2060245_RTDH 67.book - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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2060245_RTDH 67.book - Revue trimestrielle des droits de l`homme
L’EXERCICE COLLECTIF
DE LA LIBERTE DE CONSCIENCE RELIGIEUSE
EN DROIT INTERNATIONAL
par
Alain GARAY
Avocat à la cour de Paris,
Chargé d’enseignement à la Faculté de droit
d’Aix-Marseille III,
Expert français auprès de l’O.S.C.E.
(Panel sur la liberté de religion)
La liberté de conscience relève-t-elle d’un droit collectif?
Qu’entend-on par liberté de conscience religieuse du point de vue de
son exercice collectif? Se réduit-elle au droit de fonder, de faire
enregistrer ou d’obtenir la reconnaissance d’une association
religieuse? Ou bien plutôt la liberté de conscience même religieuse
ne se résume-t-elle pas aux seules convictions et croyances individuelles, au for interne, abstraction faite de toute adhésion et appartenance à un groupe religieux? La liberté de conscience religieuse
n’est-elle pas, tout simplement, la liberté religieuse? (1) Ces questions posent le délicat problème de l’articulation classique entre
l’exercice juridique des droits individuels et des droits collectifs (2).
En effet, liberté d’expression collective, le droit à la liberté de
conscience religieuse ne se réduit pas à l’adhésion individuelle à la
foi et à une croyance, ni à la liberté religieuse (la liberté interne des
religions, en-elle même et pour elle-même), ni à la liberté de religion
(la liberté garantit à la religion, par un Etat, les groupes religieux).
Elle suscite une pratique et une manifestation dont le libre exercice
(1) Jean-Bernard Marie, Patrice Meyer-Bisch (eds.), Un nœud de libertés – Les
seuils de la liberté de conscience dans le domaine religieux, Bruylant-Bruxelles, Schulthess-Genève, 2005
(2) Voy. par exemple, Les droits de l’homme : droits individuels ou droits collectifs,
Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, tome XXXII, Edition L.G.D.J., Paris,
1980. Lire aussi Geneviève Koubi, «Réflexion sur les distinctions entre droits individuels, droits collectifs et ‘droits de groupe’», in Mélanges Raymond Goy – Du droit
interne au droit international, le facteur religieux et l’exigence des droits de l’homme,
Publications de l’Université de Rouen, n° 251, 1998, pp. 105 et s.
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doit à son tour être garanti. S’il l’on veut pleinement assurer la
liberté de conscience il faut donc garantir et protéger le libre exercice des cultes mais également sa liberté d’expression (3). Elle relève
juridiquement d’un droit individuel, selon l’approche juridique classique résultat de la conception individualiste des révolutionnaires
français de 1789 qui consacre les droits de l’homme et du citoyen,
et d’un droit collectif dans sa traduction contemporaine et son
expression matérielle.
L’émergence du droit international sur la scène nationale et
transnationale a-t-il transformé le droit-liberté de conscience? (4)
En effet, «La liberté est le ressort du droit international qui ne peut
exister que de la libre volonté des Etats, lesquels en aménageant les
règles de telle sorte qu’aucun d’eux n’aliène cette liberté au motif
qu’elle s’allie avec d’autres mais au contraire l’organise au mieux
des intérêts de tous et de chacun. Le droit international a donc pour
mission l’établissement des libertés et la conciliation de celles qui
s’opposent. La liberté est à la fois le principe, la méthode et, largement, l’objet même du droit international (5)». Le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme (Convention européenne)
qui repose sur la double garantie des droits individuels et collectifs
à la liberté de conscience religieuse présente un grand intérêt
notamment du point de vue du contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’homme (6). Le standard de protection normative offert par l’article 9 de la Convention européenne porte en effet
sur des garanties juridictionnelles conférées à l’individu, à l’exercice
commun de la liberté de pensée, de croyance et de religion, à titre
collectif et en public. En revanche, s’agissant du droit de disposer
d’une association, l’article 11 de la Convention européenne ne va
pas jusqu’à imposer à aux autorités nationales l’obligation d’assurer
(3) Liberté de conscience, Actes du séminaire organisé par le Secrétariat du Conseil
de l’Europe à Leiden les 12-14 novembre 1992 (Les Editions du Conseil de l’Europe,
1993).
(4) Voy. l’ouvrage collectif (1017 pages), Facilitating Freedom of Religion or
Belief : A deskbook, Martinus Nijhoff Publishers, Leiden, 2004.
(5) Yves Daudet, «Le droit international est-il un droit de liberté?», in Pouvoir
et Liberté – Etudes offertes à Jacques Mourgeon, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 392.
(6) Gérard Gonzalez, La Convention européenne des droits de l’homme et la liberté
des religions, Economica, 1997; Jean-François Flauss (ed.), La protection internationale de la liberté religieuse, Bruylant, 2002; Thierry Massis, Christophe Pettiti
(ed.), La liberté religieuse et la Convention européenne des droits de l’homme, Coll.
Droit et justice, Bruylant, Nemesis, 2004; Jean-Pierre Schouppe, «La dimension
collective et institutionelle de la liberté religieuse à la lumière de quelques arrêts
récents de la Cour européenne des droits de l’homme», Rev. trim. dr. h., 63, 2005,
pp. 611-633.
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une procédure et l’octroi d’un régime spécifique aux activités religieuses. Au total, la délicate mise en œuvre des garanties des standards protecteurs de l’exercice collectif du droit à la liberté de conscience religieuse (partie I) est le révélateur de l’importance des
conditions posées par les Etats en la matière, sous le contrôle de la
Cour européenne des droits de l’homme (partie II).
