le surintendant à la chapelle de versailles - Philidor

Transcription

le surintendant à la chapelle de versailles - Philidor
« LA CHAPELLE ROYALE DE VERSAILLES »
LE SURINTENDANT À LA CHAPELLE DE VERSAILLES
GRANDS MOTETS DE JEAN-BAPTISTE LULLY
Samedi 6 et dimanche 7 décembre 2003
Chapelle royale du château de Versailles
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PROGRAMME
JOHANN CASPAR FERDINAND FISCHER
Journal de Printemps, suite n° 1
(ca 1670-1746)
Ouverture, Marche, Air des combattants,
Rigaudon, Menuet, Chaconne
JEAN-BAPTISTE LULLY
Grands Motets
- Jubilate Deo *
(1632-1687)
[LWV 77/16]
- Miserere mei Deus *
Psaume 50 [LWV 25]
- Quare fremuerunt gentes **
Psaume 2 [LWV 67]
- Domine salvum fac Regem *
Psaume 19, 10 [LWV 77/14]
Amel Brahim-Djelloul, dessus
Damien Guillon, bas-dessus
Howard Crook, haute-contre
Hervé Lamy, taille
Arnaud Marzorati, basse-taille
LES PAGES ET LES CHANTRES
DU CENTRE DE MUSIQUE BAROQUE DE VERSAILLES
L’ENSEMBLE MUSICA FLOREA DE PRAGUE
(direction musicale : Marek Stryncl)
DIRECTION
: OLIVIER SCHNEEBELI
* Les partitions du Jubilate Deo (restitution : Thomas Leconte) et du Miserere mei Deus
sont en préparation aux Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles ;
la restitution du Domine salvum fac regem a spécialement été préparée pour ce programme.
** Nous adressons tous nos remerciements à Hervé Niquet et au Concert Spirituel
pour le prêt de leur restitution du Quare fremuerunt gentes.
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LES PAGES ET LES CHANTRES DU CENTRE DE MUSIQUE BAROQUE DE VERSAILLES
direction : Olivier Schneebeli
LES PAGES
concert du 6 décembre :
Pierre Blaise, Côme Cladière, Alexis de Compreignac, Alexis Galli,
Augustin Gaudemer, Romain Grimal, Noémie Imbault, Izumi Lusson, Stéphane Ung
concert du 7 décembre :
Emmanuel Bommelaer, Alice Carlier, Camille Charles, Côme Cladière, Alexis Galli,
Casimir Gosset, Romain Grimal, Antoine Mercier, David Mercier, Stéphane Ung
LES CHANTRES
Béatrice Gobin, Magali Lange, Yukari Miyauchi, Sarah Szlakmann, dessus
Jean-Sébastien Beauvais, Julien Freymuth, Cécil Gallois, contre-ténors
Lisandro Nesis, Ludovic Redon, Matthieu Chapuis, Aurélien Miquel, tailles
Nicolas Boulanger, Sébastien Brohier, Vincent Madignier, Louis-Pierre Patron,
Ludovic Provost, Marduk Serrano, basses-tailles et basses
L’ENSEMBLE MUSICA FLOREA DE PRAGUE
(direction musicale : Marek Stryncl)
Milos Valent, Simona Tydlitatova, Eleonora Machova,
Peter Michalik, Lubica Habart, Adela Stajnochrova,
Veronika Jichova, Jirina Strynclova, violons
Lydie Cillerova, Frantisek Kuncl, Josef Fiala, Peter Sestak,
Vojtech Semerad, Ivo Anyz, tailles de violon
Marek Stryncl, Petr Malisek, violoncelles
Peter Krivda, viole de gambe
Ondrej Stajnochr, contrebasse
Premysl Vacek, théorbe
Krystof Lada, basson
Marek Niewiedzial, Marcel Plavec, hautbois
Jana Semeradova, Marek Spelina, flûtes
Frédéric Desenclos, orgue positif
Fabien Armengaud, clavecin
L’Académie des Beaux-Arts, la Fondation Khôra de l’Institut de France,
l’Établissement public du musée et du domaine national de Versailles
et le Fonds pour la Création Musicale (FCM)
apportent leur soutien aux Pages et aux Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles
pour l’enregistrement des Grands Motets de Jean-Baptiste Lully,
qu’ils réalisent avec l’Ensemble Musica Florea de Prague pour le label K617,
les 6 et 7 décembre 2003.
Les Pages et les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles
sont subventionnés par le Ministère de la Culture,
le Sénat, le Conseil Régional d’Île-de-France,
le Conseil Général des Yvelines et la Ville de Versailles.
