mentales sont dans ce cas issues des canaux sensoriels autres que la vision : il s’agit des perceptions tactiles, auditives, proprioceptives, kinesthésiques et issues de l’écholocalisation 4. Une personne ayant perdu la vue tardivement peut mettre en correspondance ses souvenirs visuels avec ses nouvelles perceptions, et se faire alors une représentation mentale teintée d’images visuelles. Les personnes aveugles congénitales ne possèdent pas de patrimoine visuel, et pourtant, elles sont capables de se représenter mentalement des objets et de les reconnaître grâce aux autres sens. Le toucher et l’audition, à la différence de la perception visuelle globale de l’espace, proposent un champ perceptif plus restreint, morcelé et successif. Le toucher fournit des informations sur l’espace proche, tandis que les informations auditives concernent davantage l’espace plus lointain. ainsi, pour construire une représentation plus globale, la personne aveugle doit fournir un effort cognitif afin de trier et de synthétiser l’ensemble des informations. Un voyant n’a pas à réaliser un tel exercice cognitif car ses perceptions visuelles lui apportent des informations immédiates sur la globalité de l’espace. au début de sa séance, cet homme me répétait ses repères pour mieux les intégrer : « Lorsque j’entends les véhicules qui tournent, c’est que j’approche de l’intersection, je sais que je suis au bout de la rue. ensuite, je cherche à détecter l’abaissée du trottoir, je la sens sous mes pieds, et avec ma canne je détecte la bordure. Je m’oriente pour traverser puis je continue le long des façades jusqu’au porche. Je repère l’ouverture du porche car je sens le vide et j’entends la résonance différente de ma canne. Je suis arrivé chez mon dentiste, c’est la première porte à droite. » LA PRISE EN CHARGE EN LOCOMOTION elle est généralement individuelle, elle s’adapte à chaque personne, à ses acquis, à son vécu, à sa déficience et bien sûr à ses motivations. Les premières rencontres du professionnel avec la personne déficicente visuelle permettent d’appréhender la qualité de son autonomie dans les déplacements, qu’il sera nécessaire de mettre en lien avec le sentiment d’autonomie ressenti par la personne. Ce temps d’observation, d’échange et d’analyse doit permettre de mieux comprendre les différents fonctionnements du sujet face à la situation de déplacement : la dimension sensorielle (les attentions perceptives sponta- 64 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES Dossier EMPAN N° EMPAN 87:EMPAN 28/08/12 17:08 Page65 La performance de se déplacer quand on ne voit pas nées du sujet, sa mise en correspondance entre les modalités sensorielles, ses stratégies de compensation, ses processus adaptatifs), la dimension cognitive (sa connaissance et sa représentation de l’espace, des dangers de la rue, l’efficacité de son orientation, sa mémoire, sa concentration) et la dimension affective (son anxiété lors des déplacements, son émotivité, ses motivations, ses peurs de chuter, de se désorienter, sa faculté à demander de l’aide, sa gestion des imprévus). DES ATTENTES AUX OBJECTIFS Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES au fil des séances de locomotion, la personne aveugle formule des attentes intimement liées à ses motivations. Je constate fréquemment que les objectifs qui se dessinent peu à peu au cours de la prise en charge correspondent souvent à des trajets fonctionnels, pratiques : « J’aimerais me rendre aux commerces à proximité de chez moi ; j’ai besoin de prendre le bus qui me dépose devant la salle de musique ; je dois apprendre le trajet pour me rendre chez le médecin ». La complexité et la relative subjectivité de cette analyse résident dans une double interaction permanente : d’une part, l’influence réciproque de ces trois dimensions entre elles et, d’autre part, la dynamique indissociable entre le sujet et son environnement. Les constats issus de cette analyse seront donc toujours à resituer dans le contexte et les conditions dans lesquels évolue la personne. Dans la plupart des situations, la complexité à réaliser un trajet en milieu urbain, à laquelle s’ajoute l’appréhension liée à la gestion des obstacles et à la crainte de la désorientation, interfère avec le plaisir du déplacement (Baltenneck, 2010, p. 45). se déplacer devient davantage une nécessité qu’un moment de détente. Dans ce contexte, nous comprenons mieux l’importance de concevoir la notion de performance de se déplacer comme l’aboutissement à une autonomie relative à chaque personne. ainsi, chacun aura besoin, pour y parvenir, de moyens plus ou moins importants, et d’un accompagnement plus ou moins long. Je me souviens de ces personnes qui me racontent une situation qu’elles ont maîtrisée un jour et qui leur a posé problème le lendemain : « Je me représente