I. – La délicate mise en œuvre des garanties
des standards protecteurs de l’exercice collectif
du droit à la liberté de conscience religieuse
A. – L’exercice collectif du droit
à la liberté de conscience est garanti
par les normes juridiques internationales
On peut faire remonter la reconnaissance positive du principe de
la liberté de conscience dans le droit international au 10 décembre
1948 – date de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de
l’homme par une résolution de l’Assemblée générale des Nations
Unies. L’article premier de la Déclaration universelle affirme très
clairement que tous les être humains «sont doués de raison et de
conscience» et l’article 18 proclame :
«Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et
de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou
de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction, seule ou en commun, autant en public qu’un privé,
par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des
rites»
L’article 18, tel qu’il est libellé, définit les paramètres de la liberté
de conscience dont s’inspireront ultérieurement toutes les normes
internationales, y compris celles de la Convention européenne des
droits de 1’homme (art. 9).
Comme dans le cas de certaines autres libertés, la législation
internationale s’est engagée dans une double voie : une voie
«négative» en proscrivant la discrimination fondée sur la religion ou
les convictions, et une voie «positive» en adoptant et promouvant
des accords internationaux incorporant ce principe. Néanmoins, par
rapport à d’autres droits et libertés, la liberté de conscience en droit
international reste relativement mal définie quant au fond et d’une
valeur normative incertaine, quant à la force exécutoire.
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La liberté de conscience qui est un principe de l’ordre juridique
contemporain a été formulé en droit international comme un droit
civil individuel. Or, il s’agit bien d’un droit individuel qui a une
dimension collective, dimension qui a suscité moins d’intérêt
qu’elle aurait dû. La concrétisation ou la matérialisation de la
liberté de conscience individuelle, par exemple par l’appartenance
à une religion ou à une organisation confessionnelle, élargit la portée de ce droit, tel qu’il est formulé à l’article 18. Le droit à la
liberté de conscience individuelle a constitué la condition de
l’exercice de la liberté de religion. Cette liberté peut se manifester
par la pratique d’un culte, par l’adhésion à un mouvement religieux ou par l’appartenance à une église. La reconnaissance et la
protection du droit individuel à jouir de la liberté de conscience
religieuse suffisent-ils à garantir pleinement cette dimension
collective ? La vie religieuse institutionnelle, dans ses manifestations familiales, culturelles, éducatives ou sous toute autre forme
collective, est-elle suffisamment protégée par les nonnes internationales en vigueur ?
Lorsque l’on externalise, « seul ou en commun », cette liberté
intérieure de conscience ou de pensée, cette liberté déborde sur la
liberté d’expression et d’association, qui sont des droits historiquement liés à l’émergence de la liberté de conscience en Europe.
La liberté individuelle de religion implique que chacun de ces
droits soient garantis à toute personne. Mais ces garanties individuelles protègent-elles suffisamment les collectivités religieuses en
tant que telles – qu’elles soient majoritaires ou minoritaires dans
telle ou telle société ?
Qu’il s’exprime par un principe moral, éthique ou religieux, le
droit à la liberté de conscience conduit à s’interroger sur la relation
entre l’individu et la collectivité (société civile), d’une part, et,
d’autre part, sur la relation entre l’individu et l’Etat. Il soulève
aussi la question des interprétations contradictoires de ces relations
au sein même des différentes philosophies religieuses et laïques en
concurrence symbolique. L’expression «pensée, conscience et
religion», à l’article 18 de la Déclaration universelle, résume les luttes menées pendant un millénaire, sinon plus, au nom de la liberté
individuelle de pensée, contre le pouvoir de l’Eglise et de l’Etat.
Elle évoque également le long combat de en faveur de la liberté et
de la tolérance religieuses. Le problème capital qui se pose
aujourd’hui reste de savoir la place que tiendront les idées nées de
celle évolution historique dans la mission universelle assignée aux
instruments juridiques internationaux.
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Les normes internationales déjà adoptées sur la liberté de
conscience offrent un cadre de travail à l’intérieur duquel on
peut instaurer un dialogue effectif et permanent entre les tenants
des différentes conceptions sur le sens de la vie privée et publique en en collectivité dans une société transnationale. Faute
d’un tel dialogue et compte tenu du haut degré de conflictualité
de la société internationale, on ne peut guère s’attendre à voir
les Etats eux-mêmes exercer beaucoup de pressions en vue de
faire adopter d’autres mesures juridiques. Et si l’on ne poursuit
pas un dialogue authentique de ce type, on ne pourra guère
s’attendre non plus à voir changer la réalité consternante du
monde actuel, en proie à l’intolérance, à la discrimination, aux
persécutions et aux conflits provoqués par des antagonismes religieux et idéologiques.
Les termes «liberté de pensée, de conscience et de religion» à
l’article 18 de la Déclaration universelle et 9 de la Convention européenne sont censés résumer l’essence même de cette liberté. Mais ces
trois concepts – «pensée, conscience et religion» – se réfèrent-ils à
des libertés distinctes ou aux facettes différentes de la même
liberté? Faut-il choisir de préférence cette expression triple pour
désigner collectivement le droit stipulé à l’article 18 de la Déclaration ou à l’article 9 de la Convention européenne? La liberté de
«conscience» englobe-t-elle la liberté de «pensée et de religion»? At-elle un sens plus large que la liberté de «religion»? Ou un sens plus
large que la liberté de «pensée»? Et la liberté de «conviction» dont
il est également fait état à l’article 18 et au paragraphe 2 de l’article
9 de la Convention européenne. Par conséquent, les normes internationales actuelles englobent désormais plus clairement les convictions athées et agnostiques aussi bien que les convictions religieuses.
