George Sand et l`héritage de la commedia dell`arte

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George Sand et l`héritage de la commedia dell`arte
Séminaire « Sand et les arts du 18e siècle »
George Sand et l’héritage de la commedia dell’arte
Shira Malkin, Rhodes College, USA.
Communication présentée le 12 juin 2008.
Si en abordant une carrière d’auteur dramatique, George Sand choisit de se mettre à l’école de ses prédécesseurs
français (Molière, Marivaux, Beaumarchais, Sedaine), comme elle l’indique dans son prologue Le Roi attend
(1848), elle ne renie pas pour autant la commedia dell’arte et ses avatars qui n’ont cessé de la passionner et de
l’inspirer sa vie durant. Toutefois, au regard d’importantes études effectuées récemment sur ce phénomène
théâtral, il convient aujourd’hui de réexaminer la conception sandienne de la commedia dell’arte et de
s’interroger sur les diverses manières dont Sand a cherché à s’approprier, puis à transmettre cet héritage
esthétique.
Née en Italie à la Renaissance, largement diffusée en Europe à l’âge baroque et à l’âge classique, la commedia
dell’arte s’implante et connaît son apogée à Paris dans le dernier quart du XVIIe siècle. Cependant, après la
brusque fermeture de l’Hôtel de Bourgogne et le renvoi de la troupe du Théâtre italien en 1697, la commedia
dell’arte disparaît en tant que telle. Son univers, désormais perdu faute de documents fiables, se transforme dès
lors en un mythe véhiculant une certaine vision nostalgique de ce qu’avait pu être son âge d’or. Ainsi pendant
plus de deux siècles, le monde du théâtre et des lettres prolonge l’existence de la commedia dell’arte en laissant
libre cours à l’imagination. Le mythe prend une ampleur considérable surtout par le biais de la peinture (le Gilles
de Watteau), des parades du Théâtre de la Foire, et grâce aux écrits de Luigi Riccoboni et de Carlo Gozzi. C’est
ainsi qu’à l’époque romantique, inspirés par E.T.A. Hoffmann et par les prestations du mime Deburau portant un
costume dérivé de celui de Pierrot au Théâtre des Funambules, des écrivains aussi différents que Janin, Nerval,
Gautier, Sand et Banville offrent, chacun à leur façon, une interprétation de la commedia dell’arte dont la
véracité est maintenant contestée.
Pour sa part, au terme d’une longue période de retrait à la suite à son échec à la Comédie-Française en 1840,
George Sand renoue avec la scène précisément grâce à cet idéal de théâtre. Dans divers textes critiques, Sand
prend parti elle aussi pour l’improvisation, la pantomime, les masques et les marionnettes, affirmant que l’on
peut retrouver dans ces formes scéniques historiquement et géographiquement lointaines l’origine authentique de
l’art du théâtre. Or, dans sa tentative de saisir le « secret » de la commedia dell’ arte, Sand ira plus loin que les
journalistes et les écrivains de son temps et s’engagera dans une démarche exceptionnelle, alliant la théorie à la
pratique. En effet, de 1846 à 1863 dans le laboratoire théâtral de Nohant, Sand et ses proches ressuscitent ce
qu’elle appelait « un vieux [sic] art perdu en France » par l’improvisation, l’imitation et le pastiche. Les
comédiens de Nohant développent ainsi un vaste répertoire de canevas en tout genre, parfois inédits, parfois
adaptés de Gherardi, Molière, Perrault ou Hoffmann. La commedia dell’arte représente donc pour Sand une
riche matrice qui va féconder et nourrir sa réflexion non seulement sur le travail scénique, mais aussi sur les
rapports entre le théâtre et la société de son époque. Cette réflexion se traduit par la publication dans la presse
d’articles comme « Deburau » (1846), « La Comédie italienne » (1852) et « Le Théâtre de marionnettes à
Nohant » (1870). Elle fournira également le thème de ses romans Le Château des Désertes (1851) et L’Homme
de neige (1859), de la pièce Les Vacances de Pandolphe et de sa préface (1852), ainsi que de l’essai resté
inachevé « Le Théâtre et l’acteur » (1858).
Sand réinvente donc en un premier temps une commedia dell’arte à son usage, s’inspirant à la fois de Deburau,
des activités de Nohant (documentées par les nombreux croquis de son fils Maurice) et de l’iconographie issue
du mythe. Cette vision quelque peu hétéroclite lui permet de « flairer » et de « toucher du doigt » (ce sont ses
termes) un modèle esthétique et social révolu et d’en faire une lecture moderne qui correspond en grande partie à
ses aspirations artistiques, morales et politiques. En effet, par opposition aux excès du théâtre de son temps, Sand
apprécie l’aspect rudimentaire des moyens mis en œuvre par la commedia dell’arte pour créer l’illusion
théâtrale : un tréteau, un rideau et des acteurs parfois masqués se spécialisant dans des rôles aux attributs
toujours identiques. Les comédiens, qui improvisent leurs répliques à partir de canevas préétablis, s’adaptent à la
langue et aux mœurs du cru, ce qui garantit une parfaite lisibilité de leur prestation scénique pour le public, qu’il
soit aristocratique, bourgeois ou populaire. Autre avantage, selon Sand, de ce théâtre aux antipodes de la scène
française dominée par les auteurs, la commedia dell’arte se caractérise par la centralité de l’acteur qui porte la
responsabilité de son texte. Dernier point important pour elle qui rejetait le vedettariat, les prouesses physiques et
l’agilité verbale des comédiens ne sont possibles que dans un contexte où chaque membre de la troupe travaille
de concert, offrant par là un exemple utopique d’égalité et de fraternité dans l’art.
