17) Une semaine bien..

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17) Une semaine bien..
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions La Margelle
Romans :
Op 1) Idéale Maîtresse, Les aventures de Lilith, 1 999
Op 2) On a volé le Big Bang, Trilogie Fréquence Femme I, 2000
Op 3) Les Culs (Une promenade parisienne) Trilogie Fréquence Femme II, 2001
Op 4) La Tempête Trilogie Fréquence Femme III, 2 011
Op 5) Sauve qui peut l’Amérique (1776-2015), Trilogie Chandro I, 2002
Op 6) L’Amérique brûle-t-elle ? Trilogie Chandro II, 2003
Op 7) L’Origine Elle Trilogie Chandro III (avec : Les Angiospermes, théâtre,
un opéra parlé, 2003)
Op 8) H sur Genève (Histoire vraie de Mirabelle LaNuit suivie des Derniers
Instant de la cité de Calvin), 2004
Op 9) Mais qui s’est tapé Molly Schmoll ? (Pourquoi Dieu existe et n’existe
pas), 2005
Op 10) L’été Jolene, (Quatuor et Saga de Manküngrif’), 2006
Op 11) La Déesse de Grattavache (Le vol de Diamant Noir) (juin 2008)
Op 12) Le 12e Évangile (Les femmes préfèrent les femmes) (octobre 2010)
Op 13) Les plus belles jambes du 3 septembre (Transchronik phone) 2010
Op 14) Le verre de l’Apocalypse, 2010
Op 15) Les Angiospermes, théâtre, révision 2 011.
Op 16) Silent Idol (But… Who has stolen the code ?) mars 2 011
À paraître
L’Origine Elle, Trilogie Chandro III, 2 011
Ishtar ou la machine à lire le monde / Imaginaire du cinéma américain
Études, portraits, Monodrames
Structure et intuition (Gallimard) 1960 / Ansermet (re)suscité (Repères,
Payot/L’Âge d’homme) 1983 / Boulez dé-visagé (l’ARC, Paris) 1984 / Le
Fleuve de tous les silences (FMR, Milan) 1985 / Le jardin aux sentiers qui
bifurquent (Conseil de l’Europe 1984)
En concert :
Schönberg et son double, 1967 / La Vie merveilleuse, Anton Webern, 1969
Monsieur Berg est venu ce soir, 1982
Pour en savoir plus : éditions : http://www.margelle.org livres online http://www.
google.ch (jacques Guyonnet) blog : http://alinagomez.space-blogs.com/
Une semaine bien remplie
(De l’Amour)
La Margelle abeam
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Ce livre : mode d’emploi
Sautez tout chapitre qui aurait une mauvaise odeur
de pensée, de nature, de mer et de confessions
Il m’arrive dans ce bouquin une aventure fort banale pour qui a lu mes
romans. À Paris, où je me rends dans lété 2011 pour tuer mon éditeur,
je tombe dans un piège sexuel absurde mais terrifiant. Il me le tend en
utilisant une secrétaire et sa jupe de cuir magique. Je sais, je sais, ça a
l’air con, ça l’est. Il se passe pourtant des choses pulpitantes et je n’ai
qu’une semaine pour survivre, refaire une sorte de Genèse dans le plus
haletant des polars. C’est tentateur, atroce, vous suivrez avec délices les
trances sexuelles que m’inflige cette divine salope ainsi que les travaux
hallucinés qui en découlent tout en vous demandant pourquoi ça ne vous
arrive pas à vous ! Vous saurez tout ce que je dois me taper sous peine
d’être desséché de plaisir par une belle fille presque ordinaire, les pires.
Pour me sauver, je dois remonter le cours du temps depuis ma naissance
jusqu’au moment de l’action. Écrire mes mémoires en d’autres thermes.
Très dur. Je ne suis pas sûr que ça soit intéressant pour autre que moi.
Archives en main je me rends compte que j’ai fait une masse de choses et
je me trouve très occupé à en effacer la majeure partie. Vous constaterez
que je n’ai pas souvent été sage mais toujours passionné. Ces épisodes sont
en principe dans un ordre chronologique mais certains flottent un peu. Les
Mémoires et la traque parisienne sont alternés. Mais le Temps ne se laisse
pas manier facilement, il y a quelques sauts dans le futur, quelques retours
dans le passé. La seule chose qui me permettra de survivre est d’accumuler
toute l’énergie que j’ai dépensée dans ma vie pour faire de la musique,
être avec des femmes, me fondre dans la mer et m’amuser dans un monde
en trop rapide évolution. Donc, selon l’envie qui vous saisira, lisez les
chapitres parisiens ou les autres qui me racontent. Sautez tout chapitre
qui aurait une mauvaise odeur de philosophie, de confessions et de tout
ce qui de près et de loin s’apparente à de la théorie. Pour vendre faut faire
simple, voire carrément con. Je m’y escrime. Mais, si vous êtes de ceux
qu’une réflexion, des voyages dans la culture et le fantastique de la race
n’effrayent pas, alors, tapez-vous le tout.
Sans précaution, garanti bio !
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Mon éditeur
Paris 2011, Vendredi matin, 10 heures, J moins 3
Voyez donc Flavienne, dit-il d’un air fourbe, elle ferait pondre du
Flaubert à un illettré de banlieue
Je déteste les éditeurs. Ce ne sont que des boutiquiers qui ont connu
leur heure de gloire, avant que les médias n’arrosent le monde entier de
leur bouillie merdique. C’était dans une autre époque, une autre terre, un
autre système. Ils pètent de trouille à l’idée que la presse et la tévé ne vont
pas aimer le texte qu’ils ont âprement négocié à un pauvre illuminé ou à
un people qui se la pète. Mais ils tremblent encore plus à la pensée que
personne ne va en parler. Car un petit scandale, un buzz, ça fait du bien,
ça fait vendre, ça leur permet de respirer. De voir venir, de sous-payer
leur personnel et leurs imprimeurs. Et surtout d’encaisser. Les éditeurs ne
prennent pas de risques, ce sont des banquiers ratés, la déjection normale
somme toute d’une société qui a toujours préféré les morts aux originaux
vifs. S’ils pouvaient ne publier que des cadavres ils seraient soulagés. Il y a
une chanson de Léo Ferré, “C’est l’homme”, qui les dépeint dans toute leur
horreur. Je les déteste mais c’est leur faire, en vérité, trop d’honneur. Je me
suis frotté à eux ici et là et ma personnalité les a toujours dérangés. Je suis
allé un jour avec la Musaraigne en personne me poser au Bourget dans
mon jet Alpha Shadow et de là nous avons tenté de joindre la rue Jacob
(où j’ai tant de souvenirs amoureux) et le siège des éditions Paillasson.
Je suis tombé sur un undermec pas possible. Je voulais lui filer un peu de
fric pour entrer dans son circuit de distribution et diffusion, pas dans ses
collections à la noix. Vous n’allez jamais croire ce qu’il m’a dit : Les Suisses
Monsieur, les Canadiens, les Belges et même certains nègres d’Afrique ne
sont ici pas les bienvenus. Si vous voulez jouer dans la cour des grands
vous devez passer pas un éditeur parisien. La Musaraigne avait les yeux
carrément bleu gris inexpressifs, c’était mauvais signe. Je me suis décidé
à lui jouer le solo du grand charmeur social. j’ai extrait mon chéquier de
ma poche antérieure et je lui ai bonni “How moche ? L’a pas saisi. Son
circuit frouze était de 440 librairies. Y mettre deux ou trois de mes books
lui aurait coûté à tout casser quelques centaines d’euros. Je lui ai rédigé un
chèque de 10’000,00 dollars. Pour voir. Quand on fait le con sur le registre
du dégoûtant faut parler en dollars, ça va disparaître dans quelques mois
mais à ce moment-là ça faisait encore de l’effet. Là, il m’a soufflé. “La
culture française, Monsieur, n’est pas à vendre. Je vous barre peut-être la
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voie au Goncourt mais il n’est pas question de… “. Je l’ai interrompu en
lui disant où il pouvait se carrer son Con-Gourre. Non mais ! Peu après
son directeur financier a pris connaissance du résumé d’entretien que j’ai
envoyé et a viré ce connard qui venait de lui faire perdre 10’000,00 dollars
moins des poussières. Paillasson était à vendre évidemment, c’est vrai,
j’avais manqué de nuance. Que voulez-vous, quand on pilote une sorte de
tube muni de petites ailes qui vole à plus de 1 000 kmh, quand on voit La
Musaraigne jouer les navigateurs sur les scintillances électro du cockpit
et quand on a encore en soi la voix suave de Séverine aiguillette du ciel
au Bourget, on n’est pas tellement porté à supporter un discours réac et
faux derche de ce genre. Voilà pour les éditeurs, vont pas bien les pôvres
et ne sont pas les seuls. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que tous ils
collectionnent mes bouquins et se pognent comme des malades en les
lisant, le soir, dans le secret de leurs alcôves chauves en col roulé. J’ignore
absolument ce qui peut leur paraître excitant dans mes œuvres littéraires.
Je m’imagine de plus en plus sous les traits d’un Jean-Jacques citoyen de
Genève et musicien, ma prose timide et décente ne parle que de la vérité
saignante de la femme et des pouvoirs exorbitants des filles centrales. Je
suis allergique aux philosophes mais mes textes débordent de bonne philo
(c’est comme le cholestérol, il y a la bonne et la mauvaise bien qu’aucune
des deux ne serve à quoi que ce soit), je suis mon chemin, modeste à
outrance, aimé des femmes qui sentent que je fais partie de leur famille
et je garde un contact intense avec la nature, la beauté de ce monde, les
animaux, les seuls de qui j’accepte de recevoir des leçons.
Il est dommage en un sens que comparer les femmes et les animaux soit
si mal vu. J’en parle au sens noble, mais la noblesse, vous savez, n’a jamais
existé que sous la plume illuminante de quelques rêveurs. Les femmes sont
certainement les seules à pouvoir dire, comme Rimbaud l’indémodable,
“Ah être une bête ! ce qui signifie simplement vivre à l’intersection du
temps et de l’éternité, quelque chose qui se nomme le présent. Je me
resservais toutes ces sottises dans la salle d’attente de… vous n’allez pas
me croire, de mon éditeur. Eh oui ! Que voulez-vous. Je suis maso. De
plus il me faut un méchant dans cette histoire. Sans un connard du calibre
de Fluhmen Feughill ce récit perdrait des couleurs. C’est pourquoi j’étais
revenu à Paris, très modestement dans un petit Mooney white magenta,
et que j’attendais dans un bureau miteux le bon vouloir de mon préditeur.
Je l’aurais celui-là, faites-moi confiance. Je l’aurais. Mais pour l’heure
j’avais besoin d’un con. Au sens non noble du mot.
Une Française qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à une jolie
Française se matérialisa et me proposa de la suivre. Chez mon éditeur. Dans
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le Saint des Saints. Réprimant un jeu de mot trop facile je lui enfourchai
le pas et constatai, une fois encore, que les femmes savent marcher et nous
autres les glandus beaucoup moins bien.
Elle m’ouvrit la porte et s’effaça. Je restai seul et sans défense devant
l’ignoble personnage. Il ne dégageait pas, comme dans la Tempête, une
odeur de langouste en putréfaction, il n’était apparemment pas armé, il
avait gardé ses yeux jaunes, fentes distilleuses de mauvaises lueurs.
- Bordel de Dieu ! Quand cesserez-vous de m’apporter ces conneries Le
Coq ? Ou devrais-je vous appeler Jack ? Ou encore des Ombres ? On vous
a à l’œil mon petit vieux, on vous suit !
Je relevai une paupière intéressée. Jusqu’où irait-il ? Jamais je n’arriverais
à me débarrasser de ce type. Il dut lire dans mes pensées car il continua :
- Ça fait un bail que vous essayez de me tuer. Dans On a volé le Big
Bang ça va encore. Dans les Culs vous me lâchez un chargeur entier de
Glock .9mm dans la poitrine et vous sautez dans le vide avec le manuscrit !
Trois chapitres plus loin vous avez le mauvais goût de me changer en une
sorte de langouste aussi puante que mutante !
J’haut-pinai du bonnet, c’était vrai et il ne savait même pas encore ce
qui l’attendait dans La Tempête… Le pôvre !
Il m’amenaça d’un index agité.
- Mais, vous le voyez bien, je suis indestructible ! Vous vous prenez pour
qui ? Pour Belmondo dans le Magnifique ?
Avec une jeune Jacqueline Bisset ou une copie conforme c’était une
idée intéressante. Le téléphone sonna, il décrocha avec hargne.
- Oui ? Qui ? Ah ! Non. Virez-le et vendez. Oui, vous m’avez bien
entendu. Et cessez de gâcher mon temps.
Il se tourna vers moi.
- Il y a deux choses que je suis en mesure d’exiger de vous maintenant,
et même trois.
Je lui fis signe que j’écoutais. L’air béat… Je finirais bien par me le faire
ce salopard. Confidentiellement, si vous voulez savoir pourquoi je l’ai
révolvérisé, noyé et pire encore, c’est que je ne l’aime pas. Je n’ai jamais
aimé les éditeurs, je pense vous l’avoir suggéré il y a un instant. Ils pètent
plus haut que leurs culs. Ils n’avaient qu’à me faire la cour, et encore !
J’estime que tout individu bien organisé dans le monde actuel garde une
chance de se faire connaître. Et surtout de ne pas se faire plumer par ces
vampires aux ventres mous, aux haleines pourries. On reviendrait deux
siècles avant, je ne dis pas. Mais faire traiter mon sublime génie par leur
technique MacDo - c’est bien de ça qu’il s’agit - jamais ! Je redescendis
sur terre, dans son bureau pour être précis, face à lui, perché sur une
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inconfortable chaise qui se voulait design. Il poursuivait le fil glauque de
ses pensées.
- Il y a trois choses que je suis en mesure d’exiger de vous.
Je sniffai à tout hasard, histoire de voir s’il sentait le fruit de mer avarié,
mais ça n’était pas le cas.
- La première, vous me faites du commercial. Du vendable. Du
compréhensible. OK ?1 La seconde vous opérez un tri drastique dans vos
fréquentations.
Il commençait à m’intéresser, ce con. Ça n’avait pas été dur de lui faire
gober que j’étais acculé à la plus honteuse des faillites. Que j’avais besoin
d’argent. Il ne demandait qu’à me croire. Ces gens qui règnent par l’argent
ne comprennent que le langage de l’endettement. Qui allais-je devoir rayer
de mon carnet d’adresse ?
- Cette Oriane, oubliez-la. Elle est trop… virginale, trop propre. Faites
comme Catherine Millet : du cul qui sent.
- Kuki San, notai-je machinalement en japonais.
- Les gens ne bandent pas pour des abstractions. Ces déesses Mexicaines,
renvoyez-les chez elles. En France on n’en a rien à foutre et ces colonnes
de sperme qu’elles prétendent si bien contrôler n’existent plus dans notre
peuple. Virez-moi ces volailles Le Coq. Jetez-les ! Essayez donc une
simple secrétaire dans une maison d’édition. Justement, j’en ai une qui…
- C’est tout ? l’interrompis-je, personne d’autre ?
- Bien sûr que si. Oubliez Chandro aussi. Elle n’a connu qu’un éphémère
succès avec Sauve-qui-peut l’Amérique. Toute savante que soit cette bonne
femme, elle n’excite pas mes lecteurs. D’ailleurs elle se fait descendre par
un sniper dans le livre suivant ? Eh ? Non ? Pas vrai ?
Je passai pudiquement sous silence la réapparition de Chandro et la
revanche qu’elle prit dans l’Amérique brûle-t-elle ? On ne peut pas éduquer
tous les cons, hein ? Surtout pas en France, leur patrie. J’eus envie de lui
demander où il trouvait ses lecteurs. Dans les chiottes ? Dans les kiosques
des gares ? Chez les aliénés de la pub ? Je réalisai qu’il n’y avait pas de lieu
central pour la médiocrité. Elle était partout. Elle avait toujours été là. Et
malgré cette colonisation, on rencontrait chaque jour des gens merveilleux,
des esprits intéressants et des jambes à vous faire retraverser le monde
et le quartier latin2. Flhumen Feughill faisait de la jalousie et entendait
me priver de mes personnages féminins ! De celles qui ont durablement
pollué vos nuits avec leur charme biodégradable. Me priver des plus belles
1
Les gens qui disent OK ? ne prennent en général pas le temps d’attendre la
réponse. C’est une forme brutale.
2
Voir Op 3, L’origine Elle (Les Culs).
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femmes qui soient. Celles que j’ai chantées et celles que je vais encore vous
faire découvrir. Manquait pas d’air, je n’arrivais toujours pas à le trouver
intéressant. Une seule chose me motivait, comment le tuer ? C’était vrai
qu’à la tour Montparnasse j’étais descendu en rappel dans son bureau et
que je l’avais flingué au .9 mm parabellum. Sans résultat apparent. C’était
vrai que je l’avais envoyé à Perros Guirec avec un cap de noyade assurée.
C’était même vrai que Salomé le carboniserait dans une station orbitale
mais chut… ça n’est pas encore paru, c’est dans l’Op 4, La Tempête. Je
décidai de le laisser parler.
- Autre chose Flhumen ?
- Euhh… oui, fit-il l’air très légèrement embarrassé. Oui.
- Mmmmm ?
- C’est ce vieux. Avec des yeux bleus. Celui qui revient dans tous vos
récits. Et même dans cette pièce de théâtre ridicule, les Phallospermes…
- Les Angiospermes, corrigeai-je du bout des lèvres.
- Pas de détails, Le Coq. Cessez de parler de ce type.
- Il ne vous plaît pas ? Il est tellement divin… C’est aussi votre Père,
vous savez ?
- Rien à voir. J’ai subi des pressions en haut lieu. « On » n’aime pas
beaucoup la relation que vous entretenez avec lui. Nous avons toujours
des relations avec Rome, vous savez ? Vous êtes un iconoclaste Le Coq. Il
fallait que ça tombe sur moi : le seul iconoclaste de France qui ne vende
pas.
Je fis un petit calcul. En réalité Fluhmen ne valait pas grand-chose, il
bluffait. Il n’avait pas eu la connerie de vouloir acheter Hollywood et de
se faire plumer par l’élite juive américaine hilare, mais j’étais certain que
son bilan n’était guère brillant. Ce type n’avait probablement même pas
dix millions d’euros en trésorerie. Peut-être même pas un. Ses stocks ?
Oubliez, ils ne valaient pas le prix des transporteurs pour aller au pilon.
L’immobilier ? Hypothéqué à mort, quand à son goodwill personne n’en
donnerait cher. C’était le portrait type de toute l’édition française en ce
début 2011. De la fuite en avant. Et je ne mentionnais même pas les dettes
croisées, le missmanagment de trésorerie, à l’envers des marchés, et un
endettement qui devait être vertigineux compte tenu de leur manie à jouer
les effets de levier. Feughill tenait - comme les banques il y a dix ans parce que les gens croyaient en sa façade. Et moi je le faisais chier car
j’ai la mauvaise habitude de faire le tour des façades. Et de jeter un coup
d’œil à l’intérieur. Quand il y a un intérieur. Cette prestigieuse boîte valait
probablement son franc symbolique. De l’autre côté de la balance de mes
comptes il me demandait de sacrifier Oriane, Josefina, Lili, Chandro,
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Plurabelle, Alma, Aline, Chandro, Jolene, Diamant noir, Lupe Wolwerine,
Kilo-Hè-Ha et Mélissa, le Juif errant, Abraham Moles, Anthelme et ce
vieux Monsieur qui s’était parachuté sur moi de manière volcanique, en
l’an 2000, pour me laisser quelque temps la conduite des « Affaires ». Le
con ! Ma décision était prise, j’allais sortir mon chéquier, acheter la boîte et
le virer. Mais - par chance je suppose - il piqua ma curiosité au bon endroit.
- Voyez donc Flavienne, dit-il d’un air fourbe, elle ferait pondre du
Flaubert à un illettré de banlieue.
Je portais la main à ma poche intérieure, histoire d’y prendre le chéquier
fatal, quand il ajouta :
- Elle porte toujours une jupe de cuir noir. Vous la reconnaîtrez sans
peine.
Ah ? Ah ! Merde ! Ce con venait d’utiliser un sémantomorphème de
classe 7 et m’avait piégé. Margot d’Ibiza m’avait séduit en jupe de cuir
noir. Puis d’autres, Marie-France-feu-de-cheminée-en-décembre et même
une femme de ménage pas comme les autres. Il venait de me piéger…
Pas pour longtemps mais la manière dont il avait évoqué cette Flavienne
et sa jupe de cuir m’avait balancé une association métalinguistique dans
l’entendement et je n’allais pas pouvoir lui régler son compte avant de faire
ma religion au sujet de Flavienne. Et surtout de sa jupe de cuir. Le sexe,
vous savez, c’est dans la tête. Sex is a frame in mind disent les Ricains et
ils ont raison. L’espace d’un lapin je vis repasser devant mes yeux tous ces
signes qui ont décidé du destin du monde. Le nez de Cléopâtre si souvent
cité, la passante de d’Ormesson, une femme qui marche rue Danton, une
autre à Naples avec une jupe noire et un haut rouge sang. Mes bouquins
en sont peuplés. On n’est jamais assez prudent quand on bavarde. On
attrape, vous venez de le voir, des sémantèmes en forme d’hameçons et
ça peut faire mal. C’est la version occidentale de cette saloperie de ciencia
antigua mexicaine, le pouvoir féminin qui passe et change les trajectoires.
Je mourrai sans savoir si les femmes agissent consciemment, par innéité
ou si elles ont trop de chance. Toujours est-il qu’elles pratiquent la
communication non verbale et que nous sommes leurs proies. Un petit
lacet ici, une bride de chaussure, un plissé sur une jupe, un haut noir tout
simple, la manière de jeter un regard de côté, l’arsenal quoi ! La grande
question était la suivante : Feughill avait-il agi sciemment ou m’avait-il
mouché par hasard ? J’allai aux nouvelles.
- Il y avait une troisième chose, c’est quoi ?
Il éclata d’un rire désagréable.
- La troisième ? C’est : virez vos fesses de mon bureau Le Coq. Et ne
revenez qu’avec le livre que je veux. Que j’exige et que je saurai obtenir
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de vous. Tenez, j’ai pensé à un titre : “Une semaine bien remplie ! Vous
n’imaginez pas tout ce que vous pourrez en faire !
Il se tordit de rire puis me regarda par-dessus ses demi-lunes, c’est
vachement vrai qu’il ressemblait à Super Phacochère. Quelque chose me
disait que cette fois je découvrirais son essence.
- Flavienne vous fera une feuille de route, enchaîna-t-il. De vous
à moi, vous avez intérêt à la suivre avec beaucoup d’attention. Plus de
superfemmes. Plus de familiarités avec les présidents américains. Cessez
vos pitreries de pilote et d’enquêteur culturel. Plus de vieux aux yeux trop
lumineux. Suivez Flavienne.
Il sourit, devint presque humain.
- Enfin, sa jupe de cuir.
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La chute de la mer d’Eden
Genève, 20 mars 1933
L’autre côté du miroir mais…
Rien.
Expulsé de la mer haute et unique. La chute.
La chute sur Terre. Du sang, la mer rouge ? Je tombe vers les terres
basses. Je m’en serais passé mais de souvenirs il ne me reste rien. Ça
ressortira plus tard. Beaucoup plus tard.
Transmuté.
En attendant le retour.
À la mer.
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Jupe de cuir et les Coconuts
Paris, 2011.
Vendredi matin, 11 heures
J’ai lu vos livres, reprit-elle, j’aime !
Je me sentais faible comme Superman quand il se tape par erreur une
brioche à la cryptonite. Comment le surdoué multimillionnaire que je suis
peut-il se laisser snober par ce gus ?
Je poussai la porte de son bureau et me retrouvai dans l’ambiance d’une
maison d’édition parisienne. Ça ressemble comme deux gouttes d’O à une
maison d’édition bordelaise ou madrilène. À part le “sound”. Ne comptez
pas sur moi pour vous en dire du bien. L’endroit était très agréable, une
petite cour donnant sur la rue Jacob. On entrait et on rencontrait des
femmes affairées qui prenaient un dossier dans un tiroir et le portaient
avec dévotion dans un autre. Rien qu’à voir chalouper leurs derges on
éprouvait l’urgence ontologique d’être classé et feuilleté. Des mecs flous
se filaient les derniers tuyaux de l’inconsistance et la téléphoniste prenait
son pied en mettant les gens en attente et en leur serinant avec dédain que
Monsieur le Président Directeur Général était en entretien, en extérieurs,
dans le lit d’une femme d’affaire ou à l’étranger. On pratiquait très fort
le RTT, manquait juste la sublime Mélanie Doutey. Ça faisait petite boîte
sympa. Ça ne l’était pas tant que ça.
