UNE VILLE QUI SE DESOLIDARISE : LA QUESTION - CRH

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UNE VILLE QUI SE DESOLIDARISE : LA QUESTION - CRH
Séminaire International: Fabriquer et habiter les villes à l’ère de la mondialisation.
Université Badji Mokhtar – Annaba – Algérie, 20-21 Avril 2015
UNE VILLE QUI SE DESOLIDARISE :
LA QUESTION DE LA MIXITE SOCIALE DANS LES NOUVEAUX KSOUR.
Nora GUELIANE, Doctorante à l’EHESS de Paris.
Centre de Recherches Historiques (CRH/ CNRS), équipe LaDéHis.
Mob: 00213557339543. Email : [email protected]
Résumé :
La présente proposition s’intéresse à la ville comme lieu d’innovation mais aussi d’exclusion
à travers une étude des nouveaux ksour de la vallée du M’Zab. La particularité de cette
entreprise réside d’une part dans la démarche adoptée pour la gestion et la réalisation des
projets, ce qu’il fait d’eux des exemples intéressants sur plusieurs plans : social, urbain et
architectural, etc. D’autre part, ils sont exclusivement construits et habités par des Mozabites
à l’exception du reste de la population de la vallée. Un constat qui nous amène à nous
interroger si ces ksour ne sont pas une forme d’exclusion et de division socio-spatiale ?
Mots-clés: M’Zab, nouveaux ksour, mixité, fragmentation, exclusion.
Introduction.
Cette intervention a pour cadre géographique la vallée du M'Zab, située dans la wilaya de
Ghardaïa à 600km au sud de la capitale Alger. La vallée s'est développée dans des conditions
climatiques et historiques particulières. D'un côté un climat désertique peu favorable à
l'installation d'établissement humain. D'un autre côté, elle était le lieu de refuge d’un groupe
minoritaire: les Mozabites; des Berbères adoptant le rite ibadite de l’islam. 1 La vallée est
connue par ses cinq ksour historiques d'un caractère architectural et paysager exceptionnel qui
lui ont valu le classement, en 1982, comme patrimoine mondial. 2 Mais également par la
cohésion de ces habitants, un communautarisme qui a joué un rôle primordial dans la survie
du groupe et de ses établissements humains ainsi que dans la création « des nouveaux ksour ».
Les nouveaux ksour sont des extensions initiées par et pour des Mozabites. Ils sont construits,
initialement, afin de résoudre des problèmes quantitatifs et qualitatifs en matière de
logements. La particularité de cette entreprise réside, d’une part, dans la démarche adoptée
dans la gestion et la réalisation des projets, ce qui fait d’eux des exemples intéressants sur
plusieurs plans. D’autre part, ils sont exclusivement construits et habités par des mozabites à
l’exception du reste de la population de la vallée. Un constat qui nous amène à nous interroger
sur les raisons pour lesquelles cette typologie —nouveaux ksour— n’est adopté que par les
mozabites ?
1
L’ibadisme, une secte islamique faisant partie du kharidjisme /les sortants. Elle existe encore au M’Zab en Algérie, au
Sultanat Oman, à l'île de Djérba en Tunisie, au Djbal Nefousa en Libye et à Zanzibar.
2
Ksar (Ksour), un village saharien souvent fortifié et/ou aggloméré à fonction caravanière (Maria Gravari Barbas, Habiter le
patrimoine, enjeux - approche –vécu, p.415). Les cinq ksour de la vallée du M’Zab sont : Al Atteuf bâti en 1012, suivie de
Bounoura en 1046 puis Ghardaïa en 1053, Melika en 1124 et enfin Beni Isguen en 1347.
1
Ces ksour sont, d’une part, la concrétisation de la volonté de la communauté « Mozabite » —
une volonté exprimée dans le cadre d’assemblées régulières —, englobant des objectifs
ambitieux et reflétant une forte solidarité du groupe. D’autre part ils véhiculent une volonté de
renfermement et de vivre entre soi, ce qui fait d’eux un facteur d’exclusion. Une situation qui
risque de nuire à la cohésion sociale et spatiale de la région. Ces observations, nous amènent à
nous interroger si ces ksour ne sont pas une forme de division sociale et spatiale ? À l’image
de ceux « qui fuient la cité pour s’enfermer dans leurs communautés radieuses »3 . A ce stadelà, n’est-il pas nécessaire de mettre en œuvre une politique locale de lutte contre l'exclusion et
encourager une mixité sociale dans la vallée ?
Il s’agit, d’étudier ces nouveaux ksour; leurs contextes d’apparition; leurs objectifs, ainsi que
les particularités qu’ils présentent. Nous enquêterons sur la présence ou non d’un souci de
mixité (ethnique/sociale) et, selon, les résultats de nos investigations, il s’agira d’élucider les
raisons de son absence et les conséquences que cela peut induire sur la cohésion de la ville.
I.
Les nouveaux ksour, de quoi parlons-nous ?
Après l’indépendance, la vallée a connu un développement urbain et démographique
remarquable. Ce boom est lié, entre autres, aux options politiques des années 1960 et 1970 en
faveur de l’industrialisation et à la promotion administrative de la région 4. Cette dynamique
économique, administrative et démographique ne sera pas sans conséquences. Elle va
engendrer des besoins énormes en foncier, en équipements et en logements. Suite à ces
mutations, la vallée a subit une urbanisation accélérée, déstructurée, et décousue avec un
espace extra-muros tentaculaire, dense et anarchique. 5 Sans oublier la prolifération des
constructions illicites et précaires, la négligence du caractère bâti et des conditions naturelles
de la région.6 Ainsi, le stress foncier a conduit à l’utilisation de toutes parcelles constructibles,
en négligeant les mesures de sécurité et les règles d’urbanisme. Finalement, ce mode
d’urbanisation a entrainé une dégradation de la qualité de vie, de l’environnement naturel et
paysager et risque ainsi de mettre en péril le patrimoine bâti de la région. Nous pouvons donc
conclure que durant cette période, la vallée est passée d’un espace adapté aux conditions
locales à un espace géré dans la hâte sans prise en considération des spécificités de la région.
C’est dans ce contexte qu’une nouvelle approche s’est développée, il s'agit de la construction
d'un ensemble d’extensions nommées « les nouveaux ksour ».
