Outre-tombe - Fleury-sur-Orne

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Outre-tombe - Fleury-sur-Orne
Outre-tombe
Les allées du cimetière de Fleury-sur-Orne avaient connu des jours meilleurs…
Enfin… Façon de parler… Disons qu’elles avaient déjà connu une fréquentation
plus élevée… Par exemple, pour l’enterrement de l’ancien maire, l’élu de leur cœur,
celui qui avait « duré » six mandats, et endormi la commune pire que la « Belle au
Bois Dormant » ! Ce jour-là, la ville entière s’était déplacée, et le soleil avait
réchauffé l’adieu des administrés.
Aujourd’hui, c’était autre chose ! Le record d’affluence ne semblait pas battu, mais,
la qualité des participants ne saurait point être surpassée ! Se trouvait là du très beau
linge ! Imaginez : un sous-préfet, un député-maire, un président de la communauté
de communes, quelques gendarmes et pompiers en uniformes, plusieurs « baveux »
de la presse écrite, des journalistes et cameramen de FR3 Basse Normandie. Le plus
étrange mystère jamais décelé dans la ville avait intrigué un grand nombre de
curieux, apeuré quelques superstitieux et… déplacé les autorités compétentes. Des
anonymes, bien connus, pour la plupart d’entre eux (pensez ! quatre mille trois cents
habitants sur la commune !) complétaient cette assemblée et participaient à
l’invasion du site.
A l’arrivée, dans le cimetière, de cette hétéroclite et massive délégation, Maurice,
un pied dans la tombe, l’autre en appui sur sa pelle boueuse, avait interrompu son
travail. Il n’avait pas bronché, avait laissé les visiteurs cerner, en grande pagaille,
le rectangle de terre, détrempé par la pluie, dans lequel il œuvrait, en contrebas,
depuis une bonne demi-heure. Il avait attendu patiemment que chacun trouve sa
place, installe son matériel, se taise enfin… Puis, mégot éteint, collé à la lèvre
inférieure, il avait murmuré un « M’sieurs Dames » poli, en soulevant légèrement
sa casquette de sa main libre. Des flashs avaient crépité, des voyants de caméras
s’étaient allumés… Le maire s’était raclé la gorge. Le Perchman avait tendu un long
bâton noir muni d’un micro au-dessus de la scène.
1
-
« Mesdames, Messieurs,
Cela va faire huit mois, bientôt, que notre ville est confrontée à un problème majeur.
Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour que cette sordide affaire ne
s’ébruite pas, afin de la résoudre, d’une part, et de conserver calme et sérénité dans
la population, d’autre part ! En ce qui concerne le second point, notre discrétion a
porté ses fruits, jusqu’à ces jours derniers ! Malheureusement, la rumeur enfle…
déforme les faits…, entretient la psychose… Je vous ai donc conviés, aujourd’hui,
sur les lieux de ce délit ignominieux, afin d’établir la vérité. Je lance un appel à
témoins pour découvrir, au plus vite, l’identité… et les mobiles, de la personne qui,
depuis huit mois donc… comment dire … fabrique de fausses tombes dans notre si
tranquille petit cimetière ! La moindre petite parcelle de terre vacante a été…
besognée… par cet individu. La fosse que vous voyez là porte déjà le numéro 7 !
Notre homme, sans doute dérangé dans sa tâche, n’a pas eu le loisir de la terminer…
Comme vous pouvez le constater, notre ami cantonnier, Maurice, est en train de
refermer le trou… ».
-
Monsieur le Maire, pouvez-vous nous décrire le mode opératoire de celui
que la population a nommé « le Faiseur de tombes » ?
-
Nous pensons qu’il franchit l’enceinte du cimetière, à la nuit tombée… Il
choisit ensuite un emplacement selon des critères qui restent, pour nous,
aléatoires. Il creuse la tombe, la remblaie, ajoute de la terre pour faire un
joli dôme… Il passe ensuite à la partie… Passez-moi l’expression… la
partie… décoration… Il vole fleurs fraîches, bouquets artificiels, vases en
porcelaine, croix en tout genre, sur les caveaux de proximité et implante tout
cela sur sa réalisation.