Néanmoins, l’expression «religion ou toute conviction» implique-telle une opposition de principe entre ces deux concepts? L’expression «toute conviction» signifie-t-elle nécessairement une conviction
fondamentale, dictée par la conscience, ou faut-il la prendre au sens
littéral et entendre par là n’importe quelle conviction, par exemple
la conviction que Dieu est un mythe? (7) En droit international, il
semble bien qu’il faille dorénavant placer sur un pied d’égalité la
croyance en Dieu, le refus de l’existence de Dieu et les convictions
banales en revendiquant la même protection pour toutes ces convic(7) Alain Garay, «‘Dieu comme un mythe’ sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme», Gazette du Palais, Paris, 2002, nos 37-38, pp. 12 et s.;
P. van Dijk et G.J. van Hood, Theory and Practice of the European Convention on
Human Rights, deuxième édition, Kluwer 1990, p. 397, note 1031.
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tions. Mais, la liberté de pensée, de conscience et de religion s’est
révélée être l’un des droits les plus difficiles à convenir au niveau
international. Il n’est donc pas surprenant qu’une ambiguïté intentionnelle et que des compromis soient inhérents à toutes les formulations de ce droit.
Le principe de la liberté de conscience proclamée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme est devenu une obligation
légale pour la majorité des Etats du monde ayant ratifié le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Ce pacte, rédigé
au moment où la Guerre froide battait son plein, est entré en
vigueur en 1976. Son article 18 se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou
d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi
que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par
le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement.
2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à, sa
liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son
choix.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne
peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et
qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de
la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.
4. Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à respecter la
liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux, de faire
assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions.».
Ce droit distingue la liberté de pensée, de conscience et de religion
(par. 1 de l’article 18) de sa manifestation. Seule la manifestation
de cette liberté peut être soumise à des restrictions (par. 3). En
outre, le Pacte ne prévoit pas de dérogations à la liberté de pensée,
de conscience et de religion (contrairement à la Convention européenne des droits de l’homme). Selon le système de protection
assuré par cet instrument international, le droit de toute personne
à la liberté de pensée, de conscience et de religion est un droit
absolu. Il implique la liberté «d’avoir ou d’adopter une religion ou
une conviction de son choix».
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B. – L’exercice collectif du droit à la liberté
de conscience collective des croyants dans le cadre
et hors des garanties du contrat associatif
L’appartenance à une communauté, l’adhésion à un groupe,
l’expression publique et/ou collective constituent des formes collective du croire. La liberté de conscience religieuse, plus que toute
autre, ne peut s’accomplir sans un lien collectif, pluriel et public. Le
croyant communie, s’assemble, s’unit et s’associe, s’exprime et communique, enseigne, structure ses pensées et ses actions dans un
ordre temporel. Il revendique une liberté d’organisation dans l’ordre
temporel au nom de la liberté et des obligations qu’il impose et qui
lui sont imposées par la société étatique. Parmi les manifestations
identifiables et protégées au titre de la liberté de conscience et de
religion (et non à proprement de pensée), les articles 18 et 9 précités
visent expressément 1) le culte, 2) l’enseignement, 3) les pratiques
et l’accomplissement des rites. Aucune hiérarchisation ni valeur ne
distinguent ces trois manifestations matérielles. En revanche, aux
termes de l’articles 9, toutes sont sujettes aux mêmes éventuelles
limitations, à savoir 1) prévues par la loi, 2) elles constituent des
mesures nécessaires, 3) dans une société démocratique, à 4) la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morales
publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
Le droit à la liberté de conscience est en quelque sorte un droitliberté collective en tant qu’expression juridique de la conscience
collective des croyants. La conscience collective des croyants ne
s’incarne pas seulement dans le seul cadre des formes associatives
ou dans celui de groupements constitués et de structures organisées. La conscience collective en matière religieuse est d’abord un
quant à soi collectif, un sentiment d’appartenance, un lien spirituel. La conscience collective des croyants est une des conditions
de vie des croyants unis par une même foi, un même credo, une
même doctrine. Elle prédétermine souvent leur choix des structures juridiques en matière cultuelle. Elle n’est ni une norme de conduite, ni une règle, mais bien plutôt un fonds commun, un projet
et un idéal commun qu’incarne des valeurs religieuses exprimés en
commun ou collectivement ou en public. Cette conscience collective religieuse semble donc ne prescrire qu’« une éthique minimale,
éthique du comportement, définissant une frontière intérieure en
dessous de laquelle les membres de la collectivité ne peuvent descendre et qui limite leur liberté de comportement ; elle (…) fixe
une « morale-plancher » (…)…la voix de la conscience se transforme
dans l’ordre collectif, en une norme imposée par la collectivité à
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ses membres… » (8). De sorte que la reconnaissance juridique, par
le droit, d’un statut des groupements de croyants consacre la
garantie et la protection de la face collective de la liberté de conscience religieuse. Quel est donc le statut juridique du droit à la
liberté de conscience religieuse à caractère collectif ? En droit, la
réponse n’est pas aisée. Ainsi, faut-il, le plus souvent, qu’existe un
véritable être juridique pour que le droit apporte des garanties à
une collectivités ou à un groupe. Ainsi, en France, une tribu des
Nouvelles-Hébrides a-t-elle été déclarée irrecevable à agir en justice en raison de défaut du droit d’ester en justice fondé sur
l’absence de toute structure ayant la personnalité juridique ! (9)
Au plan international, la primauté accordée à la dimension individuelle de l’autonomie de conscience, même dans sa face collective, explique largement la réticence manifestée à l’origine par les
organes du Conseil de l’Europe pour admettre une personne
morale au bénéfice de la liberté de conscience. La Commission
européenne des droits de l’homme, ainsi, a refusé, dans un premier
temps, d’admettre qu’« une société, étant donné qu’il s’agit d’une
personne morale et non d’une personne physique » puisse « jouir »
ou « se prévaloir » du droit à la liberté de conscience consacré par
la Convention européenne des droits de l’homme (10). Dans le
cours du temps, la position des organes judiciaires du Conseil de
(8) Dominique Laszlo-Fenouillet, La conscience, L.G.D.J., Bibliothèque de
droit privé, tome 235, Paris, 1993, p. 70 (Prix de thèse de l’Université Paris II).