Les nouveaux ksour sont une option adoptée depuis 1992, date de l’initiation du premier
projet. La fonction principale de ces extensions est l’habitat avec les équipements de première
nécessité qui l’accompagnent. Ces ensembles sont apparus comme une tentative de répondre à
une crise quantitative et qualitative de logements. Ainsi, en réduire le coût de façon à
permettre aux populations à faibles revenus d’accéder à la propriété. Leurs acteurs expriment
aussi la volonté de combler le vide causé par la mauvaise gestion de la crise par les autorités.
Sur le plan urbain et architectural, ces ensembles sont une réaction contre l’urbanisation
anarchique que connait la vallée. Ils ont pour objectif la préservation de l’écosystème
ksourien ; une volonté qui s’est traduite par le choix du site, du style architectural, des
matériaux de construction ainsi que par l’organisation spatiale du ksar et des maisons.
3
Jacques DONZELOT, Marie-Christine JAILLET, séminaire sur les zones urbaines défavorisées en Europe et en Amérique
du nord, France, Éd. Plan urbain, 1997, p. 53.
4
En 1984, Ghardaïa est promue chef-lieu wilaya.
5
URBAT Ghardaïa, Rapport du plan permanant de sauvegarde et de la mise en valeur du secteur sauvegardé de la vallée du
M’Zab, décembre 2011, p.6.
6
Ibid., p.20.
2
Sur le plan social, ces ksour ont pour objectifs la relance des activités qui contribuent à la
cohésion sociale du groupe, affaiblie par la montée de l’individualisme. Ils visent également
l’implication de la population dans la production et la gestion de son espace bâti. Sur le plan
patrimonial, ces nouvelles extensions ont été pensées avec un souhait d’intégration culturelle
et paysagère, de prolonger la donnée millénaire de l’habitat local et de mettre en valeur le
patrimoine matériel et immatériel de la région. Enfin, sur le plan environnemental, l’évolution
anarchique du cadre bâti a engendré la dégradation du cadre paysager et environnemental de
la vallée et a causé le déséquilibre du système ksourien. Cela a amené les mozabites à penser
à une manière de bâtir respectueuse de l’environnement, issu de la culture locale et dans la
continuité du patrimoine matériel et immatériel de la région.
Chaque nouveau ksar est lié à l’ancien par la proximité géographique, la population et la
typologie architecturale adoptée. Les premiers projets sont ceux de Tinemmirine (1992) puis
Tafilelt(1997), ils sont les seuls à être totalement achevés et occupés. Ces derniers et le
nouveau ksar de Thaounza (2004) sont un prolongement de l’ancien ksar de Béni Isguen. On
trouve, également, le ksar d’Ioumed (1995) appartenant à Melika, celui de Tineaâm (2008)
annexé à Bounoura. Enfin ksar de Hamrayat (1996), Agherm an Ouazem (2007) et Ayrem
An Babaousmail (2008) situés en dehors de la vallée, à la commune d’Al Attef. Chacun de
ces projets est un cas particulier, ayant une genèse propre; liées à ses moyens financiers, ses
contraintes, ses principes et objectifs, ce qui fait d’eux, des exemples riches et variés en
expériences.
II.
Le processus de création des nouveaux ksour, un problème de mixité sociale.
Quand l’idée d’un nouveau ksar apparaît, elle est exposée aux habitants du ksar d’origine,
ainsi un comité social composé de notables de la ville est créé. Il a pour mission la sélection
des bénéficiaires en collaboration avec l’association du ksar7 et ses différentes achairs.8 Le
comité joue le rôle de médiateur entre les habitants et les gestionnaires du projet. Il encourage
également les jeunes à honorer leurs engagements financiers. Enfin, il constitue un garant
auprès des préteurs et favorise les échanges entre les intéressés et leurs proches plus aisés
susceptibles de les aider financièrement.
Après l’établissement de la liste des bénéficiaires, l’association entame les procédures
administratives, le permis de construire puis la réalisation des travaux. Ces diverses étapes se
font avec une étroite collaboration des habitants. Une fois sur le site, la conception est adaptée
aux contraintes réelles et le promoteur accompagne les habitants afin d’avoir des évaluations
et recueillir avis et critiques. Pour démarrer les projets, les associations ont recours soit aux
prêts ; de la part de bienfaiteurs, sinon à l’aide étatique ou une partie de la contribution de la
population. Ainsi, les acteurs principaux sont les bénéficiaires et l’Etat9, les achairs et des
bienfaiteurs anonymes peuvent également prendre en charge quelques bénéficiaires peu
solvables. Selon des proportions variables, des parties des projets sont réalisées dans le cadre
de Touiza. Celle-ci concerne soit la réalisation des parties communes: Al bordj, le rempart, le
boisement, l’aménagement des espaces extérieurs…etc. comme c’est le cas à Tafilelt,
Tineaâme. Soit, une participation de plus grande ampleur et plus active de la population
comme c’est le cas à Tinemmirine ; où chaque foyer était amené à effectuer 150h de Touiza.
7
Lors de la réalisation d’un nouveau ksar, une association à titre non lucratif se crée. Elle a pour mission : la gestion du
projet, la collaboration avec la population et elle est l’intermédiaire entre ceux-ci et les autorités locales. On cite à titre
d’exemple : l’association Amidoul du nouveau ksar de Tafilelt, l’association Touiza du nouveau ksar de Tinemmirine et
Thaounza, l’association Tineaâm du nouveau ksar de Tineaâm...etc.
8
L’achira / ou fraction, est l'unité administrative de base, elle regroupe les familles d'un ancêtre commun.
9
Un quart du budget était attribué par la Caisse Nationale du Logement.
3
Après l’occupation du ksar, la Touiza trouve place dans la gestion de celui-ci ; le nettoyage, le
boisement et les travaux d’intérêt général comme c’est le cas à Tafilelt et Tinemmirine.
Nous constatons que ces projets ont la particularité d’être le produit d’une dynamique
participative des habitants et d’une forte solidarité du groupe. En revanche, cette solidarité
n’inclut pas la totalité de la population de la vallée. Ces projets ne sont habités et construit que
par des Mozabites. Ce qui nous conduit à nous interroger sur les ressorts d’une forme de
communautarisme. Un constat qui nous a amené à poursuivre notre enquête sur le terrain pour
élucider ces aspects sans exclure des investigations sur le net (forums, réseaux sociaux, etc.)
et par le biais d’entretiens téléphoniques afin d’étudier cette question de mixité sociale et
ethnique dans les nouveaux ksour. Dans cette perspective nous nous sommes particulièrement
attaché à sonder les dispositions des principaux acteurs de ces nouveaux ksour ; architectes,
promoteurs, techniciens, membres d’association de ksar ; Amidoul, Touiza et Tenâam.
