LES ÉPHÉMÈRES

LES ÉPHÉMÈRES
par Jean-Jacques Didier
(été 2002)
Dans nos vies matelassées
il ne se passe jamais rien
Jamais rien
hors quelques chiffres
qui nous tombent dans l’oreille
tandis que la radio annonce
– premier chiffre –
que nous pourrons
suivre en direct
les soixante-quatre matches
de la coupe du monde
de football
Pour France-Sénégal
plus que quatre fois dormir
Les écoliers sénégalais
cet après-midi-là
auront congé
Quand un tracteur
vaut trois cents ans d’épargne
les cultivateurs en herbe
n’en sont plus à deux heures près
Mais au fond de quoi se plaindraient-ils
à qui ne manque ni le soleil ni les palmiers?
Champions du P.N.B.
regardez comme nous courons
nous
Ce qu’il nous faut
de pollution de stress
de compé-ti-tide compé-ti-tide compétitiférocité
Et ce qu’il nous faut
de scrupules écraser
pour prendre des décisions
qui lèsent qui lèsent
– je ne mâche pas mes mots –
nos frères de couleur
A commencer par les Mozambicains
bons derniers lanterne rouge
deux cent neuvième
au hit des revenus
Quatre-vingts dollars
contre quarante mille
pour les champions
Nestlé plus riche que Mozambique
Le Burkina
trois cents dollars
Coca-cola plus riche que Burkina
Le Sénégal
– revenons-y –
six cents dollars
Dassault plus riche que Sénégal
Tiers-mondisme primaire !
Chiffres approximatifs !
Grosse louche de mea culpa !
Vous oubliez que nous travaillons
pour être les premiers
nous les Grands-Ducaux
Pour être les seconds
nous les Helvètes
Pour être les troisièmes
nous les Nippons
Et nous donc les Belges
classés treizièmes wêêê !
Résultat mirobolant
pour un si petit
mais si courageux
si obstiné
avec son ciel si bas
et qui se bat
et qui s’en sort bien mieux
que le Botswana
Mais quinze heures par jour
on fait
Avec des divorces, des suicides
et des salauds d’enfants
Ca se mérite
la réussite
Cinq siècles
au Mozambicain
pour gagner
ce qu’en un an
je gagne
c’est écrit dans le journal
Je ? nous sommes
un milliard de je
– ce n’est pas rien –
à boulotter
même à la niche
Un sur six
à faire tourner
cette feignante de planète
plutôt qu’à bayer aux corneilles
à regarder voler les mouches
avec un poil dans la main
et trente-six femmes dans son lit
A palabrer
et palabrer
un mot bien africain
avec des arbres pour
Potopote salamalecs
marabout gri-gri fétiche clouté
fellah berbères tutsi-quanti
Zou zoulous! dans le même sac
Et basta de vos misères
Dans San Francisco seule
circulent plus de voitures
que dans toute la Chine
l’Inde le Pakistan
et le Bengladesh réunis
Nous habitons une bulle
où sont à notre disposition
toutes les ressources de la planète
Dehors sur le trottoir
nous regardent consommer
cinq milliards d’individus
Nous regardent consommer
nous le milliard restant
toutes les richesses
produites sur leur dos
Qu’on baisse les stores, nom de Dieu
Du verre opaque ! des rottweilers !
Fouillez les cales des cargos
les trains d’atterrissage
les containers frigorifiques
Plus un seul ne doit entrer entendez-vous
Chacun chez soi
Bonjour bonsoir
Plus d’insécurité
de vol d’envie
Leur volons-nous leur ciel
leur sable blanc leurs cocotiers
leurs ananas leurs papillons
leurs orchidées et leur vermine ?
Cinq milliards !
Bourrage de crâne !
Socialo
Ecolo
Développementalistes !
Citez-m’en seulement cinq
Nom pays profession
qui ne soit ni chômeur
ni chapardeur
Saliou Gueye
Près de Dakar
Cultive des arachides
Maï Lin
Indonésie
Travaille enfant à l’atelier
A Pisaquiri
En Bolivie
Pedro Condori
Est paysan
Dans la région de Hövd
Steppe mongole
Kabenka
Est un berger nomade
Tan, quant à lui, est
Piroguier à Hoi An
au large du Vietnam
Djuma coiffeur
Vous le trouverez
à Burgersfort
Afrique du Sud
Jorge Cariguispe
Cultive au Pérou
Un coin de l’île
d’Amantani
Ermite en Sibérie
Agafia Likov vit
dans la montagne du Khakaze
Les éphémères
De épi, « pendant »
Héméra, « jour »
Ephémères
« Qui ne vivent qu’un jour »
Ces mouchettes
à long abdomen
sont en général
dit le dictionnaire
jaunâtres ou gris verdâtre
Comme les enfants du Sahel
et vivent larves
dans la vase des ruisseaux
Puis naissent
puis volent
et meurent
avant la nuit
Ephémères
Enfants morts
Traverse indemne la nuit
les nuits
les mois les ans
les décennies
la dette du Soudan
Quatorze cents pour cent
ou peu s’en faut
soit les recettes
de quatorze ans
d’exportation
C’est une tique à l’abdomen enflé
dit le dictionnaire
Immarcescible
de in marquant la négation
et marcesco, « se flétrir, dépérir »
Immarcescible
Marmoréenne
La dette du Sahel
Un enfant sur six
est donc astreint à travailler
Tapis portage d’eau
Cirage et briqueterie
Sans oublier la mine
les immondices
et la mendicité
Connaissez-vous
les pipes de Bangkok
Elles sont très renommées
très bien taillées
par des bouches de huit ans
N’oublions pas
– car toute l’année
c’en est la saison –
les ateliers de sport
grâce auxquels Maï Lin, douze ans,
gagne un euro par jour
Pour porter sa paire de Nike
David Beckham reçoit par jour
huit mille euros
C’est qu’elles le font souffrir les garces
Maï-Lin n’est pas irréprochable
Se nourrir ou se soigner
il faut choisir
Que vas-tu faire Astou ?
Me soigner
Je nettoierai l’infection
et j’étendrai dessus cette pommade
que je paierai
la prochaine fois
septante centimes
Que fais-tu Saliou
de tes arachides ?
Je les vends à l’Etat
Mais le cours s’est effondré
L’huile de soja
L’huile de colza
de tournesol
nous font du tort
Mon père cultive des arachides
et du millet
marmonne un garçonnet
… Ne gagne pas grand-chose
De la classe
un seul sera cultivateur
une fillette institutrice
un autre gamin président
Mais le premier intervenant
sortant d’un short effiloché
une photo de Camara
marquant le but contre la France
d’un air fortiche prend sa revanche
Moi je veux être footballeur
PMA ! PMA !
Ô Pays Moins Avancés
Au pays de l’euphémisme
les PMA sont rois
Sources
DBA (Défi Belgique Afrique) (sd), Dossiers de formation – 1 Femmes et enfants, 2 Ecologie,
3 Economie, chez l’auteur, 4 avenue Van Volxem 1190 Bruxelles
La Libre Belgique, divers articles parus en juin 2OO2
Les carnets du bourlingueur, reportages télévisés de mai et juin 2002
MORIN Manuel et PERROT Catherine (1997), Le tour du monde. Un rêve, un voyage,
l’aventure, chez les auteurs, 90 avenue Pasteur 35400 Saint-Malo
PESKOV Vassili (1992), Ermites dans la taïga, Arles, Actes Sud
… et les informations dues à l’amitié de François TOLLE, détenteur d’un DES en études du
développement
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