(9) Tribunal de grande Instance de Paris, 6 juin 1974, Dalloz, 1975, 95. Les magistrats refusaient de trancher la question de la recevabilité de l’action. Sur appel, la
Cour de Paris, le 20 décembre 1976 (voy. la Gazette du Palais, 1977, 1, 261) a confirmé l’irrecevabilité de la demande présentée par la Tribu. Comment la procédure
juridique assurerait-elle la protection d’un droit à l’absence d’une qualité à agir, une
«Tribu», même «religieuse» ne constituant pas en droit français une personne morale
(personnalité juridique) ayant qualité à agir en justice pour elle-même?
(10) Sur ce point, voy. la thèse de Pierre Soler-Couteaux, intitulée La liberté de
conscience (Université de Strasbourg, 1981), pp. 268 et s.; Req. n° 3798/68, Eglise de
X. c. Royaume-Uni, Décision 17 décembre 1968, Ann. Volume 12, p. 307. Plus
récemment, voy. Req. n° 8562/78, X. c. Autriche, Décision 15 octobre 1981, D.R.,
Volume 26, p. 89; Req. n° 11574/85, Associazione spirituale per l’unificazione deI
mondo cristiano c. Italie, Décision 5 octobre 1987. Puis, la Commission européenne
des droits de l’homme a considéré qu’un groupement bénéficiait d’une protection
grâce aux droits reconnus par l’article 9 de la Convention européenne à ses adhérents
(Req. n° 7374/76, X. c. Danemark, Décision 8 mars 1974, D.R., t. 5, p. 157). Les
organes judiciaires du Conseil de l’Europe ne sont plus hostiles aujourd’hui à reconnaître le bénéfice de la liberté de conscience aux personnes morales (Req. n° 1497/
62, Eglise réformée de X. c. Pays Bas, Décision 14 décembre 1962, Ann., t. 5, p. 287;
Req n° 7805/77, Décision 5 mai 1979, Eglise de scientologie contre Suède, D.R., t. 16,
p. 68), sauf à exclure les personnes morales à but lucratif (Req. n° 7865/77, Compagnie X. c. Suisse, Décision 27 février 1979, D.R., t. 16, p. 85).
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l’Europe a de ce point de vue évolué dans le fil de leurs décisions
The liberal party c. Royaume-Uni (décision du 16 décembre 1960),
Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède (arrêt du
6 février 1976), Institut de prêtres français c. Turquie (arrêt du
14 décembre 2000), etc. (toutes choses égales par ailleurs, le droit
interaméricain des droits de l’homme a pu admettre l’affirmative
action et des recours dits collectifs introduits au nom de communautés notamment indigènes, victimes d’atteintes à leur « intégrité
spirituelle » (11)). Le droit international, sous certaines conditions,
est donc « saisi par le collectif » (12). La contribution du Protocole
n° 12 à la Convention européenne est ici significative. Son préambule dispose que le principe d’interdiction générale de toute discrimination doit relever de « nouvelles mesures pour promouvoir
l’égalité de tous par la garantie collective d’une interdiction générale
de discrimination par la Convention ».
A priori, il semblait donc que, même sous sa face collective, l’individu restait titulaire de la liberté de conscience. Mais ce désengagement du système juridique à l’égard des garanties de l’exercice collectif de la liberté de conscience religieuse ne satisfaisait qu’en
partie l’aspiration à l’autonomie de conscience. Le système juridique devait en outre s’engager dans la voie de la protection positive
pour que l’individu jouisse effectivement d’une autonomie de conscience pleine et entière notamment dans le domaine collectif. Mais
ce désengagement du droit, ce renvoi de l’individu à sa conscience,
déjà contraires à la tendance expansionniste du système juridique,
sont-ils toujours opportuns? En effet, certaines exigences sociales
imposent une discipline minimale, un ordre d’obligation que des
motifs de conscience collective même religieuse ne justifient pas ni
n’excuse. En effet, la norme juridique, sollicitée en terme de droitliberté de conscience, impose à rebours de nombreux impératifs.