D’après nos interlocuteurs, qui ont insisté pour conserver leur anonymat, les nouveaux ksour,
malgré l’homogénéité de leur population, ne résulte pas d’un problème de cohabitation
ethnique. Ils confirment que le problème n’est pas celui d’ethnies car les groupes ont pu
cohabiter depuis des siècles.10 Le problème est celui de mentalités et d’enjeux spécifiques à
chaque groupe ; enjeux liés aux différences culturelles, doctrinales et mode de vie.., etc. et qui
imposent aux membres du groupe de faire preuve de solidarité envers les leurs ; même une
« mauvaise solidarité »11. Nos interlocuteurs ajoutent que « oui il y a une distinction spatiale »
mais elle ne concerne pas uniquement les nouveaux ksour, celle-ci touche l’ensemble de la
région. Elle est le résultat de l’évolution de l’urbanisation et du peuplement de la vallée. En
effet c’est par fraction que le ksar (le noyau fondamental de la vallée) est organisé. Après
l’occupation du ksar par des familles (fractions), celui-ci a des servitudes (cimetières,
palmeraie, un espace tampon après les murailles…etc.). Or ces espaces sont la propriété de
l’ensemble des fractions du ksar et il est donc impossible de s’y installer, sauf si les fractions
constatent elles-mêmes un besoin d’extension. 12 L’arrivée des Arabes était tardive et leur
installation était précaire (sous forme de tentes et de baraques). Ce n’est qu’avec le temps que
ceux-ci ont pu s’établir décemment, alors que les ksour et les espaces qui les entourent étaient
déjà des propriétés mozabites. Ce qui fait que chaque groupe occupait un espace déterminé et
des quartiers distincts dans la vallée.
En outre, certains de nos interlocuteurs confirment qu’il n’y a pas eu, en amont, l’intention
d’exclure une partie de la population — arabe —, de ces projets. Ils signalent que même les
Mozabites des autres ksour n’en ont pas bénéficié car chaque ksar (ancien) est responsable de
la réalisation de sa propre extension et du logement de sa propre population. Le système
adopté est celui de fraction afin que les logements aillent au plus nécessiteux de la population
de chaque ksar. De ce fait en constate alors que les nouveaux ksour de Tafilelt, Tinemmirine,
Thaounza, qui sont des extensions de Béni Isguen n’acceptent que les ressortissants de cette
cité. Il est de même pour le nouveau ksar de Tineaâm — extension du ksar de Bounoura —
qui accueille seulement des gens de Bounoura. Un membre de l’association Amidol a
signalé : « la demande dépasse l’offre, Tafilelt n’a même pas pu répondre au besoin de Béni
Isguen en matière de logement alors pourquoi aller chercher une population d’ailleurs ; soit
Arabe soit Mozabite. » .Cette façon de gérer les ksour, renvoie, en effet à la forte autonomie
des organisations locales, un concept cher au cœur des Mozabites.
10
La question de la cohabitation entre les deux groupes sera traitée avec plus de détails dans les pages qui suivent.
Cette terminologie est empruntée aux propos d’un de nos interlocuteurs. Est-il pertinent de parler de mauvaise solidarité ?
Le concept de complicité ne serait-il pas plus approprié ?
12
A l’exemple du lotissement Yidder qui était une propriété d’une des fractions du ksar de Béni Isguen et qui a été bâti sous
la hâte suite à un conflit avec les nomades en 1975.
11
4
En revanche, quelques-uns des acteurs interviewés confirment que l’exclusion de la
population non mozabite était systématique. Selon eux, l’homogénéité de la population
semble indispensable pour la réussite des projets ainsi que pour leur bon fonctionnement.
C’est le cas du nouveau ksar de Tafilelt, où l’isolement était visé dès le départ. Un objectif
exprimé par le choix du site d’implantation ; un site isolé, loin des extensions étatiques afin
d’assurer l’autonomie du ksar.13 En effet, l’ensemble des nouveaux ksour (Tafilelt, Thaounza
et Ténimirine) avec l’ancien ksar de Beni Isguen semble être un bloc étanche imperméable à
toutes infiltrations étrangères. Ce choix d’isolement est justifié par la crainte des conflits.
Crainte qui ne s’est que trop confirmée avec les derniers évènements de Ghardaïa. 14 En
revanche, Tafilelt enregistre des cas de bénéficiaires mozabites issus d’autres ksour, à ce
sujet, notre interlocuteur confirme que si les non Mozabites se voyaient d’emblée exprimer un
refus de leur candidature les Mozabites d’autres ksar, voyaient leur candidature examiné par
l’association en charge de l’admission. Malgré tout les élus étaient peu nombreux. Notre
interlocuteur s’est soucié de préciser qu’un mozabite de n’importe quelle ville, ayant épousé
une femme de Béni Isguen, avait le droit de déposer un dossier à Tafilelt.
Il semble aussi que la politique foncière adoptée par les autorités locales est en partie
responsable de la situation car elle renforce le séparatisme spatial et social dans la vallée. En
effet, ce sont les autorités locales qui se chargent de designer les assiettes foncières des
projets. Elles proposent des assiettes proches des quartiers mozabites quand le projet est
destiné aux Mozabites. De même, elles attribuent une assiette proche aux quartiers arabes
quand il s’agit d’un projet destiné à des populations arabes. Elles adoptent donc un “zoning“
— bien que cette politique satisfasse les habitants de la région puisque chaque groupe veut
rester dans son camp — “zoning“ qui va à l’encontre de l’encouragement d’une mixité
sociale. En fin de compte, force est de constater que les nouveaux ksour ne sont que dans la
continuité, et le résultat de cette politique foncière et des dispositions de toutes les parties en
présence. Bien que, malgré tout, les autorités locales prétendent essayer d’imposer des ratios
dans chaque projet de logement comme c’est le cas du ksar de Hamrayat à Al Atteuf. Dans ce
dernier cas, la condition de l’acceptation administrative du projet était que dans l’ensemble du
programme de logements, 23% devait être attribué à des non-Mozabites. Il semblerait en fait
que cette politique de ratio ne vise pas tant le renforcement de la mixité dans les quartiers
qu’une certaine justice dans l’accès aux logements. De fait, cette disposition n’a réussi qu’à
assurer une proximité spatiale sans autant avoir un effet réel sur la cohabitation sociale des
deux communautés.