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LA MUSIQUE DE LA CHAPELLE ROYALE SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XIV
Département le plus ancien de la Musique royale, la Chapelle réunissait l’ensemble des
chanteurs et des instrumentistes affectés au service ordinaire des offices religieux de la Cour.
L’institution appartenait à la Maison du Roi et devait conserver un caractère itinérant jusqu’à la
Révolution. L’ensemble se faisait en effet entendre dans les différents lieux de culte royal de la
capitale (Louvre, Oratoire, Saint-Germain-L’Auxerrois…) et suivait le souverain dans tous ses
déplacements, aussi bien lors des séjours saisonniers de la Cour à Fontainebleau ou Saint-Germainen-Laye, que pour des festivités importantes comme, par exemple, le Sacre du roi à Reims. La
Chapelle-Musique – distincte de la Chapelle-Oratoire qui regroupait les ecclésiastiques chargés du
service liturgique – comprenait des chapelains (pour l’exécution du plain-chant lors des grandsmesses et cérémonies solennelles) et une proportion sans cesse croissante de chanteurs et
d’instrumentistes laïcs qui interprétaient les compositions polyphoniques. À l’ensemble, exclusivement masculin, s’ajoutaient les voix enfantines des Pages de la Chapelle tous placés sous l’autorité
d’un clerc.
Plusieurs fois remaniée sous les règnes de François Ier, Henri IV et Louis XIII, la ChapelleMusique connut sous Louis XIV deux nouvelles réorganisations. À partir de 1663, le service
annuel – jusque-là divisé en semestres – fut réparti entre quatre Sous-Maîtres chargés de la
formation des Pages, de la composition et de l’exécution des pièces polyphoniques ; Thomas
Gobert, Gabriel Expilly, Henri Du Mont et Pierre Robert furent les premiers nommés à ces postes.
En 1683, peu après l’installation de la Cour à Versailles, le Roi organisa un concours pour
remplacer Robert et Du Mont (Gobert et Expilly avaient respectivement démissionné en 1668
et 1669) : les lauréats furent Michel-Richard de Lalande, Guillaume Minoret, Pascal Colasse et
Nicolas Goupillet. Ces deux réorganisations coïncidaient avec la fondation (1662-1663) puis la
confirmation de l’Église gallicane (déclaration « des Quatre articles », 1682) : le Roi « TrèsChrétien »ne devait se soumettre à aucun pouvoir temporel ou spirituel, hormis Dieu, dont il était
le représentant sur terre.
La Messe de Louis XIV
Contournant la liturgie traditionnelle romaine dès les premières années de son règne personnel, Louis XIV – tel un nouveau David – allait désormais faire chanter à sa messe quotidienne des
motets, principalement composés sur des poèmes para-liturgiques (hymnes, antiennes…), des
psaumes ou des poésies néo-latines. L’ordinaire dicté par le pouvoir « temporel » de Rome fut
conservé, mais devait être récité à voix basse par l’officiant pendant que le Roi entendait la musique
de sa Chapelle. Le poète Pierre Perrin décrivit le déroulement de l’office dans l’avant-propos de son
recueil de Cantica pro Capella Regis (1665), textes qu’il composa
« …pour la Messe du Roy, où l’on en chante d’ordinaire trois [motets], un grand, un petit pour
l’élévation et un Domine salvum fac Regem. J’ay fait les grands de telle longueur, qu’ils peuvent tenir un
quart d’heure […] et occuper le commencement de la Messe jusqu’à l’élévation. Ceux de l’élévation
sont plus petits et peuvent tenir jusqu’à la Post-Communion, que commence le Domine. »
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Outre les petits motets pour l’élévation, généralement composés pour une, deux ou trois voix
seules et basse continue, avec ou sans « symphonie », le répertoire de la Chapelle est essentiellement constitué de grands motets. Le genre devait beaucoup aux compositions polychorales de la
Renaissance, mais plus encore aux innovations de Nicolas Formé (1567-1638), Sous-Maître de la
Chapelle de Louis XIII, et surtout de son successeur Jean Veillot (ca 1600-1662). Ce dernier reprit la
disposition en deux chœurs d’inégales proportions, mais conféra au « grand chœur » une fonction
principale d’amplification sonore périodique du « petit chœur » récitant, par un système de
doublures. Il fut surtout celui qui introduisit à l’église l’orchestre des Vingt-quatre Violons du Roi,
dont la texture à cinq parties formait une troisième entité sonore, accompagnant les passages
chantés ou les ponctuant de « symphonies » ou de ritournelles. La cinquantaine de grands motets
encore conservés de Robert et Du Mont – aucun grand motet des deux autres Sous-Maîtres de 1663,
Gobert et Expilly, n’est parvenu jusqu’à nous – offre de nombreuses et savantes variantes de cette
base structurelle.