Ainsi du paragraphe 2 de l’article 9 de le Convention européenne
des droits de l’homme édicte d’éventuelles restrictions au «droit de
chacun à la liberté de pensée, de conscience et de religion» fondées
sur des «mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale
publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui». Or, en la
(11) Ludovic Hennebel, «La protection de l’ «intégrité spirituelle» des indigènes,Réflexion sur l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans
l’affaire Comunidad Moiwana c. Suriname du 15 juin 2005r», Rev. trim. dr. h., n° 66,
2006, pp. 253 et s.
(12) Voy. les actes du colloque Le droit saisi par le collectif (T. Berns, sous la
direction) publiés par les Editions Bruylant, Bruxelles, 2004.
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matière, ces «mesures nécessaires» restent l’apanage des autorités
nationales, Etat et Justice, sous le contrôle éventuel de la Cour
européenne des droits de l‘homme ou du Comité des droits de
l’homme des Nations unies.
II. – L’importance des conditions étatiques
d’exercice collectif du droit à la liberté
de conscience religieuse
A. – Les conditions étatiques qui garantissent
et protège l’exercice collectif de la liberté
de conscience religieuse
1. La notion de «culte religieux»
Le droit de la Convention européenne des droits de l’homme
n’apporte pas une définition définitive et figée de la notion de
«culte». Il s’agit d’une manifestation classique d’une partie des activités religieuses. Cette notion renvoie à celle d’hommage religieux
rendu à Dieu ou à des saints; elle vise l’ensemble des pratiques
fixées par une religion pour matérialiser cet hommage. La notion de
«culte», au sens de la Convention européenne, traduit le recours à
des pratiques de dévotion religieuse en englobant souvent les rites.
La Commission européenne des droits de l’homme a précisé notamment que «les actes de culte ou de dévotion sont des aspects de la
pratique d’une religion ou d’une conviction sous une forme généralement reconnue» (13).
2. Le principe d’autonomie des groupements
Le principe d’autonomie des groupements est consacré en droit
européen des religions dès lors qu’ils peuvent «assurer et imposer
l’uniformité» quant à l’organisation du culte en matière d’enseignement, de pratiques et de rites, modalités internes auxquelles sont
tenu leurs ministres des cultes (14).
Le principe du respect de la diversité dans les Eglises ne contredit
pas le principe d’autonomie. Complémentaire ce principe s’impose
aux autorités nationales face à une situation religieuse d’ordre schismatique. Dans son arrêt Serif c. Grèce du 14 décembre 1999, la Cour
(13) Décision du 18 févr. 1993, Bouessel du Bourg c. France, req. n° 20747/92.
(14) Décision du 8 mars 1976, X. c. Danemark, D.R., 51, 160.
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européenne a sanctionné la Grèce pour avoir infligé une sanction
pénale à un membre de la communauté musulmane qui avait été élu
Mufti sur un poste devenu vacant alors que l’Etat avait nommé une
autre personne, n’ayant pas l’aval de sa communauté, à ce même
poste (15). La Cour a décidé que cette ingérence dans le droit de
manifester sa religion «collectivement, en public ou en privé, par le
culte» était incompatible avec les dispositions de l’article 9. La
liberté de manifester sa religion, collectivement et par le culte,
implique donc le droit d’organiser ce culte selon les règles qui lui
sont propres et en accord avec les voeux de ses membres sans que
l’Etat ne puisse interférer avec cette volonté. Dans son arrêt Hassan et Tchaouch c. Bulgarie en date du 26 octobre 2000, la Cour
européenne a confirmé cette solution (16). Selon la Cour, dès lors
que l’organisation d’une communauté religieuse est mise en cause,
l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 (droit à la
liberté d’association). Les droits-libertés des croyants impliquent
que leur communauté puisse fonctionner indépendamment et sans
ingérence arbitraire de l’Etat. Des mesures de l’Etat favorisant un
dirigeant d’une communauté religieuse divisée ou visant à contraindre la communauté à se placer sous une direction unique constitue
une atteinte à la liberté de s’organiser des croyants. Le fait de favoriser une faction en lui reconnaissant le statut de direction officielle
unique constitue une ingérence dans le droit à la liberté religieuse.
Comme le requérant (ici, le mufti évincé) a subi une loi sur l’enregistrement des cultes n’énonçant aucun critère matériel de reconnaissance et le pouvoir discrétionnaire du gouvernement bulgare, la
Cour juge que cette ingérence n’était pas prévue par la loi et dresse
un constat de violation de l’article 9.
Le droit international s’interdit a priori d’interférer avec la
liberté des Etats et des groupes de croyants d’organiser leurs relations institutionnelles et juridiques. L’Etat démocratique reste neutre par rapport aux régimes légaux ou juridiques des cultes, tout
comme le droit international en général. Ainsi, la Commission
comme la Cour européennes se sont toujours interdits de condamner
a priori tout système de relations entre l’Etat et un (ou des)
culte(s). Dans l’affaire Darby c. Suède en date du 23 octobre 1990,
la Cour européenne a précisé qu’«en soi», le système d’Etat confessionnel ne viole pas l’article 9 de la Convention (17). (par ailleurs,
(15) Arrêt du 14 déc. 1999, Serif c. Grèce, Recueil, 1999, IX, p. 91.
(16) Arrêt du 26 oct. 2000, req. n° 30985/96.
(17) Arrêt du 23 octobre 1990, Darby c. Suède, Rev. trim. dr. h., 1992, pp. 183199, Observations J.-F. Flauss.
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le système concordataire a été admis le 10 janvier 2002 par la Commission européenne dans l’affaire Iglesia Bautista «El Salvador» et
Ortega Moatilla c. Espagne).