III.
La mixité sociale est-elle la solution ?
La mixité (sociale/ethnique) a tendance à être présenter comme un remède aux maux de la
ville contemporaine, elle est adoptée dans les discours politiques, scientifiques et constituée
un élément fondamental des lois d’orientations de la ville. Dans une acception générale, la
mixité est définit comme la tentative de faire coexister dans un même espace des personnes de
sexes, de générations, de catégories socioprofessionnelles et d’origines différentes. En effet,
les acteurs de la ville misent sur la proximité spatiale afin de « créer une sociabilité » entre les
différents groupes et couches sociales. En effet, la mixité est considérée comme étant
l’augmentation des capacités de cohabitation entre les différents groupes
sociaux/professionnels, et éviter le cumule des handicape dans un espace limité.15 Ainsi, cette
13
La manière même de l’acquisition du foncier renvoie à une volonté d’isolement. En effet, l’assiette de l’actuel Tafilelt a été
racheté par un des notables de la ville de Beni Isguen, afin d’empêcher toute installation indésirable ; soit étatique ou par des
non-Mozabites à proximité du ksar. Ce n’est qu’ensuite que ce site a été utilisé pour l’implantation du projet.
14
Les zones les plus touchées par le conflit sont les zones mixtes (surtout Ghardaïa et Melika). Ce qui a amené les Mozabites
à croire que le choix fait par Béni Isguen ; homogénéité de la population, était le meilleur.
15
Jacques Donzelot, à quoi sert la rénovation urbaine ? La ville en débat, Paris, Éd. PUF, 2012, p. 33.
5
notion se présente comme le remède idéal à l’affaiblissement de la solidarité organique.16 Elle
est considérée comme mise « au service de la cohésion et de la lutte contre la ségrégation. »17
La mixité peut prendre également la forme d’ingénierie sociale si elle exprime la crainte d’un
repli communautaire. Elle devient, alors une « stratégie de dispersion » 18 ou une
instrumentalisation « du territoire contre la réapparition du fait communautaire »19.
Nous pensons que les nouveaux ksour renferment une visible volonté d’isolement et de vivre
entre soi. Adopter une politique de mixité sociale devrait assurer une fusion des différentes
catégories sociales, en effet, la mitoyenneté spatiale crée une proximité sociale et renforce la
cohésion et le sentiment d’appartenance à la ville. Ainsi, elle favoriserait l'apprivoisement des
différences, l'apprentissage de la tolérance, la dissolution des préjugés et le développement de
l'égalitarisme. Le côtoiement des différences sociales aide à la pratique du dialogue, la
confrontation des visions et l'émergence d'une culture citadine ouverte. En un seul mot, la
mixité (sociale/ethnique) serait une bonne solution afin d’éviter la fragmentation de la ville. 20
Malgré ces vertus, il reste néanmoins intéressant de soulever certaines questions. Dans le cas
des nouveaux ksour la ségrégation socio-spatiale peut être considérée comme une forme
d’isolement volontaire. En effet, les Mozabites se considèrent comme minoritaires surtout
avec la montée démographique non-mozabites dans la vallée. Dans ce cas l’absence de la
mixité peut être considérée comme un choix individuel d’un groupe lucide à son identité, ce
qui la rend inconsciemment discriminatoire. D’ailleurs, si on retourne à l’origine de la
création des villes de la vallée, on constate que les Ibadites ont visé le choix d’un site aride et
éloigné des grands axes car il remplissait les conditions d'isolement et de repli souhaité.21
Ainsi, cette hypothèse de « d’agrégation volontaire »22 se renforce, d’une part, du fait que ce
processus d’isolement n’est pas contraint par des politiques publiques discriminatoires.
D’autre part, les nouveaux ksour ne renvoient pas à des cas de concentration des classes
défavorisés. Alors, il est plus pertinent de les considérés comme l’expression d’une volonté de
vivre entre soi ;23 comme c’est le cas « des beaux quartiers parisiens par exemple, où la
concentration spatiale n’est pas vécue comme un processus d’exclusion ou d’élimination,
mais comme un phénomène volontaire d’agrégation des semblables ».24
Le regroupement pour des considérations communautaires permet aux habitants de bénéficier
des ressources du groupe, de tirer profil de son organisation sociale et économique. En effet
c’est en cela que réside une partie de la réussite des nouveaux ksour. Ces derniers bénéficient
d’une sorte de légitimité sociale grâce à l’implication des institutions traditionnelles dans les
différentes étapes des projets. Cette implication permet de transférer les valeurs sociales vers
les nouveaux ksour et d’éviter le déracinement de la population. Il a également permis
d’enclencher une démarche participative des habitants dans les différentes étapes des projets ;
16
Jacques Donzelot, Marie-Christine Jaillet, séminaire sur les zones urbaines défavorisées, op.cit.
Jacques Donzelot, quand la ville se défait, Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 78.
18
Marion Carrel, Faire participer les habitants, citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaire, Lyon, Éd. ENS,
2013. p. 52.
19
Thomas Kirszbaum, Mixité sociale dans l'habitat: revue de la littérature dans une perspective comparative, Paris, Éd.
la Documentation française, 2008. p. 48.
20
Gérard Baudin, « La mixité sociale : une utopie urbaine et urbanistique », Revue du CREHU, 2001, pp.10, p. 3.
21
Brahim Benyoucef, le M'Zab espace et société, Alger, Éd. IBD, 1992, p. 27.
22
Gérard Baudin, « La mixité sociale : une utopie urbaine et urbanistique », op.cit.
23
Cette forme de regroupement volontaire est considérée par Ernest Burgess (tradition de l’Ecole de Chicago) comme normal
et non pas négative. Dans la même logique de raisonnement, certains pensent que « la structure sociale ou culturelle uniforme
des quartiers n’est un problème que si elle est involontaire ou due à un manque de choix ». Voir : Thomas Kirszbaum,
Mixité sociale dans l'habitat, op.cit., p. 47.
