La construction de l`identité professionnelle des étudiants sages

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La construction de l`identité professionnelle des étudiants sages
La construction de l’identité professionnelle des étudiants sages-femmes :
entre reproduction des stéréotypes sexués et socialisation professionnelle
Isabelle HERVO-DESMEURE1
En France, les professions médicales sont au nombre de trois (comme définies par le livre
I du Code de la Santé Publique) : les médecins, les chirurgiens dentistes et les sages-femmes
(Titre V du livre Ier du Code de la Santé Publique). La sage-femme exerce une profession
médicale à compétence définie, encadrée par la loi et un ensemble de dispositions
réglementaires, dont le Code de déontologie. Ses compétences concernent la femme enceinte et
la naissance mais sont circonscrites à la grossesse physiologique et à l’accouchement normal. En
effet, la sage-femme doit faire appel à un médecin en cas de grossesse ou d’accouchement
pathologique, amenant ainsi une ambiguïté sur son statut de profession médicale et entrainant
une autonomie professionnelle relative (Carricaburu, 1992). De nombreux travaux se sont
intéressés à la féminisation des professions (Marry, 2004 ; Cacouault-Bitaud, 2001) amenant le
débat féminisation/dévalorisation. Ici, l’apparition d’hommes dans une profession marquée par
sa féminisation et ordonnée autour de compétences socialement construites comme féminines,
comme les qualités relationnelles et d’empathie envers la femme enceinte (Charrier, 2007a) est
la base du questionnement. La question du genre se pose dans le sens, où ce sont des hommes
qui investissent un bastion historiquement investi par les femmes et socialement défini comme
féminin.
er
La profession de sage-femme, est donc doublement marquée par le féminin et la femme :
elle est exercée historiquement et traditionnellement par des femmes et elle porte sur une
expérience intimement féminine, à savoir la grossesse et l’accouchement. En 2008, un peu plus
de 98% des SF sont des femmes en France. L’ouverture aux hommes de cette profession est
récente, puisqu’elle date de 1982.
Les sages-femmes françaises sont actuellement dans une période de reconquête
professionnelle. La revalorisation du cursus de formation, pour affirmer le caractère médical de
la profession (Schweyer, 1996), est une première étape. Ainsi, depuis 2002, l’intégration aux
écoles de sages-femmes est subordonnée à l’obtention de l’examen de fin de première année de
médecine (PCEM1). La masculinisation, même discrète, de la profession de sage-femme peut
s’expliquer par ce nouveau mode de recrutement. En effet, suite à un classement insuffisant à
l’issue du PCEM1 pour obtenir médecine ou dentaire, certains garçons n’ont pas d’autre choix
que celui de sage-femme. Philippe Charrier (2004) parle de choix par défaut pour ces étudiants.
Les étudiants sages-femmes seraient donc confrontés à un double handicap lors de leur
arrivée dans le cursus sage-femme : un choix « contraint » et une non-possession de qualités
féminines pour exercer cette profession. Comment des garçons font-ils le choix d’exercer cette
profession et comment construisent-ils leur identité professionnelle au sein d’une profession
essentiellement exercée par des femmes dont l’activité « porte sur l’espace le plus intime du
corps de la femme et sur une expérience que seules les femmes peuvent connaitre ? » (Charrier,
2007)
Trois dispositifs sont mobilisés pour ce travail. Une étude statistique de six promotions
d’étudiant(e)s sages-femmes de l’école de sages-femmes de Nantes permet d’explorer leur choix
à être sage-femme, à l’issue du PCEM1, puis des entretiens semi-directifs réalisés avec des
étudiants sages-femmes et une observation participante complètent la recherche.
1
Sage-Femme enseignante, Ecole de Sages-femmes, Nantes.
1
Les garçons sont encore peu nombreux dans les écoles de sages-femmes françaises. On
peut parler d’une masculinisation encore timide de la profession de sage-femme. Le recrutement
par PCEM1 devrait, selon les projections statistiques (Charrier, 2007b), participer à une
augmentation de leurs effectifs dans les années à venir. Si le désir initial des garçons, à leur
entrée en PCEM1, n’était pas d’exercer la profession de sage-femme, il semble que leur
intégration, au sein d’une formation fortement féminisée, soit réussie. La position minoritaire
des hommes ne constitue pas un handicap, mais serait plutôt un atout. « Les privilèges de la
masculinité - ou de la mâleté (maleness) - apparaissent d’autant plus nettement que
l’appropriation masculine des ressources (économiques et symboliques) de ces espaces sociaux
bénéficie d’une visibilité immédiate au regard des expériences féminines majoritaires »2. Ainsi
les hommes ont des parcours professionnels beaucoup plus ascensionnels dans ces professions
féminines.