La chapelle du château de Versailles
Après avoir préféré Saint-Germain-en-Laye et Fontainebleau au Louvre, Louis XIV décida de
fixer sa résidence principale à Versailles ; il s’installa avec toute la Cour en 1682 dans les gravats
d’une demeure jusque-là occasionnelle et encore en travaux. Une nouvelle chapelle, nécessairement
plus spacieuse, fut aménagée cette même année à l’emplacement de l’actuel salon d’Hercule et du
vestibule situé au rez-de-chaussée par lequel on entre aujourd’hui dans la
chapelle définitive du château – la sixième –, achevée seulement en 1710. La disposition dite
« palatine », sur deux niveaux, de l’édifice de 1682 renforçait l’image quasi-divine du Roi, qui se
tenait au premier étage avec sa famille, face à l’autel, entre la voûte de l’Éternel et les courtisans
soumis, au rez-de-chaussée :
« Les Grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu’ils
nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre les
mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les Grands forment un vaste cercle au pied de
cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces
élevées vers le Roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et
tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce
peuple paraît adorer le Prince, et le Prince adorer Dieu… »
(Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce Siècle, 1688,
« De la Cour »)
Le monarque ne « descendait » généralement que pour des cérémonies extraordinaires. La
Musique du Roi, instrument de la « divinité » du souverain, se tenait naturellement à l’étage. Cette
disposition fut conservée dans le sanctuaire définitif de 1710. À Versailles donc, la véritable
chapelle du règne de Louis XIV est bien celle de 1682 ; supposée provisoire, elle accueillit les
cérémonies religieuses de la Cour de France pendant près de trente ans1.
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LES GRANDS MOTETS DE JEAN-BAPTISTE LULLY
Parmi les vingt-trois œuvres sacrées de Lully qui nous sont parvenues, douze sont des
grands motets ; on pourrait s’étonner que ce baladin florentin ait été amené à composer de la
musique religieuse. Arrivé en France en 1646 pour le service ordinaire de Mademoiselle de
Montpensier, il fit rapidement admirer ses talents de danseur dans les ballets de la Cour, auprès du
jeune Louis XIV qui le nomma « compositeur de la musique instrumentale » en 1653. Lorsqu’en
1660 il reçut l’ordre de composer un grand motet (Jubilate Deo) pour célébrer le Traité des Pyrénées
et le mariage du Roi, Lully venait d’écrire la majeure partie de la musique des ballets d’Alcidiane
(1658) et de La Raillerie (1659). Le 16 mai 1661, le Roi le gratifia d’une des deux charges de
Surintendant de la Musique de la Chambre ; étape décisive d’une carrière que l’on sait prodigieuse, dominée par la musique de scène et l’opéra dont il allait créer une Académie royale en 1672.
Lully n’occupa jamais de charge officielle à la Chapelle royale. Ses fonctions de
Surintendant, dont il prit soin d’étendre les prérogatives, lui donnaient cependant un droit de
regard sur la production musicale de la Cour et de l’Académie royale de Musique, qu’il allait très
vite contrôler ; sa musique avait valeur d’exemple, c’est elle qui devait servir au plus haut la gloire
de son Roi. Ses grands motets s’inscrivent logiquement dans cette perspective et l’essentiel de sa
production est associé à des événements d’importance : le Jubilate Deo célébrait le Traité des
Pyrénées, le Miserere de 1663 accompagna d’importantes pompes funèbres, le Plaude Lætare fut joué
pour le baptême du Dauphin en 1668, le Dies iræ et le De profundis pour les funérailles de la Reine
en 1683, le Quare fremuerunt gentes pour célébrer la Trève de Ratisbonne (1684-1685), l’Exaudiat te fut
probablement composé pour compléter l’exécution du Te Deum en 1687, en actions de grâce pour la
convalescence du Roi… Sous sa direction se réunissaient les Musiques de la Chambre, de la
Chapelle et quelquefois de l’Écurie pour les jours solennels. Enfin, « il lui aurait été probablement
intolérable de ne pas contribuer à cet instant important de la vie quotidienne de son protecteur
qu’était la messe du Roi » (Jérôme de La Gorce)2…
Les quatre grands motets choisis par Olivier Schneebeli illustrent merveilleusement la
variété d’une production qui aura marqué de façon déterminante ce genre emblématique de la
musique sacrée du Grand Siècle.