24
Sonia Lehman-Frisch, la ségrégation : une injustice spatiale ? Questions de recherche, annales de géographie, 2009 - n°
665-666, pp 94-115, p. 100.
17
6
soit directement lors de la conception et lors des touiza 25 , soit indirectement par
l’intermédiaire des achairs et des associations. En effet, le communautarisme a permis aux
projets de bénéficier de l’héritage (social et économique) du groupe, de transmettre les valeurs
mozabites et de renforcer la cohésion du groupe.
Les nouveaux ksour manifestent également une stratégie identitaire pour que les habitants
puissent mener une vie de mozabites, avec ses particularités culturelles, doctrinales et
linguistiques et défendre ainsi une intégrité sociale et spatiale. En effet, cela justifie les choix
fait lors de ces projets ; le style architectural adopté, l’implication des institutions
traditionnelles, la participation des habitants, la gestion des ksour après occupation… etc. Une
politique publique en faveur de la mixité sociale peut être mal comprise et constituer ainsi un
obstacle à l’expression des vertus de cette forme d’organisation communautaire. Il est
important de signaler qu’un des facteurs qui favorise le vivre entre soi des Mozabites est : les
institutions traditionnelles et les associations. Celles-ci proposent différentes activités,
cérémonies et rencontres, afin de réunir les membres de la communauté. Mais aussi elles
permettent d’inculquer aux plus jeunes les normes du groupe, l’apprentissage de la
reconnaissance de leurs semblables, le renforcement de la cohésion du groupe et la
sauvegarde de son héritage social. Cette forme d’organisation fait que consciemment ou
inconsciemment les Mozabites se mettent à distance des autres. Dans ce sens, nous nous
interrogerons si les nouveaux ksour ne sont pas une tentative du groupe de renforcer leur
pouvoir social par un pouvoir sur l’espace de la ville ?26
En outre, le sens de la cohabitation variant selon la perception individuelle de celle-ci, la
mixité dans un quartier ou un immeuble peut être enrichissante dans un cas comme elle peut
être mal perçue dans un autre. Ce qui peut engendrer un malaise chez les habitants, malaise
allant jusqu’au conflit. La revendication de la mixité sociale s’est, également, justifiée par des
références historiques liées à un âge d’or de la ville où tout était mixé.27 Il s’agit, donc de
rétablir l’état initial souhaitable et équilibré de la ville. Cela dit, si c’est le cas pour certaines
villes, cette image ne correspond pas à la réalité historique des villes du M’Zab, où la mixité
était inexistante ; en tous cas pas avec la forme qu’on a tendance à lui donner. C’est, du
moins, ce que nous nous proposons d’établir grâce à un aperçu sur l’évolution historique de la
mixité et des relations entre les différents groupes dans la vallée. Aperçu historique qui nous
permettra de mieux comprendre la situation actuelle.

Avant l’indépendance; rapports dominants/ dominés entre citadins et nomades.
Durant cette période, deux groupes occupaient la vallée, les Mozabites et les nomades28. En
plus de la question doctrinale et linguistique, les deux groupes ont connu une évolution
historique et des dynamiques internes distinctes. L’élément nomade ; minoritaire, était sous le
contrôle mozabite,29 malgré ça, les rapports entre les deux groupes n’étaient guère faciles. Ils
25
Improprement traduit en français par le mot corvée, la touiza est « une forme de coopération où un groupe social se charge
à construire une habitation pour une personne dans une situation de nécessité. Ce groupe se crée et se structure chaque fois
que le besoin se fait sentir ». Mohamed Adad, entraide et participation dans l'habitat cas de Biskra et du M'Zab, Algérie, Éd.
Bahaeddine. 2012, p.109
26
Faouzi Adel, « Dans les beaux quartiers. - Pinçon, Michel et Pinçon-Charlot, Monique », Insaniyat , 1998, 150-152.
27
Gérard Baudin, « La mixité sociale : une utopie urbaine et urbanistique », op.cit., p. 7.
28
Les nomades sont des Arabes Malikites, il s’agit des Chaamba, des Madabih originaires de Djbel Amour et des Banu
Marzoug originaires de Nafta (Sud Tunisie). Jean Léon l’africain signale leur présence dans le M’Zab à partir du XVIe siècle.
Brahim Chirifi, sous la direction de Pierre Philippe Rey, études d’anthropologie historique et culturelle sur le M’Zab, thèse
de doctorat, Paris 8, 2003, p. 136.
29
La prise de Metlili par les Châambas a marqué la fin d’une période où les nomades étaient considérés comme étranger,
désormais ceux-ci ont un refuge au cœur de la vallée. Voir : Yacine Daddi Addoun, les relations entre ibadites et malikites
au M’Zab, institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). 1990.
7
prenaient deux formes, d’une part une relation de collaboration, les nomades étaient
serviteurs, protecteurs des caravanes mozabites et mercenaires chez les différents çoffs 30 .
Chaque cité essayait d’attirer vers elle le plus de clientèle; majoritairement nomade afin de
garantir la prospérité de son commerce. Cette dépendance a amené les nomades, jusque-là
exclus du droit de la ville, à s’installer de plus en plus près de leurs “patrons“; autour des
villes du M’Zab. D’autre part, et en dépit de leurs services, les relations (nomade, citadin)
pouvaient prendre une tournure violente. En effet les nomades étaient considérés comme une
source de troubles internes dans les cités mozabites, vu leur implication dans les conflits
politiques de la cité, pilleurs et destructeurs en cas de crises ou de sécheresses.31
Concernant la mixité dans les cités de la vallée on peut constater trois cas différents. Le
premier cas est celui des cités qui ont refusé toute installation d’étrangers à l’exemple de Béni
Isguen32. Cette ville a mis en place une législation stricte afin d’interdire tout rapport avec des
non-mozabites.33Le deuxième cas est celui des cités qui ont accepté l’installation d’étrangers,
à l’exemple de Ghardaïa. Cette ville a fait appel à des populations étrangères afin d’assurer sa
croissance économique. Ce fut le cas avec l’intégration de juifs Tunisiens (Djerba) et des
tribus arabes des Bani Marzoug, des Chaambas et des Madabihs. Chaque groupe occupait un
quartier dans la ville; les Beni Marzoug et les Madabihs occupaient la partie Est près du
quartier juif et les Chaamba occupaient la partie Sud-Est. Dans le cas de la ville de Ghardaïa,
ces différents groupes ont pu avoir le droit à la ville grâce à une solidarité économique. Mais,
très tôt, les institutions traditionnelles ont pris un ensemble de mesures afin de minimiser le
nombre des nomades à l’intérieur de la ville, pour des raisons d’ordre public.34 Enfin, des
30
Les çoffs sont une sorte de partie politique, il existe deux au niveau de chaque ksar, çoff Est et çoff Ouest, ainsi les
fractions ont la liberté d'adhérer à l'un ou à l'autre. Le çoff suprême a le privilège d’avoir un de ses membres comme chef de
l'exécutif. En temps de paix les deux çoffs se succèdent au pouvoir, en cas de conflit cela peut aboutir à une guerre. En
raison de ces conflits, certains çoffs ont établi des alliances avec des tribus nomades ; arabes. Ce qui a rendu ces derniers
indispensables pour maintenir l’équilibre des forces entre çoffs rivaux. Ces tribus ont fini par s’installer sous les remparts
puis à l’intérieur des cités. À l’exemple des Madabihs, qui se sont installés près de Ghardaïa en 1586 comme mercenaires
d’un des çoffs de la ville.