-
Mais, Monsieur, qu’est-ce qu’il enterre exactement ? Que met-il dans les
fosses ?
-
Personne n’a rien trouvé ! Maurice, ici présent, a aidé les gendarmes.
Ensemble, ils ont retourné chaque centimètre carré de terre, fouillé chaque
pelletée. Des prélèvements ont été effectués par la police scientifique : rien !
Rien de rien ! Le mystère reste entier !
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L’écrivaillon local, oublieux de ses chaussures noires reluisantes, s’était avancé
d’un pas vers le bord de la fosse :
-
Pardon Monsieur Maurice, si je ne m’abuse, vous habitez la petite maison,
à l’entrée du cimetière, n’avez-vous rien entendu ou vu, de suspect, la nuit ?
Une lampe torche, une silhouette ?
Maurice, la mine chavirée, avait dodeliné de la tête pour dire non. L’Adjudant-Chef
de Gendarmerie Bourdel, indigné par l’interrogatoire inopportun, avait répondu à
la place de l’intéressé :
-
Comprenez bien, Monsieur… Maurice, depuis que sa femme est… depuis
qu’elle… a disparu… Enfin, pour des raisons personnelles… il prend,
chaque soir, des comprimés pour dormir. Il ne nous entend même pas quand
on vient faire des rondes nocturnes ! Si nous ne passons pas lui emprunter
la clé avant vingt heures, c’est fichu pour nous ! Il dort comme un loir, et
nous autres, tout comme… « l’individu », nous sommes obligés de faire le
mur pour… pénétrer !!!
Quelques rires gênés avaient fusé !
Au souvenir de sa femme, disparue en mer dans le naufrage improbable et
catastrophique d’un bateau de croisière (pour une fois que Janine avait remporté le
gros lot d’une tombola !), Maurice avait pudiquement baissé la tête, et s’était perdu
dans la contemplation de sa botte de jardin verdâtre, engluée dans la boue, enlisée
dans la terre… Un pied dans la tombe, il aurait volontiers botté le c... du journaliste
avec l’autre ! De quoi se mêlait-il, ce blanc-bec ? Sans doute se croyait-il plus malin
que les gendarmes ? Peut-être même souhaitait-il reprendre l’enquête depuis le
début ? Son air prétentieux, ses airs de conspirateur ne laissaient rien augurer de
bon ! Ce type se prenait pour un fin limier et voulait apporter la preuve de ses
compétences !
-
Messieurs, avait repris le Maire, notre Faiseur de tombes reste, pour le
moment, l’homme invisible ! Pour cette raison, et pour faire cesser ses
agissements, nous devons mettre en œuvre vigilance et solidarité !
Le sous-préfet qui avait paru, jusqu’alors, quelque peu détaché de la conversation,
s’était brusquement réveillé :
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-
Tout de même, ne trouvez-vous pas, cher ami, que tout cela est très exagéré !
Cet individu creuse, rebouche, emprunte quelques objets funéraires, les
restitue, puis recreuse quelques mètres plus loin… Toujours le même rituel !
Cela ne fait pas de lui l’ennemi public numéro un, tout de même ! Je
l’imagine plutôt souffrant de graves problèmes psychologiques !
-
Avec tout mon respect, Monsieur le Sous-préfet, on voit bien qu’il ne s’agit
pas de votre cimetière ! Notre désir le plus profond, à tous, habitants de
Fleury, est de laisser reposer en paix nos chers disparus ! Nous souhaitons
leur rendre visite, quand ça nous chante, sans craindre de croiser, au coin
d’une allée, un collectionneur de tombes, et voleur, de surcroît ! La
population est à bout ! Lisez plutôt cette note, anonyme, cela va de soi,
déposée dans la boîte aux lettres de la mairie, ce matin. Les mots ou syllabes
ont été découpés dans le journal local et recollés sur une feuille de cahier,
pour délivrer le message suivant :
« NOTRE CIMETIERE N’EST PAS UN GRUYERE : AU TROU LE FAISEUR
DE TROUS ! »
Le sous-préfet avait laissé échapper un sourire ironique, rapidement transformé en
gros soupir… Puis avait murmuré une phrase presque inaudible, dans laquelle il
était question de « bêtise humaine ».