Je sillonnai les bureaux en quête d’une jupe de cuir : rien. De belles
filles frouzes, ça oui ! Plein ! Depuis quelque temps je me rendais compte
que je virais de plus en plus du côté des Gauloises. Sont hyper belles et,
ce qui ne gâte rien, je pouvais communiquer avec elles. Il y avait divers
étages de beauté qui se développaient dans ce pays. Une beauté ancienne
mais aussi une beauté métissée. Les filles arabes faisaient souche, les
Africaines aussi. C’était à la traîne des États-Unis mais ça se faisait plus
harmonieusement me semblait-il. C’était bientôt l’été, l’habituelle fête
des femmes champignons battait son plein. Si vous connaissez la forêt
vous savez qu’avec la pluie et dans certaines conditions les champignons
surgissent quasiment à l’improviste et en foule. La comparaison est osée
et même profonde car les champignons que vous voyez sortir ne sont que
des sexes. Et dans la terre ils ont une sorte d’immense racine commune. Je
pensais exactement la même chose des femmes.
Ce que nous attendions tous du soleil de printemps c’était de voir
surgir ces sexes. Mai donnait le signal. Nous sortions d’un hiver peuplé
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de rombières et voici que défilaient sous nos yeux les premiers T-shirts,
les premières sandales, les premiers hauts. Les mecs ont beau connaître,
ils n’en reviennent pas. Elles étaient où ces salopes ? On les attendait, on
les désirait, on n’y croyait plus. Un petit signal et « plop ! » les rues des
villes sont envahies. Les jambes et les épaules se colorent. Une mode et
une éternité féminine se côtoient et font bon ménage. Et là je vais vous
donner un « tip ». Ça vaut de l’or mais ne vous cassez pas la tête, il faut
savoir le décoder. Les femmes sexe qui défilaient dans les villes ont toutes,
comme les champignons, la même racine. Elles sont une illusion géante
qui nous gère. Je le savais d’autant mieux que j’avais été capturé par
l’une de ces apparitions en ce même quartier, j’ai raconté tout ça dans
l’Op 3, la promenade parisienne d’Orphée 2001. Haussant les épaules,
je me propulsai vers la sortie. Feughill me donne des crises de rage et
c’est sûrement réciproque. Au diable le monde des éditeurs, mes mondes
m’attendaient et ils ne sont pas tristes. J’étais sur le point de classer cet
entretien dans le foutoir des dossiers urgents quand je la vis.
Elle se tenait tout près d’un petit escalier spiralé, les bras croisés et
m’observait. Un joli visage avec des yeux clairs un peu étirés, des cheveux
auburn, un pull blanc dégageant les épaules. Une grande ceinture ornée de
signes métalliques coupants. Et une jupe de cuir.
Voilà. Le mot est lâché. On peut s’arrêter là. Tu peux fermer ce bouquin
et, d’un geste lustral, le balancer par la fenêtre, il touchera bien quelqu’un.
Économie de temps, de papier. Grande abstention de la dérisoire
compétition du livre au xxie siècle. Mais déjà j’entends, mes chers damnés,
vos cris et plaintes de tous registres. Je me dois à vous. Je suis un chieur
mais tellement… original. Le mot qui choque. Bon, je poursuis mais vous
l’aurez voulu. Cette fille porte une jupe de cuir. Comme elles sont toutes
expertes en sémiotique du désir, en chiffons et peaux et qu’un rien active
nos codes, pas difficile d’imaginer ce qui va suivre.
Les Coconuts, c’est dans le titre de ce chapitre mais ça n’a strictement
rien à y foutre. J’ai retenu ce mot parce qu’une nana en jupe de cuir
nommée Marie Pierre me bassinait avec son groupe favori, Kid créole et
les Coconuts tout en enregistrant une chanson rock que j’avais écrite. Ce
n’est qu’un groupe fondé par un Noir qui affirmait avoir rencontré Dieu
en descendant la cinquième avenue. Pas de quoi en faire un fromage, sur
la fith on rencontre même Paris Hilton. Cela dit nous sommes à l’orée
des jupes de cuir et cette pourriture de Feughill avait usé d’une telle
intonation quand il en avait parlé qu’il m’avait filé l’irrépressible désir
de savoir qui l’habitait. Et comment “Elle” l’habitait. Et pourquoi “Elle”
l’habitait. Ce type (ses jours sont comptés) avait usé du téléphone rouge
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avec mes instincts. La jupe de cuir en question ne pouvait être qu’une
sorte de Vatican portable, la vérité charnelle y résidait. Faites savoir ça à
un mec et la partie est jouée. Il n’aura de cesse de pister la fille évoquée
pour accéder à son autel sacré. Et s’y immoler. La plupart du temps en trois
secondes, ce qui n’est pas cher payer la vérité éternelle. Pas question de
s’en libérer par une petite branlette exorciste, on est dans une guerre, celle
que livre le pouvoir féminin, avec des missiles à ogives de signes. C’est
suffisant. Ce projectile sémantique s’était fiché plus haut que la ceinture,
il y a encore cent ans on eut dit en plein cœur. Maintenant je dirais dans
l’hypothalame, notre superbe cerveau reptilien. Dégueulasse ! Je crois
que c’était beaucoup plus que du fétichisme, ça devait être des lignes de
code ADN sournoisement activées. Je me rendais compte d’une chose : les
femmes nous tiennent par le désir et nous savons nous en débarrasser par
le plaisir. Dans le cas de Jupe de cuir je pressentais que ça ne marcherait
pas. Vous savez ce qu’ont fait ces putains d’Américains de 1942 à nos
jours ? Du napalm. 33 parts d’essence avec 46 parts de polystyrène, 21
parts de benzène pour en faire une gelée immonde qui colle au corps de
leurs victimes et ils ont même ajouté du phosphore pour que ça brûle sous
le sable et sous l’eau. Dante était un amateur. Je savais que Jupe de cuir
- sur le plan du contrôle sexuel - devait être faite de 33 parts de désir, 34
de frustration, 50 de contrôle génésique, plus toutes les flammes femmes
de l’Enfer qui l’avait crachée. Et ne venez pas me dire que j’excède les
100 % : elle aussi ! Je ne comprenais pas pourquoi Fluhmen Feughill ne se
la gardait pas jalousement pour lui et rien que pour lui ? La réponse coulait
de source, ce mec n’était pas humain. Devant Jupe de cuir on ressentait
l’irrésistible impulsion de se reproduire, de donner à la race, de balancer la
purée à mort, voire de l’honorer.
Vous trouvez que j’exagère ? Pas tant que ça. Jupe de cuir devait être
une arme imparable. Après tout j’ai des masses de copines qui en ont porté
sans se faire prier, ça ou d’autres accroche sexe juste pour me plaire. Les
femmes sont toujours d’accord pour revêtir l’aspect qui leur permettra de
nous capturer. Des jupes de cuir (noires et souples) j’en avais tutoyé une
infinité. Petit fétichisme pimenteur et rien de plus, elles n’avaient jamais
aucun sens en soi. Ce qui m’avait neutralisé c’était le ton de l’éditeur. Je
me souvins d’un début de soirée, avec la plus grande femme de ma vie, en
compagnie d’un type très suisse et très quelconque du nom de Laubli. Il
n’avait rien d’intéressant à dire mais il avait pris congé de nous en disant
« ce soir, je vais me taper une fondue au fromage ». La phrase n’est rien
en soi. Mais le ton ! Wow ! Le ton de ce lubrique personnage était dans
le registre de l’imparable. Toutes affaires cessantes, mon amour et moi,
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nous sommes retrouvés devant une fondue au fromage et depuis ce trigger
verbal nous parlons encore du « coup de Laubli ». Qui réside dans le fait
de parler de quelque chose avec une telle gourmandise que celui qui écoute
partage et amplifie la gourmandise de l’émetteur. Feughill m’avait fait le
coup de Laubli et il ne m’avait pas raté.
Ça commençait bien, somme toute, puisque dans ce bouquin je suis
censé perdre mes pouvoirs, mes contacts avec Dieu et mes relations avec
toutes les créatures de rêve connues et à venir. Je n’aurais probablement
même pas d’enquête à effectuer, personne ne me tirerait pas dessus, je
ne serais pas ligoté dans une cave par une Mexicaine avide de sperme,
personne ne me demanderait d’aller sauver Swissair ou de tuer Bleufeld
et Ospel. Ça serait la vie tranquille, de l’ordinaire, j’allais, somme toute,
arrêter de faire le con et tomber dans ce monde banal auquel je ne croyais
pas mais duquel mon éditeur réclamait un portrait qui se vende.
De vous à moi ça ne m’étonnait pas et vous savez bien pourquoi. Dans
un monde qui ignore le talent et l’effort, où la consécration réside dans le
fait d’être vu à la télé, dans un loft ou n’importe quelle émission débile de
reality show je volais trop haut. Mon copain José Maria de Heredia aurait
pu dire quelques gentilles choses à mon propos mais, de toute façon, ça se
serait perdu dans le bruit croissant.
J’en étais là de mes sombres cogitations et de son côté Flavienne
s’était mise en marche, dans ma direction. Je notais hâtivement que les
interdictions qu’on m’imposait incluaient tout recours à la poésie et à
l’Apocalypse. Dommage, je commençais à m’y faire. Et ce qui devait
arriver arriva. Jupe de cuir et feuille de route me tendirent la main avec
ensemble et un sourire espiègle.
- Flavienne Le Tantal, se présenta-t-elle. Je suppose qu’il vous a parlé
de ma jupe de cuir ?
Belle voix. Joli nom. Une Bretonne peut-être ? Chaude sympathie pour
de longues traversées.
- Euhh oui… Il a beaucoup insisté. Mais vous n’avez pas chaud avec
ça ? Maintenant que… ?
Elle rit.
- C’est sans importance. Il me la fait porter chaque fois que je donne une
feuille de route à quelqu’un.
- Y’a aussi des femmes ? voulus-je savoir.
Elle s’épanouit. Toute femme normale qui sourit est une arme de guerre.
- Pas assez.
Sur quoi elle partit dans un long rire et s’accrocha à mon épaule avec
naturel.
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- J’ai lu vos livres, reprit-elle quand elle se fut calmée. J’aime !
- Ouais… Mais pas Feughill.
- Je ne sais pas, fit-elle étonnée. Il ne m’en a pas dit un mot. Tout ce que
je sais c’est que vous êtes un 5Bn.
- ?????
- Oh ! C’est dans mes classifications, vous verrez bien assez vite. Au
fait, la boîte va fermer. Êtes-vous libre demain soir ?
- Je l’étais jusqu’à ce que je voie votre maudite jupe. C’est, à mon avis
un truc pas catholique, un sémantomorphème de classe 7.
- Ce que vous êtes drôle ! Quant à cette jupe, elle ne va pas vous violer.
Je vous garantis qu’il ne vous arrivera rien de plus que tout ce que vous
avez dévoilé dans vos livres. Et moi non plus.
- Quoi « moi non plus » ? fis-je un peu largué.
- Je ne vais pas vous violer.
- J’en suis déçu, Flavienne.
- Oh ? Ne le soyez pas, vous aurez votre feuille de route. Ça vous
occupera suffisamment.
- Oui, oui, je commence à le croire. Et vous ? Vous faites partie du
programme ?
- Bien sûr. C’est moi qui vais vous suivre.
- Et si je m’écarte de votre « feuille de route » ?
- Jupe de cuir.
- Miam !
- Ne crois pas ça…
- Oh ? Quelle chance ai-je de t’échapper ?
- Aucune.
- Tu es très sûre de toi !
- Je suis payée pour ça, Jacques. Toutefois…
- Je dois te lire tes droits.
C’était un comble ! Elle se conduisait comme un flic avec moi, Ma
curiosité fit la plus forte.
- Quels sont-ils ?
- Très simples. Une seule ligne. Tu as le droit de revivre en accéléré le
temps de ta vie.
Je ne me voyais pas écrire mes mémoires. Il y en a des tranches dans
mes bouquins mais de là à parcourir tant d’années à grande vitesse il y
avait une marge que je ne souhaitait pour rien au monde franchir.
- À quoi cela me servirait-il ?
- À disposer de ton capital énergie. Tu as fait beaucoup de choses.
- Toues les écrivains qui s’y sont essayés sont emmerdants et radoteurs.
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- Fais mieux qu’eux. Parle de ce que tu connais profondément.
- Mmmm le femmes, la musique et la mer.
- Trois thèmes tellement similaires. Tu es le seul qui ose s’en vanter.
- Ouais, je sais, on me décrit souvent sous les traits d’un vaniteux.
- Mais avec moi tu ne risques rien, je détecterai tout mensonge.
- Je vais te résister, grognai-je, voilà ce que je vais faire.
- Alors : Jupe de cuir.
- Je tiendrai le coup, tu n’es pas la première.
- Alors : Jupe de cuir.
- C’est tout ?
- Crois-moi, ça suffira.
Elle me refila l’adresse confidentielle d’un resto sympa.
Je notai au passage qu’on s’était vite tutoyés. Ou cette Flavienne était
une cinglée doublée d’une idiote ou elle détenait un pouvoir redoutable.
Ça remua quelque chose dans mes centrales internes. On allait se revoir
un jour plus bas dans un restaurant discret. Il y aurait de bonnes viandes
et des vins à foison. Je ferais le pitre, elle rirait, nous aurions même des
chandelles. Elle réaliserait l’effet Des Ombres et elle craquerait. Je lui
dirais alors que le mieux serait de laisser tomber et de se donner à moi.
Je pourrais la posséder avec sa jupe de cuir si elle insistait, ça paraissait
tellement important pour elle ! J’ouvrais la bouche pour lui faire part de
ma conception des choses quand, se levant pour partir, elle me tendit une
enveloppe, avec un sourire fermé.
C’était ma feuille de route.
À peine rentré à l’hôtel j’en pris connaissance. C’était sommaire. On
me donnait six jours pour refaire la Genèse, sans me garantir le repos du
septième. Ça ne collait pas vraiment aux textes anciens, il y était question
de déluge, d’énergie propre et inépuisable, d’un vieux procès qui avait
commencé dans un jardin suspendu quelque part en Babylonie, d’une reine
mythique et d’embrouilles diverses, d’une quête de l’or et d’une chute
originelle. Pas un mot sur la faillite de l’Amérique, sur la pénible agonie
du Sarkodile, sur la prochaine grande détonation qui viendrait de ce pays
de cons, pas un mot sur la méchanceté croissante des fausses femmes
réellement frustrées, personne n’avait encore retiré la mère Merkel ou le
Cavaliere, ce projet me parut façonné avec de la merde d’aracuan.
Je haussai les épaules et le fourrai dans le tiroir d’une vraie fausse
commode Louis XVI qui passait par là, et avait échappé à un styliste
connard du nom de Stark, encore un agent de l’Empire déclinant.
Je sombrai dans un sommeil plein d’histoires et de jupes de cuir qui
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toutes portaient une mention 5Bn. Comme j’étais privé de labyrinthes, de
tueuses, des yeux du Seigneur et de mes désirs vulgaires, comme je n’étais
plus un héros mais une sorte de Houellebec au rabais, si penser se peut,
comme je n’avais plus droit de hanter ces lacs de feu qui parsèment ma
mémoire, je m’accommodais agréablement de cet envoûtement doux au
toucher, sensuel et aussi odorant qu’un magasin de chaussures de luxe.
J’avais certainement exagéré dans les images dantesques qui précédaient.
Elle allait me faire marcher. Courir peut-être ? Elle ne serait pas la première.
Ni la dernière.
On verrait bien.
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Ma fusion avec l’eau et avec la femme
(Genève, 1940)
Elle respire le bonheur et l’espace calme
Genève, la cité du bout du lac. Elle est incroyablement propre. Aucune
saturation de couleur, un lac cristal transparent. Et j’ai la plus merveilleuse
des mères. Elle m’emmène aux bains des Pâquis. Cet endroit ne changera
jamais, j’en suis certain. C’est là que je réalise pour la première fois ma
fusion avec l’eau et, sans doute avec la femme. Dans les débuts elle m’aide
à barboter, elle me construit poisson. En peu de temps je me sens à l’aise.
C’est mon élément. Dans un lointain futur une certaine Elisabeth Tessier
me dira que je suis un poisson ascendant poisson. La belle affaire ! Je le
sais depuis toujours.
Il existe un courant, sous la passerelle de la digue, il se nomme le
Goléron. C’est le lac Léman, venu des glaciers, qui s’étrécit et se prépare à
devenir fleuve. En route vers le Sud, la grande mer. J’y nage parfois ou je
regarde mes amis, petits alevins habiles et joyeux, ce sont des vifs. C’est
là aussi que je vois pour la première fois l’assassin masculin réaliser ses
instincts. Un garçon plus âgé pêche à la ligne. Je le vois arracher l’hameçon
de la gueule du poisson que je vois se débattre, souffrir, agoniser, ça amuse
le petit homme. Je connais déjà l’empathie, j’ai envie de le tuer. Que ça ne
se reproduise plus jamais.
Au loin on dit que le monde est à feu et à sang. Personne ne le sait
vraiment dans cette ville propre et calme. Elle respire le bonheur et l’espace
calme. Si il y a des damnés et des brigands, des nazis et des promoteurs
immobiliers nous ne le savons pas, nous ne les voyons pas.
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Royal Monceau
Paris, 2011, vendredi soir.
C’est au Royal Monceau que j’étais descendu
pour accomplir le Passage des Vies
J’étais descendu au Royal Monceau. Une habitude. Je le trouvai
franchement plus antipathique depuis que des barbus du Golfe l’avaient
acheté. Je ne parle pas des prix ridicules qui s’y pratiquent ni de la prétention
qui suintait de partout, mon nez me disait que quelque chose, une certaine
odeur de la France s’en était allée, emportée par le torrent merdeux de la
mondialisation. Une certaine odeur ? J’aurais dû dire un certain parfum.
Une certaine idée, c’est déjà pris.
Mais à quoi mesurais-je ça ? Après tout Paris change continuellement. Ce
sont ses habitants qui le décrient le plus, normal, ils le voient de trop près,
il ne fait jamais être au pied de la montagne. C’est bon de vivre à distance
de ce grand vivier. On en perçoit mieux les facettes. Genève, pour le grand
François Lachenal, qui portait le titre de Grand Provéditeur du Collège
de Pataphysique pour les provinces ultramontaines, était effectivement
la première cité que l’on survole, cap au sud, quand on quitte Paris. Le
trajet est d’une parfaite platitude. Vient la première chaîne de montagnes
et c’est le Jura, pas si haut que ça, six mille pieds et derrière lui la cité
du bout du lac. Je suis et raisonne en ultramontain, avec de la distance
de temps, d’espace et de jugement. Des parfums de Paris j’en ai sniffé
des masses. Cette capitale se connaissait mieux par sa musique populaire
que par la mode. Il y avait la période de l’après-guerre, du trois temps, de
l’accordéon, guinguette, java et rengaines populaires et, de suite après,
par exemple, le merveilleux Temps du tango de Léo Ferré. Les gens ne
savent pas que le tango, une musique de Porteños, est né à Buenos Aires
mais qu’il a dû passer par Paris pour être connu dans le monde. De Piaf à
Ferré il se développe une gouaille parisienne très savoureuse, elle va vite
se perdre, ou muter. Je suis pour une histoire de France en chansons telle
que Bernard Pichon, un talentueux producteur de la radio romande l’avait
présentée il y a déjà longtemps. Par la suite j’ai aimé le climat intellectuel
de la ville, dans les années soixante et soixante-dix, dans mon secteur,
la musique. Les échanges étaient vifs, je voyais des gens heureux, je ne
sais où ils ont disparu… Des années soixante aux quatre-vingt je me suis
fait mon propre répertoire parisien, des rencontres, des femmes aussi, je
tenais beaucoup à ne jamais rester longtemps sur place, j’aimais autant
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quitter ce lieu que le retrouver. Je ne dis pas que ma vision de Paris est une
référence, j’en avais simplement mon instanciation. Une grande capitale
est insaisissable, elle échappe à tout le monde. Mais, à propos de parfum
parisien, je trouvais que cet hôtel était à contretemps, dissonant même.
Surtout en cette merveilleuse période de printemps arabe. Ces événements,
dans une fin d’année un peu grise, m’avaient apporté beaucoup de bonheur.
Finalement l’argent ne gagnait pas toujours la partie. Le mot “arabe” avait
pris une nouvelle couleur, un autre sens, une dignité. Au fond, comme tout
un chacun, je voyais l’Arabie avec des lunettes de touriste. J’avais très
bien connu l’Amérique et le Mexique, mon Europe pas si mal que ça mais,
au sud de Gibraltar, je m’étais laissé emballer par des tours opérateurs et
des politiciens corrompus. Tout changeait et l’idée de résider dans ce bel
hôtel acheté par la clique du Quatar m’emmerdait. Si un jour la France
a un vrai Président, style grand Charles, pas un mec qui suit sa Rolex
et son mannequin et surtout le parcours du grand fric autour du monde,
il nationalisera tout ce que ces salopards ont acheté avec leur pétrole de
merde, quatar et autre. Font chier ces bougnoules friqués, arrogants, peu
sûrs de leur virilité, ils seront bientôt à sec, c’est pourquoi ils essaient de
tout acheter.
Manque de pot le monde est à vendre. Partout, sur les fesses des belles
filles qui parsèment ces rues, sur les façades des superbes immeubles
parisiens des prix étaient affichés. Les marchés… J’avais connu ceux de
mon enfance et ceux de Provence, immortalisés par mon immense Bécaud
et voici que je nageais dans une société à la botte des marchés. Quel vilain
mot. Bref, le Royal Monceau, j’y avais des souvenirs mais il avait changé,
des cons l’avaient optimisé, mot-clef de ce temps. Les palaces, vous savez,
sont faits pour les imbéciles prétentieux, pour ceux qui ignorent la valeur
de l’argent, pour gonfler leur ego et dégonfler leur larfeuille. Mais ils sont
aussi faits, plus rarement, pour servir de cadre à des esthètes du désir et y
voir s’accomplir des cérémonies sexuelles poétiques.
C’est au Royal Monceau que j’étais descendu pour accomplir le
Passage des Vies à la mexicaine, avec Josefina et Alma toutes deux armées
jusqu’aux dents. Ce “passage” est un rite ancien, venu de Sonora, lors
duquel le mâle s’offre sacrificiellement au désir de deux femmes, chacune,
dans une alternance complexe, lui retirant sa vie en échange de la sienne,
ce qui fait qu’en fin de rituel l’homme dispose de deux énergies et se trouve
(très provisoirement) lavé du mal qui l’habite. Le mal c’est le mâle, vous
connaissez mes idées. Le Passage est très fatiguant et très régénérateur,
pas à la portée des carburateurs standard qui tirent des coups vite fait. En
France rien ne semble avoir changé, les femmes, ces entêtées, réclament
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toujours une heure et ne reçoivent que trois minutes, sondages à l’appui.
Avant de procéder au Passage des Vies, je m’étais amusé à inviter un
très sérieux parisien, le maître Hugues Dufourt, monté de Lyon en capitale,
compositeur et aussi philosophe. J’ai descendu l’escalier d’honneur
costumé en Dracula à la mode Coppola. De longs cheveux coulant
autour du visage et les fameuses petites lunettes bleues minuscules. Avec
évidemment les deux prêtresses à mes côtés, amazones de garde. Dufourt a
été très bien, à peine un petit sourire. Soit ce mec ignore tout de l’imagerie
du cinéma contemporain, soit il est hétéro à 200 %. Il oscillait entre les
deux Mexicaines cherchant une prise, précis comme un varappeur. Nous
avons fait honneur à un excellent repas, l’ambiance de Paris était encore là
et, de plus, il n’est rien de mieux que de combiner deux intellos avec deux
femmes de pouvoir. On n’a pas besoin de mots.
C’était il y a une quinzaine d’années, ce soir-là j’étais seul. Flavienne
aurait dû me donner rendez-vous le jour même, j’avais longuement
insisté mais elle s’était montrée inflexible. Qu’allais-je faire. Dîner seul ?