31
A cause de la sécheresse, au XIV, les Chaamba ont mis au siège la ville de Ghardaïa. Il fut levé après l’intervention de Béni
Isguen. Yacine Daddi Addoun, les relations entre ibadites et malikites au M’Zab, op.cit, p. 29.
32
Béni Isguen garde la particularité d’avoir une population homogène. Cela est dû, d'un coté à sa stabilité politique, de l’autre
côté, les notables de cette ville ont vu de Ghardaïa un exemple de ce qu’une mixité ethnique peut induire. En effet, le nomade
a été rendu coupable de la situation d’insécurité dans la vallée.
33
On cite quelques passages de conventions traitants de la présence des étrangers dans la ville de Béni Isguen: La convention
de 1776 : « …un individu ne professant pas la doctrine Ibadite ne pouvait être propriétaire dans la ville (…) Il a été
également décidé que, chaque fois un étranger hériterait d’un immeuble quelconque, la valeur de cet immeuble, estimée par
expert, lui serait remboursée. En aucun cas, il ne pourra être autorisé à résider en ville comme locataire ou à tout autre
titre. » Voir : Marcel Mourad, les kanouns du M’Zab, Alger, Ed. Adolphe Jourdan, 1903, 27/28. La convention de 1848 :
«… les Azzaba et laïcs ont décidé d’interdire à tous d’accorder la droit d’asile à des étrangers… ». La convention de 1871 :
« cette convention interdit à tout nomade habitant sous la tente de s’installer en ville. Aucune alliance ne devra être
contractée avec des étrangers, ceux qui épouseraient une fille étrangère devront quitter la ville ». La convention de 1879 :
« interdit aux habitants de Béni Isguen de vendre/acheter des armes aux étrangers (citadins ou nomades). L’interdiction de se
regrouper avec des étrangers sans autorisation des institutions traditionnelles ». Brahim Chirifi, études d’anthropologie
historique et culturelle sur le M’Zab, op.cit., p. 146/147.
34
Malgré l’infériorité numérique des nomades à l’intérieur du ksar de Ghardaïa. Ceux-ci, jouaient un rôle important dans
l’équilibre des forces entre çoffs. Ce qui donne à dire que l’hostilité mozabite envers les nomades, contrairement aux juifs,
était due à l’implication de ceux-ci dans les troubles internes des cités. Parmi les textes traitant de la présence des étrangers
dans la ville de Ghardaïa, on cite quelques passages : une convention datant du début du XVIIe siècle : « Azzaba et Djemaa
ont délibéré sur la mesure à prendre pour faire diminuer les méfaits et empêché les habitants de la ville d’être gênés.(…) ils
ont alors décidé de vendre les maisons des Malikites bâties postérieurement à la décision d’interdiction et de leur réserver
celles qui avaient été édifiées antérieurement à cette décision pour les habiter moyennant loyer et les louer les uns aux
autres. ». La convention de juillet 1731 : « Les Azzaba et la Djmaa se sont réunis et ont décidé d’infliger une peine à
quiconque introduirait dans la ville un Malikite (…) Ils ont alors institué que, comme punition de celui qui logera un Malikite
dans la ville, il sera chassé par la force…. ». Convention de novembre 1776 : « voyant qu’il leur était difficile d’expulser
les Malikites et autres arabes des maisons bâties qu’ils possèdent étant donné leur longue occupation, ils ont décidé de
laisser à ceux qui le voudraient la faculté de les convertir en magasin ouvert pour l’entrepôt de marchandises sans pouvoir y
habiter ou les vendre aux ibadites moyennant le prix qu’ils voudraient (…) toute acquisition ultérieure sera nulle et le
vendeur, le rédacteur de l’acte et les témoins seront condamnés par les Azzaba et la Djmaa (… ) Ils ont aussi décidé que
8
cités qui ont accomplis une alliance avec des nomades, comme c’est le cas de Melika, qui a
signé un traité avec les chaambas de Metlili. Suite à quoi et pour assurer l’accomplissement
des conditions du traiter, les deux villes ont effectué un changement de population, 10
familles mozabites de Malika se sont installées à Mételili, de même 10 familles Chaambas de
Mételili se sont installées à Melika.35
Il semblerait, d’après les différentes conventions citées précédemment, que les Mozabites
contrôlaient de manière stricte la situation démographique de leurs cités. Ils n’acceptaient
qu’avec parcimonie d’accorder un droit de cité aux étrangers. Il semble aussi qu’un équilibre
entre la croissance démographique et les ressources naturelles des villes était indispensable
pour survivre dans un milieu hostile comme le M’Zab. En outre, durant cette période, non
seulement les nomade étaient perçu comme des étrangers, mais les relations avec eux
s’inscrivaient au mieux dans le cadre clientélaire, au pire dans des rapports de domination/
soumission. Ainsi nous pouvons parler dans ce cas d’une « politique étrangère » plus que
d’une mixité. D’ailleurs, ce contrôle démographique ne concernait pas uniquement les « nonmozabites ». Les Mozabites, eux même étaient régies par des normes strictes malgré leur
liberté de circulation dans les villes de la vallée. Un Mozabite pouvait quitter une ville pour
aller s’installer dans une autre mais il perdait la « citoyenneté municipale » de la première et il
n’était plus membre de sa fraction. En revanche, il devait intégrer une achira dans la ville
d’accueil et prendre le nom de « nazil »36. De cette façon, il parvenait à préserver ses droits et
accomplir ses devoirs de citoyen envers sa nouvelle ville. C’est dire que malgré l’unité des
cités de la pentapole, chacune d’elle fonctionnait comme un état autonome.