bien ce carrefour près de chez moi. Je traverse chaque jour pour aller travailler. aujourd’hui il y a du vent, je n’entends pas bien les véhicules qui approchent, je ne sais pas trop à quel moment je peux traverser la chaussée en sécurité, je me sens en danger. » « J’emprunte souvent ce raccourci, mais hier il y avait des travaux, la ruelle était encombrée de barrières et de panneaux, je n’ai pas pu retrouver mon chemin, je me suis égarée sur ce trajet que je connais pourtant si bien... » au fil des séances, c’est la confrontation aux difficultés, aux réussites, aux peurs, ce sont l’acquisition et la maîtrise des méthodes et des solutions techniques qui amèneront la personne non voyante à repenser son niveau d’autonomie souhaité. Cette dynamique de travail doit permettre à l’instructeur de locomotion de faire prendre conscience peu à peu à la personne de ce qui est envisageable, de ce qui est possible, de ce qui lui pose problème, mais aussi de ses limites. Cette prise de conscience aura de toute évidence des retentissements non négligeables, autant sur le sentiment d’indépendance que sur le sentiment de dépendance. La spécificité des situations de locomotion est déterminée par les perpétuelles modifications de l’environnement extérieur, qui rendent complexe et laborieuse la possibilité, pour la personne aveugle, d’être toujours efficace de la même façon. Pour les mêmes raisons, l’instructeur de locomotion ne peut pas réellement standardiser ses outils d’évaluation ou enseigner une unique manière de se déplacer. Cela risquerait de donner un tableau bien réducteur d’une efficience, efficience sans cesse en dynamique, fluctuant au gré d’un grand nombre de paramètres que nous ne pouvons ni anticiper ni mesurer. DE LA PERFORMANCE DE LA PERSONNE AVEUGLE À LA PERFORMANCE DE L’ENVIRONNEMENT Certes, la cécité entraîne des incapacités, mais ce sont également les différents obstacles ou facilitateurs rencontrés tout au long de la vie qui pour- 65 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES OU COMMENT SE PENSER PERFORMANT EMPAN 87:EMPAN 28/08/12 17:08 Page66 87 ront placer la personne en situation de pleine participation dans les activités courantes, ou a contrario en situation de handicap. Le CerTU (Centre d’études sur les réseaux, transports et urbanisme) par exemple rapporte dans son étude que « l’aménagement de la voirie et des espaces publics peut leur [personnes aveugles et malvoyantes] poser des difficultés à cause d’obstacles sur leur cheminement, voire les mettre en danger avec des risques de chuter ou de traverser la chaussée de circulation de véhicules sans qu’elles s’en rendent compte » (CerTU, 2010, p. 1). Ce monsieur était en fin de prise en charge, il était autonome dans ses trajets quotidiens. Il utilisait bien sa canne. Un jour, il est arrivé en séance avec un bandage sur le front : « Je marchais tranquillement sur le trottoir quand j’ai heurté violemment ce panneau qui dépassait de la façade, juste à la hauteur de mon visage. » L’obstacle peut se décliner sous plusieurs formes. Il peut être dénivellation, reliefs au sol, mais aussi mobilier urbain (potelet, poubelles, panneaux…). Pour la personne qui se déplace, l’obstacle est perceptible, détectable et identifiable la plupart du temps grâce au toucher de la canne. Il est donc perçu à proximité du sujet. Cette immédiateté de détection nécessite un éveil de la vigilance et un ajustement permanents du sujet afin qu’il garde sa trajectoire de déambulation. « L’environnement influence le ressenti en termes de plaisir, de sentiment de sécurité et de stress » (Baltenneck, 2010, p. 11). La possibilité d’accès aux informations, l’accessibilité des lieux, les préjugés à l’égard de la cécité sont autant de caractéristiques de l’environnement qui auront un impact non négligeable sur la qualité des performances de déplacement et donc plus largement sur l’épanouissement de la personne déficiente visuelle. BIBLIOGRAPHIE BaLTeNNeCK, N. 2010. Se mouvoir sans voir. Incidences de l’environnement urbain sur la perception, la représentation mentale et le stress lors du déplacement de la personne aveugle, thèse de doctorat en psychologie, université Lumière-Lyon II. CerTU (Centre d’études sur les réseaux, transports et urbanisme). 2010. La déficience visuelle et les déplacements à pied, fiche n° 01 « Les cheminements des personnes aveugles et malvoyantes ». HaTWeLL, y. 2003. Psychologie cognitive de la cécité précoce, Paris, Dunod. saNDer, M-.s. ; BoUrNoT, M.-C. ; LeLIèVre, F. ; TaLLeC, a. 2005. La population en situation de handicap visuel en France, enquête HandicapsIncapacités-Dépendances, observatoire régional de la santé des Pays de Loire. 66 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paul Sabatier Toulouse 3 - - 193.51.132.12 - 05/10/2015 18h08. © ERES Dossier EMPAN N°