3. Les conditions de «reconnaissance» étatique (enregistrement, statuts associatifs spécifiques, dissolution)
Dans une décision d’irrecevabilité du 13 décembre 2001 rendue
dans l’affaire Haut conseil spirituel de la Communauté musulmane,
la Cour a précisé que le droit d’une communauté religieuse de
s’organiser indépendamment, sans ingérence étatique, n’implique
pas celui d’être reconnue officiellement comme la seule organisation
d’une communauté religieuse à l’exclusion des autres (18).
Il en découle une obligation d’impartialité et de neutralité de
l’Etat dont les interventions dans des situations schismatiques
doivent se limiter à s’assurer que des groupes opposés se tolèrent.
Dans son arrêt Eglise métropolitaine de Bessarabie c. Moldavie en
date du 13 décembre 2001, la Cour a jugé disproportionné le refus
des autorités moldaves de reconnaître l’Eglise métropolitaine de
Bessarabie liée au patriarcat orthodoxe de Roumanie alors que le
culte orthodoxe en Moldavie est assuré par l’Eglise métropolitaine de Moldova soutenue par le patriarcat de Moscou. Cette
non-reconnaissance prive en effet cette branche de l’Eglise orthodoxe de route personnalité juridique et donc, de tout accès à un
tribunal (19). Dans la droite ligne de l’affaire Association chrétienne les Témoins de Jéhovah de Bulgarie c. Bulgarie qui s’est soldée le 9 mars 1998 par un Règlement amiable sous le contrôle de
la Commission européenne des droits de l’homme (article 28, § 1
b de la Convention) et un enregistrement effectif de cette association sous la forme légale de culte reconnu (20), on suivra avec
attention l’affaire Religionsgemeinschaft Der Zeugen Jehovas in
(18) Décision du 13 déc. 2001, Haut conseil spirituel de la Communauté musulmane.
(19) Arrêt du 13 déc. 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie c. Moldova. Voy.
les articles de Claudia Adéoussi, «Eglise métropolitaine de Bessarabie contre Moldova
– Problématique du pluralisme religieux dans le cadre d’un processus de démocratisation politique» (Conscience et Liberté, n° 63, 2002, Berne, pp. 68 et s.), et d’Alain
Garay, «Note sous l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire
Eglise métropolitaine de Bessarabie contre Moldova» (Conscience et Liberté, précité,
p. 76). Voy. le suivi, en cours, de l’exécution de cet arrêt exercé par le Comité des
ministres du Conseil de l’Europe dont sa Résolution intérimaire DH (2006) 12 adoptée le 28 mars 2006.
(20) Req. n° 28626/95. Lire Alain Garay, «Les Témoins de Jéhovah reconnus en
Bulgarie», Conscience et Liberté, n° 57, 1999, pp. 113 et s.
Alain Garay
609
Osterreich c. Autriche devant la Cour européenne pour laquelle
une décision de recevabilité (18 pages) a été rendue le 5 juillet
2005 (21). Sont ici en cause non seulement les régimes légaux qui
organisant les procédures d’immatriculation, d’enregistrement
étatiques des groupes religieux mais également des pratiques
administratives.
Dans l’affaire Refah Partisi c. Turquie, le 13 février 2003, la Cour
européenne, par le prisme du principe de laïcité, a validé la décision
de dissolution d’un parti politico-religieux qui souhaitait assurer la
prééminence d’un régime public exclusivement confessionnel de
nature «théocratique» dont la charia (22). Sans nul doute, pour les
groupes de croyants, le droit à obtenir un statut légal reste l’un des
plus difficile à exercer dans un nombre important d’Etat souvent en
raison de la structure des pouvoirs étatiques et politiques, de la
complexité des régimes légaux qui organisent des procédures en
forme de «labyrinthe» (procédure de consultation, d’avis, de décision préalable, de durée, d’antériorité de droits acquis, de preuve en
terme de nombre de membres et/ou fidèles, etc., ensemble, quelques
fois, opaque) et de la marge d’appréciation des autorités nationales (23).
4. Les conditions d’accès aux lieux de culte et d’exercice en commun
La question de l’accès aux lieux de culte, et de ses entraves, a
été abordée à plusieurs reprises par les organes de la Convention
européenne. Ainsi, un détenu confiné dans une cellule isolée, sous
lé régime disciplinaire d’une punition, est-il, dans un souci de
« protection de l’ordre», empêché d’assister au culte collectif qui lui
permettrait de « communiquer avec les autres détenus » (24). Par
ailleurs, selon la Commission européenne, « même une personne
libre peut, dans l’exercice de sa liberté de manifester sa religion,
(21) Req. n° 40825/98.
(22) Alain Garay, «La laïcité, principe érigé en valeur de la Convention européenne des droits de l’homme», Dalloz, 2006, n° 2, pp. 103 et s.
(23) Lance S. Lehnhof, «Freedom of Religious Association : The Right of Religious Organizations to Obtain Legal Entity Status Under the European
Convention», Brigham Young University Law Review, Volume 2002, n° 2, pp. 561
et s.; Cole Durham, Freedom of Religion or Belief : laws affecting the structuring of
religious communities, OSCE-ODIHR, Varsovie, 2004. Voy. aussi les travaux du
Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans le cadre du
«Dialogue avec les communautés religieuses» dont le séminaire relatif aux relations
Eglises-Etats au regard de l’exercice du droit à la liberté de religion (CommDH 20036, Strasbourg 2003).