En outre, la cité elle-même était divisée entre les fractions, Chaque achira occupe un quartier
déterminé. La famille se projette ainsi dans l’espace et en devient « l’ordonnatrice » 37 , à
l’exemple du ksar de Béni Isguen : « la zone qui allait de la place du marché jusqu’à la porte
orientale était habitée exclusivement par les fractions du Saff de At Moussa ; de la place à la
porte occidentale était le territoire des At A’nan alors que le sommet de la ville était réservé
aux noirs et aux métis. » 38 . L’organisation de l’espace de la ville était régie par des
considérations tribales, cette séparation touche même la ville des morts car chaque groupe
lignager avait son propre cimetière. Donc il semble que la notion de mixité n’était guère
présente dans l’organisation de la cité mozabite. En effet, ce constat renvoi peut être vers une
longue histoire de division tribalo-segmentaire qui a laissé ces traces sur l’espace de la cité.

Après l’indépendance, une cohabitation difficile.
La colonisation a accéléré le processus de dégradation du nomadisme, ce qui a conduit à une
installation massive des nomades autour des villes mozabites sans pour autant améliorer leurs
conditions de vie. En outre, c’est durant cette période qu’une conscience nationale
quiconque deviendrait propriétaire d’une maison ou d’un magasin par suite d’héritage du chef d’un ibadite en recevra la
valeur en argent et sera astreint à la vendre à moins qu’il se trouve avec lui un co-héritier Ibadite … ». La convention
d’avril 1795 : « Il a été décidé qu’aucun Malikite ne pourra jamais acheter un immeuble dans la ville (…) Quant aux
M’Dabih, ceux qui ont été maintenus dans leur propriété y resterons eux ou leur héritiers, mais ils ne pourront en consentir
la vente qu’aux gens de la ville … ». La convention confédérale de 1726 : « Si c’est un arabe, eût-il épousé une fille du pays,
il ne peut se fixé dans l’une des villes. Si un arabe meurt dans l’une des villes, ses héritiers sont autorisés à venir recueillir
son héritage sans pouvoir se fixer dans la ville. Si cet arabe a un associé dans la ville, il doit faire estimer l’héritage et
prendre sa part en laissant celle de son associé ». Brahim Chirifi, études d’anthropologie historique et culturelle sur le
M’Zab, op.cit., p. 140-144.
35
Le père Louis signale que le traité a été signé vers l’an 1317 mais aucune donnée historique ne confirme cela.
36
Nazil / annexé à la cité, est utilisé pour décrire une personne qui n’appartient pas aux familles fondatrices d’une ville « açil/
originaire de la ville ».
37
Mohamed Addad, entraide et participation dans l'habitat, op.cit., p.109.
38
Brahim Cherifi, études d’anthropologie historique et culturelle sur le M’Zab, op.cit., p. 203.
9
« l’existence d’une nation commune » est apparus. Après l’accession à l’indépendance
nationale du pays, la situation de la vallée a changé, le Mozabite n’est plus le maître des lieux
et le nomade ne demeurait plus l’étranger indésirable. 39 Les deux sont désormais citoyens
Algériens égaux devant la loi. Cette égalité, n’a pourtant pas pu effacer les inégalités
imaginaires 40 , ni les traumatismes d’actes racistes survenus là où les Mozabites étaient
minoritaires41, ni faciliter l’intégration des nouveaux sédentaires à la ville.
La position officielle vis-à-vis de la région était marquée par une politique de camouflage et
d’assimilation par « acculturation » 42 qui suppose l’abandon des références culturelles
régionale en faveur des principes idéologiques de référence de l’Etat algérien. Cette position a
été suivie par des déstructurations du tissu social afin de réaliser un tissu adapté aux intérêts
nationaux proclamés.43 Cette politique n’a finalement fait qu’aggraver les tensions entre les
deux communautés. Chacune ayant tendance à confirmer sa différence et tente de gagner plus
de pouvoir. Les non Mozabites, très longtemps exclus de la ville, n’ont eu le droit d’y accéder
que tardivement. Leur lutte s’est traduite dans la ville afin de prouver une légitimité ; se faire
une histoire ; une mémoire mais aussi une lutte pour s’intégrer (une lutte pour le logement,
pour le travail, pour une vie meilleure). La situation s’est compliquée avec des nouveaux flux
d’immigrés vers la vallée, qui sans aucune prise en charge sociale ont eu des difficultés
d’intégration et d’assimilation. Quant aux Mozabites, ils ont le sentiment de devoir lutter
contre des envahisseurs, des ancien étrangers qui, par la force des choses, leurs ont été
imposé. Une lutte dans laquelle la prise de la ville est devenue un signe de pouvoir et son
espace en devient l’arme.44
Ce stress trouve les ingrédients psychologiques, historiques et socio-économiques pour se
transformer en conflit pour le plus banal des prétextes45. Cette situation a fait de l’espace de la
ville une scène sur laquelle se déroule le conflit communautaire. Celui-ci a influé la
répartition des deux groupes sur le territoire de la vallée. Il a eu un effet sur la question de la
mixité, la répartition de la population se fait suivant des considérations communautaires. En
effet, les palmeraies, les anciens et les nouveaux ksour sont occupés majoritairement par des
Mozabites, ainsi que les lotissements qui les entourent. Les non Mozabites occupent, quant à
39
B. Benyoucef qualifie cette étape – la transition entre avant et après l'indépendance – d'un passage de Cité à l'Etat nation.
Depuis leur installation à la vallée, les mozabites n'ont jamais été obligés de coopérer avec une autorité supérieure. Avec
l'indépendance, les mozabites étaient obligés de s'adapter à la réalité d'un pouvoir centrale qui ne s'accordait pas forcement
avec leurs intérêts et manière de gestion.
