L`Europe, puissance économique mondiale

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L`Europe, puissance économique mondiale
dossier
L’Europe,
puissance économique mondiale
L
Par Ramon Fernandez
Léon Gambetta 1993
Directeur général du Trésor
C’est l’une des leçons
de la crise : le statut
de puissance économique
mondiale de l’Europe est
menacé. Sans remettre
en question sa préférence
pour les rapports pacifiés,
l’UE doit d’abord renforcer
sa cohésion et ses
politiques internes pour
mieux, au plan externe,
recourir aux instruments
de la puissance
économique.
Cela nécessite aussi
de réfléchir à
un meilleur fonctionnement
institutionnel et à l’unité
de la voix de l’Europe sur
la scène internationale.
’Europe s’est construite initialement
contre la puissance des États, définie
par Raymond Aron comme « la capacité
d’une unité politique d’imposer sa volonté
aux autres unités ». La méthode Schuman
est une descendante des idées fédéralistes
de Saint-Simon ou de Victor Hugo et, plus
loin encore, des projets cosmopolites des
Lumières. Par une solidarité de fait, le projet
de l’Europe économique était d’instaurer
entre les États un équilibre coopératif.
La dimension interne, matérialisée par le
développement du marché intérieur, était
dominante. La dimension externe, l’union
douanière et la politique commerciale
commune, n’a pas été pensée comme un
vecteur de puissance vis-à-vis du reste du
monde.
Ces origines se retrouvent dans les gènes
de l’Union européenne, qui demeure un
défenseur du multilatéralisme et du libreéchange. Mais l’économie mondiale a
changé, tout comme la situation de l’UE.
C’est l’une des leçons de la crise : le statut
de puissance économique mondiale de
l’Europe est menacé. Dans ce contexte, sans
remettre en question sa préférence pour les
rapports pacifiés, l’UE doit d’abord renforcer
sa cohésion et ses politiques internes
pour mieux, au plan externe, recourir aux
instruments de la puissance économique.
Cela nécessite aussi de réfléchir à un
meilleur fonctionnement institutionnel et
à l’unité de la voix de l’Europe sur la scène
internationale.
Une nouvelle étape
d’« intégration solidaire »
Pour sauvegarder le statut de puissance
économique mondiale de l’Union
européenne, il nous faut d’abord renforcer
les politiques économiques internes. Avec
25,8 % du Pib global, l’Union européenne
demeure la première économie mondiale.
Cette proportion diminue toutefois
progressivement (27 % en 2000). C’est
bien sûr l’effet de la croissance rapide des
économies émergentes, mais c’est aussi la
conséquence du ralentissement de notre
propre croissance par rapport aux autres
économies avancées.
La crise de la zone euro a aggravé cette
perte de vitesse, révélant des vulnérabilités
structurelles et des défauts de conception
dans l’Union économique et monétaire.
Un endettement privé et public excessif
dans certains États avait fait croire à une
convergence en trompe-l’œil et dissimulé
des écarts de compétitivité importants.
Par construction, la politique monétaire
et le taux de change ne réagissent qu’aux
variables agrégées de la zone euro et n’ont
pas permis de corriger les chocs subis par
certains États. Dans ce contexte, la forte
mobilité des capitaux s’est traduite par un
repli spectaculaire de l’intégration financière,
qui a asséché le financement des économies
dites « périphériques ». Enfin, la crise a
souligné les défauts de la gouvernance
de la zone euro : rigidité et lenteur des
processus de décision, insuffisant contrôle
démocratique.
La réponse doit venir en partie des États.
Certains doivent mieux maîtriser leurs
finances publiques, accroître leur com­
pétitivité, réduire le chômage, rehausser
leur croissance potentielle par des réformes
structurelles qui sont des réformes pour la
croissance. D’autres doivent encourager la
demande intérieure et mieux redistribuer
leur valeur ajoutée. Mais il faut aussi que
l’Union européenne mobilise davantage
les instruments dont elle dispose pour
privilégier des stratégies coordonnées et
coopératives en matière industrielle, tout
en approfondissant le marché intérieur.
C’est par exemple le sens du projet de
« communauté européenne de l’énergie »
porté par la France, à la suite du Pacte de
croissance endossé par le Conseil européen
en juin 2012.
Il faut aussi combler les lacunes de la zone
euro. Cette évolution a commencé pendant
la crise, avec la création d’instruments
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dossier
L’Europe à 28 et plus
financiers solidaires pour sauvegarder
la stabilité des États, un renforcement
considérable de la coordination des
politiques économiques et budgétaires,
ainsi que le lancement de l’union bancaire,
qui mettra fin à la boucle entre risques
bancaires et souverains. Elle doit se
poursuivre, comme l’a indiqué le président
de la République, avec une nouvelle étape
d’« intégration solidaire », qui doterait la zone
euro d’un gouvernement économique et d’un
« président », disposant de compétences
pour assurer la convergence de nos systèmes
fiscaux et sociaux, ainsi que d’un budget
propre.
Un rôle de stabilisation
L’Europe, aujourd’hui encore première
puissance commerciale, doit se doter, dans
ce contexte, d’une politique économique et
commerciale extérieure plus ambitieuse et
intégrée, à l’instar des États-Unis ou de la
Chine qui utilisent l’aide au développement,
la politique de change et les financements
externes à des fins d’influence, afin de
promouvoir leurs intérêts fondamentaux.
