Picasso période bleue III

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Picasso période bleue III
Picasso période bleue III
La Vie, avril ou mai1903, The Cleveland Museum of Art, peut être considéré comme le chef-d’œuvre de la période bleue.
L’œuvre, dont le titre a été donnée par Picasso, a été peinte sur une toile, intitulée Les Derniers moments, qu’il avait présentée à
l’Exposition universelle de 1900, à Paris, et est exemplaire des questions sur la vie, la mort, le couple et l’amour que se pose
le jeune peintre depuis le suicide de son ami Casagemas.
Dès 1902, une composition peinte présentant un couple nu, avec une femme visiblement enceinte, traite de ces thèmes. Elle
a été révélée par des examens de laboratoire effectués à Barcelone, examen aux rayons x et réflectographie infra-rouge, sous
une autre composition, celle intitulée Les Toits, Barcelone, musée Picasso. Un dessin préparatoire, de 1902 également, Etude
pour les Deux sœurs, encre sépia et lavis sur papier, Barcelone, musée Picasso, offre un nu de femme comparable, mais
l’attitude de cette dernière semble plus désespérée en raison du recroquevillement du corps sur lui-même. À ses côtés, à
peine esquissée, une figure de femme portant un manteau à l’antique, que nous retrouvons dans L’Entrevue ou Les Deux sœurs,
1902, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, œuvre très inspirée d’une Visitation du Greco, dans laquelle il dramatise
l’épisode de la visite de sainte Élisabeth à la Vierge Marie, tiré de l’Évangile selon Saint-Luc, par l’emploi de bleus profonds
et par la présence quasi insoupçonnable d’un nourrisson dans les bras de la femme de gauche. Cette femme qu’il réinsère
dans la réalité dans Maternité sur le port, encre sépia sur papier, Barcelone, musée Picasso, est une image des femmes du peuple
qu’il pouvait croiser lors de ses promenades et dont il fait une icône tragique du malheur de l’enfantement.
En mars 1903, une série de dessins au crayon Conté, présentant un couple nu, insiste sur la difficulté relationnelle
homme/femme, femme éplorée d’un côté, incapable de voir dans sa grossesse l’annonce d’un heureux événement, et
l’homme accusateur ou prenant le ciel à témoin de son infortune. La misère est évidemment la cause du drame qui se noue
entre les deux êtres.
Les études dessinées pour La Vie débutent au même moment et témoignent donc de l’importance que revêtait la
composition pour Picasso. Les premières montrent un couple enlacé, semblant plus soudé dans le malheur que les
précédents, et restent assez proches de celles de 1902 quant à la physionomie des personnages. Un changement intervient
dans les premières études pour La Vie, du printemps 1903, réalisées au crayon Conté, dans lesquelles on reconnaît aisément
le visage de l’artiste enlaçant une jeune femme nue à ses côtés, toujours visiblement enceinte ; la scène est désormais inscrite
dans le cadre d’un atelier, et, au centre de la composition, se trouve un chevalet sur lequel est placé une toile, alors qu’à droite,
est visible un homme âgé barbu, peut-être une image du père ou de l’autorité qu’il représente. Deux autres études, où le
personnage du « père » est absent, sont centrées sur le couple, avec un Picasso énigmatique, le bras droit levé vers le ciel, le
bras gauche au niveau de la partie inférieure de la toile placée sur le chevalet. L’accent autobiographique est certain, mais
l’historien d’art est désarmé face à la jeune femme dont l’identification est impossible. Est-elle un amour passager dont
l’identité n’aurait pas été retenue par l’histoire ? Ne serait-elle qu’une jeune prostituée qu’il aurait pu connaître dans l’une des
maisons closes de Barcelone ? Est-elle une personnification de la femme, des troubles qu’elle engendre et des drames qu’elle
peut causer tant l’image de Germaine, cause du suicide de Casagemas reste présente à son esprit ? Aucun indice à ce sujet en
regardant les dessins seuls, mais dans une composition à l’encre sépia postérieure, de juin 1903, Barcelone, musée Picasso,
toujours consacrée au couple, un gribouillis à la plume recouvre le visage de l’homme, Picasso a renoncé à paraître dans la
scène. Pourquoi ?