Impensable. Je vais vous faire une petite confidence, je n’aime pas la
compagnie des mecs, surtout pour dîner dans un endroit élégant. Pas que
je me sente classé pédale ou pire macho groupe, j’ai besoin d’un drapeau
et une femme fait l’affaire. Si vous me trouvez léger lisez donc ce que dit
Rushdie des femmes drapeau. Ce que je dis n’a rien de désobligeant, elles
cherchent toutes un maître sur qui régner. Je peux m’offrir cette bannière,
même s’elle m’enveloppe, après. Je consultai la liste de mes contacts
parisiens. Très effile effilochée. Des mariées, des maquées, des parties en
province, des sacquées par le chanoine Sarkozyme, des nos de téléphones
perdus et des déménagements. J’avais trop fait dans l’Espagnole, l’AmSud
et les pays nordiques. Une escorte ? Je me suis souvenu de Carmen la
fausse blonde de New York. Faut que je vous en cause! Je revenais du
Texas, Georgetown, tout près de la capitale Austin, je venais d’y passer
ma licence de pilote FAA. J’avais réservé une suite dans les tours du
Waldorf et invité tous mes amis. Ici intervient l’abominable Stefan Juffa,
pas mal comme pilote mais immonde avec les femmes, l’argent et les
poires dont il pensait que je faisais partie. Dans l’avion, entre Dallas et
NY, je l’informe avoir réservé une suite et lui propose l’une des chambres
privées. Au Waldorf Astoria une suite comprend deux chambres à coucher,
un grand living et une salle de bain où vous faites facilement un 360 en
vélo. Je n’avais pas besoin de tout ça étant seul et voulais le remercier
d’avoir organisé nos stages texans. Il me regarde très intrigué. Ce mec
pour qui l’argent est sacré pense que la générosité est un vide ou la marque
d’une imbécillité. OK, me dit-il (même pas merci) je t’emmènerai voir
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les Youps de la 47e rue, ce sont mes copains. Le samedi matin je suis à
Julliard School pour un cours d’interprétation d’une pièce pour piano et
violoncelle, écrite pour Aurora Ginastera. Beaucoup de travail. Elle joue
bien mais le pianiste est typiquement de culture américaine, beaucoup de
doigts et peu de pensée. Je m’escrime à lui expliquer le sens de chaque note
et je reviens au Waldorf pour me reposer. Quand j’ouvre la porte de ma
suite je pense m’être trompé d’étage, de clef, de vie. Tous les diamantaires
de la 47e sont là et vident allègrement le frigo. Il y a une odeur de cigare
répugnante, je n’aime pas. Je vire tout le monde et dis quelque chose de
peu aimable à ce Juffa qu’heureusement on ne reverra pas. Je fais aérer la
suite, vais déjeuner avec Aurora et le soir attends mes amis. Manque de
pot, je suis tombé sur Thanksgiving day, les vacances, vous savez, c’est
la priorité des gens à tous les niveaux. Autant dire que Raleigh Chaffee la
fille broker, Linda l’accroc du shopping, Lorna avec son fameux chapeau
de ramoneuse, Rachel qui murmure à l’oreille des hommes mûrs, Patricia
la danseuse étoile, Anya les plus belles jambes des années soixante-dix et
Katya, quintessence de la beauté girlie, une blonde arrivée de nulle part
en Alabama, sont hors champ. La compagnie féminine c’est un must,
une norme, un besoin, une preuve de santé. Je n’avais pas envie d’un cul,
j’avais envie d’une voix et d’un sourire. Plus si affinité mais j’en doutais.
Je me suis décidé à consulter le Greater Manhattan black book sous la
mention “escort”. Mama mia ! J’aurais mieux fait de m’abstenir. Je tombe
dans les enfers urbains, du moins c’est ce qu’on veut me faire croire.
Quand j’expliquais que je souhaitais une compagnie féminine simplement
pour aller dîner au restaurant de l’hôtel je passais pour un pervers. À ce
propos j’ai aimé ce que dit Sollers dans son dernier bouquin au sujet des
Américaines (les putes et les autres) : “les puits de névrose des Américaines,
ces grandes malades du blocage mondial. Un simple flirt et c’est tout de
suite l’inflammation, la demande en mariage, l’horizon juridique, l’alcool,
les plaintes, l’agressivité, les pleurs. Le puritanisme américain n’a pas
bougé d’un millimètre et a réussi à produire cette nouvelle religion :
femmes mariées et remariées à enfants, listings et pensions alimentaires
d’un côté, homosexualité de l’autre”. Il a bien décodé, déconné peut-être
moins au sens noble du terme (sortir d’un con). J’ajouterai qu’il existe
de vraies femmes à NY et aux USA mais qu’il faut les trouver avant
qu’elles ne soient formatées par le système. Après de multiples appels,
je passais d’une standardiste très chic “quel genre de femme voulez-vous
Monsieur ?” et quand je disais Mexicaine, Philippine, Hawaïenne ou
Japonaise elle s’énervait et disait “Sir ! Ici on consomme américain, Sir !
très guantanamienne, marine, à des soi-disant circuits maudits d’esclavage
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total dans les bas-fonds de NY ou de perversions inconnues (amour avec
des bêtes ou des E.T. !), grand frisson garanti, il fallait donner d’entrée un
numéro de carte de crédit (lalalala ! même les agences de voyages travaillent
comme ça actuellement, orgasmes touristiques non garantis). Découragé,
j’ai tenté un dernier appel, ferme sur mes positions : le Monsieur paye mais
ne baise pas, j’ai fini par entendre frapper discrètement à la porte de mon
immense suite déserte. Je suis timide et je me soigne. Mais là, une fille (je
n’ose même pas penser une pute) que je ne connais pas, que je n’ai pas
draguée, qui va se trouver derrière cette superbe porte de bois à moulures
(je ne sais pas vraiment si c’était de vraies moulures, tout est luxe, tout est
riche, tout est faux au Waldorf, l’ancien hôtel de millionnaires, celui de
ce luxe américain kitch qui n’en finit pas de copier les grands siècles de
France) une inconnue, je n’ose qu’à peine ouvrir. Vous savez comme on fait
dans ces cas-là ? On se fabrique une certitude à court terme, une assurance.
J’y vais et je découvre.… Ingrid. Ah ? Suédoise certifiée. Dix minutes
après j’apprends qu’elle est fausse blonde, espagnole, sculpteur, que ses
œuvres ne se vendent pas et qu’elle fait ça pour vivre. Je lui explique mon
désir, parler en espagnol, aller manger au restaurant de l’hôtel. Problème :
elle est en mini de cuir très ajustée et en bottes. C’est sa tenue de travail.
Décidément il n’y a que du SM dans ce pays, du SM mal compris mais
payant. Nous rejouons un épisode de Pretty Woman, je lui demande de
descendre avec moi et de garder son grand manteau de cuir, pour ne pas
choquer les hypocrites de service. Après, ça va. La soirée est charmante,
elle a beaucoup d’esprit, au point que je me demande ce qu’elle fait dans
ce pays de traders, escrocs et honorables tueurs militaires, fierté de cette
nation.
- Tu n’as pas peur des risques ?
- Question sida je n’en ai aucun, me répond-elle.
- Oh ?
- Mais oui, je les tape et je les lange.
Je suis surpris. Voilà une procédure ignorée du divin marquis, que je
le sache. Je découvre ainsi l’existence des nouveaux bébés. Des hommes
d’affaire, des patrons de Wall Street qui viennent se faire fouetter ou,
variante finalement logique, pouponner, talquer et langer. J’imagine les
salopards de Goldman Sachs dans cette situation et j’éclate de rire. Quand
nous remontons dans ma suite je lui soumet un plan d’action.
- Fais comme dans Ghost Busters, je dis, loue une ancienne caserne de
pompier ou n’importe quel vieux truc à étages. Tu installes des stalles,
comme pour des chevaux, avec un anneau au mur, comme pour des
chevaux. Sur trois étages tu vas avoir environ, j’imagine une centaine de
31
places à parquer des banquiers et autres traders. Ton tarif étant de 500 $
pour un quart d’heure de punition tu engages des assistantes et tu peux
faire tourner le manège, disons à 50’000,00 $ par demi-journée et, en
comptant les vides, la grippe, le terrorisme et les jours fériés admettons
65’000,00 $ par jour, soit quasiment deux millions par mois et plus de
vingt-trois millions à l‘année. Avec tes frais, que j’estime chers, à 30 %
disons, il te reste 16’000’000, 00,00 $ par année net d’impôts, sans parler
des franchises que tu vas vendre, Starbuck à côté de toi, c’est de la merdre
d’aracuan ! En deux ans tu es milliardaire. Mais, dans ce pays, faut faire
gaffe aux impôts, une crise d’IRS et t’es morte.
Naturellement je plaisante, j’improvise, je dis n’importe quoi mais elle
me regarde avec intensité et me répond par un seul mot :
- Fifty.
- Fifty. quoi ? je fais.
- 45 %, elle reprend.
Je leste un gland incompléhensif. Inculable naïf.3
- Dernière offre à 40 %, poursuit-elle.
Tout s’éclaire brusquement. Je suis mort de rire. Elle trouve mon idée
géniale et me propose, sans autres, de m’associer à elle pour fonder une
gigantesque maison close qu’elle baptisera l’Écurie ! Je lui explique que
je suis quelqu’un de connu dans ma province genevoise, que tenancier de
bordel SM n’est pas une option pour moi, que je suis marié et que j’ai des
enfants et, finalement, que je plaisantais. Elle me harcèlera par tous les
moyens à sa portée pour que je participe à cette juteuse affaire. Carmen
était charmante, je ne l’ai jamais revue. Il faut dire que dans son milieu les
macs manquaient d’imagination, pas une raison pour profiter de la mienne.
Nous avons passé une très bonne soirée au resto du Waldorf.
Avec le recul je me dis que j’ai vraiment pris de gros risques… Suppose
qu’elle se déshabille, vienne à moi, me griffe la poitrine et appelle le
911 ? En Amérique nous ne sommes que des cibles. Malgré cette sage
pensée, une autre fois, à Las Vegas, mal accompagné par une blonde trop
périodique, j’ai tenté une autre fois le coup de l’escorte pour dîner en ville.
Je vous dis pas. Ça s’est arrêté dans le lobby de l’Alexis Park hôtel, avec
une petite brune en cuir rouge (vous voyez, le cuir) au moment où je la
salue et lui demande où elle aimerait aller dîner avec moi, elle me dit avec
une incroyable agressivité :
- Carte de crédit, pièce d’identité.
Là, je m’énerve, je l’appelle charnière et l’envoie se faire voir ailleurs,
essuyant une pluie de grossièretés inouïe. Si les Américains bandent
3
Ma période nippone…
32
pour des machins comme ça, ils ont du mérite ou sont en manque total
(privilégier la solution 2 !). Petit dièse : je suis allé souper plus tard avec
la directrice de l’Alexis Park, une grande noire, belle et intelligente. Une
belle soirée, détendue, elle a réussi ce tour de force pour les gens de son
pays, pas une fois le mot dollar n’a été prononcé. Elle me raconte son
parcours difficile, il y a donc encore des femmes que le système n’a pas
formatées aux États-Unis.
Voilà pour l’ensemble de ma carrière d’homme distingué, seul le soir
dans un grand hôtel. Je ne vais pas avoir droit à un César ou à un Macaque
d’or du plus grand séducteur de filles vénales. Je les respecte mais je ne
suis pas tenté.
Bref, je suis dans ce palace et je ne me résous pas au ridicule français
qui serait, selon Stendhal, d’être seul. Dans les salons je croisai deux belles
hypothèses. Ça ne manque pas ici, ce sont les plus élégantes, les plus chic,
les plus discrètes. Loin de Saint-Denis, je repense à un ami, le pianiste fou
Jean Luc Parodi qui créchait dans cette rue et me parlait des filles à l’étal.
Il a amené un tas de Parisiennes dans les studios A.R.T. à Genève, des
danseuses, des chanteuses pour enregistrer des vidéos qu’on passait ensuite
par le Spectre, le grand synthé des années soixante-dix. On a présenté tout
ça à Cannes au Mipcom, on y croisait un Godard toujours aussi latéral,
des voyous parisiens de la prod et des gentlemen extraordinaires comme
Daniel Toscan du Plantier. Il a ramené également un sinistre connard du
nom de Patrick Sabatier. Une grande gueule, un gros nul, pas sûr de lui,
avec ce signe de bêtise garantie qui est le mépris. Il vient, en douce, réaliser
des vidéos touristiques pour des groupes marocains. Que pesado ! Faute de
temps je suis passé à côté du talent des filles de Parodi, dommage. Il est, à
ce qu’on me dira plus tard, mort mystérieusement. C’est fou le nombre de
gens qui disparaissent “mystérieusement”. Mon neveu, le bon, assassiné
dans un grenier pour avoir piqué de la dope. La police genevoise se
refusera toujours à nous dire la vérité, en Suisse il existe le secret bancaire
et criminel. La belle ville des années quarante est devenue trouble. Bon, je
me lève, souris distraitement à Hypothèse 1, adresse un clin d’œil amusé à
Hypothèse 2 et regagne mes appartements. À quoi bon une belle fille qui
ne serait pas un opéra fabuleux ?
On a déposé là, sur un plateau d’argent, un petit paquet à mon intention.
Je l’ouvre, c’est un bouquin que me fait parvenir Arlette Strumza, la fille
qui bossait avec Michel Polac aux temps héroïques de la Tévé, quand ça
balançait vraiment, avec envoi de cendriers sur le coin de la gueule de
l’opposant. Cette merveilleuse jeune femme a pensé à moi, à nos derniers
33
mails. Dans le paquet il y a un mot, je trouve deux bouquins de Stendahl,
De l’Amour et Les privilèges.
Sollers, le mal aimé de service, vient d’en faire un fromage. Je viens de
le lire. Il adore chevaucher des écrivains ou philosophes et se juxtaposer à
eux dans son récit. Il a surfé Nietzsche. Il récidive avec Stendahl. Que dit-il
à propos du De l’Amour. Il parle surtout de lui, de sa petite vie tranquille
en Italie mais me fait découvrir diverses choses. Il y a cet excellent passage
sur New York et les Américaines. Là, je souscris à sexe % ! J’ai développé
une colère grandissante devant l’effort de guerre américain qui vise la
destruction systématique des valeurs féminines.4 Il commente ses amours
américaines avec des Non Américaines, avec des femmes incontaminées.
Merci Sollers, ce n’est nullement de l’anti américanisme primaire ou
secondaire que tu pratiques, c’est du bon constat. Pour Stendhal c’est
décidé, je vais le lire, tout de suite. Je le commenterai. Je ne me mettrai pas
comme toi à sa place, j’ai déjà une idée : son livre est un chaos de belles
pages et il est complètement à côté de la plaque. Je me dispose à passer la
nuit avec Henry Beyle, en tout honneur.
Était-il vraiment besoin de le préciser ?
4
Il faut prendre ça chez moi au sens homérique, comme l’aurore aux doigts de
roses ou la mer couleur de vin etc. l’effort de guerre américain qui vise la destruction
systématique des valeurs féminines est un module que je vais utiliser et réutiliser.
34
Je serai pianiste et surtout compositeur
Annecy 1944
Ma décision est prise
Annecy, le bord de son lac, pour moi c’est Damas, son chemin. C’est là
qu’un éclair d’harmonies colorées, de scintillations musicales, une foudre
sonore sont tombés sur moi et m’ont promis à un destin dont j’ignorais
tout. Ce mois de juillet, en vacances chez des cousins je tombe - je l’ai
souvent raconté - dans la lumière. Mon cousin Charlie vient d’être évacué
de Magadascar par l’administration française. La révolte gronde là-bas, on
casse du Français. Sans job, chichement payé, il s’ennuie en attendant une
affactation dans une petite maison au bord de l’eau. Heureusement pour
nous deux il y a un piano. Un Blüthner, pas très accordé mais qu’il sait
faire ronfler. Une après-midi, je renonce au bain, à la causette, au papotis
et à l’indolence et je reste avec lui. Il est chauve, bronzé, il a des rides
d’amertume et de volonté sur le visage, il ressemble à Humphrey Bogart.
Pas causant, brusque et même très susceptible. De mon côté, je n’ai pas de
grands livres à lire, le sexe n’est pas arrivé dans ma vie, je ne sais quoi faire.
Je ne dirai pas que je m’ennuie car ce m’est difficile. Je suis constamment
en alerte de quelque chose et, quand ça ne vient pas, je l’invente. Charlie
me regarde et dit :
- Petit, je vais te faire entendre quelque chose de {{…}}
A-t-il dit foutral ? Grand ? Géant ? Je ne sais plus. Tout ce que je sais est
qu’il va jouer, presque sans interruption la Ballade en sol mineur de Chopin
et l’Appassionata de Beethoven, en fa mineur, pas ré mineur, peu importe.
Je m’assieds à ses côtés et laisse la musique pendre possession de moi.
C’est un pianiste à tempérament. Dans les vifs fortissimo de Beethoven je
l’entends littéralement grogner et râler de passion. Mais c’est dans la sol
mineur, dans l’orgasme jubilatoire en mi majeur, que je coule, me noie,
m’immole, tombe dans la lumière. Ce torrent de notes et d’accords charrie
des sens tellement impératifs qu’il m’emmène avec lui. Ma décision est
prise. Je mets un bon moment à récupérer, ne répondant à ses questions
que par des mots distraits. Je ne lui dis pas qu’il m’a enseigné, j’en suis
incapable.
Tout ce que je sais, c’est que je serai pianiste et surtout compositeur.
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36
Un bouquin pour Jean d’O
Paris 2011, Samedi matin
C’est évidemment un livre lourd et le jeter à la corbeille
vous demandera un effort considérable…
Je n’avais rien d’urgent à faire avant ce dîner avec Flavienne. J’en
profitai pour m’offrir un copieux petit déj à l’anglaise, traîner au lit,
terminer le bouquin de Stendhal. Mon toubib m’avait exposé la théorie
de l’horloge biologique, ce que veut notre corps le matin, à midi et le soir.
Cette pratique me réussissait, je me sentais en pleine forme et de plus,
j’allais en avoir besoin. J’ai appelé Audrey, mon agent secret parisien, une
fille discrète, efficace et même bien de sa personne. Elle travaille dans
une agence de renseignements sensibles, a un statut indépendant et trouve
facilement accès à une masse de dossiers réputés bien protégés. Je la paie
à l’année, on évite de se montrer ensemble en public, nous recherchons
l’anonymat. C’est elle qui a résolu l’affaire bahamienne Ingram Sollers,
qui a remis les clefs des caves du Vatican aux Suisses, arraché le vrai
Codex des griffes puantes de Bill Gates pour discrètement le replacer dans
mon bureau et, quasiment par hasard, rembobiné le fil d’Ariane des aller et
retours sarkosiens quand il ouvrait des comptes à Genève pour les grandes
fortunes de France. C’est encore elle qui transmet l’aide que je souhaite
apporter à des amis qui la méritent. Cette fille à un mental de bouclier
et un corps de rêve, mais ce n’est pas ça que je regarde en elle. Elle est
solide comme une femme peut l’être. Rien à voir avec nos agressivités
masculines, elle est la continuité, l’anti aléatoire. Elle garde en permanence
une réserve de mes dossiers et de mes bouquins, je l’aime celle-là!
Je venais de penser à offrir l’Enfer des philosophes (EdF) à l’adorable
Jean d’Ormesson ainsi qu’à deux nanes qui avaient pondu un bouquin
sur les Philosophes et l’Amour. L’EdF est un livre énorme où textes et
images forment un contrepoint. Quand cet enfoiré de John Delta en a
pris connaissance il m’a téléphoné toutes affaires cessantes pour me dire
que c’était mon testament ! Boff ! Il n’était pas dedans, en tous les cas.
Dans tous mes bouquins je note des dispositions testamentaires, ça va,
ça vient, rien n’est moins stable. Aujourd’hui j’ai de l’or pour toi… mais
demain je vais réaliser que tu n’es plus le frère que je croyais. Le fric, c’est
un singe caractériel qu’on trimballe dans le dos. Bref, dans l’EdF, Les
mauvais lecteurs regardent les images, les bons les textes. Les excellents
la dialectique des deux. Pourquoi ce coup d’épée dans l’O ? Je l’aime
37
bien. Je restais assuré qu’il ne le lirait pas où à peine, il court beaucoup,
drague comme un fou alors qu’il se dit rangé des voitures, de plus il n’y
comprendrait pas grand-chose. Son monde est limité à de classiques
beautés un peu conventionnelles. Je dictai pourtant cette lettre amusante :
- Cher jean d’Ormesson, je vous offre l’Enfer des Philosophes. Non
que je souhaite vous y installer, pour le plaisir, simplement. Avec toute
la tendresse que je vous porte. C’est évidemment un livre lourd, 750
grammes facile, vous vous en apercevrez de suite et le jeter à la corbeille
va vous demander un effort physique considérable… Il est parfois très
sombre. Nous avons vécu la même séparation, vous et moi. La vente de
nos forteresses. Vous avez beaucoup parlé de Saint-Fargeau et de sa perte.
De mon côté j’ai vendu Centremont, demeure mythique de mon enfance,
après une guerre de sept ans contre les banquiers suisses et financiers de
tout poil et pays. Saoudiens arrogants, Américains, Anglais, Parisiens,
balkaniens, ritals, la mafia juive genevoise et celle des promoteurs et non
des moindres. Tous voulaient me liquider à petit prix, comme on dit de
nos jours pour piquer encore plus de fric aux pauvres. Et revendre avec
un bénéfice énorme. Centremont est un lieu extrêmement convoité, des
masses de millions y étaient en jeu. J’ai gagné cette guerre avec l’aide de
Dame Chance et au prix de sept ans de ma vie. J’ai surtout repris, une nuit
de cérémonie, toutes les âmes y résidentes pour les loger dans une pierre
venue d’Arizona (j’ai appris ce genre de transfert au Mexique). J’ai gagné
cette sale guerre. Comment ? La colère, la force et sans doute cette Dame
Chance avec qui j’entretiens de bonnes relations. Vendu au prix fort mais,
vous savez, on ne sort pas indemne d’une rencontre avec le monde de
l’argent. C’est le mal, vous le dites ici et là. Je me suis retiré sur les terres de
notre famille, une grande falaise d’où nous dominons l’Arve qui descend
du Mont Blanc ; nous voyons, vers le sud, le pays romand et la France
jusqu’à Annecy, nous voyons aussi ce château des Avenières qui se trouve
en quatrième de couverture et où j’ai réalisé l’une des mises en scène les
plus dangereuses de ma vie, c’est décrit vers la fin. J’aimerais beaucoup
savoir sourire comme vous mais je suis trop timide. Finalement (je vous
relis souvent) vous n’aurez écrit dans votre vie que le même bouquin, ce
qui fait de vous un grand auteur. Sans obsession nous ne sommes rien.
Votre dévoué.
Il m’enverra par la suite quelques lignes, il a une écriture charmante. Je
savais que le terme d’obsession l’intriguerait, mais pas plus que ça.
- Pourquoi lui envoies-tu ce livre ? me demanda Audrey qui pianotait sur
son laptop sans me ralentir dans mon improvisation.
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- Par complémentarité ! Lui et moi sommes des grands complémentaires.
Je vois au moins neuf bonnes raisons. Je me lançai dans une énumération :
1) Il est littérairement célèbre, moi pas.
2) Il n’est pas très original, moi si.
3) Il sait sourire et passe admirablement à la Tévé, moi pas.
4) Il aurait voulu être chef d’orchestre, je le suis.
5) Il est immortel, moi non plus.
6) Ses connaissances en physique sont très moyennes, les miennes
nettement meilleures mais j’ai un bon prof.
7) Il méprise les philosophes avec le sourire, moi avec de virulents
sarcasmes.
8) Il ne parle jamais de sexe, moi si.
9) Il s’est intéressé à mon titre le plus creux d’Expert auprès du Conseil
de l’Europe, moi pas.
Voilà pourquoi je lui adresse l’EdF qui, tu le verras, lui permettra de
faire de la gymnastique.
- N’est-ce pas un peu direct ?
- J’agis en citoyen de Genève, cette cité ultramontaine en laquelle se
cachent des lumières passées et à venir. L’esprit de Genève existe, mais
pas là ou de fausses élites et des médias un peu mous le croient. C’est un
mélange de révolution et de sexualité bourrée d’interdits, donc très chaude.
Genève c’est un échange autour d’une fondue au fromage hypersexuelle un Parisien célèbre, Pieyre de Mandiargues, soutenait cette thèse dans un
bouquin où l’héroïne est habillée de cuir noir (tu vois, on est tous pareils),
ou alors cet homme grand, maigre et sec, d’une courtoisie délicieuse et
d’une érudition rare qui, même en hiver, sort en veston et marche de la
vieille ville à l’Université, comme le faisait le grand Raymond Reverdin.