Jean-Baptiste Lully, Surintendant de la Musique du Roi.
Gravure de J.-L. Roullet (1645-1699) d’après un tableau de P. Mignard (1639-1691) © BnF
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JUBILATE DEO, « Motet de la Paix »
Le 26 août 1660, le jeune Louis XIV entrait triomphalement dans Paris, accompagné de la
nouvelle reine de France, l’infante Marie-Thérèse d’Autriche. Le mariage, célébré le 9 août à SaintJean-de-Luz, avait uni une nouvelle fois la France à l’Espagne et constituait une des clauses
principales du Traité des Pyrénées signé le 7 novembre 1659. Cette alliance diplomatique mettait
définitivement fin à la Guerre de Trente ans (1618-1648) qui opposa les Bourbon aux Habsbourg et
qui s’était poursuivie entre la France et l’Espagne jusqu’en 1659.
Étape ultime du cortège royal, Paris allait vivre pendant plusieurs jours au rythme de
nombreuses cérémonies religieuses et autres réjouissances profanes. Un Te Deum mis en musique
par le futur sous-maître de la Chapelle royale Pierre Robert fut chanté le 27 août à Notre-Dame.
Le 29, la reine-mère Anne d’Autriche, le reine Marie-Thérèse, le frère du Roi Philippe d’Orléans, les
nièces de Mazarin et autres « Principautez » ou Grands de la Cour se rendirent en l’église de la
Merci (située rue des Archives et aujourd’hui détruite), où
« … un Motet de Muzique
Admirablement harmonique,
Le plus rare qui fut jamais,
Sur le Mariage et la Paix,
Avec des douceurs sans égales,
Charma leurs oreilles royales.
Baptiste en était l’inventeur
En cét Art aussi grand Docteur,
Et, qui touchant les symphonies,
Est un de nos plus beaux Génies…»
(Jean Loret, Muze Historique, lettre du 4 septembre 1660)
Ce motet fut commandé à « Baptiste » Lully, alors simple « Compositeur de la musique
instrumentale du Roi », et fut « chanté par un grand nombre des plus belles voix, avec les 24
violons et autres instruments » (Gazette de France, 4 septembre 1660). L’œuvre fut redonnée
plusieurs fois à la Cour, notamment au Louvre le 16 septembre, devant le Roi et le cardinal
Mazarin qui, souffrant, n’avait pu assister à la cérémonie du 29 août :
« Jeudi, dans la dite chapelle,
De mainte douce Gargamelle
Et de maint et maint instrument
Touchés certes divinement,
On ouit cent et cent merveilles
Qui n’eurent jamais de pareilles
Que dans les airs mélodieux,
Que les anges chantent aux cieux.
Toute la famille royale
Était à ce divin régal
Que l’on faisait au Roi des Rois
Pour la neuf ou dixième fois,
En actions de grâces, insigne
De la paix, don du ciel très digne.
Aussi, ce motet, tout de bon,
Le motet de la Paix a nom.
Mais c’est tout dire que Baptiste
Dont nul ne peut suivre la piste,
11
Ce rare et ce doux Enchanteur
En est seul le compositeur ;
[…]
Cher Baptiste, homme si savant,
Fais ce miracle-là souvent
Et permettent les destinées,
Pendant un grand nombre d’années,
Que tu rendes, selon nos vœux,
Bienheureux qui nous rend heureux. »
(La Muze royale, 20 septembre 1660)
Longtemps considéré comme perdu, ce motet est aujourd’hui – après quelques
controverses – clairement identifiable au Jubilate Deo conservé dans une des collections manuscrites
les plus complètes d’œuvres religieuses de Lully3. Le texte de ce motet festif, dû à un auteur
anonyme manifestement proche de la Cour et du compositeur, est constitué de fragments de
versets judicieusement extraits de douze psaumes ; les adaptations littéraires, subtiles, affinent et
clarifient les références à la circonstance et à la personne royale. Le jeune souverain, la paix et ses
bienfaits y sont largement vantés. Le psalmiste rappelle cependant que la félicité ne règnerait dans
le royaume de France que tant qu’auprès du Roi-Soleil brillerait l’astre complémentaire, la Lune ;
cette allégorie de la reine Marie-Thérèse est en effet l’objet de la grandiose conclusion du motet
(« Donec auferatur Luna »). L’union des deux astres allait en outre être encore symbolisée dans le
Ballet des sept planètes de Lully et Benserade, somptueuse apothéose de l’opéra Ercole amante
commandé à Francesco Cavalli pour célébrer le mariage royal, et représenté seulement en 1662. Des
similitudes musicales entre la conclusion du Jubilate Deo et une entrée (« La Lune influence les
Pèlerins ») que Lully composa pour le spectacle de 1662 ont par ailleurs été mises en lumière4.