Les entreprises européennes sont aujourd’hui
contraintes dans l’accès aux marchés des
pays tiers en forte croissance, qui sont
protégés par de nombreuses barrières. Les
possibilités de profiter du développement
de ces marchés pour soutenir la croissance
européenne s’en trouvent automatiquement
limitées. L’UE ne dispose aujourd’hui dans
ses relations bilatérales que de trop peu
de leviers de conviction ou de pression
sur ses principaux partenaires en matière
économique et commerciale. Un enjeu
essentiel d’une politique économique
extérieure plus intégrée de l’UE vise à
retrouver cette capacité d’influence,
comme en témoignent les débats actuels
en Europe sur la nécessaire réciprocité dans
les échanges. C’est pourquoi la France est
attachée, par exemple, à l’adoption du projet
de règlement sur la réciprocité dans l’accès
aux marchés publics des pays tiers.
Dans le cadre du respect des disciplines
multilatérales, l’Union européenne doit
aussi mieux lutter contre les phénomènes
de subventions massives dans les pays
tiers et promouvoir un objectif de loyauté
dans les échanges internationaux. En dépit
des menaces de représailles sur l’activité
des entreprises européennes implantées
localement, qu’il ne faut pas surestimer,
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l’UE doit enrayer ce phénomène car elle n’a
ni les possibilités juridiques (règles internes
contraignantes), ni les moyens budgétaires
pour s’engager dans une « course à l’armement
subventionnel ». Elle doit recourir chaque fois
que les conditions sont réunies aux possibilités
offertes d’une part, par les instruments de
défense commerciale et d’autre part, par
l’organe de règlement des différends de l’OMC.
L’intensité de la crise a révélé le rôle essentiel
de stabilisation joué par les institutions
économiques internationales ou les instances
de coordination multilatérales (FMI, OMC,
Conseil de stabilité financière, G20) et la
nécessité qu’elles soient renforcées afin
d’assurer une croissance durable. La fragilité
actuelle du système commercial multilatéral
commande ainsi que l’Union européenne
soit proactive tant sur la modernisation
du fonctionnement de l’institution OMC
que sur la substance des discussions. En
particulier, la lutte contre les tentations
protectionnistes, qui portent atteinte à
l’activité de nos entreprises sur les marchés
tiers, est un impératif. Il en va de même de
la mise en place d’une régulation financière
plus exigeante, qui doit associer économies
avancées et émergentes en veillant à une
mise en œuvre coordonnée.
À l’instar du mouvement observé en ma­
tière financière, un approfondissement des
régulations économiques multilatérales
conforterait la résorption des déséquilibres
ma­croéconomiques globaux. L’UE doit
donc contribuer à la définition d’un cadre
de disciplines multilatérales encore plus
complet, en faisant des propositions
sur l’énergie et l’approvisionnement en
matières premières, sur les subventions,
sur la lutte contre la corruption, sur les
règles de concurrence, sur les crédits à
l’exportation, sur l’investissement ou encore
sur les politiques de change. Au-delà de
l’opposition Nord/Sud, des convergences
sont possibles avec certains pays émergents
sur ces sujets complexes. L’Europe doit
plaider en ce sens d’une voix forte au sein
du G20.
Un saut qualitatif
Une politique économique extérieure
plus ambitieuse et plus intégrée implique
également pour l’Europe une réflexion sur
son cadre d’action. Au regard des enjeux
actuels, les bases institutionnelles actuelles
ne favorisent ni l’émergence d’une vision
européenne ni la mise en place d’une action
pleinement efficace. Le constat est connu :
des politiques internes et externes souvent
mal coordonnées (industrie, concurrence,
commerce) ; des actions entre l’échelon
communautaire et les États membres
dispersées (transports, investissement,
énergie, développement) ; des réactions
communes lentes et un système de décision
complexe.
Une politique économique extérieure de l’UE
renforcée suppose donc un saut qualitatif
vers un système institutionnel adapté. Mais
la capacité politique à accepter de nouveaux
transferts de compétences vers le niveau
européen ou un exercice plus efficace des
compétences européennes actuelles sont
aussi très variables selon les États membres,
soucieux de leur souveraineté. Dans ce
contexte où la méthode communautaire
doit jouer tout son rôle, la Commission
doit prendre une posture ambitieuse et
l’élan doit être donné par de grands Étatsmembres au centre de la zone euro, comme
la France. À plus court terme, il est impératif
de mieux intégrer les politiques économiques
extérieures européennes en coordonnant
les différentes formations du Conseil. Ceci
pourrait s’inscrire dans le chantier ouvert en
direction d’une nouvelle étape d’intégration
solidaire par le président de la République.
Une question se posera enfin de manière
spécifique pour la zone euro, au fur et à
mesure de son intégration. La monnaie
fait partie des instruments classiques de
la puissance économique, d’autant que
l’euro a gagné du terrain comme monnaie
de réserve et d’échange. Mais tant que la
zone euro ne dispose pas d’un leadership
clair et intégré, qu’elle ne parle pas d’une
seule voix, sa puissance économique est
diluée. Les États ne disposent plus des
instruments d’influence associés à la
monnaie, mais la zone euro n’a pas les
moyens d’en faire l’usage. Aux G7, G8, G20,
elle n’est pas toujours représentée en tant
que telle. Si, comme le souhaite le président
de la République, la zone euro se dote d’un
leadership plus fort et devient capable de
parler d’une seule voix, la question de sa
meilleure représentation internationale dans
ces enceintes se posera. Cela lui permettra
également de peser davantage dans les
discussions bilatérales avec les grandes
zones monétaires, et de conforter son statut
de puissance économique mondiale. ■

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