Dans cette ville, Voltaire et Rousseau n’en ont jamais été loin, il y a mélange
de Sud, de vivre la vie à fond, et d’abstractions pesantes en dérive du Nord.
On sent cette chimie et c’est pour ça que nous avons des politiciens plus
idiots encore que les vôtres si penser se peut, nos grandes intelligences ne
daignent pas voter, elles veillent, sur les remparts fortifiés, elles guettent
l’arrivée du changement pour le répercuter sur une Europe endormie.
Genève, c’est la matrice de la révolution.
Elle me dévisagea avec des yeux surpris et changea de sujet.
- Et ces filles journalistes ?
- Boff ! Dans la marée montante des livres illisibles, médiocres et chiants
qui déferlent j’ai distingué deux ouvrages et trois auteurs un peu au-dessus
de la moyenne et j’ai ajouté leurs noms à cette liste. Balance tout ça à la
poste et passons à autre chose, ce n’est qu’un acte gratuit. Il y a peu de
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chances pour qu’un échange s’ensuive, les gens n’ont plus le temps ni
l’éducation.
- D’accord, j’enverrai. J’ai quelques dossiers et messages pour toi. Mais
avant, pourquoi ce titre, l’Enfer des philosophes ?
- On écrit souvent de grands textes à partir de petites gens et de faits
mineurs, lui confiai-je. Je commence ce texte en expliquant au lecteur
que je suis un philosophe à l’état sauvage, que j’ai follement aimé les
héritiers de la pensée antique, germanique, nordique et française mais
que, à un moment donné, j’ai réalisé qu’ils n’existaient pas ou plus. Ils
ne sont que des branleurs qui ont étudié des textes anciens, les rabâchent
et s’en attribuent les mérites. Il m’est ainsi devenu évident qu’il existe en
ce domaine une équivalence du mur de Planck, ce qui fait qu’à partir d’un
certain moment historique, la seconde moitié du xxe siècle à mon avis, on
ne peut plus se prétendre philosophe.
- Ça, approuva-t-elle, je le saisis. Les médias adorent le philosophe
qui s’empare de n’importe quel thème à la mode pour en faire du temps
d’antenne.
- C’est ce que je pense. Ils sont, au mieux, des profs de philo. Je les
trouve cons, hâbleurs, inutiles, vaniteux, creux, imbus d’eux-mêmes. Et
par-dessus tout, ceux que nous voyons, dans l’optique grossissante des
médias, ne sont que des clowns de service. La télévision en a fait un rôle
de bouffon, ils sont toujours prêts à attaquer quelqu’un ou quelque chose
et la confusion de leur langage passe pour de la profondeur.
- Tu n’es, de loin, pas le seul à le dire, glissa-t-elle. Mais, la virulence de
ta critique laisse entendre que, quelque part, tu les aimes toujours…
J’ignorai.
- Onfray est particulièrement lamentable et Lévy a tendance à m’agacer
- comme tout le monde - mais, s’il a vraiment introduit à Paris le comité
révolutionnaire libyen de Benghazi, alors, il aura acquis une dimension de
philosophe intervenant ! Ou simplement d’homme d’action.
- Conclusion de cette tirade ?
- Il faut les renvoyer dans leur propre enfer où ils se retrouveront en
compagnie… d’eux-mêmes. Quoi de pire ? Avec une vue imprenable sur
le monde d’en bas, là où règnent les femmes, bien sûr.
- Tu fais trop confiance aux femmes, fit-elle en agitant son index, ça te
perdra. Nous avons ici, à Paris, un tas de fausses femmes, des mecs avec
des seins, comme disait Tom Wolffe. Hyperfrustrées, hyperbranchées fric,
avides de pouvoir même.
- Oui, d’accord, vous avez des femmes déformées mais pas encore de
formatées.
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- D’où viendraient-elles ?
- Cette question ! D’Amérique.
- Tu penses que la Française est rattrapable ?
- J’en suis convaincu. Ce n’est pas parce que deux ou trois agitées
remontées par l’actualité font démissionner un ministre que les Françaises
vont déclarer un djihad aux mecs. Toi et tes sœurs vous avez un plus, j’y
viens en fin de parcours mais j’y viens.
- Merci ! Mais je ne suis pas aussi optimiste que toi. Cette affaire
DSK rallume des aigreurs féminines dormantes, on va vers une nouvelle
guerre des sexes. Mais, qu’est-ce qui t’a fait partir en croisade contre ces
discoureurs de salon ?
- On écrit souvent de grands textes à partir de petites gens et de faits
mineurs, répétai-je. Toute ma vie j’ai fréquenté des philosophes ou des
gens affublés de ce titre et un jour je me suis réellement agacé avec l’un
d’entre eux. Pour un verbe, rien qu’un foutu verbe ! Trois stupides syllabes
lâchées par un pauvre mec qui ne sait que vomir des anathèmes. Ce fut
chez moi un phénomène de cristallisation instantanée et violente. En une
seconde tout ce que j’avais toléré est devenu absurde et quasi obscène.
À bannir. Tiens ! J’ai dans cette ville un ex-ami, que j’ai beaucoup aidé à
construire sa carrière de musicien et qui est aussi philosophe. Il me semble
qu’il s’est étréci et qu’il n’est plus habité que par une énorme rancœur,
qu’il est petit, qu’il manque de générosité. La seule chose que je ne puis
pardonner.
- Je vois la suite, fit Audrey, qui parcourait l’EdF, “Mes yeux se
dessillèrent, le vieux concept venait de disparaître”. Et si on parlait de ce
qui t’amène à Paris ?
- Une fille signe en jupe de cuir.
- Tu rigoles ?
- J’aimerais te dire que oui…
Elle partit d’un grand éclat de rire.
- Au moins, tu n’as pas changé ! Tu t’installes dans ce palace pour un
morceau de vachette, la dernière fois c’était une paire de sandales à brides
croisées.
- Une Allemande m’a enseigné à être fétichiste, mille autres ont suivi…
- Jupe, sandales, réalises-tu seulement qu’il y a une femme dedans ?
- Pleinement, affirmai-je. Mais il devient de plus en plus difficile de la
voir.
- On se donne pourtant une de ces peines pour ça ! pouffa-t-elle.
Je n’avais pas envie de ressortir ma théorie de la femme bernard-l’ermite.
On y viendrait fatalement ici ou là. Je lui racontai ce qui s’était passé chez
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mon éditeur. Elle en fut soufflée.
- Tu voudrais me faire croire que simplement par le port d’une jupe de
cuir, noire fatalement car je connais tes goûts et ta banalité, cette fille t’a
mis à ses ordres pieds et poings liés ?
- Plus solidement qu’avec des chaînes et une montagne de cadenas
sécurisés.
- I can’t believe it… fit-elle, quand elle est troublée elle recourt souvent
à d’autres langues.
Je poursuivis.
- Nous autres les hommes, quel que soit notre établissement social, notre
culture et notre intelligence, ne sommes que des machines à reproduire la
race. Rien de plus.
- Ça commence à se savoir.
- Ce que l’on sait moins c’est que sexuellement nous obéissons à des
signes, et les femmes, par innéité, connaissent et pratiquent depuis toujours
cette sémiologie.
- Je prendrais bien un cours avec toi…
- Lis une revue de nana, c’est un bon début.
- Et de quoi te plains-tu ?
- Ce qui va m’arriver n’est ni rare ni stupide, je vais être parlé par
quelqu’un d’autre, parlé par mes codes de base et ma culture ne me servira à
rien. Ça sera hard, je souffrirai certainement. J’y resterais, éventuellement.
En un mot comme en cent : ça va être fun.
- Je suis bien contente que tu ne m’aies jamais draguée, Jacques. Je ne
suis pas assez sadique pour toi !
- Je ne sais pas. Tu pourras peut-être souffler ton âme de femme sur moi
quand ça va vraiment chier ?
- Si tu as le temps de m’appeler… c’est sûr.
- Tu l’auras. Tiens, prends le portable de Caryl, c’est un ami très…
efficace dans les situations inusuelles et prend aussi une clef de ma suite.
Ça peut servir. Une chose commence à me tracasser Audrey. C’est une
confidence. Quelque chose de gros, d’énorme. qui sort de moi.
- Ton pénis ? rigola-t-elle.
- Si seulement…
Elle ferma son laptop et, avec grâce, vint s’asseoir à mes côtés. Je le
regardai avec amitié. J’avais trouvé cette fille en passant une annonce, à
l’époque mexicaine du Passage des Vies. J’avais besoin d’une assistante
sur place, quelqu’un d’indépendant, pas trop lié aux ragots du monde des
arts de la Capitale. Elle avait lu tous mes bouquins et, à la manière dont
elle m’en parlait, j’avais le sentiment d’exister. Je lâchai le morceau.
42
- Avec Flavienne, la façon dont elle va me traiter, avec ce qui se passe
dans le monde, je commence à prendre peur.
- De quoi as-tu peur ?
- Des femmes…
- Voila autre chose !
- Des fausses femmes. Le moment actuel est propice à leur apparition.
Nous n’avons pas su lire les films et les séries américains. Là-bas ils
produisent de la fille d’élevage. Belle, mis à part les horreurs mammaires
qu’elles doivent porter pour ces gros bébés. Elles ont deux destins,
Bimbozes ou tueuses. Les Bimbos trouvent un homme et pour un rien le
malheureux est pris dans ses filets. Pas tellement de sexe, du chantage,
du juridique, il est vite foutu, elle le vide de son fric et passe au suivant.
On veut interdire les putes ici ? Quelle sottise ! Elles sont honnêtes et
nécessaires, il faudrait les aider.
- Et si une fille n’est pas une Bimbo ?
- Alors c’est une tueuse. Qu’elle soit Lara Croft, Æon Flux, Barb Wire,
Alias, Electra, Wild things, Kill Bill, U Turn, mille autres, le fantasme de
la tueuse est parvenu à son apogée dans l’Empire décadent. La pulsion de
mort de l’homme américain est totale, il faut dire qu’on ne lui donne pas un
grand choix : entre la tôle pour la moindre dénonciation de harcèlement et
le mariage avec celle qui le dépouille je comprends fort bien qu’il choisisse
de fabriquer de belles tueuses, des mantes. Autant finir en beauté. Tu vois,
j’en suis au point où je me demande si je ne me suis pas trompé sur les
femmes dans tous mes livres. Elles ne sont peut-être pas cette vérité ultime
en laquelle je crois. Celles qui ont le pouvoir et le devoir d’harmoniser
nos énergies. Elles commencent à nous ressembler. Tout ça n’est qu’un
discours écolo, on tue la planète femme ! Je témoignerai qu’elle était belle,
riche et nécessaire. Les marchands actuels, finalement, ont réussi.
- À quoi ???
- Avec le glamour ils ont définitivement tué l’amour ! Reste le glas, pour
qui sonne-t-il ? Que me conseilles-tu ?
- J’ai un remède infaillible pour les petites déprimes, Jacques. Viens !
On va faire du shopping en ville ! Toi et moi.
- En bonnes copines.
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44
L’âge bête
Genève 1946
Je me souviens d’avoir volé une jeep de l’armée américaine
C’était chimique chez moi. Sur le plan de l’imaginaire comme sur le plan
des expériences folles. J’adorais tout ce qui était transmutation, combinaison
de matière et d’esprit, gestion des énergies, je ne pensais pas encore aux
alchymistes, ça viendrait avec d’autres lectures. Je m’étais fabriqué un
laboratoire de savant fou, c’était déjà à la mode, bourré d’éprouvettes et
même de cornues, de bec Bunsen, de spirales pour distiller, ça ne servait
strictement à rien, le monde magique de l’électronique était encore loin.
- Je me souviens d’avoir fabriqué de la nitroglycérine. La recette était
dans Jules Verne, je crois. Deux parts d’acide sulfurique, une part d’acide
nitrique et de la glycérine, je ne savais jamais quelle quantité. On s’est
procuré sans peine de l’acide sulfurique et nitrique chez un droguiste.
Sans avoir à refaire la synthèse de Jules qui est fort compliquée : ces
pyrites schisteuses étant composées principalement de charbon, de silice,
d’alumine et de sulfure de fer, il s’agissait d’isoler le sulfure de fer et de
le transformer en sulfate le plus rapidement possible. Le sulfate obtenu,
on en extrairait l’acide sulfurique. Le jour J, couronnement de l’œuvre au
noir, je suis apparu à mon balcon (au rez-de-chaussée) et tout mon peuple
était là, admiratif. Interrompant mon discours triomphaliste, le flacon, que
j’avais bouché, mal refroidi, m’a pété dans les doigts et c’est un miracle
qu’il me soit resté des doigts pour jouer du piano. Les éclats se sont fichés
dans le gros pull que je portais, un seul dans un sourcil. L’un des partenaires
de l’âge bête se nomme Chance.
- Je me souviens de nos expéditions dans les caves du bois de la Bâtie,
alors exploitée par la voirie comme charnier, débarras d’abatis animaux.
On devait ramper dans des couloirs qui s’étrécissaient tant que parfois
il était impossible de revenir sur son chemin. Nos lampes électriques ne
duraient pas, étaient faibles. Ça puait, il y avait des salles avec de vastes
cuves de ciment ou avait été entreposé de la bière, il y avait surtout des
asticots et des mouches à foison. Un jour, dans le noir absolu, j’ai entendu
une respiration proche de moi. J’ai demandé : il y a quelqu’un ? Aucune
réponse. J’étais terrifié. Je n’ai jamais su qui se tenait là, j’ai pu sortir.
- Je me souviens d’avoir été arrêté par la police en possession d’un.22
long rifle de précision à un coup, prêté par un ami, sur les bords du Rhône,
je faisais le con et voulais démontrer à mes copains le tir à longue portée.
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Les armes, la technologie, le mystérieux attirent les sales gamins, ça n’est
pas neuf.
- Je me souviens d’avoir volé une jeep de l’armée américaine devant chez
moi. Voler est un grand mot, j’ai desserré les freins et elle est descendue
vers la place de Rive avec, à son bord, un enfant très fier.
- Je me souviens d’avoir abordé un grand colonel noir américain en lui
disant “Hello Baby” have you chewing gum Please ? Il est mort de rire et
m’a filé toutes ses tablettes.
- Je me souviens d’avoir rampé de nuit sur les toits d’un immeuble
avec Demole le fou, pour descendre devant la fenêtre de notre ennemi le
Norvégien une charge explosive enroulée autours d’un pétard de vigne.
Une dame âgée a frôlé la crise cardiaque car ce n’était pas le bon étage.
Avec la bande dont j’étais le chef, nous rôdions souvent sur les toits, la
nuit, passant d’un immeuble à l’autre. Fantômas n’était pas loin.
- Je me souviens d’avoir repeint en blanc la patte d’un caniche d’une
dame qui m’énervait.
- Je me souviens d’avoir donné rendez-vous à la fille de mon coiffeur
sous une girafe. Celle du Musée. Mon meilleur ami me bassinait pour que
nous fréquentions des filles, j’avais pas envie.
- Je me souviens de notre lancement spatial réussi. Nous avions acheté
de l’acide picrique dans diverses pharmacies. C’est ce que les Français
utilisaient au Tonkin comme explosif sous le nom de mélinite. Nous y
avons ajouté des produits hautement oxydants, tassé le tout dans un tube
métallique dérobé à un échafaudage et placé à la base une résistance
connectée à un transformateur Märklin de train électrique. La mise en scène
était excellente. Nous avions construit un vrai faux tableau de commande
style Cap Canaveral et nous avons fait une check-list imaginaire et un
compte à rebours. À zéro il ne s’est rien passé. La résistance chauffait plus
lentement que prévu. Nous avons enlevé nos masques à gaz (souvenirs de
la guerre, il en traînait dans tous les coins) et subitement un jet de flammes
d’une vingtaine de mètres de hauteur s’est développé dans la cour de
notre immeuble. Tous les locataires ont été flashouillés et une fumée grise
et puante a envahi les appartements. La police est arrivée. J’ai expliqué
que nous étions des savants et que nous avions simplement pilé des têtes
d’allumettes dans un tube. Ça a passé. Convoqué chez le grand Directeur
du Collège Calvin j’ai reçu un savon académique, il avait l’air amusé.
- Je me souviens du six août 1945. Nous avons appris que les Américains
avaient lâché une bombe atomique sur Hiroshima. Malgré toutes nos
recherches notre bande de jeunes fous ne parvient pas à mettre la main sur
les ingrédients utiles à une telle expérience, loin de la ville.
46
- Je me souviens d’avoir lu Maupassant et d’avoir tenté de respirer de
l’éther, pour savoir ce qu’il ressentait. Je n’ai rien connu si ce n’est un
solide mal de tête, dur, bloc, une saloperie de locataire.
- Je me souviens, obsédé par les voitures, d’avoir emprunté un voiture et
d’avoir été arrêté avec un copain le soir et gardé à vue au poste de Vésenaz
par des flics intrigués. Ces gendarmes qui étaient des gens simples se
rendaient bien compte que nous étions des fils de famille, ils étaient assez
embarrassés de leur prise. On est resté debout face à un mur, sans droit de
parler mais à l’époque ils n’avaient pas la menotte facile. Mon père, fou
de rage, est venu nous chercher en voiture. Heureux surtout de nous savoir
en vie. La petite Fiat appartenait à un oncle, affaire classée sans suite mais
quelle trouille j’ai flanqué à mes parents.
- Je me souviens d’avoir dormi dans un corridor d’un immeuble de
l’avenue Weber. Au dehors c’était la ronde des forteresses volantes,
j’entendais très bien le battement de leurs hélices asynchrones. Genève a
été bombardée mais cela ne se dit plus.
- Je me souviens d’une bande de voyous qui avait volé toutes les bouches
d’égout du quartier, histoire de faire tomber les bourgeois osant sortir la
nuit. La police est venue directement chez ma mère qui, très fière, leur a
expliqué que j’avais la scarlatine, au lit depuis plusieurs jours. Un alibi !
- Je me souviens d’avoir été un garçon très ordinaire somme toute.
- Je me souviens surtout que je faisais de six à dix heures de piano par
jour.
- Je me souviens d’avoir appris note par note la do mineur de Beethoven,
avant même de trouver un professeur. Ma mère m’apprenait tous les traits
avec une infinie patience.
- Je me souviens de cet enfant blond qui, petit inconnu dans le grand
Victoria Hall de Genève, voit un chef s’agiter devant un orchestre. Le
résultat est beau, je ne sais plus du tout ce qu’on interprétait mais je sais
que l’enfant, au poulailler, est saisi d’une détermination féroce et serre ses
poings à s’en incruster les ongles dans les paumes. Un jour ce sera moi,
dit-il, et ce sera ma musique que je dirigerai.
- Je me souviendrai toujours d’avoir entendu le début de la fantaisie en
do dièse mineur de Chopin en état hypnagogique. Le grand trait en fa dièse
mineur fut une cascade d’étoiles qui aujourd’hui encore me fait frissonner.
Jamais entendu de la musique comme ça. Je suppose que les gens qui se
droguent parviennent à peine à une telle connaissance.
Il fallait que je mène une vie aventureuse.
47
Ce serait dans la musique.
48
Une fille aux chandelles
Paris 2011, Samedi soir
Avec ce regard oblique des femmes qui peuvent tout
Flavienne avait choisi un restaurant discret dont je ne vous refile pas
l’adresse, je me rendis vite compte qu’elle y avait ses habitudes. Le patron
lui mouilla les joues avec des yeux de merlan frit et m’ignora. Je me dis
qu’il avait vu passer beaucoup de condamnés à la jupe de cuir. D’un autre
côté, une fille aux chandelles, à Paris, le soir, ça ne se refuse pas.
Mais je ne savais toujours pas si elle était en service commandé. En
tous les cas pas trace de l’abominable éditeur, j’avais rapidement inspecté
les lieux. On nous offrit une petite table ronde avec ce qu’il faut de
roses discrètes, de chandelles et d’ornements, tout ce qu’il faut trouver
sur une table dans un endroit pareil, je ne vais pas me lancer dans une
description car, mis à part le corps des femmes et ce qu’elles portent, j’y
suis notablement mauvais.
- Autant te le dire de suite, débutai-je, je ne suis pas habitué.
- À Paris ? À moi ?
- À être invité de manière simple et directe par une belle fille comme toi.
- Mais tu es venu.
- Je n’aurais raté ça pour rien au monde. Es-tu en service commandé ?
- Voyons, Jacques, est-ce que je porte ma jupe de cuir ?
- Non, admis-je. Si j’ai bien saisi le scénario je la verrai prochainement.
- Lundi, sourit-elle, prends patience, tu n’y couperas pas.
- Je crains le pire, soupirai-je.
- Tu la regrettes déjà ?
- Oui et non, admis-je, ça m’aurait fait de l’effet, mais tu es toujours
fabuleuse, je suppose que ça ne varie pas souvent chez toi.
Elle portait une jupe de daim sexy mais décente et un pull noir à
emmanchures américaines. Cette fille lisait dans ma tête, à moins que je
n’aie que des désirs banals, ce qui est absolument certain. J’adorais cette
longue chevelure auburn coulant sur des épaules de tentatrice. Elle avait
une gamme d’aspects dont je pourrais vous causer non-stop si j’avais
mille pages de plus devant moi. Disons que ses yeux et son sourire me
permettaient de ne pas loucher sur ses jambes.
- Tu ne commences que lundi, fit-elle espiègle. D’ici là on peut se
détendre.
Je brûlais d’envie d’en savoir plus sur sa mission, de savoir de quoi
49
elle était capable. Je me laissai toutefois aller au plaisir simple d’être en
sa compagnie. Je ne disais que des banalités mais, a dentro, ça fourmillait
ferme. J’aime les femmes et je n’en ai pas peur. Ça provient sûrement de
mon enfance. Je les aime et je parle leur langue. Chez mes amis je constatais
une incroyable carence : ils ne parlaient pas la langue des femmes, ils ne
les écoutaient pas. Ah les cons ! Écouter une femme est un privilège mais il
faut être sur leur fréquence. C’est tout le problème du macho, terme, entre
nous, que je ne comprends pas. C’est de l’espagnol pour dire mâle. On
devrait alors compléter par hembra qui signifie femelle. Mais non, seuls
nous les hommes avons le privilège d’être des bêtes nispaniques, c’est
explicite.
On parlait de tout et de rien, ce qui m’attirait c’était le son de sa voix,
un peu basse, je suis fou de belles filles masculines. Ces vieilles recettes
de chandelles, de champagne, de vins expressifs, de coins discrètement
obscurs, ça marche toujours, je n’en vois pas la fin. Mais, de vous à moi,
c’est mieux en France que dans les films américains où on s’est escrimé
en vain à copier cette mmagie. Chez nous ça fonctionne, dans leurs films,
c’est tout juste mignon, assez kitch, ridicule souvent. Je m’enquis de ce
qu’elle aimait.
- Je m’aime… moi ! J’aime aussi ajouter quelqu’un à ce moi dont je ne
connais pas très bien les frontières. J’aime parfois être deux. Tu poses de
ces questions… Exister ! Me sentir exister.
Elle parlait d’une voix nocturne, avec de brèves hésitations.
- Une femme est faite pour jouir. Tu le racontes suffisamment dans tes
livres.
- Mais jouir… comment ? De quelle manière ? Par le biais de quoi ?
- Tout. Je n’ai pas de frontières, pas de limites, tu sais.
- Alors, je suppose que tu connais l’art de jouir ? Ne presque jamais
redescendre ?
Elle rit.
- Oh ? Ça, oui ! À condition d’avoir grimpé avant. On connaît toutes ça.
Ça prend du temps, c’est féminin.
Je me suis dit une fois de plus que les femmes savaient conjuguer
attitude et altitude.
- Vas-tu jouir de moi ?
- Oh, ça oui ! D’une certaine manière, mais… ça ne sera pas réciproque.
Je suis désolée. J’aimerais bien.
- Qui sont les gens pour qui tu portes cette jupe de cuir ?
- Ceux à qui mon boss s’intéresse.
- Feughill est une ordure.
50
- Je sais. Mais je suis son instrument.
- Comment peux-tu accepter de travailler pour un tel salopard ?
- Un violon est-il conscient de qui le joue ? Il est certainement l’ordure
que tu décris et peut-être pire mais il sait m’utiliser. Jouer de moi.
- Tu es donc sa maîtresse ?
- Tu rigoles ? Il n’aime pas les femmes.
- Pédale douce, dure ?
- Non, il n’aime personne. Il doit disposer quelque part d’un sexe à son
usage propre. Il doit s’autosatisfaire… hermaphrodiquement.