Pour son premier grand motet, Lully répond à la solennité de la circonstance en faisant
appel à l’effectif le plus imposant utilisé dans la musique religieuse de cette époque. Le grand
chœur à cinq voix (dessus, hautes-contre, tailles, basses-tailles et basses) dialogue avec un petit
chœur sollicitant huit voix réelles « de récit » (pour la section finale, « Donec auferatur Luna ») ;
à ces ensembles vocaux répond un orchestre à cinq parties de violons augmentés d’ « autres
instruments ». Le procédé est une nouveauté : le Jubilate Deo est en effet, avec le Sacris solemniis et
un Te Deum5 contemporains de Jean Veillot, alors Sous-Maître de la Chapelle royale, une des toutes
premières œuvres religieuses à faire intervenir l’orchestre des Vingt-quatre Violons du Roi.
Lully utilise très adroitement les trois masses sonores pour illustrer les différentes
composantes du texte. Par de savants dosages des volumes et un grand soin des timbres, il
ménage de saisissants effets : des chœurs francs et massifs (avec ou sans l’orchestre) évocateurs de
la joie (« Jubilate ») que procurent la justice, la paix et l’abondance ponctuent des passages plus
dramatiques confiés au petit chœur et traités sous forme de récitatif (« Reges terræ » – dont le motif
initial annonce déjà le début du Miserere –, « Taliter non fecit »…), d’airs à une ou deux voix
(« Arcum conterit », « et rectis corde lætitia », « ante eum justitia et pax osculatæ sunt »…) ou
d’ensembles (« Qui posuit fines nostros pacem », « Facta est pax », « Orta est enim »…). Un jeu de
doublures et de croisements extraordinairement complexes et mobiles entre le petit chœur, le grand
chœur et l’orchestre – procédé unique dont Lully allait devenir le maître – vient éclairer les diverses
expressions du texte, créant ainsi une palette sonore d’une grande richesse. La force et la noblesse
qui se dégagent de cette fresque révèlent déjà chez Lully un génie dramatique qui allait pleinement
s’épanouir dans ses futurs ballets et tragédies en musique.
Contrairement aux grands motets plus tardifs du Surintendant, conservés dans de
nombreuses sources imprimées ou manuscrites, le Jubilate Deo n’est connu que par une unique
copie, probablement réalisée dans le premier quart du XVIIIe siècle et conservée à la Bibliothèque
nationale de France. Incluse dans la collection manuscrite de motets de Lully la plus complète
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conservée aujourd’hui, cette source tardive pose de très nombreux problèmes. Une comparaison
minutieuse avec les sources des premiers grands motets de Lully (Miserere mei Deus, ca 1663 ;
Benedictus et O lachrymæ, ca 1664 ; Plaude lætare Gallia, 1668 ; Te Deum laudamus, 1677), de Jean
Veillot, de Henry Du Mont et de Pierre Robert a en effet révélé de très nombreuses erreurs, lacunes
et incohérences, en partie inhérentes à la date tardive de la copie : parties manquantes (notamment
dans le petit chœur) ou inversées, mauvaise disposition des voix, fautes de copie, texte littéraire
lacunaire… La restitution présentée ici a été réalisée au sein de l’Atelier d’Études du Centre de
Musique Baroque de Versailles et s’appuie sur les divers témoignages littéraires et musicaux de
l’époque ; elle permet aujourd’hui de redécouvrir cette œuvre majeure de l’histoire du premier
grand motet français, telle que la Cour a pu l’entendre en 1660, en l’église de la Merci et au Louvre.