Un examen aux rayons X de La Vie permet, à défaut d’apporter des réponses précises, de connaître un moment du travail de
Picasso sur cette toile. À gauche, un couple, Picasso et une jeune femme lovée contre lui, au centre, un chevalet portant une
toile représentant deux jeunes femmes l’une près de l’autre et une autre, posée à terre contre le chevalet offrant le spectacle
étrange de deux compositions superposées, l’une, d’un immense oiseau semblant s’envoler vers le ciel, l’autre, d’une femme
assise à terre, la tête enfouie dans ses genoux relevés et, enfin, à droite, la figure hiératique d’une femme mûre ou
prématurément vieillie portant un bébé dans les bras.
À la date de l’achèvement de la toile, souvenons-nous que Picasso se trouve à Barcelone et loge dans un appartement qu’il
avait déjà occupé, au temps des 4 chats, avec Casagemas, 17 Riera de Sant Joan, rue qui fut détruite lors des travaux de la via
Laietana au début du XXe siècle. Le souvenir de celui qui fut son plus proche ami de jeunesse revient le tourmenter et avec
lui, l’image de Laure Gargallo, dite Germaine, qui allait épouser Ramón Pichot (cousin des Dalí) en 1908. C’est donc dans un
contexte difficile, psychologiquement parlant, que Picasso se met au travail en ce printemps 1903.
Nous observons que la modification la plus significative est celle qui consiste à peindre sur ses propres traits ceux de son ami
Casagemas, mort en février 1901, transformant ainsi une scène d’atelier sur le thème de la relation peintre/modèle, la femme
de droite pouvant se résumer à une figure symbolique concentrant les thèmes de 1902 et 1903, en une allégorie complexe
reflétant une vision assez désespérée de l’artiste sur l’amour et ses conséquences, d’autant que la femme nue aurait les traits
de Germaine. Il n’y a pas de réponse simple à apporter à toutes les questions que pose le tableau que l’on pourrait considérer
comme une représentation du Cycle de la vie, thème de prédilection du symbolisme encore très actif en ce début de siècle et
auquel, dans une certaine mesure, la période bleue se rattache.
Certains commentateurs ont estimé qu’il pouvait s’agir d’une représentation de l’amour sacré à droite et de l’amour profane à
gauche. John Richardson a avancé l’hypothèse selon laquelle la lecture de l’oeuvre doit se faire à la lumière de la connaissance
qu’aurait eue Picasso, grâce à Max Jacob porté sur les pratiques divinatoires, des arcanes majeurs du Tarot de Marseille. La
femme à l’enfant étant alors vu comme la Papesse, symbole de sagesse, la jeune femme incarnant le Monde, symbolisant le
cosmos. L’oiseau, au centre, ne s’expliquait qu’en incarnant la liberté de l’artiste, face à Casagemas, il disparaît donc,
recouvert en partie par la femme éplorée sur la toile posée au bas du chevalet, souvenir de Gauguin.
La vision du couple n’est guère plus réjouissante dans Le Repas frugal, eau-forte sur papier de 1904, Paris, musée Picasso, dans
laquelle nous retrouvons le personnage de l’aveugle devant son bodegón, associé à une femme aussi famélique que lui. La
Célestine, mars 1904, Paris, musée Picasso, est la dernière grande toile de la période bleue. Son nom est inscrit au revers de la
toile : Carlotta Valdivía, qui était la tenancière d’une maison close de Barcelone, à laquelle le peintre a donné l’identité d’une
des figures majeures de la littérature espagnole. La Celestina était le personnage central du roman éponyme de Fernando de
Rojas, éditée à Burgos en 1499, dans laquelle l’entremetteuse vend la pure Mélibée au jeune Calixte. Cette peinture révèle,
comme le disait Jean Leymarie, grand spécialiste de Picasso, « l’individualité singulière d’un portrait et l’universalité d’un type
humain ».
Picasso abandonne peu à peu son monde bleu au profit d’une peinture consacrée aux saltimbanques et artistes du cirque
Medrano, devenus ses voisins par son installation au Bateau-Lavoir, dont L’Acteur, fin 1904-début 1905, New York, The
Metropolitan Museum of Art est l’un des premiers exemples. Il faut toutefois se souvenir que ce thème, développé au long
de l’année 1905, apparaît dans l’œuvre de Picasso, dès 1901, avec Les Deux saltimbanques, Moscou, musée Pouchkine, inspiré
de Degas et Manet pour la pose des personnages dans un café, et l’Arlequin, 1901, New York, The Metropolitan museum of
Art, véritable autoportrait sous la forme de l’une des figures les plus populaires de la commedia dell’arte à laquelle il donne le
masque enfariné du Pierrot.

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