Je me décidai à lui exprimer mon incompréhension.
- Flavienne, avec toi je suis largué. Tu me plais, je crois que je
commence à te désirer et en même temps tu ne me fais pas bander. Tu es
une femme derrière qui se cache quelque chose. Une force. De l’inconnu.
Un ordinateur biologique ? Feughill peut-être, mais non. Quelque chose
qui concerne l’éternelle question du rapport entre hommes et femmes. Je
te sens, je t’adore et tu recèles en toi ce quelque chose qui me repousse. Ce
n’est pas le schéma ordinaire. Tu es différente des filles qui nous trient en
vue de fonder quelque chose. Tu es multiple. Si je te baise, c’est ta tête que
je baiserai, je comprends déjà que c’est l’unique manière de t’approcher.
Tu ne m’en veux pas ?
- Bien vu ! Et, comment pourrais-je t’en vouloir ? Je vais te torturer
subtilement avec mes pouvoirs de femme, et pas de la manière à laquelle
tu es habitué, selon tes livres que j’adore !
- Voilà autre chose, grognai-je. Pas de cravache, pas de cordes mais du
mental, c’est bien ça ?
- Je ne le décrirai pas comme ça. Je vais te chevaucher.
- Ça m’est arrivé souvent…
- Je vais chevaucher ton imagination. Ils pensent qu’elle est brouillonne,
désordonnée, imprévisible, chaotique mais puissante. Très puissante.
- Je n’ai aucune imagination. Tout ce que je raconte est arrivé. Je me
borne à coller des choses au bon endroit.
- C’est ce que tu veux nous faire croire, Jacques. En fait, nous te
considérons comme un synthétiseur. Un énorme synthétiseur. Tu as
beaucoup lu, je le sais, dans ton enfance des classiques français. Plus tard la
quasi-totalité des auteurs de science-fiction des années soixante et soixantedix. Des Américains surtout. Un incroyable réservoir d’imaginaire.
- Je sais, grognai-je, pas assez connus en Europe.
- De plus, poursuivit-elle, tu es musicien. Tu as joué un très large
répertoire romantique et classique comme pianiste. Tu composes, nous
connaissons la liste de tes œuvres. Enfin, tu es un chef, tu as beaucoup
51
dirigé. Sans parler de tes aspects d’aventurier.
- Tu veux dire le moniteur de plongée ? Le pilote ?
- Et aussi celui qui est allé liquider, arme au poing, l’équipe Contreras à
Tijuana, tout près de la frontière américaine.
- Tu vois en moi celui qui essaye de mourir et n’y parvient pas.
- C’est cela, dit-elle. Avoue qu’il y a de quoi exciter l’appétit de certains
vampires. On a évoqué tout ça à ton sujet, toutes ces connaissances
existent quelque part en toi. Je veux bien croire que tu les copies et les
colle au hasard. C’est un peu gonflé comme déclaration. Ce sont, pour te
citer, d’énormes bibliothèques. Les éditeurs aiment ça… De plus, tu as le
don de rapprocher des connaissances qui semblent stockées en désordre
dans ton esprit.
Elle m’enseignait à voir Feughill différemment. Je l’avais identifié
comme un banal malade de l’argent. Ça n’était qu’une facette. Il voulait
plus, il voulait ce qui dort en moi, dans les lacs de feu de ma mémoire. La
littérature n’a offert qu’un modèle pour ce genre d’entité. Celui qui parle
avec Faustus. Le Diable. Feughill voulait-il mon âme ? Gamin comme
je suis, ça me fit sourire. Elle était imprenable. Destructible, oui mais
intransférable.
- Jacques, je te le dis encore, quelque part tu sais combiner les choses.
Tu es un joueur d’échecs ou un constructeur de patterns. Tu as le don de
souder les choses pour en faire sortir un possible. Quelque chose qui peut
nous intéresser.
- C’est donc mon âme qui intéresse Feughill.
- Oui.
- C’est un vampire.
- Oui.
- Ou un démon.
- Oui. Pas humain en tous les cas.
- Et toi, tu es un violon ?
- Violoncelle ne m’irait pas.
Je me suis mis à rire. Tout ce qui précède est alarmant, insensé et un
rien vieillot. J’ai connu une fille, Anne-Laurence, qui était un vampire.
Mais elle ne faisait que pomper l’énergie des gens sans rien leur renvoyer.
Elle était entièrement opaque, incapable de s’intéresser à l’autre. La vie,
c’est fait d’échanges. Je l’évoque vampire, je pourrais la dire vidangeuse,
aspirateur, pompe à vide. Elle se nourrissait de l’énergie de ses proches,
heureusement ses morsures n’étaient pas contagieuses. Le motif de mon
hilarité c’était Flavienne. Malgré tout ce qui venait d’être dit je passais des
instants merveilleux avec elle. D’un érotisme inconnu mais puissant. Je
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me sentais proche d’elle. Malgré tout ce qu’elle m’avait révélé, et ce “on”
qui me faisait chier car il sous-entendait qu’elle faisait partie de l’équipe
des méchants, il y avait déjà un autre “on”, elle et moi. J’ai réalisé que
cette soirée faisait partie de ma feuille de route. C’était, somme tout, la
présentation du chef du commando à son équipe. Elle, moi. Elle me tenait
par un signe ? Je savais quoi lui dire.
- Bon ! Confidentiellement, moi aussi je te vampirise.
- Je sais.
- Tu sais ? Je me nourris de la beauté de ton sourire. De tes épaules
de sportive que j’adore. Je pourrais dire la messe en les regardant. Je te
possède comme je le peux. Le reste viendra peut-être plus tard. Tu parlais
tout à l’heure des ouvrages de SciFi américains des années soixante-dix.
Tu existes dedans. Je dois te parler d’un livre, pour décrire notre relation.
Elle me dit que oui, avec les yeux.
- Ça s’appelle La guerre contre le Rull. C’est un nommé Van Vogt qui
l’a écrit. C’est écrit en 1959 et ça parle de la guerre des signes. L ‘auteur,
qui est, si je m’en souviens bien un Canadien, fait une tartine sur le
conditionnement de Pavlov mais, l’intuition extraordinaire vient quand
Jamieson, le héros, réalise que l’E.T. lui fait voir un signe. Un signe fatal
qui l’exproprie de sa conscience, le réduit en esclavage. Ce qui est génial
c’est que ce signe n’est écrit dans une langue ou une autre, c’est un signe
énergétique, un code fondamental, quelque chose qui fait que, si on a le
malheur de le voir, on tombe en sujétion.
- Et tu penses à ma jupe de cuir, dit-elle avec un sourire mésozoïque.
- Oui, j’ai fait, après un silence. Des jupes de cuir j’en ai connu des
masses, avec des filles et des femmes dedans. J’ai probablement éjaculé
deux ou trois fois dessus. Mais jamais elles n’ont eu le pouvoir que la
tienne paraît détenir. Comment t’échapper ?
- Il te faudrait remonter tout le temps de ta vie, dit-elle d’un ton neutre.
Elle se leva avec une foutue grâce, contournée ou chantournée, je ne sais
comment l’exprimer. Je la désirais à froid, c’était glaçant, c’était envoûtant.
Nous étions restés presque trois heures ensemble, je me sentais proche
d’elle, heureux, curieux et aventureux. Elle m’avait précuit, j’imagine,
à moins qu’elle ne m’ait expédié au congélateur. J’embrassais sa main.
L’inviter au Royal Monceau eut été une erreur, une monumentale erreur. Je
la serrai dans mes bras. Son corps ne me signifiait aucun refus.
- À lundi, pour la guerre… fit-elle avec ce regard oblique des femmes
qui peuvent tout.
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54
Un potache chez Calvin
Genève, 1947
J moins 1
Ce collège pratiquait une double ségrégation
J’ai choisi ce qu’on appelait les humanités, grec et latin avec des
teintures de mathématiques et de physique. Je crois bien avoir été, pour
mes professeurs, un élève d’une rare insolence. Rien d’agressif, rien de
violent, à l’époque du Collège de Calvin, rue Théodore de Bèze, ces dérives
n’étaient pas encore venues d’Amérique. Insolent mais surtout enfant avide
d’apprendre en s’amusant. Ce trait m’est resté, pas question de s’ennuyer
dans la vie, Ça m’arrivera fort rarement, dans des dîners bourgeois surtout.
Ce collège pratiquait une double ségrégation. Sexe et argent. Les filles
n’y étaient point admises, reléguées sur la rive droite, nettement moins
chic, et les élèves provenaient, sans exception, des milieux libéraux et peutêtre aristocratiques de la ville, si tant est que l’on peut parler d’aristocratie
pour ces bourgeois avides de profit et les grands boutiquiers de l’argent.
Fils d’un architecte connu, mais désaimé de l’establishment en raison
de ses projets originaux, j’y côtoyais des fils de notaire, d’avocat, de
banquiers et de médecins importants. Pas encore de promoteurs, pas encore
de commerciaux louches, pas de gens des médias. La seule exception,
amusante, était un garçon assez renfermé nommé Marchand qui était fils
de postier ! Mes condisciples lui faisaient du Montesquieu, “comment
peut-on être postier ?” se demandaient-ils ostensiblement devant lui.
Ah les cons ! Fort heureusement l’intéressé s’en foutait. Il est devenu
directeur des postes par la suite alors que beaucoup de nos brillants
privilégiés n’allaient guère plus loin que la banque ou l’étude de papa.
Pour moi, les choses étaient simples. Je ne m’intéressais pas encore
aux filles et je savais, depuis Annecy sur Damas, ce que je voulais faire.
J’avais reçu une révélation éclatante et c’est ce qui comptait à mes yeux. Je
disposais d’une solide confiance en moi, renforcée par une mère italienne
très attentive. J’ai consacré tout mon temps au piano, puis à la composition
d’œuvres qui se sont perdues et ne manquent à personne (il fallait se lancer
et apprendre, je n’avais aucun de maître en ce domaine) et juste ce qu’il
fallait à mes études classiques, sortant, probablement, de ma volée dans
les cinq derniers. À cette époque la discipline existait encore, Pas aussi
terrible qu’en Angleterre mais efficace, quand il le fallait. J’étais alors
si peu attiré par les mathématiques qu’on me fit suivre un cours intensif
d’été avec un sadique du nom de Charley, qui nous tirait les cheveux et
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usait d’une règle de fer sur nos doigts quand nous n’apprenions pas assez
vite. Ça marche, je confirme, je n’ai pas adoré mais les théorèmes se sont
éclaircis et j’ai réussi les examens. Il y avait, heureusement, quelques fous
parmi les enseignants qui rompaient la monotonie bien pensante des cours.
L’un d’entre eux, du nom de Lagotalla, était totalement chtarbé et on
usait de toutes les astuces pour écouter l’un de ses cours. On se portait pâle
à la gymnastique et on compensait en allant écouter les cours d’un autre
enseignant.
Lagotalla était le sosie de Groucho Marx et avait trois fantaisies. L’une,
dangereuse pour lui, était de quitter l’établissement en trottinette dans le
passage nommé “la vallée”. il avait toutes les chances de s’écraser en bas,
dans la rue Verdaine, on se pressait pour le voir, on prenait des paris sur
ses chances de survie. La seconde était d’annoncer de la manière la plus
imprévue et la plus illogique des épreuves écrites et, de lire ostensiblement
son journal pendant que nous travaillons. Il y avait dans ce journal une
petite découpe carrée faite au ciseau au travers de laquelle il observait les
potaches. Muni d’une sarbacane chargée d’un petit pois. Si l’un de nous
avait le malheur de jeter un coup d’œil dans la direction de son voisin,
il tirait le petit pois en pleine face du malheureux et, avec un grand rire
sarcastique, annonçait “Patate !. Ce qui voulait dire zéro. Mais son numéro
le plus apprécié était celui des réchauds Primus. Il interrompait ses cours
et installait deux réchauds à alcool sur son bureau. Il les allumait puis
entreprenait de nous expliquer que le Primus, lui, n’explose jamais. Nous
étions terrorisés et fascinés par ce fou. Mais soyons justes, ceux qui lui
résistaient avaient le plus grand taux de réussite du collège.
De mon côté j’organisais une douce révolte chez mes condisciples ainsi
que des courses de voitures pendant les cours.
Le professeur de français, un merveilleux vieux monsieur du nom de
Bouchardy, dont le grand amour était Paul Valéry et qui s’appliquait à
lui ressembler, percevait quelquefois dans son dos un bourdonnement de
moteurs emballés et les cris de pneus déchirés dans de téméraires virages.
Il se retournait, le bruit cessait, j’avais prestement lâché le volant de mon
bolide et je faisais des yeux innocents et studieux alors que, la seconde
d’avant, je fonçais en pôle position et négociais une courbe mortelle devant
tous mes condisciples… Nous étions trop jeunes pour partager les rêves
littéraires de Monsieur Bouchardy mais nous sentions quelque chose de sa
grandeur intérieure.
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Dans cet établissement de classe, même les rois n’étaient pas à l’abri.
J ‘avais pour condisciple le futur roi des Belges, Baudoin. Un garçon très
grand, très mince, discret et agréable. Nous suivions des cours de physiques
avec un émule de Lagotalla, le Professeur Séni.
Son cinéma était du même genre, nous savions à l’avance ce qui nous
attendait. Ce type était du genre instructeur de marines, il fallait suivre
sous peine d’élimination. Aux premiers cours de l’année il entame son
cycle de brimades ordinaires. Et s’en prend à moi. Ce sont des moments
de suspense total car nous avons qu’il
- Le blond, là ! Oui, toi ! On se lève. Qu’est-ce qui fait l’papa ?
- Architecte, Monsieur, je dis.
- Quoi ? Tu peux répéter ça ?
Je le fais et il se tourne devant l’ensemble de la classe qui attend avec
délectation le mot fatal.
- Assis ! Ton nom a changé, désormais tu seras l’éclair du sud-ouest.
Rires, ça me poursuivra, mais tout le monde va y passer.
- Le grand, là. On se lève, compris ?
- Oui Monsieur.
- Qu’est-ce qui fait l’papa ?
- Roi, Monsieur, dit Baudoin.
Séni s’étouffe de rage.
- Quoi ? Tu peux me répéter ça ?
- Roi, Monsieur.
- Ohhhrggg !!! Dehors ! Dix fois la tour de la cour au pas de course, on
te trouvera un nom à ton retour. Allez, plus vite que ça.
Par les fenêtres, nous regardons, amusés, le futur roi des Belges, courir
et faire le tour des maisons patriciennes du Collège Calvin. Certains le
chronomètrent.
Je devins un jour le canard noir du groupe, le réprouvé, à propos
d’une dissertation française. Le prof se nomme Junod. Il n’aime pas mon
originalité. Je ne suis pas dans le moule qu’il veut imposer. Je me suis
éclaté dans un texte sur la seconde ballade de Chopin, l’andante en fa
majeur. Cette musique me fait imaginer la Pologne, des paysans travaillant
dans des champs de blé, une belle lumière, beaucoup de tranquillité une
forme de bonheur et soudainement l’orage, en ré mineur. J’ai une vision, je
me souviens très bien avoir écrit ça sur le balcon de ma grand mère, dans
le premier Centremont, en face de la Promenade de l’Observatoire que
nous nommions alors la demi-lune. Je crois avoir écrit quelque chose de
beau, qui rend compte de cette musique. Lors de la restitution des copies il
57
commente et m’oublie. Tout le monde y passe. La cloche sonne, les amis
se lèvent, sortent. Je reste, incrédule. Il vient alors à moi, c’est un mec
grand, maigre, émacié, sa peau ressemble à un vieux carton. Il me tend ma
copie. - C’était la meilleure, me dit-il.
Le salaud ! Cette reconnaissance mes amis n’en auront jamais vent. Je
finis par comprendre. J’ai été censuré. Par le pouvoir. Je suis différent donc
je dé-range l’ordre établi. Mon originalité déplaît, à Genève c’est mal vu et
ça ne va pas changer Je peux sentir la jalousie de ce mec, elle a une odeur.
Somme toute il me tourne, ce jour-là, un grand compliment. Ça déclenche
en moi un réflexe qui me servira dans ma future carrière. Je ne craindrai
pas le regard des autres. Le relief, dans ce vénérable collège, provient de
l’éventail des personnalités des professeurs. Il y a d’autres cas. Il y a de
quoi faire.
L’un est étonnant et assez triste. C’est notre prof d’allemand. Il a
mis au point le crash course bien avant qu’on en parle. Sa spécialité : le
temps. Quand la cloche du collège commence à sonner il gravit l’escalier
triangulaire au pas de course. Celui qui arrive après le dernier son, la
dernière vibration, est exclu du cours. Au début on n’y croit pas mais ça
entre vite. Le principe est que, dans son cours, on ne dira jamais un seul
mot de français. Allemand, tout de suite. Dans le bain. Nous apprenons
pour la première fois l’usage des dicos et des juxta. Il nous passe des 33
tours, on écoute l’Ouverture de Tannhauser, des extraits de la tétralogie.
On nage difficilement dans les débuts, l’homme semble assez terrifiant,
très officier allemand. En fait c’est un tendre et il aime les garçons. Il est
homo. Comment peut-on à cette époque et en ce lieu aimer les garçons ?
Quand ça se saura il sera renvoyé. Longtemps après, j’ai entendu dire qu’il
conclut par un suicide.
Personnellement, dans ce système, je travaille mes relations sociales. Il y
a des profs délicieux (grec, histoire), des fanatiques, des durs, je m’adapte.
Mon temps n’est de loin pas venu. Je joue du piano tous les jours, seul. Les
fils de riches vont déjà skier en hiver, se réunissent dans de somptueuses
propriétés au bord du lac. Ce n’est pas mon cas, je compose.
Il y aura également une activité littéraire chez les classiques. Jean Guyot,
fils d’un médecin très en vogue dans la bonne société (y en aurait-il une
mauvaise ?) aime à se prendre pour Baudelaire. Il se dit poète maudit, se
vêtit le plus souvent d’une cape flottante et, à son initiative, nous publions
un journal de notre volée, sous le titre d’Elpénor. N’y paraissent que des
textes poétiques. Le professeur de grec se tire des balles, comment, nous
demande-t-il, pouvez-vous choisir dans les compagnons d’Ulysse le plus
58
médiocre, paresseux, nul et peu valeureux au combat ? Pour t’emmerder
serait probablement la bonne réponse, mais nous restons énigmatiques.
Et c’est ainsi que je débute ma carrière médiatique, avec La Tribune
de Genève, qui, sous la plume de Jean Marteau, un homme fort aimable,
me consacre un petit article intitulé “L’âge catastrophique !” où il s’amuse
des exagérations lyriques de la jeunesse. J’avais en effet publié un poème
intitulé “Le phare au bout du monde” dans lequel je dis ma solitude
hautaine et mon amertume (je mentais…). Je donnerai bien quelque chose
pour le relire mais, comme beaucoup de mes premiers écrits il est perdu, ça
ne manque qu’à moi. Je ne me souviens que de la dernière ligne. “La mer
en me frappant m’a appris l’amertume”.
La mort est déjà présente, un été, un des nôtres, un garçon très beau,
Reto Badrutt qui est le futur propriétaire d’un grand palace dans les Alpes
suisses, remonte en voiture de sport de la côte d’Azur, il a tout pour lui,
brillantes études, fortune, succès personnel. Il décide de doubler à grande
vitesse sur un dos-d’âne.
Et meurt, avec deux belles filles.
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60
Une chandelle sans fille
Paris, 2011 Dimanche soir
On achèvera aussi Terminator
Effectivement, depuis ma soirée de vendredi, je me retrouvai une
seconde fois seul, sans la moindre femme à portée de sentiment, voire de
désir. Même pas une fragrance, un sillage, un sourire dans la pénombre.
En vérité je n’en avais pas envie. Flavienne avait déclenché chez moi une
sorte de contre-choc, d’infra-tsunami ou de glaciation délicieuse qui ne me
permettait guère de penser à une autre. Je tentai de me raisonner. Qui étaitelle ? Une SS. Une Secrétaire Sexuelle, les plus troublantes à mon avis
mais je dois avoir le goût des amours ancillaires. Avait-elle appelé le 911 ?
Non, c’est moi qui aurais dû le faire. Me plaisait-elle ? Sans aucun doute,
mais elle me tenait. À distance, pour le moment et… à voir comment dès
demain.
Une chose, une petite phrase qui lui avait échappé, tournait sans cesse
dans mon esprit. “Pour te mesurer à moi il te faudrait beaucoup d’énergie.
Il te faudrait reparcourir tout le temps de ta vie” avait-elle dit en fin de
conversation. Elle eut mieux fait de se taire. Je suis un type prudent,
j’ai entrepris sans tarder de le faire. Vous aurez suivi cette remontée
temporelle depuis mars 1933, je l’ai même glissée au début de ce bouquin.
Des mémoires, un retour de mon ground zéro que j’ai la ferme intention
d’accélérer. Je me suis dit qu’il fallait que j’évoque surtout les femmes de
ma vie, pour combattre - ou comprendre - celle-là. Cette anamnèse serait,
le cas échéant mon plan B.
On venait d’apprendre l’affaire DSK. Je ne me mêle pas de politique
mais devant la tournure que prirent les événements j’ai piqué une grosse
colère. Pourtant, je n’avais pas envie de voir ce type au pouvoir en France.
Son étiquette FMI, Washington, me dérangeait. Je trouvais que l’actuel
Président avait suffisamment poussé les Français vers le mode de vie
(et de mort) américain. Je connaissais une masse de jeunes victimes du
surendettement qui est l’une des choses les plus perverses de cette société.
Je me suis aussi souvenu de Mike Wolfson, un gentil con américain, en
fait pas si gentil que ça. Il était venu pour acheter Centremont et avait été
éjecté du peloton de tête des prédateurs. En bon business man il guettait
chez moi des signes de détresse qu’il n’a pas trouvé. Dans nos échanges,
il m’avait raconté que son père avait fait fortune avec des cartes de crédit
pour clients insolvables. Sur le moment ça m’avait semblé absurde mais,
61
quand l’affaire des subprimes est sortie, j’ai mieux compris comment ce
genre de gens fait de l’argent, de la manière la plus sinistre qui soit. J’ai
déjà raconté tout ça dans la Déesse de Grattavache, je ne m’éternise pas, je
dis simplement que ça me fait chier de voir les Français exploités comme
ils le sont par des pratiques venues d’outre Atlantique. J’ai parlé de ça
sur Facebook, suggéré que la création d’une banque de la confiance gérée
par les prêteurs eux-mêmes serait une manière du tuer les usuriers5. Mais,
vous savez, je déconnais sombrement. Sur Facebook, on fait peut-être des
révolutions quand les gens se bougent et sont en urgence de misère, mais
dans le quotidien français on ne dit que des banalités. Mes essais n’ont
soulevé aucune réaction et, quand une fille balançait une platitude du genre
“Ce matin, j’ai bu un coca !”, je voyais s’accumuler les retours du type
“j’aime”. J’ai laissé tomber, je ne dispose pas de la puissance nécessaire à
changer ce monde, ni même une parcelle. Ça m’aurait plu mais il se peut
qu’il ne soit pas modifiable.
L’affaire Strauss Khan était tellement téléphonée que je me suis mis en
rogne. La “justice américaine” et, plus généralement, la société américaine,
sont d’une hypocrisie exceptionnelle. Une femme de ménage au Sofitel à
NY ne pèse pas lourd dans la vie, c’est juste de la merde pour les gens riches
qu’elle sert. Mais elle prend beaucoup de valeur si - manipulée ou pas elle peut faire tomber un homme riche et célèbre. Cette société qui l’instant
d’avant ne la voit même pas exister l’utilise instantanément comme une
poule aux œufs d’or. On connaît l’intérêt des policiers et magistrats dans
tout ça. Les policiers font parler d’eux, ça donne un sens à leur petite vie
minable. La juge et le procureur vont en tirer des bénéfices beaucoup plus
importants. Ils sont élus, pour eux c’est de la pub. Ça m’a rappelé l’affaire
Polanski, en beaucoup plus violent. Ils pouvaient aussi se casser la gueule
si on découvrait par la suite que la femme de chambre n’était qu’une pute
manipulée.
La théorie du complot m’est venue à l’esprit, en général c’est de la
paranoïa. Mais le comportement du groupe Accor est tellement trouble,
défensif, que finalement oui, nous avions un coupable présumé qui est
puissant, fonceur, nerveux, le Président de ce pays. C’est un con, il tire la
France vers le bas. On a trop parlé du plombier polonais voleur de travail
et pas assez du Président hongrois. Ma foi, si les gens veulent, comme les
Américains, voter con, qu’ils le fassent. Il y a quelque chose de pourri au
pays de de Gaulle, de pourri et, je le crains, de fatigué. Tout s’est déroulé
5
Chose peu surprenante on aura entendu les socialistes reprendre ce thème mais
de manière assez molle.