MISERERE MEI DEUS
La mise en musique que fit Lully du psaume 50 est incontestablement l’œuvre religieuse la
plus justement connue du compositeur, et sans doute même le grand motet le plus célèbre du XVIIe
siècle. La première exécution remonte, semble-t-il, au 29 mars 1663, d’après un document récemment découvert par le biographe de Lully, Jérôme de La Gorce6 ; l’œuvre a cependant pu être jouée
quelques jours plus tôt, lors d’un des offices très courus donnés en l’église des Feuillants durant la
semaine sainte, par « plus de cent quarante / (Quelques-uns disent cent octante) / Qui composaient
ensemble un corps / D’infinis merveilleux accords » (Jean Loret, Muze historique, lettre du 31 mars
1663). Le succès fut immédiat et l’on redonna l’œuvre de nombreuses fois à la Cour, notamment « le
jour de Pâques-fleurie » 1664, aux Ténèbres de 1666 à Saint-Germain-en-Laye et peut-être à SaintDenis lors des funérailles d’Henriette-Anne d’Angleterre, première épouse du frère du Roi,
Philippe d’Orléans, le 21 août 16707. Mais c’est la marquise de Sévigné qui en rapporte l’une des
plus grandioses exécutions, lors d’un somptueux service funèbre organisé le 5 mai 1672 en
l’Oratoire du Louvre à la mémoire du chancelier Pierre Séguier, décédé le 22 janvier de la même
année :
« … Je fus hier à un service de Monsieur le Chancelier à l’Oratoire… C’était la plus belle
décoration qu’on puisse imaginer ; Le Brun avait fait le dessin. Le mausolée touchait la voûte,
orné de mille lumières et de plusieurs figures convenables à celui qu’on voulait louer. Quatre
squelettes en bas étaient chargés des marques de sa dignité, comme lui ayant ôté les honneurs
avec la vie. L’un portait son mortier, l’autre sa couronne de duc, l’autre son ordre, l’autre les
masses de chancelier. Les quatre Arts libéraux étaient éplorés et désolés d’avoir perdu leur protecteur : la Peinture, la Musique, l’Éloquence et la Sculpture. Quatre Vertus soutenaient la première représentation : la Force, la Justice, la Tempérance et la Religion. Quatre anges ou quatre
génies recevaient au-dessus cette belle âme. Le mausolée était encore orné de plusieurs anges qui
soutenaient une chapelle ardente, qui tenait la voûte. Jamais il ne s’est rien vu de plus magnifique, ni de si bien imaginé ; c’est le chef-d’œuvre de Le Brun. Toute l’église était parée de
tableaux, de devises et d’emblèmes qui avaient rapport aux armes ou à la vie du chancelier…
Pour la musique, c’est une chose qu’on ne peut expliquer. Baptiste avait fait un dernier effort de
toute la Musique du Roi. Ce beau Miserere y était encore augmenté. Il y a eu un Libera où tous les
yeux étaient pleins de larmes. Je ne crois point qu’il y ait une autre musique dans le ciel… »
(Marie de Sévigné, Correspondance, lettre du 6 mai 1672).
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Représentation du mausolée érigé en l’église de l’Oratoire,
rue Saint-Honoré, à la mémoire du chancelier Séguier, le 5 mai 1672.
Gravure de Le Clerc d’après Ch. Le Brun © BnF
Il est vrai que les occasions tant ordinaires qu’extraordinaires de chanter le psaume 50, un
des sept psaumes dits « de pénitence », étaient nombreuses (laudes des jeudi, vendredi et samedi
saints, funérailles, laudes de l’office des morts, carême…). Les vingt sublimes versets, où sont
peintes les « passions de l’âme » chères à la sensibilité du temps, permirent à Lully la mise en
musique d’une large et subtile palette d’affects : la contrition, la crainte, la douleur, la plainte, la
mélancolie, l’allégresse … Le compositeur trouvait là un texte à la mesure des moyens musicaux
déjà mis en œuvre dans son Jubilate Deo. Ici encore, Lully fit preuve d’une grande intelligence du
texte, soulignant chaque mot, chaque intention dans de véritables perspectives sonores nuancées
par de fins dosages des volumes entre le petit chœur (dont sont issues cinq voix « de récit »), le
grand chœur à cinq voix et l’orchestre à cinq parties ou en trio. Tel un orateur, déjà grand
« dramaturge en musique », Lully a construit un véritable discours musical, mis en scène dans un
théâtre d’ombres et de lumière.
Les nombreuses sources manuscrites encore conservées témoignent du grand succès de ce
grand motet, qui devait se maintenir au répertoire de la Chapelle royale pendant près d’un siècle ;
véritable modèle du genre, le Miserere fut imprimé – fait assez rare pour ce répertoire – en parties
séparées par Christophe Ballard en 1684, avec cinq autres motets du Surintendant.
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QUARE FREMUERUNT GENTES
Le Quare fremuerunt gentes, l’un des trois derniers grands motets de Lully, fut exécuté pour
la première fois devant le Roi le jeudi saint 19 avril 1685, à Ténèbres, où il « fut fort loué » (Journal
de Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau). Le Roi venait de découvrir les opéras d’Amadis et
de Roland. Pourtant, s’il goûtait toujours la musique de son Surintendant, Louis XIV tolérait de
moins en moins les mœurs « florentines » et la vie libertine du compositeur officiel ; Lully
s’enfonçait peu à peu dans une désaffection, voire une disgrâce, dont il ne se relèverait jamais. La
pieuse marquise de Maintenon, que le Roi avait secrètement épousée en 1683, veillait en effet à un
prompt rétablissement de la morale à la Cour et dans tout le royaume.