40
Évoquant les esclaves noirs américains, Alexis de Tocqueville écrivait en 1835 : « Il y a un préjugé naturel qui porte
l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal. À l’inégalité réelle que
produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a sa racine dans les mœurs » voir : Horia Kebabza,
« L’universel lave-t-il plus blanc ? » : « Race », racisme et système de privilèges, p.1. http://cedref.revues.org/428
41
Yacine Daddi Addoun, les relations entre ibadites et malikites au M’Zab, p. 45. La tradition orale de la région est saturée
de « stéréotypes » exprimant le type de rapports existants entre les deux communautés. Les mozabites sont assimilés aux
juifs, cette analogie n’est point innocente. Ils sont aussi qualifié de kharidjit « tueur des deux kalif de l’islam ». Ils sont aussi
accuser de ne pas avoir participé à la guerre de libération. À une certaine époque même le mot M’zabi avait une connotation
péjorative. Chez les mozabites employés le mot arabe signifie une personne de sale, qui a un mauvais comportement, qui
fume. Tous ces propos trouvent de la place lors des conflits afin de justifier des actes violents envers l’autre.
42
Joël Roman, Ville, exclusion et citoyenneté, entretien de la ville II, p. 120.
43
Les années 1970 étaient celle d’oppression et de discrimination pour les mozabites, qui ont vu leur institutions
traditionnelles se réduire à niant. Contrairement aux arabes, qui étaient plus conforme avec l’idiologie officielle.
44
Les noms des villes et des lieux créent également problème, chaque groupe a sa propre version du sens de leurs noms.
Comme si chacun des deux groupes se crée une légitimité, une antériorité dans la vallée par l’histoire et la mémoire des lieux.
45
La vallée était le théâtre de plusieurs conflits communautaires, nous citons uniquement ceux de la période postcoloniale.
Les troubles déclenchés à Béni Isguen en 1975, puis à Ghardaïa en 1985. En 1988, des conflits se sont déclenché à Guerrara
puis à la ville de Barianne en 1990 (les deux villes étant en d’hors de la vallée mais elles sont marquées par le même
problème). Puis celui de l’année passée 2014. Il est important aussi de signaler la crainte qu’a le mozabite de subir le sort des
autres communautés ibadites du Maghreb ; en Tunisie et en Lybie, surtout avec la croissance démographique de la population
malikite dans la région.
10
eux, l’espace interksourien. C’est dans ce contexte que l’idée des nouveaux ksour est apparue,
en effet ils ne sont que dans la continuité de cette logique de séparation sociale et spatiale.
Conclusion.
Malgré les vertus que peut avoir une politique de mixité sociale/ethnique, celle-ci semble être
« utopique »46 dans le contexte actuel de la vallée. En effet la question de la mixité est un
sujet très épineux. La meilleure preuve en est que tous mes interlocuteurs ont réclamé
l’anonymat. Certains ont été prudents dans leurs réponses, d’autres se sont visiblement autocensurés afin de ne pas paraitre raciste. D’autres encore ont refusé de répondre. Certains enfin
m’ont même suggéré de changer le sujet de recherche. Pour eux ce type de sujet n’a qu’un
seul objectif ; semer la pagaille « ‫ » الفتنة‬entre les deux communautés. Toutes ces réactions
traduisent l’ampleur du malaise qui règne entre les deux communautés. Le séparatisme spatial
semble une traduction concrète de cette état de stress mais également un choix.
Les nouveaux ksour s’inscrivent dans la continuité de tout un processus de séparation sociospatiale. La situation semble devenir de plus en plus critique surtout avec l’absence d’une
politique efficace. Chaque communauté crée ses espaces résidentielles de manière
indépendante comme si la ville de Ghardaïa évoluait dans deux sens, avec deux logiques.
Mettant ainsi la ville en état de division et de désolidarisation. Quant à notre appréciation du
sujet, il semble que la mise en place d’une mixité dans la vallée est un objectif hors de portée
dans le contexte actuel. La situation épuise les deux communautés. Après plusieurs conflits,
chaque groupe se repli dans son camp. Ainsi un de nos interlocuteur Mozabite
rétorque: « qu’on nous laisse vivre tranquille, ils [les Arabes] ont tout le désert devant eux,
qu’ils prennent tout, on veut juste vivre en paix. Nos ancêtres n’ont pas eu tort quand ils sont
venus s’installer en plein désert et encore ! On nous a suivi jusqu’ici.». En effet, la totalité de
nos interlocuteurs ont exprimé une nette volonté de séparatisme spatial, sous couvert de
différences doctrinales, de modes de vies, mais aussi pour des raisons de sécurité.
Toutes ces raisons rendent impérieuse la nécessité d’une politique allant dans le sens de
l’encouragement d’une mixité. En outre la concentration ethnique est considérée comme un
facteur de dégradation47 et se rapporte à la notion de « ghetto ». Il n’en reste pas moins que
l’encouragement de la mixité devra être mené avec d’infinies précautions car une mauvaise
cohabitation peut mener à des résultats inverses que ceux escomptés ou aboutir à une
proximité spatiale avec le maintien d’une distanciation sociale ; comme c’est le cas avec le
système des ratios (cas du nouveau ksar de Hamrayat). Enfin, une politique de mixité doit être
entreprise avec la participation des habitants et dans le but d’augmenter leur pouvoir de
s’auto-organiser. L’objectif pourrait être de mettre en place une mixité animée par la base
« un choix fait par les habitants » et non pas par le haut « imposé par les autorités ». Dans ce
sens il est important d’établir une collaboration entre les autorités officielles et les institutions
traditionnelles des deux groupes qui, même si elles n’ont pas une existence officielle,
bénéficient d’une crédibilité et d’un poids social important. Enfin, nous pensons que le sujet
mérite plus qu’une simple intervention dans un colloque mais tout un travail de recherche afin
de bien cerner la complexité de la situation, une enquête dans les deux cotés (mozabite/ et
non-mozabite) semble indispensable.
46
Jacques Donzelot, à quoi sert la rénovation urbaine ? , op.cit., p. 148.
Nadir Boumaza, relations interethniques dans l’habitat et dans la ville, agir contre la discrimination, promouvoir les
cultures résidentielles, Paris; Budapest; Torino, Le Harmattan, 2003, p.12.
47
11
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