C’est alors que l’orage, qui, jusque-là, avait patiemment attendu son tour pour
s’exprimer, s’était mis à gronder au-dessus des têtes, à zébrer le ciel d’éclairs
fulminants, à expédier ses premières gouttes. Il avait sonné le glas de la réunion.
Sous les yeux médusés de Maurice, le maire avait, brièvement, répété les mots à
retenir, « vigilance et solidarité », et remercié son auditoire. Quelques parapluies
étaient apparus… La populace avait pris ses jambes à son cou ! La délégation
officielle était repartie comme elle était venue, bruyamment, en ordre dispersé ! Le
cimetière s’était vidé en un clin d’œil !
Le cantonnier avait frotté, l’une contre l’autre, ses deux grosses mains velues et
calleuses. Il avait posément craché dedans afin qu’elles accrochent bien le manche
de la pelle. Elles avaient déjà tant fait, mais il restait tant à faire ! Il avait rallumé
son mégot, s’était remis à la tâche, pelletant de toutes ses forces… D’origine
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paysanne, il savait mieux que personne ce qu’il en était de ce cumulonimbus. D’ici
deux ou trois minutes, le vent d’ouest l’aurait emporté, lui et sa ridicule petite
averse ! Ah, si seulement, le capitaine du Costa Liberta avait eu d’aussi bonnes
connaissances météo que Maurice…La Janine serait encore là pour faire briller les
parquets… Elle lui crierait encore dessus afin qu’il utilise les patins, quand,
assoiffé, il rentrait du cimetière pour se servir un verre de rouge.
L’évocation de ces souvenirs douloureux avait réveillé la colère du fossoyeur et
décuplé ses forces physiques. Tiens, une pelletée débordante pour la Lucette qui
avait mis des idées saugrenues dans la tête de sa femme et l’avait entrainée sur des
pentes dangereuses. Et celle-là pour le commandant du navire, cet incompétent
notoire responsable du naufrage ! Et encore une, la plus tassée, pour la Janine ellemême, qui lui manquait à un point qu’il n’aurait pu imaginer ! Et d’autres encore,
pour le journaliste, pour le maire et le sous-préfet, pour tous ces gens qui étaient
venus troubler une vie qu’il avait déjà bien du mal à reconstruire. Non mais
franchement, tant de monde pour s’intéresser à un si petit mystère! Tant de
bavardages inutiles, de singeries… Ils n’avaient rien d’autres à f…, franchement,
ces messieurs endimanchés ! Et à quelle vitesse, ils avaient fui l’orage ! Seul,
l’Adjudant-Chef Bourdel avait tardé à quitter le cimetière, à rejoindre ses
subordonnés. Il avait même lanterné, sous la pluie, autour du veston de Maurice,
accroché, à quelques pas de là, au manche de la pioche. Ça lui était bien revenu,
maintenant, à Maurice, l’attitude étrange du gendarme, et ça l’avait stoppé net dans
l’avancement de son labeur ! Il avait jeté sa pelle hors du trou, avait remonté son
corps, soudain glacé. Il s’était approché du bleu de travail, en avait fouillé
frénétiquement la poche… Ses doigts terreux avaient rencontré un bout de papier.
Il s’en était emparé, songeant à la note lue publiquement par Monsieur le maire.
Mais il ne s’agissait pas de cela ! Le bout de papier, recouvert d’une écriture un brin
scolaire, délivrait le message suivant :
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« Cher Maurice, je te l’avoue : j’ai tout compris ! Et depuis longtemps ! La mer a
emporté, à jamais, le corps de ta femme et de six de ses compagnons de voyage. Je
sais ton désespoir ! J’ai deviné que tu as creusé sept tombes et, ainsi, atteint ton
objectif : sept funérailles ! Je t’ai laissé accomplir cette folie en souvenir de notre
enfance ! Désormais, je ne pourrai plus rien pour toi ! Détruis ce billet ! Ton
meilleur ami : Bourdel ».
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