Lully souhaitait-il regagner la confiance du Roi en célébrant une fois encore sa gloire ? La
Trève de Ratisbonne, signée le 15 août 1684 entre la France et la Quadruple Alliance menaçante
(Hollande, Espagne, Empire, Suède) lui en offrait du moins l’occasion. Habituellement chanté en
temps de guerre, le psaume 2, Quare fremuerunt gentes, qualifié de « psaume royal », mettait en
garde les forces qui osaient se coaliser contre le Roi « Très-Chrétien ». La Cour a sans doute
également pu y voir un véritable manifeste de la déclaration « des Quatre articles », signée le 17
mars 1682, qui confirmait l’établissement officiel de l’Église gallicane. Cet édit, dont les fondements
avaient déjà ébranlé l’Europe catholique en 1663, proclamait notamment que « les Rois et les
Souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique, par l’ordre de Dieu, dans les choses
temporelles… » et que « leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission et de l’obéissance
qu’ils leur doivent ou absous du serment de fidélité ». C’est à Louis XIV que revenait désormais la
mission que Dieu confia jadis à David : répandre sa parole sur terre, aux dépens de tout autre
pouvoir temporel.
La musique de Lully suit au plus près le texte du psaume qui, ainsi que le note le musicologue Edmond Lemaître, s’organise « comme une véritable histoire sacrée » tripartite. L’on y entend
le tumulte des peuples ennemis d’Israël qui conspirent en vain « contre le Seigneur et contre son
Christ » en qui Dieu met toute sa confiance et à qui il promet une domination universelle dans un
deuxième tableau, plus serein. Le troisième volet, résolument prédicateur, met en garde les princes
et les peuples infidèles à leur devoir d’allégeance au monarque de droit divin : qui offense Louis
offense Dieu ! Cujus Regio, ejus Religio, « un Roi, une Religion » : au moment où l’on rejette les
protestants et se prépare la révocation de l’Édit de Nantes, n’entend-on pas dans le chœur
conclusif le clergé et le peuple catholique de France mis au pas, assurés de la double protection
royale et divine par leur totale soumission ?
Le caractère narratif du texte permit à Lully d’intégrer le langage dramatique développé
durant une vingtaine d’années dans ses œuvres scéniques. Aux vastes développements contrapuntiques et à la subtile palette sonore pluridimensionnelle jusque-là mis en œuvre, succédait une
architecture plus franche, sensible dès le De profundis (1683) et caractéristique des derniers grands
motets du compositeur (Quare fremuerunt gentes, Notus in Judæa Deus, Exaudiat te). Directement
influencés par la tragédie en musique, les passages solistes, proches du récitatif ou de l’air, sont
isolés de la masse chorale ; le petit chœur n’offre plus la cohésion qui en faisait un plan sonore à
part entière. Le Quare fremuerunt gentes témoigne ainsi d’un pas décisif dans l’évolution stylistique
du grand motet : dans les récits, la voix soliste devait être privilégiée aux dépens des ensembles, les
symphonies instrumentales et les structures des sections chorales plus nettement définies… Les
nouveaux Sous-Maîtres nommés en 16838 – Lalande, Colasse, Minoret et Goupillet – allaient devoir,
comme ceux de 1663, une nouvelle fois suivre l’exemple.
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Serment du marquis de Dangeau… dans la chapelle du château de Versailles, le 18 décembre 1695.
Tableau d’A. Pezey (Musée national du château de Versailles) © RMN
DOMINE SALVUM FAC REGEM
Depuis le règne de Louis XIII, il était d’usage de conclure les cérémonies religieuses
ordinaires et extraordinaires par la courte prière pour le Roi Domine salvum fac regem (Psaume 19,
verset 10), à la Chapelle royale comme dans toutes les églises du royaume ; les occasions d’en
composer ne manquaient donc pas. À la Messe du Roi, cette prière requérait les mêmes effectifs que
le grand motet d’entrée. Il ne nous reste cependant que très peu de Domine salvum fac regem sous
forme de grand motet indépendant pour la Chapelle de Louis XIV. La pièce de Lully choisie pour
ce programme, encore inédite, est donc un témoignage précieux.