(24) Décision du 10 oct. 1986, Pelle c. France, req. n° 11691/85.
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Rev. trim. dr. h. (67/2006)
avoir à tenir compte de sa situation professionnelle ou contractuelle particulière » et ainsi être empêché, en tant qu’instituteur,
de se rendre aux prières à la mosquée pendant les heures de
classe (25) (Voy. aussi l’affaire en cours des 97 membres de la Congrégation de Gldani des Témoins de Jéhovah c. Géorgie, pour
laquelle la Cour européenne a rendu le 6 juillet 2004 une décision
de recevabilité (26). Il s’agit ici d’actes de violence, d’attaques et
d’agressions, d’autodafés par mise à feu de Bibles, actes non réprimés par les services de police et objets de la suspension de la procédure pénale).
Pour les croyants, la célébration d’offices et le rassemblement
dans des édifices ou des lieux dits de culte relève du droit à la
liberté de manifester leur religion par le culte (27). Mais, un groupement peut valablement subir l’interdiction d’accéder à un lieu
de culte naturel, tel le site d’un ancien temple, ou monument
connu sous le nom de « Stonehenge » pour la célébration de la
« cérémonie du solstice d’été ». Pour la Commission européenne, les
restrictions imposées, telles la fermeture de ce site et l’interdiction
d’y célébrer une cérémonie, sont justifiées par l’obligation de protéger ledit monument « Stonehenge » et son site adjacent, ainsi que
par des mesures de sécurité publique (28). L’ordre public, la santé
et les droits d’autrui peuvent justifier que les autorités publiques
limitent le rassemblement de milliers de personnes se rassemblant
presque quotidiennement dans un manoir devenu un lieu de culte
pour tous les dévots de Krishna, source de troubles en terme de
tranquillité publique pour les habitants d’une petite commune (29). En revanche, l’administration publique ne saurait, sans
motifs admissibles, prohiber l’ouverture d’un lieu de culte dont
l’usage ne trouble pas l’ordre public. Le 26 septembre 1996, dans
son arrêt Manoussakis et autres c. Grèce, la Cour européenne a condamné le recours abusif à la législation subordonnant l’ouverture
d’un lieu de culte – ici, de Témoins de Jéhovah – d’une « maison
de prière » à une autorisation administrative préalable, système
légal qui érige en infraction pénale l’absence d’autorisation
(25) Décision du 12 mars 1981, X. c. Royaume-Uni, D.R. 22, 39.
(26) Req. n° 71156/01.
(27) Décision du 10 janvier 1992, Iglesia Bautista «El Salvador et Ortega Moatilla»
c. Espagne, req. n° 17522/90.
(28) Décision du 14 juill. 1987, Chappell c. Royaume-Uni, D.R. 53, 248.
(29) Décision du 8 mars 1992, I.S.K.O.N. c. Belgique, req. n° 20490/92.
Alain Garay
611
expresse (30). La Cour observe que l’Etat tend à se servir des
potentialités de ces dispositions « de manière à imposer des conditions rigides ou mêmes prohibitives à l’exercice de certains cultes
non orthodoxes, notamment celui des témoins de Jéhovah ».
B. – Les traitements administratifs
différenciés sous contrôle
Selon les principes découlant du droit international, l’Etat doit
avant tout être pluraliste en ce qui lui revient de promouvoir et de
garantir de manière effective, sans différence de traitement injustifiée, l’exercice collectif de la liberté de conscience sous les seules
limites nécessaires dans une société démocratique à la préservation
de l’ordre public, de la santé ou des droits des tiers. La Cour européenne exige de «tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de
maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion de
société démocratique» (31). De sorte qu’elle interdit «toute appréciation de la part de l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses»
et, surtout, «sur les modalités d’expression de celles-ci».
Si les autorités nationales peuvent valablement instaurer des
régimes juridiques différents (cf. affaires précitées Eglise de La
Canée et Iglesia Bautista « El Salvador »), elles sont cependant
tenues, dans la jouissance des droits correspondants, à établir une
différence de traitement uniquement dictée par des justifications
objectives et raisonnables. A défaut, la Cour européenne considère
que ce traitement est discriminatoire. Ainsi la Commission européenne, dans l’affaire Union des Athées c. France (précitée), a
sanctionné la distinction établie par le droit national entre les
associations de droit commun (loi du 1er juillet 1901 sur la contrat
d’association) et les associations cultuelles (régime spécifique du
titre IV de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des
Eglises et de l’Etat). L’une des principales distinctions portant sur
les dons et legs « réside dans la possibilité, accordée aux unes, refusée aux autres, de recevoir à titre gratuit ». La Commission européenne n’a relevé « aucune justification objective et raisonnable de
maintenir un tel système qui défavorise à un tel degré les associations non cultuelles ». Dans l’affaire Association cultuelle israélite
Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, dont l’arrêt a été rendu le
27 juin 2000, la Cour européenne s’est prononcée sur la différence
(30) Arrêt du 26 sept. 1996, Manoussakis et autres c. Grèce, Recueil 1996, IV, n° 17,
p. 1346; Rev. trim. dr. h., Bruxelles, 1997, pp. 522-552, note G. Gonzalez.
(31) Voy. arrêts Manoussakis c. Grèce (§44) et Kokkinakis c. Grèce (§31).