62
dans le style série tévé made in US et c’en est bien une. Il y a un côté
gros bébé chez les Ricains, ils ont des jouets. Des voitures avec plein de
clignotants, des menottes, ils sont fiers de leur héritage western. De plus,
on copie les Français dans les milieux riches mais le peuple ne les aime
pas. Ils sont trop bien. Leur culture fait chier les bouseux américains de
tout niveau. Les torrents de merde qui ont coulé dans les flux Internet
après l’opposition de Villepin dans l’affaire irakienne étaient d’un niveau
effrayant. Aux critères de la vieille Europe les Américains sont d’un
niveau lamentable et ils aiment à nous le rappeler. Vous souvenez-vous
de M. Peter Espinoza ? Non, évidemment. C’est un petit juge américain,
activiste, très contesté aux USA et totalement arriviste. Il travaille au cœur
de ce système judiciaire qui fait de l’argent, pas de la justice. Les juges
et les avocats sont complices, ce sont simplement des money makers. On
connaît les campagnes publicitaires dans ce pays, du genre “Vous avez été
victimes de… Appelez-nous, nous allons gagner votre procès”. Ça arrive
en Europe, mais lentement. Polanski - qui avait des torts et qui s’était, que
je le sache, amendé - était une bonne cible pour la carrière de ces voyous
légaux. Peter Espinoza n’a pas raté cette opportunité. De même avec
Strauss Kahn. Cerise sur le gâteau, on achèvera aussi Terminator qui n’est
plus gouverneur de Californique. On dit, dans les tabloïdes ricains, que
quinze filles ou femmes se préparent à l’attaquer pour diverses violences
sexuelles. La chasse au mâle est lancée, on peut parier sans risque que
quelque notable ou membre du gouvernement se fera prochainement
assigner en justice pour viol ou harcèlement. Finalement tout n’est pas si
négatif pour l’homme américain. Il est même le plus libre du monde ! Il
a en effet le libre choix de se faire griffer par une femme de ménage qui
l’assignera en justesse. Ou de se marier avec une blonde qui lui piquera
son fric. Les juges et les avocats, eux, sont dans tous les coups.
L’affaire DSK résonna beaucoup dans les esprits, non seulement sous la
pression des médias pour qui elle était une juteuse opportunité, mais surtout
dans un contexte de difficulté grandissante dans les rapports des hommes
et des femmes, elle fut rapidement emblématique. Genevois ultramontain
j’ai ressenti que cette comédie était une insulte faite à la France. La même
justice pour tous ? Ben voyons, ce n’est pas à Paris Hilton qu’on aurait pu
faire jouer le rôle d’une femme de ménage violée par un affreux français,
dommage d’ailleurs, j’aurais adoré. DSK n’avait pas de béret basque ou de
baguette de pain sous le bras mais il a fait l’affaire. Franchement, en tant
qu’homme, je trouve que nous voyons émerger une horreur très prévisible.
Relisez-moi. Je dis toujours que les mecs sont nuls et ne méritent pas leurs
femmes. Mais celles qui émergent aujourd’hui valent-elles d’être méritées ?
63
Nous sommes tous des obsédés sexuels, au sens noble du terme, on le
sait, elles n’y comprennent plus rien. Nous sommes des disséminateurs. Et
alors ? Pas quoi en faire un fromage. C’est notre fonction de reproducteurs,
avec des codes essentiels et le plus souvent notre relation de couple est
bonne; on se comprend, on se complète, on se manquerait. Il est temps que
la société et un certain genre (minoritaire) de femme cessent de nous faire
chier. Trop c’est trop ! On pense à rejouer Lysistrata à l’envers. Je n’arrive
simplement pas à imaginer un DSK petit et âgé se jetant sur une femme de
chambre américaine dans la trentaine et d’un mètre quatre-vingt-huit. S’il
a besoin d’une femme ou même, pour envisager le moindre, d’un vagin, il
peut avoir tout ce qu’il veut et certainement de très jeunes et jolies filles, il
n’y a que des filles à vendre à NY.
Cette femme de ménage ? La donne est truquée. Rien que cette association
de mots oriente le débat. Les Français, experts en amours ancillaires, ont
eu le culte de la femme de ménage. Ça dérape dans tous les sens. On
commence avec Jeanne Moreau dans le Journal d’une femme de chambre.
On continue avec Charlie Hebdo et les Bédé Adult sans oublier les
innombrables professionnelles qui offrent ce service. J’avais un ami avocat
très riche et respecté qui ne rêvait que de se faire travestir en soubrette pour
servir une femme. Cool ! Son problème était la discrétion. Aurait-il pu finir
au commissariat à New York ? À Genève on en a vu d’autres, J’ai aussi
connu de vieux et respectables banquiers qui organisaient l’un des ballets
bleus, l’autre des roses. Ils n’avaient aucun problème de média. Tout ça
montre qu’il existe des comportements sexuels protégés et d’autres qui
restent tabous. Bien sûr si politique et fric s’en mêlent tous les coups sont
permis. Quant à la femme du Sofitel, on verra, elle dégageait peut-être un
flux hormonal plus terrifiant que cette équivoque Flavienne ? Avec cinq
téléphones cellulaires et plusieurs comptes en banque elle pouvait se le
permettre.
Faut pas aller traiter avec les Ricains sur leur terrain, je vous le dis, ils y
sont les plus forts. En attendant la chute ou le déclin total de l’Empire. C’est
en route, mais on est loin de compte. Tout ça m’a fait penser à Messier (un
superbe connard de chez connard) qui a cru pouvoir se payer Hollywood et
s’est méchamment ramassé. Même les Japonais ont laissé des plumes dans
la forteresse juive du cinéma américain, pourtant ils disposaient d’une
force de frappe dont Messier n’avait pas le centième. Je me suis souvenu
aussi du cas François Pinault qui s’était laissé séduire par des junk bonds
(obligations ou actions pourries) californiens. Incroyables ces Américains,
ils ont le toupet de vendre de la merde et de le dire ! Que demande le
peuple des actionnaires ? Notre brillant business man et séducteur
64
(parcours sans faute avec Salma Hayek), achète via sa holding Artémis,
la compagnie d’assurances californienne. Sur quoi un juge lui tombe
dessus et le condamne à 241 millions de dollars pour « enrichissement
indu ». Dans un pays qui ne pratique que ça, nous surfons une crête de
l’hypocrisie ! L’hôpital se fout de la charité. C’est bien entendu un jury
populaire qui officiait, apparemment il n’est pas difficile de leur faire dire
n’importe quoi. Un autre jury populaire décide d’une nouvelle amende
de 700 millions de dollars. Ces gens du peuple, aux USA, ont un solide
appétit. Ils devaient sans doute avoir le sentiment de jouer au monopoly
ou à Star Wars contre les méchants français. Il se dit que l’affaire a coûté
au milliardaire français 110 millions de dollars d’à-valoir irréversible
sur toute condamnation future. Soit beaucoup moins qu’à l’État français,
ex-actionnaire du Crédit lyonnais, qui a préféré opter pour une transaction
et a accepté de payer 700 millions de dollars pour clore son litige avec
le département des assurances de Californie. De tels crimes légaux sont
courants aux USA. Dans l’affaire naissante DSK six millions de dollars ont
été versés en garantie. Il est tombé pour deux raisons, il pouvait rapporter
gros et un voyou a organisé sa chute. L’avenir (c’est toujours dans cinq
minutes l’avenir) nous donnera probablement raison, pas besoin d’être
grand prophète.
Nous avons en Suisse une banque très ancienne, Weggelin, qui a attiré
l’attention de tout le monde par un éditorial documenté et très courageux.
Ils disaient dans les grandes lignes que, si vous voulez gagner de l’argent,
la première chose à faire est de ne plus investir aux États-Unis et de cesser
toute relation commerciale avec ces gens. Très sage !6 Je pense que nous
avons tous été très cons devant la colonisation américaine qui débute dès
la fin de la seconde guerre mondiale (Weggelin ne le dit pas comme ça) et
que le temps du réveil est venu. Que dire de plus ? Que, par exemple, le
gouvernement américain avait installé des back doors dans les ordinateurs
du Conseil de l’Europe et que dans les rounds commerciaux avec les
Européens ils savaient tout à l’avance ? Ça porte un nom, ça s’appelle la
guerre. Nous sommes en guerre avec les États-Unis, le monde entier l’est,
semble-t-il. L’affaire Strauss Kahn n’est qu’un épisode dans cette grande
série. J’ai passé quelques coups de fil et, par effet boule de neige, des
réactions me parviennent de divers milieux européens : “On n’a plus envie
d’aller dans ce pays. On sait quand on y entre, on ignore quand on en
sortira.”
6
Par la suite ils se sont montrés moins sages en hébergeant des contribuables
américains fraudeurs et l’IRS ne les a pas loupés, je n’ai toujours pas rencontré de banquier parfait mais ça ne saurait tarder car un bon banquier est un banquier mort.
65
Ce serait une tellement bien si l’Europe se détournait des États-Unis.
Elle n’en a pas besoin, eux si. Quand l’Empire régressera au stade de pays
en voie de développement, on avisera. Il y a d’autres partenaires dans le
monde et cette Europe, c’est ma conviction, se fait très difficilement mais
possède tout ce qu’il lui faut pour se développer. Je ne suivrai pas la suite
de l’affaire DSK, elle est trop prévisible. Jamais il ne finira dans une prison
américaine. L ?objectif était de le mettre hors course, c’est atteint. De plus,
j’ai une mission sérieuse à remplir. Tuer mon éditeur et contrer Flavienne.
Elle me tient. Ce ne sera pas le style Guantanamo mais je me méfie. Vais-je
y survivre ?
Reléguant l’Amérique dans sa venimeuse médiocrité, je me suis penché
sur les documents que j’avais à lire pour cette soirée. Stendahl et… la
feuille de route.
Pour moi qui ne suis que peu tenté de relire les auteurs du 19e cette
intrusion de M. Beyle était une surprise, due à Philippe Sollers, le mal aimé
de service. Il lui arrive régulièrement de se prendre pour un grand Ancien.
Récemment ce fut M. Nietzsche et maintenant Stendahl. Son dernier
ouvrage (ce n’est pas un roman, il ne s’y passe rien) m’a intéressé. Pour
une raison très égoïste. Je venais de déclarer à mes amis que j’allais publier
un De Amore. Que ce serait le contraire de tout ce que j’ai écrit jusqu’à
présent. Dans la bonne tradition des intellos parisiens, théorique, abscons,
universitaire, pédant, savant, obscur, hyperspéculatif, j’en passe. Réaction
des grands “Tu nous fais rire ! On sait très bien que tu t’arrangeras toujours
pour trouver des situations délirantes, des aventures invraisemblables et
des filles affolantes qui te mettent en péril !” (Rires) Je me suis décidé à
lire Stendahl et rien qu’à le feuilleter j’ai une bonne surprise. Son bouquin
est désordonné, suranné mais…très moderne ! Me connaissant il va me
féconder, Je vais même probablement donner ma version des privilèges.
Attention, pour l’instant je ne le vois qu’avec les yeux de Sollers. Mais ça
va bouger.
Restait la feuille de route.
Cette dernière n’était pas très claire, je l’avais parcourue vendredi soir
et je n’y avais rien compris. Je la repris. Elle stipulait que sous la conduite
(férule ?) de Flavienne je devrais remplir une mission de six jours. La
nature de ces missions était obscure. L’opération se nommait Genesis,
un mot que j’ai souvent employé. Mais qu’attendait-on de moi ? Je ne
me voyais pas créer la lumière (une bombe H sur Paris ?) ni séparer le
firmament des eaux qui sont en dessus et en dessous, (le zouave du pont de
66
l’Alma ?), etc. L’idée de la Genèse me séduisait car elle décrit le Big Bang.
Vous savez comme ci comme ça que des connards ont refusé que l’on
enseigne certaines sciences dans les universités sous le prétexte que Dieu
a fait ce monde en six jours et pas en quinze milliards d’années. Je vous
laisse deviner dans quel bled ils habitent. Question Big Bang, j’avais déjà
donné, avec Oriane et de plus, je foutais à mon Père une paix royale, ce
qu’il appréciait. De qui émanait cette feuille de route ? Je sais que j’attire
constamment d’incroyables aventures mais, attention, mes thèmes dès le
début sont connus. Il y a Dieu, la Femme et l’Amérique. Si vous avez
lu ce qui précède il est clair que l’Amérique quitte mes récits. Elle est
morte. Dieu et moi, nous nous savons, je l’aime et ne lui demande rien de
plus que de pouvoir l’aimer. Il ne reviendra pas dans mes bouquins. Il a
définitivement pris congé dans le 12e Évangile.
Je vais me retrouver en face de Flavienne ! Elle va avoir du boulot,
celle-là.
J’ai fini par m’endormir sans avoir terminé la lecture des Privilèges ni de
la feuille de route. Après tout j’avais eu ma fille aux chandelles. Ce soir-là
je n’étais plus qu’une chandelle sans fille. Nicolas Peyrac m’accompagnait
avec sa musique lancinante.
Monsieur Strauss Kahn est vraiment mort
Mais le dou-te subsiste encore
Avait-il raison ou bien tort ?
On s’en fout de DSK. Ce qui nous interpelle c’est qu’il a servi de
catalyseur, fait apparaître un monde ignoble de creeps7 ! Comme l’histoire
de la Nausée de Sartre.
Pauvre moi. So far away from Dreamland. J’aurais donné n’importe
quoi pour retrouver le pays de mes amours, dans les années soixante. Leur
rêve est comme dit Henry Miller un cauchemar climatisé. Mais… Il y a
tant de gens merveilleux là-bas. Il faut détruire l’Amérique, la renvoyer à
sa grossièreté et à sa cupidité. Mais j’aime les Américains, ceux du Village
à NY, les orchestres que j’ai dirigé, mes instructeurs en Arizona, Floride
et Texas, les gens de Monument Valley, Santa Fé et Buffalo, ceux de Yale
à New Haven, j’en passe, leur vivacité, leur courage dans la vie de merde
que leur réserve le pouvoir, les gens simples, les intellectuels dans les
universités, les musiciens, les pilotes, ces motards balaises que je voyais
en Arizona. Une masse d’âmes toutes prises en otage par une minorité de
7
Littéralement : créatures rampantes, ignobles.
67
débiles. Il n’y avait qu’une conclusion.
Les salauds avaient pris le pouvoir.
68
Femmes, filles, errances, apprentissage
Genève, années cinquante
J’opère une lente remontée vers le futur, vers 2011
Deux choses me paraissaient aussi importantes que la musique,
les femmes, la mer. C’était la même chose. Et dans mon cas ça s’est
complété naturellement, les femmes de ma jeunesse m’emmenèrent
immanquablement vers la mer.
Dans cette période, je me suis beaucoup avancé dans la musique mais
dans le sexe je reste tardif. Mon ami Michel Soutter8 nous ressasse sa
formule obsédante “Si tu n’as pas fait l’amour à dix-huit ans, tu restes
puceau pour la vie !”. Un demi-siècle plus tard on entendra Jacques
Séguela dire la même chose d’une Rolex. Sur la barrière sexo-temporelle
des dix-huit ans j’ai, nous avons des doutes, mais “jamais de la vie on
ne l’oubliera” ne vient pas, cette “première fille qu’on a pris dans ses
bras”. Soutter, qui ressemble alors à un Clark Gable romand, performe
incroyablement avec les nanas (ce mot n’est pas encore en service). Nous
avons un club, dans un petit chemin à la Chevillarde, c’est le dépôt d’un
épicier dont le fils joue les Ragueneau avec nous. Il performe tant qu’avec
Jean Guyot nous projetons de l’enlever pour la durée de la soirée et de le
ligoter dans un placard pour avoir le champ libre. On veut des filles. On
ne saura strictement pas comment les utiliser mais on en veut. Soutter est
trop beau, il nous fait l’effet d’un prédateur chassant devant nous. Dans la
réalité ça ne se passe pas ainsi. Il tombe amoureux d’une belle nordique du
nom d’Enée Ouemma et nous fout la paix. Il y a aussi dans ce décor Serge
Diakonoff super-macho, qui tient une liste de ses conquêtes. Un soir il me
la présente. il y entre cinquante et cent noms et la plupart sont biffés. Ce
qui veut dire “baisée” m’explique-t-il. Je suis incrédule… J’ai entendu que
c’était une pratique de touristes américains. Ils volent dans leurs Boeings
une liste à la main. Quand par exemple le commandant dit “à votre gauche
le Mont-blanc” ils biffent et écrivent “seen”. Vu ! Je vois de belles filles et
je n’ai nullement l’impression que je vais me lasser de les regarder. Ados
à prendre, nous sommes sensibles à des âneries incroyables. Comme ce
type, le genre dur, qui s’est payé une Lancia. Il sort avec une fille que tout
le monde appelle Bouddi. Pourquoi je ne sais pas. Nous les regardons avec
respect. Ils baisent. Nous pas. Serge, un soir, dans notre repaire m’agace et
nous allons nous battre en duel, sur les rails du tram, à deux cents mètres de
8
Chansonnier, poète et cinéaste genevois.
69
la cave, à fleuret démoucheté. Serge à du panache et moi de l’inconscience
mais, je suis un coq, difficile à freiner. Bilan, mon œil gauche est éraflé
par son fleuret, je m’en remettrai. Juste retour des choses, c’est à lui
que je dois de connaître ma première femme. Elle arrive de Paris, elle
se nomme Marie-Claire, une très belle blonde qui use d’un demi-sourire
ironique. Elle nous considère tous comme des gamins, elle a raison. J’ai
organisé une soirée russe (dans l’appartement de ma mère), avec tous les
poncifs d’usage. Il y a un bibliothécaire fou de l’Université qui joue du
violon tzigane, la vodka est là, les piroshki aussi. Diakonoff arrive avec
Marie Claire. Il repère immédiatement un super-boudin espagnol nommé
Carmen. Là, j’ai l’occasion de voir le chasseur en action. Il fonce sur cette
proie, ça énerve sa régulière. Il se trouve qu’il lui a dit, avant d’arriver,
qu’il l’emmenait chez un certain Jacques, un type très sympa qui n’a aucun
succès avec les filles. Monumentale erreur. Je vais vite m’apercevoir que
j’intéresse la Parisienne qui entreprend de démontrer le contraire. Elle à
vingt et un ans. Nous allons tous vers nos dix-huit ans, on l’appelle la
vieille. Trois jours plus tard elle me dépucelle ! Avant mes dix-huit ans.
Elle en a eu marre des listes de son amant officiel. Il est viré. Comme il
adore jouer les “hommes, les vrais” il réapparaîtra dans ma vie quelques
jours après et me montre une balafre qu’il porte au torse. Discours :
- Tu sais, Jacques, ça m’a fait mal qu’elle parte avec toi. Alors je suis
parti dans la nuit et j’ai cherché une bagarre au couteau, avec un voyou.
Et voilà !
Il me serre dans ses bras, c’est ça le style viril, les filles ont tort et les
hommes durs se réconcilient. L’union sacrée. La prophétie soutérienne ne
se réalisera pas, je ne suis pas resté vierge toute ma vie mais il s’en est
fallu de peu. Au lendemain de notre rencontre Marie-Claire et moi, on
s’appelle, on a le problème standard des ados, trouver un nid d’amour. Je
n’ai qu’un jour pour me trouver une piaule dans la vieille ville et y amener
un radiateur électrique et quelques affaires. Je tombe sur un sinistre Juif
russe du nom de Borkowski qui m’évalue. Il saisit instantanément mon
urgence et m’impose un loyer à dix fois le prix du marché, payé d’avance.
Je m’en fous, j’emprunte, je trouve, je dois entrer en scène, c’est ma
première performance après tout. Marie-Claire a choisi le soir du concert
Cortot à la salle de la Réformation. C’est la première fois que sexe et
musique s’opposent dans ma vie mais ce sera aussi la dernière, une déesse
faut pas la louper. Il y a un épisode amusant, au lit, très avancé dans mon
approche je suis soudainement stoppé par des coups de boutoir donnés
sur la porte de la chambre minable. La police ? Le Commandeur ? Le père
de la déesse ? Plus simple, c’est Soutter qui hurle que j’ai gardé les billets
70
du concert Cortot. Merde ! Marie-Claire passe sa jupe et va lui ouvrir les
seins nus. Elle le vire comme seule une petite femme déterminée peut
le faire d’un jeune mec baraqué et, l’instant d’après, récupère dans mon
futal l’objet du litige qu’elle lui balance par la fenêtre, dans la rue Étienne
Dumont, ces fameux billets qui volettent capricieusement. Après ça cêst
du Lovecraft. On joue et rejoue démons et merveilles comme je l’avais
mille fois imaginé. La vie s’ouvre, après Annecy Damas c’est le second
coup de foudre indispensable. J’entretiens avec cette merveilleuse jeune
femme une relation qui sera trop brève. C’est elle qui me baise, je suis
jeune avec de la ressource, je suis ses cours avec assiduité. Heureusement
nous ne sommes pas amoureux et ça va me permettre de ne rien gâcher
avec des jalousies d’ado et de lui donner le meilleur de ma jeunesse et de
mon inexpérience. Son destin sera terrible. Elle épousera un petit hobereau
français qui l’enfermera dans un château,. Elle meurt très jeune d’un cancer
du sein. Enée Ouemma aussi meurt à dix-huit ans, descendant les pentes
du Salève, les freins de son scooter lâchent.
Je garde une immense tendresse envers ma petite parisienne blonde.
Elle m’a ouvert les portes du royaume des femmes. Par la suite je vais
croiser des caractères toujours fabuleux, les filles banales n’existent pas ou
alors je sais les éviter. Mes énergies se rassemblent et s’amplifient, je vais
ouvrir de nouvelles routes vers le pays des filles femmes comme dans le
monde de la musique. Ça va de pair.
Sur le plan social c’est moins simple. C’est la guerre. Dans une ville
comme Genève, dès que je pointe le bout de mon nez, c’est la conjuration
immédiate, la dictature de la médiocrité et du conforme (le mot juste est
du penser correct) tentera à chaque fois de m’étouffer. Elle n’y parviendra
jamais mais elle aura bien essayé. Elle peut me censurer et ne s’en prive
pas, le monde me reconnaîtra. Cette lente remontée vers l’an 2011 est,
pour l’instant décrite dans le monde des femmes. Normal! C’est la base,
le subterranéen. Je leur dois tout. C’est grâce à elles que juste avant de
rencontrer Flavienne je publierai l’Enfer des philosophes. Dès le début je
sais que les femmes nous sont, statistiquement, très supérieures. Mais je ne
dispose pas encore des savoirs essentiels. La formule parfaite est celle des
deux pouvoirs harmonisés. Mais qui est la chambre basse et qui la haute ?
Sur ce plan des rapports de pouvoir je suis dès le début très détendu. Je
jouerai au macho ou au maître à la demande, c’est naturel. Il y a tant de
choses qui m’échappent, à chaque instant j’apprends. Il y a des filles, des
femmes, des filles femmes, des femmes filles et la haute catégorie des
filles-femmes-filles. J’arrête là le décompte du grand ordre féminin, il n’y
a pas de texte pour ça.
71
Je choisis pour décrire cet apprentissage furieux trois opéras féminins.
Michèle, un opéra de chambre résumé à sa seule ouverture, Dagmar, la
Walkyrie en personne et Marie-France avec La Serva Padrone.
Avec Michèle la Byzontine, on s’arrête à l’ouverture. Mais quel style !
Le livret est minimaliste. Je suis chez mon ami Hyvert qui est un fana de
voitures de course et, sur un coup de téléphone, il décide, un vendredi à
dix-sept heures, de partir joindre une compétition pour le lendemain sur
la côte. Quand on dit sur la côte, dans ces années-là, c’est bien entendu la
côte d’azur. Le film Rendez-vous de juillet est explicite à ce sujet. On ne
pense jamais Nord et c’est dommage, le Sud attire, c’est la belle histoire de
Michel Fugain. Le Nord c’est les brouillards, le Sud la chaleur de toutes les
belles histoires qui s’y bronzent. Hyvert me demande, comme un service,
de bien vouloir m’occuper de sa maîtresse Michèle, de la sortir ce soir-là.
Je n’en crois pas mes oreilles. Je n’ose accepter, je me connais, je vais
tenter quelque chose si elle est mon genre. Quel est mon genre au fait ?