La construction de leur identité professionnelle débute dès leur entrée à l’école de sagesfemmes. La formation initiale participe à leur transformation, en déterminant « les critères
formels de compétence », mais elle crée « aussi entre les futurs membres de la profession un
noyau commun de connaissances et d’attitudes »3. Les années de formation ont un impact
important. Le contact avec le milieu hospitalier et la profession de sage-femme constitue une
phase d’initiation, qui peut être parfois violente pour certains étudiants. Le vécu des études,
parfois difficile, peut amener des tensions qui peuvent opposer les aspects positifs de la
profession (l’importance du relationnel avec les patientes, la diversité du mode d’exercice, le
rôle de la sage-femme dans l’univers de la naissance) et les aspects négatifs (les relations avec
les médecins, la hiérarchie hospitalière, l’autonomie relative des sages-femmes).
Leur habitus masculin participe à leur processus de construction, de déconstruction et de
reconstruction (Dubar, 2006) tout au long de leur cursus. Pour contourner les compétences de
genre requises pour l’exercice de la profession de sage-femme, ils mettent en exergue
l’autonomie professionnelle, s’appuyant sur son statut de profession médicale. Pour contourner
cette compétence de genre, les hommes défendent des logiques d’action, afin qu’elle ne soit plus
la base de la compétence professionnelle : ils favorisent leur écoute auprès des patientes sans
porter de jugement, ils privilégient la relation soignant-soigné, la femme attendant un service
d’un professionnel, et ils utilisent leur marginalité dans la profession pour rendre plus visible
leur actions professionnelles. Ainsi s’ils n’excluent pas la dimension relationnelle dans
l’exercice de leur future profession, ils privilégient les compétences professionnelles et
techniques. Le passage via le PCEM1 apporte un côté valorisant, et ils veulent rapprocher leur
pratique de celle des médecins, qu’ils envisageaient d’être.
Leur volonté d’exercer une activité libérale, lorsqu’ils seront diplômés, est prédominante
dans notre population. Cela les démarque des sages-femmes en activité qui sont majoritairement
salarié(e)s dans le secteur hospitalier. Si ce domaine a leur préférence, ils s’éloigneraient alors
du cœur du métier, l’accouchement4 qui est l’acte valorisé et valorisant socialement.
Leur désir de se spécialiser en échographie, pour la plupart, peut être une autre forme de
reconnaissance sociale. Les garçons attirés par cette spécialité, se distinguent par leur genre, qui
induit que les hommes se tournent vers les tâches les plus techniques (P. Tabet, 1998) et plus
valorisantes socialement.
Leur genre n’est pas vu comme un obstacle pour s’insérer dans la profession de sagefemme et ils profitent de ce fait, en ayant une dynamique de segmentation professionnelle. Peut-
2
N. Le Feuvre, J. Laufer, Introduction, In Y. Guichard-Claudic, D. Kergoat, A. Vilbrod (dir.), L’inversion du genre,
Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin…et réciproquement, Rennes : Presses Universitaires de
Rennes, 2008, p. 209
3
E. Freidson, La profession médicale, Paris : Payot, 1984, p. 98
4
Les sages-femmes libérales pratiquent rarement les accouchements à domicile.
2
on entrevoir une sorte de distinction masculine ? Si leurs effectifs augmentent au sein de la
profession de sage-femme, il pourrait y avoir effet de groupe et un désir de se faire valoir.
Le sentiment d’appartenance au groupe professionnel fait partie de la construction de leur
identité professionnelle. Leur investissement semble sincère dans le mouvement actuel de
professionnalisation des sages-femmes. Leurs interrogations sur l’évolution de la profession sont
récurrentes dans leurs discours et leur genre leur semble être un atout dans la lutte actuelle de
reconquête professionnelle, exprimant ainsi leur libido dominandi (Bourdieu, 1998).
Mais si les étudiants sages-femmes se constituent une identité professionnelle de base,
lors de la formation initiale, il semble nécessaire de préciser qu’elle n’est pas stable et définitive.
Leur future insertion professionnelle, le travail en équipe, la participation à des congrès,
l’adhésion à une association professionnelle ou l’acquisition de nouvelles technologies sont
d’autres critères de socialisation professionnelle amenant une dynamique et une mouvance pour
l’identité professionnelle.
Références Bibliographiques
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3
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5

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