Cependant, si l’imaginaire théâtral sandien, inspiré par la comédie italienne et ses personnages, réussit à prendre
toute son ampleur à Nohant et dans le cadre romanesque, ce n’est pas le cas à Paris. En 1852, quand Sand
présente Les Vacances de Pandolphe au Théâtre du Gymnase, le public boude cette pièce hybride qui tente tout à
la fois de créer une ambiance « à la Watteau », de faire un pastiche de Marivaux et d’introduire des jeux de scène
rappelant les lazzi de la commedia. Adhérant à son propre idéal de « fantaisie » et de « caprice » qui lui vient des
tableaux de Watteau, Gautier, parmi d’autres, reproche à Sand de ne pas avoir su saisir l’esprit de la commedia
dell’arte et d’avoir alourdi son propos. Piquée, Sand se justifiera dans la Préface de sa pièce en démontrant son
érudition en la matière. Opposant la forme et le fond, elle défend son « petit travail d’esprit » en insistant sur la
nécessité de redonner vie à ce théâtre désormais méconnu. Cette préface souligne le double positionnement de
Sand par rapport à la commedia dell’arte : d’un côté, elle subit la même fascination que ses confrères, refusant
de s’encombrer de tout bagage historique pour laisser la place à l’imagination. De l’autre, elle souhaite
réhabiliter une pratique théâtrale en décadence, et ce faisant, cautionner celle de Nohant en l’inscrivant dans
l’Histoire.
Huit années plus tard, c’est par le biais de Masques et bouffons (1860), ouvrage ambitieux en deux volumes,
signé et illustré par Maurice, que George Sand finira, presque malgré elle, par réaliser son projet de transmission
de la commedia dell’arte. Désireux de produire un travail de recherche sérieux et objectif, Sand et son fils
réussissent tant bien que mal à rassembler un corpus de documents de première main, comme des canevas en
dialectes parfois incompréhensibles qu’ils traduisent pour la première fois en français. Ils exhument des
biographies de comédiens et d’auteurs oubliés ou inconnus pour établir une classification et une filiation entre
les principaux types et masques de la comédie italienne. Cette fois, le pari est gagné : aboutissement du travail
accompli en privé à Nohant, Masques et bouffons servira à pallier un manque dans l’histoire du théâtre européen
et sera à l’origine du regain d’intérêt des hommes de théâtre modernes pour cette pratique scénique.
Mais de quelle commedia dell’arte s’agit-il ? Des spécialistes de théâtre comme F. Taviani, disposant de
documents nouvellement accessibles sur les acteurs italiens, les ont confrontés avec la vision mythique des
siècles précédents. Ainsi reprochent-ils aux Sand et à leurs successeurs (Copeau, Dullin, Barrault) d’avoir
(ré)inventé une commedia dell’arte qui n’a jamais existé, de s’être approprié les éléments du mythe et d’en avoir
fixé les stéréotypes idéalisés selon leurs propres besoins. Certes, le contenu textuel et iconographique de
Masques et bouffons est empreint de nostalgie pour la réalité lointaine et déformée qui se dégage des images
mélancoliques de Callot et de Watteau. Certes, l’effort délibéré des Sand pour aller au-delà du mythe en
présentant des documents historiques fiables ne peut être dissocié de leur interprétation de ces documents,
interprétation conditionnée par leur expérience théâtrale à Nohant et par des positions esthétiques et politiques
tributaires de leur contexte particulier. Certes, la manière dont les Sand concevaient la commedia dell’arte est en
partie dépassée au vu des connaissances actuelles sur la question.
Cependant il ne faut pas oublier que si aujourd’hui les pièces d’Angelo Beolco, dit le Ruzante, font à nouveau
partie du répertoire théâtral mondial, c’est parce que son œuvre a été littéralement redécouverte (et jouée) par les
Sand. Comme l’a indiqué George Sand à maintes reprises, Ruzante à lui seul incarne mieux que quiconque ce
qu’elle entendait par la commedia dell’arte. A une époque où en Europe le théâtre à l’impromptu était considéré
comme inférieur par rapport au théâtre écrit et où les conditions de production scénique séparaient le comédien
du dramaturge, Ruzante, comédien improvisateur, créateur et chef de troupe, symbolise pour Sand l’homme de
théâtre complet. C’est le message qu’entendront Jacques Copeau et ses collaborateurs soucieux de rénover le
théâtre en France. Ainsi, en dépit de leurs tâtonnements, des limites de leurs interprétations, et de leur difficulté à
séparer le mythe de l’Histoire, George et Maurice Sand ont bel et bien été des passeurs dont l’utopie de la
commedia dell’arte, telle qu’elle a été synthétisée dans Masques et bouffons, a ouvert la voie à une manière
différente de faire du théâtre.

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