Modeste : toute femme sublime, Dieu sait qu’il y en a. Lui est très pressé,
il pense carburateurs, jantes, boîte de vitesses, performances, enjoliveurs,
équilibrage, ferodo, octane. Je suis certain que c’est en sa mémoire que ma
future héroïne, Josefina, traitera les machos de carburateurs. Je m’éloigne
et appelle Michèle qui est déjà au courant. Hyvert ne doute de rien. Ou, fort
probable, me prend pour une quantité sexuellement négligeable. Le soir
venu Michèle arrive et nous prenons une coupe de champagne à Centremont.
C’est une belle fille femme, je ne sais comment les choses se passent, je
suis un passionné du genre timide mais on se retrouve rapidement au lit.
Pas eu le temps de voir venir cette saute au paf. Là, elle se métamorphose
en roquette, en fille missile, accroché à son superbe corps je suis embarqué
dans une suite de onze orgasmes époustouflants. Le secret ? Il n’y en a pas.
Elle m’avait suggéré de lui parler un peu en embrassant ses épaules, de lui
dire comment j’allais faire d’elle une esclave sexuelle totale. Je suis un
poil intimidé mais ça me va, j’ai lu quelques bédés et deux ou trois trucs
parus chez Jean-Jacques Pauvert, je dois pouvoir faire illusion. Ce soir-là
je découvre que les filles ont des fantasmes, ça se saura à peine un demisiècle plus tard. Ça ne me pose aucun problème, nous faisons l’amour et
je lui parle. Rien de très original mais, à chaque suggestion, elle part dans
un climax9 pas possible. Elle a de la chance que je ne sois pas du type
précox… L’évocation d’une corde entravant sévèrement ses poignets la
catapulte dans le cosmos, ça, c’est le départ. Je vais la lui passer aux pieds
aussi et c’est deux. C’est idiot car elle doit garder les jambes largement
ouvertes pour la bonne marche de notre entreprise, je n’en suis pas encore
9
Orgasme made in US.
72
au cama foutra. À l’évocation de rester ma prisonnière, ligotée sans merci
toute la nuit, c’est trois. Je prends beaucoup de plaisir à suivre cette femme
fusée mais mon imagination risque de tomber en panne sèche. Un petit
bâillon ? Allez, embarquez, c’est quatre. Il reste le langage de l’esclave
que je vais devoir lui imposer et de cinq ! J’ai peut-être évoqué une fessée
(six) ou même une jolie petite cravache (et de sept) mais franchement je ne
me souviens en rien des quatre derniers déclencheurs. L’esclavage sexuel
est très à la mode, il n’y a qu’à voir les bandes dessinées, les Français
savent éviter, sur ce sujet, la lourdeur, la vulgarité et la méchanceté des
Américains. Les femmes (et les hommes) aiment qu’on leur parle comme
ça, que l’on fustige leur imagination sans nécessairement passer à l’acte,
c’est une comédie, un jeu de rôle. Michèle poursuit son trip et à onze je la
rejoins. Jamais je n’avais éprouvé un tel sentiment de puissance.
Mais tout se gâte quand nous sortons de pâmoison et du lit. J’ai faim. Je
lui propose d’aller nous taper une fondue aux Armures, le coin branché, le
must de toute époque. Elle fait la moue, se recoiffe et exige une ardoise de
viandes grillées dans une boîte à la mode. Le Griffin’s. Je ne suis plus du
tout le maître… Le Griffin’s ne me tente pas du tout, un repaire de snobs
et de cons friqués. On finit devant la fondue (je redeviens son maître) et
quand on se quitte elle me signifie sèchement que je suis viré. Fin de mes
aventures de cosmonaute de Byzontine, cavalier de fille fusée de Besançon
dans le Jura. J’ai gardé d’elle un charmant souvenir. C’était simple et fun.
Qu’elle ait joui onze fois me paraît impossible, simulé très probable mais
la discussion sur la femme qui ne jouit jamais n’est pas encore née, quelle
importance ? Elle m’a expédié dans son considérable vide intersidérable
et la race a parlé. C’est pourquoi je parle d’un petit opéra, limité à son
ouverture, brillantissime. On aurait pu imaginer une suite à cette ouverture,
un premier acte au restaurant, avec récitatif et basse continue, mais la
fondue et la fille ne s’y prêtent pas, ce serait une inachevée de plus. Pas
de regrets chez elle, chez moi ni même chez Hyvert qui hausse les épaules
et ne bande que pour de belles mécaniques, un terme qui s’impose. Je me
dispense de jouer sur ce mot.
C’est un épisode intéressant car, dans mon apprentissage par les femmes,
je vais vite réaliser que je déteste les one night stand. Fille d’une nuit ? Ça
ne m’est pratiquement jamais arrivé, j’aime pas. Trois fois dans toute ma
vie, me semble-t-il. N’est-ce pas un crime que de passer près d’une femme
sans prendre le temps de découvrir les trésors de sa nature ? Je le crois et
promulgue une loi à mon usage, avec un code charnel pénal sévère, du
genre : un coup d’une nuit sans poésie ou une série extrême à la Byzontine
équivaudra à une peine incompressible de privation de femmes allant d’une
73
heure à deux ans ; en cas de récidive obligation de se confesser (à une autre
femme), etc. Ça ressemble comme deux gouttes d’eau aux privilèges de
Stendahl que je me promets d’écrire mais à l’envers. Mon code sexuel
pénal ne me sera jamais appliqué mais, quels ravages causerait-il s’il
entrait en vigueur pour l’ensemble des mâles lambda. Ce serait l’extinction
de la race.
Dans cette mouvance passaient un grand nombre de jolies filles. J’étais
alors loin de faire la distinction fille, femme fille, etc. Je crois même que
l’usage du mot fille m’eut surpris. Je pensais probablement féminin.
Ces catégories sont des distinctions de Minerve, comme son oiseau,
elles prennent vie le soir.
74
La feuille de route
Paris, 2011 Lundi matin 06h50
Je rechutai dans l’ère glaciaire
Je m’éveillai la bouche pâteuse, quelqu’un venait de forcer ma porte.
Ma cervelle devait s’apparenter à un vacherin de Mont d’Or que personne
n’aurait mis au frais. Je songeai un instant à la vieille recette du “privé”, un
café très noir et brûlant arrosé d’un verre de scotch. Ou un britchabrotch à
la Pirlouit, mais je n’arrivais pas à issir de cette brume chaude et protectrice
qui devait être mon lit. Avec un peu de concentration j’identifiai des
talons de femme s’agitant dans la cuisine. Il y avait peut-être un pied dans
ces chaussures ? Et ce qui va avec ? À vrai dire un bon caoua bien fort
était mon unique fantasme. Vous savez de quoi j’ai rêvé toute la nuit ?
Pas de Stendhal, pas de l’amour, de ces fastidieuses jupes de cuir qui,
sans aucune pollution nocturne, ne m’avaient pas laissé aussi frais qu’à
mon ordinaire. Celle qui venait d’entrer dans ma chambre allait peut-être
réparer ce dommage ? Elle contenait une jolie femme dont le visage me
disait vaguement quelque chose.
- Il est sept heures, on s’agite ! fit la voix de Flavienne.
Bien que je ne dispose plus d’aucun lac de feu des choses amorphes
se mirent en place dans ce qui me sert de mémoire. Comment était-elle
entrée ?
- Flavienne ? Qu’est-ce que tu fous là ? maugréai-je.
- Mon boulot. Tiens, avale ça - elle déposa un plateau sur mes genoux et va te rendre présentable. Nous avons « Lundi » à faire.
- Euhh ? Lundi ?
- La première page de ta feuille de route.
Tout me revint. Feughill, sa ruse, sa malédiction. L’adorable Flavienne
qui n’était pas une femme comme les autres. Et… Et la jupe de cuir. Je suis
certain que cette jupe de cuir va vivre sa propre vie dans cette histoire. Mais
j’avais accepté le défi. Enfin… il me semblait que je l’avais relevé. Si ça se
trouvait Flavienne ne m’avait même pas donné le choix. De quelle déesse
de l’Olympe ou des Enfers était-elle la descendante ? Comment nommer
Flavienne ? Comment nommer Celle-Qui-Apporte-Le-Destin ? Aucune
idée, mais en supplément d’un avenir que je ne décodais pas encore il
y avait des croissants au beurre et de la confiture de pêches, fraises et
oranges. Question petit déj les Français sont imbattables. À moins que
vous ne vous laissiez aller au « Continental breakfast » qui n’est qu’une
75
forme lente et dépravée du suicide.10 J’avalai le tout avec plaisir et me sentis
presque à la hauteur de la belle, qui consultait sa montre avec impatience.
- Je ne suis pas une emmerdeuse, dit-elle d’un air décidé. Mais j’aime
que mes clients soient « on time » et « sharp ». Comme ce n’est pas ton
cas je vais te donner un petit échantillon de ce que je sais faire et pour quoi
on me paie.
- Tu plaisantes ou quoi ? fis-je la bouche pleine.
- Tu vas voir comme je plaisante.
Elle se leva, ses yeux avaient soudain cette effrayante géométrie des
femmes qui se préparent à l’attaque, passa sensuellement ses mains sur ses
cuisses. Elle avait pris soin d’écarter un peu les jambes pour que la jupe
la moule parfaitement. Ce qui suit relève du délire, je sais, je sais, je sais.
Mais c’est arrivé. Le spectacle de cette jupe tendue par les jambes les plus
désirables qui soient, l’idée de cette perverse douceur au toucher, l’odeur
insistante de cette seconde peau de bête, ses formes horriblement suggérées
et son étrange regard firent leur effet. Mes codes s’activèrent, les cons !
Mon mental s’illumina brutalement d’un plaisir total mais absolument
froid. Des ruisseaux glacés coulaient le long de mes cuisses, je réalisai que
c’était du sperme. Merde ! Je n’éprouvais pas l’ombre de la queue d’un
orgasme. C’était bien ! Euhh… pas vraiment ce que je voulais dire. C’était
atrocement bon. Je commençais à réaliser que Flavienne n’usait pas d’un
pseudonyme. Mon supplice était celui de Tantale. Je connaissais à fond la
torture érotique et toutes ces femmes dont je n’ai plus le droit de prononcer
le nom savaient l’infliger jusqu’à l’ultime agonie de plaisir. Mais à chaud !
Ma tête fabriquait des endorphines. Avec elles je jouissais aussi bien qu’une
femme ! Mieux ! Alors que sous le contrôle de cette salope le feu du désir
me gagnait douloureusement sans aucune compensation. J’ai dû rester une
éternité devant elle, couché, à demi déplié, sur mes jambes, à ses genoux,
râlant comme un damné. Je n’étais qu’un damné dans l’enfer des femmes.
Sur quoi elle claqua de ses mains et je tombai comme un imbécile sur
une moquette qui avait connu de meilleurs jours. Et qui n’était pas vieux
rose.
- Client, fit-elle très froide, ça n’était qu’un échantillon. J’aimerais assez
qu’on se mette au travail. Tu as trois minutes pour te rendre présentable.
Vous faites quoi, vous, quand la Gorgone ou Madame Medusa vous
regarde dans les yeux ? Vous vous pétrifiez d’horreur, verdad ? Je filai à
grande vitesse vers la salle de bain. Je ne me reconnaissais plus. Flavienne
était une terroriste. Flavienne m’avait terrorisé.
10
76
Et Jupe de cuir encore plus.
Trois minutes sharp plus tard j’étais présentable. On s’assit autour de ce
qu’un artisan débile avait probablement nommé table « design » et elle se
saisit de ma feuille de route.
- Ne t’en sépare jamais, Client.
Ça me faisait chier qu’elle m’appelle comme ça. D’un autre côté je n’étais
plus qu’un 5Bn, dans une hiérarchie à découvrir. Elle chaussa une paire de
lunettes. Parler d’une femme et user du verbe chausser est généralement
dans mes bouquins le prélude à de gaies réjouissances. Mais pas ici… Elle
chaussa de stupides verres cerclés de titanium, le genre qu’on offre aux
Frouzes à deux cent fois le prix chinois. Ciel que mon mental devenait
commun. Il y avait de faux millionnaires qui paradaient sur les ondes et un
vrai dont le pouvoir d’achat venait de fondre devant quelques morceaux de
vache tannée ou de l’animal qui avait été résumé à cette foutue jupe.
- Je t’ai rédigé une feuille d’une semaine, dit Flavienne. Chaque jour tu
auras une tâche bien définie à remplir et je te suivrai. Tu recevras des notes
et je veux qu’elles soient bonnes et même brillantes. Tu iras de Lundi à
Samedi. Chaque matin à l’aube tu prendras connaissance de la tâche qui
t’attend. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus sur ton proche avenir.
- Oui, oui, à chaque jour suffit sa peine, grommelai-je.
- C’est exactement ça. Pour moi tu n’es rien de plus que le Client. Et
surtout rien de moins, ajouta-t-elle avec des yeux obliques.
- Oh… j’ai aussi un nom, protestai-je.
- Première règle : on ne discute pas ce que je dis.
- Mmm… et la seconde ?
- Je te punis. Tu sais comment.
Le frisson glacial me reparcourut. Je me tus, à contrecœur.
- Il y a d’autres règles, fit-elle souriante. La troisième est : tu dois
constamment améliorer tes résultats. Aucune régression n’est autorisée.
- Ai-je droit à un avocat ? fis-je avec cette divine imprudence qui me
caractérise.
- Oui. Et ce sera moi.
Je rechutai dans l’ère glaciaire mais ça ne dura pas.
- Quatrième règle : chaque jour tu changeras de peau.
- ???
- C’est pourtant simple. Ce matin je te retire ta personnalité. Tu n’as
plus d’argent, plus de pouvoirs, plus de femmes divines ni de tueuses à ton
service, tu es inconnu. Tu n’es plus rien et ce dès maintenant.
- Dur, dur ! (j’hallucinais et je sentis quelques pans entiers de mes
77
bibliothèques intérieures qui s’effondraient nappées de rouges lueurs)
- En conséquence c’est moi qui t’habille. Je te remettrai sept personnalités.
Sept peaux. Une par jour, à l’aube. Tâche d’en faire bon usage.
Une question me brûlait les lèvres.
- Et le soir ? Je pourrai être ici, chez moi ? Loin de toi ? À l’abri ?
Elle eut un mince sourire.
- L’équipe le veut ainsi. Ils pensent que tu seras mis à rude épreuve et
qu’il serait contre productif que je t’assèche à ma manière. Je suis contre,
bien sûr. Mais effectivement tu seras ici. Pas question de te taper des filles
ni de te masturber. Je t’ai posé un blocage, tu ne pourrais pas jouir sans
penser à moi. Et à… ma jupe de cuir. Tu restes ici. Assigné à résidence.
- Comme DSK ?
- Pire que DSK. Oublie ces petits joueurs. Tu restes ici. Assigné à
résidence. Répète.
Je répétai. Elle reprit, jouissant de ses mots, dits avec lenteur, marqués
d’une intense et froide jubilation.
- Tu restes ici. Assigné à résidence. Avec… un joker.
- Un joker ? Pourquoi faire ?
- Tu le verras bien. Ne pose plus de questions.
Vous savez quoi ? Flavienne avait changé. Sa jupe de cuir devait être
faite en peau de vache. Où était la fille charmante de la rencontre rue Jacob
et celle de samedi soir ? Pour la première fois de ma vie j’avais affaire à une
réductrice d’hommes. J’aurais aimé vérifier son passeport des fois qu’elle
se serait nommé Flavienne Jivaro. Que vous disais-je il y a deux jours ?
Que J’aime les femmes et que je n’en ai pas peur. Elle venait de m’amener
à réviser cette belle déclaration. Des furieuses j’en avais connu ! Dagmar
la noire du Big Bang, Laura la Vaticanale avec ses confessionnaux piégés,
Lorena et son petit Guantanamo privé, Molly Schmoll la vierge de fer que
j’avais brûlée à la testostérone, Diamant Noir exécutrice née de ma colère
et surtout Tsorne l’Italienne, qui, au domaine d’Alternance en Toscane,
visitait ses détenus pour les torturer, une femme qui n’aimait que son cheval,
l’argent et la domination de la gent masculine, une mutante, un produit de
cette période postféministe déréglée, une sauvage remontée trop vite à la
lumière, une nature brute de femme d’une violence sans égale. Flavienne
était pourtant la plus terrifiante. Elle était jolie, banale et… pire que toutes
ces furieuses de fiction. C’était peut-être parce qu’elle était commune,
semblable à toutes celles que nous croisons dans notre quotidien et qu’elle
laissait se dégager quelque chose dont nous les hommes avions su nous
protéger jusque-là. Pas moyen de m’en sortir pour le moment, mais… je
78
sentais que cette fille était double. Sans aucune possibilité de voir son autre
aspect. C’était probablement ça le rôle de la jupe de cuir. Quelque chose
comme un signal routier. Quelque chose qui disait à mon esprit “regarde
ici, vois-la ainsi”. Était-il possible de faire la guerre avec des signes. La
publicité nous le prouvait tous les jours. Je reviendrais. Mais en attendant,
j’avais les couilles vides, j’étais mis au pas comme jamais je ne l’avais cru
possible et j’avais froid dans toute ma colonne vertébrale. Il ne me restait
somme toute qu’une possibilité de survivre, celle du miracle secret.
Faut que je vous en cause.
79
80
Un repère inviolé
Paris 2011 notime
Chapelle des femmes, chapelle des âmes
Elle me regardait satisfaite, vigilante. C’est alors que je m’édifiai un
petit fortin. Lisait-elle dans mes pensées ? Je l’ignorais. Mais, pour me
créer une petite base secrète, je pris le risque d’une séance « jupe de cuir ».
Ce qui m’attendait, s’elle découvrait mon double jeu, ressemblerait à une
chaise électrique sexuelle, j’avais reçu mon premier échantillon.
Me remémorant Le miracle secret de Borgès, je m’isolai dans une
éternité pensive qui, aux yeux de ma tourmenteuse ne paraîtrait durer
qu’un centième de seconde. Vous ne vous en êtes peut-être pas encore
rendu compte mais nous venons d’entrer dans une poche d’éternité, un
caillou assez rare qui suspend la durée. Vous savez, je vais faire ça souvent
dans ce bouquin, j’ai appris ça au Mexique et c’est l’une des rares choses
que je réussis bien, mis à part les croûtes au fromage à la Des Ombres.
Le Miracle secret est un beau texte de neuf pages, paru en 1943 et
que nous avons découvert en français dès 1967 grâce au génial Roger
Caillois dans La Croix du Sud. J’ai repris l’un de ses thèmes dans ma
Cantate Interrompue, écrite d’un seul jet quand Ginastera mourut. C’était
mon copain, c’était mon ami. C’était surtout mon second père adoptif,
j’avais grand besoin de pères, le mien est parti trop tôt. Il s’appelait
Alberto Ginastera. Le musicien probablement le plus important de toute
l’Amérique du Sud. Père de tous les jeunes compositeurs de ce continent,
ses opéras joués au théâtre Colon comme au centre Kennedy, conseiller
des grandes fondations américaines pour les aides au développement
culturel, c’était un homme généreux, talentueux et modeste, une pointure.
S’étant fâché avec le dictateur Peron et surtout avec Evita il est venu se
fixer à Genève, qu’il imaginait être le lieu idéal de la culture et de la liberté
d’expression. Il devra réviser son opinion vers la fin de sa vie. Je n’étais
alors qu’un jeune coq batailleur Ginastera adopta. Pourquoi ? Aucune
idée. Il m’aimait ! Je ne savais pas ce qu’il me trouvait mais j’ai appris à
l’aimer. Je faisais tout ce que je pouvais pour faire chier l’establishment
genevois et lui s’obstinait à me cautionner, me créer des relations et militer
par sa présence dans tous mes concerts. Je ne sais pas si je l’ai mérité.
Un jour, le 25 juin 1983, il est mort d’un cancer du sang, foudroyant. Ça
m’a donné un tel choc que j’ai écrit cette Cantate interrompue. Le titre
est clair : une vie brillante, interrompue, coupée à la hache. Dans cette
81
partition je m’identifiais à Orphée et j’allais, par les chemins des enfers
musicaux, retrouver mon vieil ami. Je devais revivre ça une fois encore
dans ma vie. Dans les divers textes de la Cantate il en est un dont j’ai envie
de vous révéler les origines. Il est intitulé Message banal. L’histoire d’un
homme que des soldats emmènent pour l’exécuter. Avant que les balles ne
le frappent cet homme gèle le temps et trouve la possibilité de terminer, en
lui, une œuvre poétique à laquelle il tient. J’ai repris ça dans la Cantate, à
partir de trois influences on ne peut plus incompatibles. Borgès (avec Le
Miracle secret et L’écriture du Dieu). Johny Hallyday (avec Poème sur la
septième) et l’un des tout premiers raps français, (Cinq heures du mat, avec
le groupe Chagrin d’amour). En voici le texte :
La Cantate interrompue / Message banal
Cinq heures du matin et moi je marche
C’est une vision, je le sais mais. j’en suis l’acteur
Les balles seront-elles réelles ?
Et ces soldats gris, sous leurs casques gris
sont-ils réels ?
Alors moi je marche, forcé, dans une ruelle
Et je te vois !
Furtivement tu écartes les rideaux, d’une pauvre demeure
et tu me perds de vue.
Tu es sûr qu’il y avait de la liberté dans ce pays ?
Tu crois vraiment que des enfants jouaient ici ?
qu’il y avait des paysans labourant la terre (hésité.)
avant les tanks ? (lent)
Moi…
Il ne me reste plus que.
quelques mètres à vivre… (très lent)
quelques mètres…
Mais un jour je comprendrai la parure du jaguar
et je serai invincible et fort
Et je me relèverai.
Et je les effacerai
82
Tous. Et Tout !
Je serai injuste pour ceux qui méritent de vivre encore
mais quelle école me l’aura donc appris ?
À moi qui regarde déjà
dos au mur
l’autre versant sombre du monde.
C’est une musique forte, faite de grands accords scandés par tout
l’orchestre. Si les « cinq heures du mat » sont l’origine du texte il s’en
éloigne vite et l’on rejoint Hallyday, « tu es sûr que… ? ». Curieusement je
n’ai jamais réentendu ce Poème sur la septième de Beethoven (la marche
funèbre). Et on s’approche de Borgès et du Miracle secret avec le « Il ne
me reste plus que. quelques mètres à vivre », on évoque même un autre
texte de ses textes : l’Écriture du Dieu avec « Mais un jour je comprendrai
la parure du jaguar et je serai invincible et fort ». Comme je suis moins sage
que lui, je veux les tuer : « Et je les effacerai. Tous. Et tout ! En usant de la
force des soleils, l’hélium, son cycle, la bombe H. J’aime ce passage et ses
sources. Il n’y a pas de grande et de petite culture. Il y a des sources et une
personne qui transmute. Rap, Johny, Borges et Beethoven déclenchent en
moi, à un moment propice, une étape d’une œuvre, tout est affluent, tout
est influent. Dieu que je suis loin de l’étroitesse de l’école avant-gardiste
de la fin des années cinquante !
Vous voyez, je viens de faire un tour dans ma mémoire. Comme
le condamné de Borgès je suis entré dans un espace de méditation qui,
extérieurement, n’a rien duré. Jupe de cuir n’a rien deviné. Voilà qui me
permet d’édifier ma base secrète. Je suis allé faire un petit tour dans une
vie antérieure ?
Dans cette base secrète il me fallait avant toute chose reprendre mes
esprits. Depuis le début de ce bouquin je suis un boxeur sonné qui se fait
mener par son adversaire. Ça a commencé avec mon éditeur (ce que je le
haïs çui-là…) et ça continue avec la plus qu’étrange Flavienne Le Tantal.
À aucun moment je n’ai pu prendre l’initiative. Je me suis mis à aligner
quelques insignifiances.
1) Je suis agressé et pour le moment je suis au tapis.
2) Qui m’agresse ? Qui est le meneur de jeu ? Feughill de toute évidence.
3) Qui est Feughill ? Mon éditeur, réponse insuffisante. Une puissance.
83
De quel genre ? Méchante. Mais encore ? Je l’ignore.
4) Est-il indestructible ? Apparemment il résiste à Kali la douce, au.9
parabellum et à l’appétit de langoustes géantes radioactives. Réponse :
c’est un non humain.
5) Qui est Flavienne ? Humaine ? Je crois… Une fille nommée Flavienne
Le Tantal. Une secrétaire. Une secrétaire en jupe de cuir. Une puissance et
un pouvoir. Un aspect, peut-être.