Il n’est pas impossible que ce motet ait été composé pour une circonstance particulière ; les
deux seules sources manuscrites, toutes deux probablement copiées après la mort du Surintendant
et conservées l’une à la Bibliothèque nationale de France, l’autre à la Bibliothèque royale de
Bruxelles, ne permettent toutefois pas d’en préciser la date de composition. De nombreux éléments
évoquent cependant les grands motets de la première « manière » du compositeur et ne sont pas
sans rappeler le Jubilate Deo ou le Miserere. Introduite sur un mouvement de passacaille par une
magnifique symphonie, la prière s’articule en deux volets au cours desquels les trois masses
sonores (petit chœur, grand chœur, orchestre) prennent part au discours de manière égale. Chacune
des sections du diptyque est introduite par le petit chœur complet, traité de manière résolument
contrapuntique à quatre parties. L’emploi abondant des formules harmoniques de retards,
principalement dans la première section (« salvum fac regem »), est un autre trait caractéristique
des œuvres du jeune Surintendant (1660-1670), encore souvent teintées d’italianismes. La seconde
section, plus franche, permet aux deux chœurs et à l’orchestre, dans une écriture plus verticale et
puissante, d’amplifier la prière des sujets fidèles et soumis proclamant leur foi en Dieu et donc en
leur souverain.
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Johann Caspar Ferdinand Fischer (ca 1670-1746) :
Le Journal de Printemps, Op. 1, suite n° 1
Hofkapellmeister de la cour de Baden, le compositeur d’origine bohémienne J. C. F. Fischer
dédia ses huit suites pour orchestre du Journal de Printemps au Margrave Ludwig Wilhelm. Ce
recueil, publié en 1695 à Augsburg, constitue, avec la Composition de musique de Johann
Sigismondus Kusser (1682) et les Florilegium de Georg Muffat (1695, 1698), un des meilleurs
exemples du rayonnement et de l’influence de la musique française de danse et de ballet en Europe,
et plus particulièrement en Allemagne. Plus encore que Kusser ou que Muffat, Fischer a su insuffler dans ses suites de danses l’âme même de l’orchestre français, en reprenant la texture à cinq
parties si particulière (dessus, haute-contre, taille, quinte et basse) qui fit la renommée des Vingtquatre Violons du Roi et de l’Académie royale de Musique fondée par Lully en 1672. Alors que
Muffat cède aisément à une écriture plus contrapuntique et plus germanique, Fischer privilégie les
contrastes sonores et les ambiguïtés rythmiques des carrures chorégraphiques, dans une écriture
verticale et massive nuancée de passages en trio et directement influencée par le style orchestral de
Lully. La suite d’orchestre, mêlant danses et pièces figurées (ici un « Air des combattants »)
précédées d’une ouverture « à la française », allait dès lors perdurer en Allemagne tout au long du
XVIIIe et devait trouver en Georg Philipp Telemann et Johann Sebastian Bach deux de ses plus
illustres représentants.
THOMAS LECONTE
Notes :
1 - Le maître-autel de la chapelle de 1682 fut installé dans l’église Saint-Vigor-Saint-Étienne de Marly-le-Roi, où l’on peut
le voir encore aujourd’hui.
2 - Jérôme de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, Paris, Fayard, 2002, p. 719.
3 - Cette collection, dite « Saint-Vallier » (du nom du commanditaire ou d’un ancien possesseur figurant au départ),
comprend trois volumes homogènes, comportant tous les grands (à l’exception du Domine salvum fac regem [LWV.77/14]
choisi dans ce programme) et petits motets connus de Jean-Baptiste Lully ; ces trois volumes sont conservés au département de la musique de la Bibliothèque nationale de France.
4 - Lionel Sawkins, « Lully’s Motets : Source, Edition and Performance », Jean-Baptiste Lully, actes du colloque de
Saint-Germain-en-Laye et Heidelberg (1987) réunis par J. de La Gorce et H. Schneider, Laaber, Laaber-Verlag, 1990, p. 389.
5 - Probablement lui aussi destiné à célébrer le Traité des Pyrénées, ce Te Deum, malheureusement perdu, fut exécuté à
Paris, le 24 avril 1660 « par ladite Musique de la Chapelle, par celle de la Chambre, les 24 Violons, & tous les meilleurs
Symphonistes de cette ville… ».
6 - Jérôme de La Gorce, op. cit., p. 114, notamment.
7 - Jérôme de La Gorce, op. cit., p. 736.
8 - Lully fut d’ailleurs, avec Pierre Robert, l’un des censeurs « musicaux » du concours.

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