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Rev. trim. dr. h. (67/2006)
de traitement entre deux associations cultuelles quant aux conditions de délivrance de l’agrément administratif délivré pour
l’abattage rituel animalier, accordé à l’une et refusé à l’autre (32).
En admettant les conditions du monopole de l’abattage rituel au
seul profit de l’Association consistoriale israélite de Paris, elle a
considéré que les membres de l’Association cultuelle israélite
Cha’are Shalom Ve Tsedek, adeptes selon des préceptes très stricts
d’une certaine forme d’abattage, avaient la possibilité de s’approvisionner en viande sur le marché en conformité avec leurs exigences religieuses.
Dans son rapport dans l’affaire Institut des prêtres français et
autres c. Turquie, la Commission européenne a porté son contrôle
sur des mesures étatiques de nature a porter atteinte aux biens
d’une communauté religieuse, atteinte susceptible de remettre en
cause le fonctionnement cultuel même dudit groupement (33). Ainsi,
si un Etat peut procéder à l’expropriation de biens qui ne sont pas
«destinés à la pratique du culte» (arrêt du 9 décembre 1994, Les
Saints monastères c. Grèce, §87), il est cependant tenu de ne pas priver de ressources vitales un groupement de croyants, moyens de
subsistance sans lesquels sa survie serait anéantie, et partant les services religieux.
Par ailleurs, le Conseil de l’Europe a semblé exigé que tout
groupement religieux puisse engager des négociations en vue de
la conclusion d’un accord de type concordataire. Dans l’affaire
Eglise de La Canée c. Grèce du 16 décembre 1997, en portant son
examen sur le contenu d’un accord entre Eglise et Etat, la Cour
européenne a établit la différence de situation entre l’Eglise
orthodoxe dominante et l’Eglise requérante, poids qui, dans la
vie sociale, historique ou culturelle en Grèce, n’est pas comparable (Ici, la personnalité juridique des Eglises catholiques, minoritaires en Grèce du point de vue de leur capacité à ester en justice était remise en cause). Si la Cour européenne a jugé qu’il ne
lui « appartient pas de se prononcer sur la question de savoir si
la personnalité morale de droit public ou celle de droit privé conviendrait mieux à l’église requérante ni à inciter celle-ci ou le
gouvernement grec à entamer des démarches en vue de l’attribution de l’une ou de l’autre », elle a réaffirmer sa neutralité de
(32) Arrêt du 27 juin 2000, Association cultuelle israélite Cha’are Shalom Ve Tsedek
c. France, Rev. trim. dr. h., 2001, p. 185, observations J.-F. Flauss; Revue du Droit
Public 2001, p. 685, observation G. Gonzalez.
(33) Req. n° 26308/95.
Alain Garay
613
principe à l’égard des rapports juridiques entre l’Etat et les cultes. Mais, ici la difficulté juridique résultait aussi de la mise en
œuvre du standard de protection de l’article 14 de la Convention
(interdiction de toute discrimination) dès lors que la situation
statutaire au bénéfice d’un ou plusieurs groupes religieux ne peut
entraîner des différences de traitement injustifiées au détriment
d’autres groupes de croyants
Conclusion
Le droit à liberté de conscience religieuse dans sa dimension
collective est le corollaire nécessaire de la liberté spirituelle pris
dans sa dimension individuelle. Comme l’a précisé Yves Daudet,
« … il convient d’éviter que la liberté ne soit confisquée par
l’Etat, son titulaire traditionnel mais qu’en jouissent également
dans le respect mutuel les autres et nouveaux acteurs que sont
les individus, les peuples, les personnes morales ou toutes entités
qui interviennent dans la vie internationale… Au cœur du système à venir, la liberté est donc aussi un projet » (34). De sorte
que, d’un point de vue théorique, « si les droits collectifs sont des
droits individuellement exercés en commun avec d’autres, des
droits individuels exercées collectivement » (35), il n’en reste pas
moins que la dimension collective de l’exercice de la liberté de
conscience est garantie et protégée en droit international. Même
si le droit individuel à la liberté de conscience reste le préalable
à l’exercice collectif de celle-ci, confronté ou non à une
« confiscation » de ces droits par les Etats, le droit international
aménage des procédures de recevabilité et d’action des droits des
groupes religieux (36). Le droit d’ester en justice et l’habilitation
à agir devant les cours et tribunaux conférés aux groupes religieux traduit ainsi l’impératif d’une société internationale fondée
(34) Précité, p. 392.
(35) Geneviève Koubi, précitée, pp. 116-117. Cet auteur pense que «Ces droits collectifs, droits exercés en commun, collectivement, avec les autres, ensemble ne sont
pas des droits du groupe; ils ne sont pas non plus des droits du groupe; les groupes
ne sont pas des sujets de droits».
(36) Jean-Manuel Larralde, «La Convention européenne des droits de l’homme et
la protection des groupes particuliers», Rev. trim. dr. h., n° 56, 2003, pp. 1247 et s.
(voy. le chapitre La Convention européenne, instrument de protection potentiel des
groupes)
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sur des pactes et des alliances, un fonds commun (37), dont les
religions ne peuvent être écartées. Il y va, nous semble-t-il d’une
quête de sens collectif, d’un projet commun, d’un espace public
de vie en société.
✩
(37) S’agissant de la construction européenne, lire Blandine Chelini-Pont, «Les
fondements communs et les frontières de l’Europe», in L’identité de l’Europe, Actes
du colloque de Tübingen, 18-19 mai 2001, Presses Universitaires d’Aix-Marseille,
2002, pp. 379 et s.