6) Flavienne est-elle l’instrument de Feughill ? Tout porte à le croire.
Flavienne et Feughill sont-ils deux aspects de la même personne ? Je
n’arrive pas à l’imaginer.
7) Quel est leur but final ? Ma mort, semble-t-il. Selon les rites d’une
destruction perverse.
7b) Je pensais que seul l’argent intéressait Fluhmen Feughill. Que
puis-je posséder d’autre qui le motive ?
8) Flavienne est-elle instrument ou complice ? On ne sait pas. Je n’arrive
pas à imaginer une femme dans ce contexte.
8a) Flavienne est-elle l’image de la femme en train de se dégager du
patriarcat ?
9) Et sa jupe de cuir ? De quoi s’agit-il ? Quelques lignes de code qu’ils
ont trouvé dans ma mémoire ? Ou quelques lignes de code injectées dans
mon esprit à la manière d’un virus informatique ? Un levier puissant en
tous les cas.
10) La jupe de cuir opère-t-elle sans Flavienne ? À voir.
11) La jupe de cuir opère-t-elle sur une autre femme que Flavienne ?
Aucune idée.
12) Ai-je une chance de m’en sortir ? Pas grande.
12a) Je mourrai de sa main, vidé de toute énergie, desséché.
12b) Fluhmen Feughill me tuera lui-même, ça risque de ne pas être
agréable.
12c) J’arriverai peut-être à les emmener avec moi. En tous les cas je me
battrai.
13) Flavienne redevient-elle normale en dehors de ses horaires « feuille
de route ? » A vérifier, ça pourrait être intéressant.
14) Vais-je résister ? Impossible, je suis tenu de la pire manière.
14a) Pour résister il me faudrait accumuler de l’énergie.
14b) C’est pour l’obtenir que, dans ce ce livre, j’entreprends de remonter
le temps de ma vie, comme un saumon, vers la source.
14c) Je suis obligé de découper mon temps de vie en chapitres pas plus
nombreux que lles épisodes parisiens actuels.
15) Aimerais-je mourir comme ça ? Non !!! Elle actionne mes centres de
84
plaisir mais je n’éprouve aucun plaisir.
16) Où me réfugier ? Seulement dans mon repère inviolé.
17) Il y a bien une autre réponse. C’est dans « Chapelle des femmes,
chapelle des âmes ». Mais vous ne l’avez pas encore lu car c’est un chapitre
de La Tempête.
18) Ai-je peur ? De Flavienne oui. Je pressens que sa méthode
Voila ! Je me suis posé les questions de base et j’ai édifié un tout petit
repaire. Une mini-base opérationnelle.
Que je saurai utiliser le moment venu.
85
Genève, années cinquante
86
Le choc social
Genève années cinquante
ils ont besoin d’un musicien imaginatif pour leur espace, leurs
enchaînements, la continuité, l’ambiance
Les femmes c’est fondateur mais il me va falloir affronter le reste du
monde, pas grand-chose, les gens, le social. À me lire vous pensez sans
doute que j’écris les mémoires d’un mini-Casanova. Amusantes, qui sait ?
Mais pas du tout ! En ces années là je consacre ma vie à la musique. Je joue
presque toute l’œuvre de Chopin. Ce que je considère comme ses chefsd’œuvre. Études, Préludes, les Sonates, Concertos et Scherzos, quelques
Nocturnes. Je n’ai jamais aimé les Mazurkas. Plus tard je m’attaquerai
- pour le restant de ma vie - au concerto de Schumann en la mineur. La
référence. J’organise, chez moi, de petits concerts pour trois ou quatre
amis dans lesquels je joue également mes compositions. Du sous-Chopin
mais je suis fier de cette première influence. Tout ça me prend un temps fou
et je vis un peu comme un ermite, ce n’est pas de mon âge.
Le social s’aperçoit de mon existence et c’est l’aventure du Moulin à
Poivre. Il y a autour du Collège Calvin un vivier de talents qui cherche à
s’unir pour fonder un cabaret ! Du révolutionnaire pour la Genève d’alors.
Ceux qui viennent m’écouter dans mes concerts privés me dénoncent
aux futurs animateurs. Who framed Jack ? Aucune idée. C’est Bernard
Haller qui m’approche le premier. C’est déjà un stratège social rusé avec
beaucoup d’autorité. La rencontre avec le groupe est décisive. Ils ont
obtenu l’accord d’un bistrot encore peu connu, le café des Armures au
cœur de la vieille ville, pour y donner chaque semaine une représentation.
Haller me convoque, je suis terrifié. Il y a là pas mal de gens qui se feront
un nom dans le culturel genevois et outre frontières. Jean-Pierre Rambal,
Catherine Charbon, Louis Gaulis, Michel Soutter, une chanteuse que je n’ai
connue que sous le nom de Myriam, entre autres. Haller réunit le groupe
devant le bistrot, tout près des vieux canons sur leurs affûts et attaque
immédiatement. Objet : la recette, son partage. Je n’ai à ce moment-là
aucune idée de la valeur de l’argent. Je vis sur cour, j’ai peu de besoins. Je
m’en fous en vérité. Le choc sera dur.
- Il y a deux personnes importantes ici, dit Haller, de sa voix métallique.
La première c’est le tapeur.
Il me sait le bras et me propulse devant le groupe. Je suis un tapeur ? Le
mot ne me plaît pas plus que ça…
87
- Et moi ! Conclut-il. Conséquence, la recette sera divisée en deux, une
moitié pour Jacques et moi. L’autre répartie entre vous tous.
Gros mouvement d’humeur dans le groupe. Me sentant faible sur ce
plan ils contre-attaquent.
- D’accord pour toi Bernard, mais pour Jacques rien à faire.
Haller se tait, énigmatique, il me dévisage.
Soudainement c’en est trop. Il y a un instant j’étais indispensable,
maintenant on me déclasse sans même me demander mon avis ? Je les
regarde et je fais un truc de gonzesse,
- Je pars, leur dis-je sans élever la voix.
Ce que je fais, d’un pas un peu pressé. Ils sont stupéfaits et me laissent
filer en direction de la cathédrale. Quelques mètres plus tard un émissaire
me rattrape.
- Reste avec nous, c’est d’accord.
Je grogne que je n’en ai rien à foutre mais, en peu de temps, je cède.
C’est vrai qu’ils ont besoin d’un imaginatif pour leur espace, leurs
enchaînements, la continuité, l’ambiance. Je vais devoir me changer en
orchestre. Et en tapeur… Quelqu’un a vanté ma qualité d’improvisateur,
je ne saurai jamais qui.
Dire que je n’ai jamais été un homme d’argent et que c’est ainsi que je
débute dans le milieu artistique ! Sur le moment, je reste un peu secoué mais
n’oublierai jamais cette séquence. Le cabaret, et par la suite le théâtre, sont
la meilleure formation pour le jeune blanc-bec que je suis. On y apprend
tout ce que le Conservatoire est infoutu d’enseigner. On y apprend la
compétition, à régler des conflits sociaux, à sentir un public, à accompagner
des comédiens, des chanteurs, à respirer avec eux. À anticiper ! À deviner
ce qui va se produire. Ce rôle de tapeur est effectivement plus important
que je ne l’imaginais. Pour le futur chef d’orchestre, cette période est riche
en enseignements. Boulez à fait ça avec Jean-Louis Barrault et Madeleine
Renaud et par la suite il l’a plus ou moins caché. Pas mon cas! Je suis
très content de ces débuts, il est évident que, seul dans ma chambre avec
un piano, je n’allais pas rencontrer grand monde ni me faire connaître. Je
découvre avec une immense surprise que je suis un animal social et ça va
avoir sur ma vie une répercussion inimaginable.
Tout ça se passe en juin 1951, je vais avoir, dans la foulée, l’occasion
de devenir musicien de scène, avec Richard Vachoux et son Théâtre de
poche. Avec Philippe Mentha qui est mon condisciple à Calvin et qui
en sport mène nos compétitions comme une brute, avec le merveilleux
Guillaume Chenevière qui est quelque part une partie de ma conscience
et avec l’incroyable François Simon, fils d’une grande célébrité, qui gère
88
ses acteurs et musiciens avec une précision et une douceur que je n’ai
jamais connue avant. Ni après. Par la suite je me suis toujours demandé si
au niveau de la direction d’orchestre une telle attitude de maître pouvait
exister, je ne l’ai jamais vue. Je suis loin, très loin, de prendre mon envol de
compositeur, les partitions que j’écris s’approchent peut à peu du présent
et le soir, je m’intègre au milieu du théâtre, y apporte ma forme d’humour
et découvre une autre Genève. Le Moulin à Poivre, c’est un vivier, c’est
la bande du Splendid début 50. J’y découvre essentiellement que l’enfant
blond peut s’y amuser.
Somme toute, le théâtre est la seconde vague qui touche ma vie. Après
la découverte des professeurs fous, sages, corrects, désespérés, je fais celle
d’une jeunesse créative turbulente et auto gérée. Il faut savoir s’imposer.
Louis Gaulis, le jeune dramaturge qui va écrire son Capitaine Karagheuz,
est souvent très sarcastique avec moi. Là encore c’est une femme qui règle
le problème, mon amie Dominique, celle qui succède à ma Parisienne,
observe sa manière de bouger, sa coiffure et son éternelle mèche rebelle et
le remet un jour en place avec un art très féminin en le comparant devant
tout le groupe à “une cerise au kirsch”. Immédiatement, il me fout une paix
royale. Je n’ai jamais compris pourquoi ça a marché.
C’est aussi ma période de jazz New Orleans. Dans nos sauteries
nocturnes nous sommes nourris d’Armstrong, de Fats Waller, de Bechet,
de Benny Goodman, et autres stars de cette première grande époque de la
musique instrumentale post gospel, le jazz bavard n’est pas encore arrivé.
Je n’ai pas très envie de jouer du jazz au piano, je suis trop marqué par
les œuvres romantiques. Une rencontre de hasard, Claude Aubert, fait que
j’achète un saxophone soprano. Je suis hyper fan de Sydney Bechet. Nous
sommes une bande de poètes, musiciens et foireux qui se retrouvent toutes
les nuits au Kit Cat Club, à la Fusterie, le lieu branché de ce temps. Je
regarde danser avec extase une fille que nous appelons Vivi, je ne sais rien
d’elle si ce n’est que chaque nuit elle danse divinement pour nous tous.
On ne lui connaît aucun mec. Je retrouverai toute ma vie cette fascination
des filles qui dansent, de la beauté de leurs gestes, de ces regards un peu
absents qu’elles prennent et de leur élégance naturelle; j’ai fait un peu
de jitterbug mais je reste un danseur excécrable. Pourquoi les femmes
bougent-elles mieux que nous ? Je n’en sais rien. Un soir, à Juan les Pins,
j’entends Bécaud interpréter son fameux Quand tu danses et je suis ravi, il
y a eu un poète pour bien traduire ce goût masculin. Mon sommet dans ces
années insouciantes, c’est Bechet qui une après-midi, amené par Aubert,
me donne un cours de sax soprano. Je suis aux anges, je ne crée jamais de
frontière entre grande et petite musique, je vis ces choses intensément.
89
La mort est toujours présente, elle nous enlèvera Gaulis encore très
jeune. Dans un attentat en Grèce. Nous sommes tous étonnés de ce qui se
passe. C’est irréel, comme pour Badrutt, comme pour la lumineuse MarieClaire.
La jeunesse a ce privilège d’ignorer la mort.
90
La base Mouffetard
Paris 2011 Lundi matin, 09h00
J’ai supposé que ladite sorcière y résidait encore
Mon désir pour Flavienne s’était à peine émoussé, malgré ce qu’elle
venait de me sortir (au propre comme au figuré). Elle m’embarqua dans
sa Mini-Cooper, une voiture de femme frustrée et snob à mon avis, mais
elle était inclassable, bien au-delà de telles futiles distinctions. Le frustré
(obéissant) c’était moi. Merde !
- Je t’emmène au TAO, fit-elle.
Wow ! Elle se préparait à m’enseigner la force fondamentale de l’univers,
le flux par nature ineffable et indescriptible. Je me voyais bien faire la
connaissance de Lao Tseu. Apprendre une dialectique du juste milieu,
des décisions sages et du choix propice. Je lui en fis part. Ça l’agaça
énormément.
- Cesse de faire le con, Jacques.
- ?????
- TAO c’est Transferts Assistés par Ordinateur, précisa-t-elle avec un
soupçon de dédain. Franchement, Jacques, avec tout ce que tu as déjà écrit
sur les voyages dans le Temps je m’étonne que tu ne connaisses pas ça.
Elle m’avait parlé comme une fille, elle ne m’avait pas traité de Client.
Je réalisai que, subitement, j’avais récupéré, que je la désirai à nouveau…
mais à froid. Un plaisir que je ne vous souhaite pas, j’allais vite finir par
tourner La Momie IV à ce train. S’il fallait lui donner un nom de code
je la nommerai FFAFF, Fille Fusion à Froid Féminin. Sans oublier que
ça faisait assez dragon, à la mode de Wagner. J’avais été un dragon avec
Jolene, on finirait peut-être par s’accoupler en vol ?
- On va voir Feughill ? m’enquis-je.
- Le voir à la base ? Jamais. Il reste à la rue Jacob. L’entendre, peut-être.
- Alors, à qui aurai-je affaire ? Ce n’est quand même pas toi qui…
- C’est bien moi, Client, je te traite non-stop. Et comme promis, si tu ne
performes pas suffisamment je te maltraite.
Ça valait bien la peine d’avoir écrit tant de bouquins où de délicieuses
femmes sadiques nous entravent, attachent, ligotent et nous jettent à leurs
pieds, dans leurs cachots, chapelles de dévotions et autres dunjeons, nous
violent sans limite mais en respectant la condition de base du contrat
d’esclavage : nous donner du désir chaud et du plaisir à longs jets quand
elles le jugent bon. Celle-là se comportait comme les autres, elle était pire,
91
elle faisait ça à froid, je n’éprouvais aucun plaisir. Je vais vous redire ça
jusqu’au mot fin de ce bouquin, que voulez-vous, je sticque11 à la réalité.
- Tu verras le patron de la base, continua-t-elle, le Docteur Rabinovitch.
Et aussi Caryl Chessman qui ne vieillit jamais, le génie, celui qui entretient
une relation érotique avec des êtres binaires pas encore capables de se
reproduire.
On arriva rue Mouffetard, dans le cinquième.
Je connaissais. J’avais même noté ça dans La Tempête.
Cette rue Mouffetard était très connue. J’avais trouvé sur le
Net une étrange explication de son nom : émanations de gazs
carbonique provenant de volcans ou mines. Mouffeter, ça devait
être puer, schlinguer, émettre un vent de dents cariées ou d’aigreurs
stomacales. L’argot était passé par là pour baptiser l’endroit, de
plus, une sorcière était censée y résider.
J’ai supposé que ladite sorcière y résidait encore et que c’était Flavienne,
un rien modernisée. Cette rue me plaisait beaucoup. Des immeubles anciens
et même sans âge… Je ne sais pourquoi, en arrivant, je trouvai qu’il y avait
une lumière fantastique qui descendait de deux maisons assez étroites,
de trois et quatre étages, surmontées de vieilles toitures mansardées, une
lumière orangée comme les tentes des échoppes dans la rue. Flavienne
me fit signe de descendre et remit les clefs de la Mini à une boule à zéro,
un type très grand et pâle qui s’était matérialisé par là. Je la suivis dans
une allée sombre, sans en noter le numéro. Je pouvais sentir sa puissance
grandir, s’amplifier, ce n’était pas le moment de déclarer une guerre, je
venais de la perdre.
On tournait probablement un nouvel épisode de Transformers car
l’environnement muta, tout autour de ma personne. Ça commença par
la lumière qui devint nettement moins confidentielle et ça suivit par
une dilatation de l’espace avec une masse d’imbrications. Une chose
se changeait en une autre, un mecano, un lego d’existences. La réalité
Mouffetard muta en une masse de polygones qui se changèrent en un lieu
froid, anonyme, une vaste salle d’accueil. La seule qui ne changeait pas,
l’inaltérée, c’était Flavienne. J’en étais content et pas si rassuré que ça.
J’aurais tellement aimé m’accrocher à une certitude, dire, comme ce bon
Sollers, qu’avec elle une assiette restait une assiette, un lit un pieu, un mec
un rival, aligner des certitudes dans un monde trop en flux, trop modulé
par quelqu’un qui ne me voulait pas forcément du bien.
11
Apprenez l’anglais, les Amerloques sont encore là.
92
Sur quoi Rabinovitch arriva. C’était un homme plutôt petit, un peu rond,
faussement jovial, chauvissime avec une bande grise sur les tempes, des
lunettes cerclées de métal qu’il remontait distraitement sur son nez et une
voix bourrée d’harmoniques nasales graves. Ce mec avait de la charisma,
on le suivit dans son bureau. Il m’indiqua un vaste fauteuil de cuir et
Flavienne resta debout, derrière moi, style prête-à-intervenir. Elle avait vu
trop de séries ricaines. Rabinovitch devait être juif d’après son nom mais
avec une bonne teinture de Français. Il ne laissait personne l’interrompre
et recouvrait les propos de son interlocuteur de manière ininterrompue ce
qui est, on le sait, l’une des nobles pratiques de l’intello frouze.
- Des Ombres, vous devez vous demander ce que nous attendons de vous.
Je sais que Fabienne vous a briefé samedi, d’une manière très générale.
Nous aimerions que vous vous montriez très coopératif.
- J’ai le choix ? glissai-je mais je fus recouvert par sa logorrhée. Cette
note vaut pour tout ce que je vais dire en sa présence dans ce chapitre.
- Cadre : une semaine, six jours de travail et vous êtes libre.
- Ce ne serait pas pour sauver le monde ? fis-je avec espoir. J’avais
toujours rêvé de suivre les traces de Bruce Willis…
- Nous aimerions que vous refassiez Genesis, dans les grandes lignes.
- ????
- En théorie, le premier jour, c’est-à-dire aujourd’hui, vous créez la
lumière.
- Ben voyons, commentai-je, que la lumière soit. Je l’ai déjà fait mais
visiblement vous n’avez pas lu On a volé le Big Bang ! Ni connu Oriane
qui est nettement plus civilisée que Flavienne…
- Détrompez-vous ! fit-il d’un air matois, nous avons étudié at-ten-ti-vement votre production, Monsieur Des Ombres. Ou devrais-je vous appeler
Le Coq ? Ou encore Señor Nosotros ?
Ce con était visiblement satisfait de ma surprise. Mais ça me faisait un
lecteur de plus. Je pense comme Stendhal, on me lira et me comprendra
dans trois mille ans mais je me satisfais de quelques lecteurs, des grands,
j’en ai quelques dizaines et je sens que je vais vous en recauser si je me
sors des griffes de Fluhmen Feughill, de celles de Rabinovitch comme - le
pire - des plis de la jupe de cuir.
- Après, poursuivait-il, les eaux, les terres, les animaux. À la lettre
vous devriez faire une masse de choses qui n’ont plus grand sens. Faire
le firmament, qui sépare les eaux qui sont sous le firmament d’avec les
eaux qui sont au-dessus du firmament. On ne va pas prendre ces vieux
trucs à la lettre. Notre but est plus… commercial. Nous commencerons par
le déluge et l’Atlantide. Vos deux premiers objectifs : retarder le déluge,
93
régler un vieux procès qui traîne depuis pas mal de temps et vous rendre en
Atlantide. Il y a là-bas une certaine Antinéa qui s’obstine à nous échapper
et, à la lecture de votre œuvre, nous pensons que vous pourriez obtenir
d’elle une… formule. Quelque chose que notre technologie est incapable
de réaliser et qui va faire cruellement défaut d’ici peu.
- Au vu de toutes les horreurs que vous produisez, dis-je avec lenteur, de
la pollution, de la pauvreté, des techniques toujours plus sophistiquées pour
faire souffrir les gens, des armes dont l’effet vous dépasse, le formatage
de l’humanité aux critères de quelques pauvres cons ou grands malades, la
destruction du beau, du bon et du vrai, l’ère Barbie bimbo…
Il se mit à hurler.
- Ça suffit ! Vous n’êtes pas en train d’écrire un de vos foutus chapitres,
Des Ombres !
Il se trompait. Il baissa le ton.
- Saviez-vous que nos amis Américains sont très inquiets ?
- Ils ont de quoi, grognai-je.
Ignorant le sarcasme il poursuivit.
- Ils sont très préoccupés. Dans tous les centres d’analyse, les EWS12, les
AWAKS, Femme actuelle, Glamour, les radars animiques eux-mêmes et
le NY Times on décèle que, depuis le 27 août 2010 GOD ne répond plus !
C’est la panique chez les traders et les militaires.
Ça me fit rire. D’une part ce 27 août était bien la date du départ de Dieu,
il s’est tiré, dans le désert, avant un « autre Big Bang » dans le 12e Évangile.
De l’autre, comment osaient-ils espérer que mon Père leur réponde ? Ils
lui avaient cassé les couilles depuis quatre mille ans ou mieux, mis son
fils en croix, vendu son indulgence sous forme de junk bonds, l’avaient
assourdi de leurs clameurs et revendications incessantes et, pour tout
amour, lui balançaient sans trêve leur avidité bordée de trouille, le logeant
dans cette horreur dont je me suis à l’époque tiré de justesse, le Vatican.
Ils ont sournoisement créé une holding regroupant Mahomet SA, Bouddha
Inc, Wotan AG et Jésus offshore, tous des SCS13, et organisé les guerres
de religion là où par nature toutes les âmes sont sœurs. Dieu, de son côté.
avait besoin d’une âme simple, d’un idiot qui lui donne de l’amour sans
rien lui demander. Il m’a trouvé. C’est vrai, c’est mon problème, je me
suis trop bien conduit, je suis responsable de la chute du dollar, on ne peut
plus imprimer Dieu sur des billets verts. Rabinovitch poursuivait, comme
toujours.
- Au passage, vous irez régler un vieux compte avec votre cher copain
12
13
Early Warning System
Syndrome du Coup de Soleil
94
le barbu aux yeux bleus. Vous disposerez d’une couverture à l’épreuve de
l’eau bénite, vous serez indétectable. Et vous arrangerez nos affaires, on
compte sur vous.
Il hésita, toussota et conclut :
- Vous savez, Des Ombres, donner à Dieu un gène récessif est vraiment
l’une de vos idées les plus absurdes. Mais il y a un contentieux que
j’aimerais voir résolu. Avez-vous des questions ?
- J’en ai.
Il se renfrogna. - Allez-y !
- À une condition.
- Vous êtes mal placé pour poser des conditions, auriez-vous oublié
Flavienne ?
- Ma condition n’est pas dérangeante… J’aimerais que vous cessiez de
m’interrompre, que l’on dialogue.
Ça le stupéfia.
- Mais, dialoguer, pour quoi faire ?
- C’est vrai, dis-je amusé, des vacances, pourquoi faire ? Vous êtes pire
que Lénine Professeur ! Disons que j’aimerais bien comprendre les enjeux
pour mieux réussir.
- Ah ! Voilà qui est plus raisonnable. Je vais faire mon possible.
- Alors, fis-je rasséréné, je commence ? Qui est le patron ici.
- Moi.
- Et au-dessus de vous ?
- Celui que vous prenez pour votre éditeur.
- Et au-dessus de lui ?
- Je préfère ne pas répondre à cette question.
- Que va-t-il se passer si je ne réussis pas ?
- Flavienne vous l’a dit.
- Est-elle aussi sous votre pouvoir ?
- J’aime mieux cette question, sourit Rabinovitch, disons qu’elle est
inscrite dans un anneau de pouvoir.
Anneau de pouvoir ? Ça résonnait très fort en moi. Un livre fondamental
de Carlos ! El Anillo de Poder. C’est fou ce que les poètes, les rois, les
femmes et les cons ont attribué d’importance aux symboles de l’anneau.
Je pense savoir pourquoi. Le maître mot c’est Uruburu14 mais j’ai pas le
temps de vous parler de ça ici. Voyez dans l’index s’il y en a. Je posai donc
la question importante.
- Est-elle humaine ?
14
Uruburu ou Ouroboros désigne le dessin d’un serpent ou d’un dragon qui se
mord la queue. Il représente le cycle éternel de la nature[1
95
- À la base, oui. Mais elle n’hésitera pas à vous traiter, comme on dit ici,
et je n’aimerais pas être à votre place.
C’était vrai ! Utiliser le désir pour torturer un homme était à la fois
banal et impensable. D’une part toutes les femmes le font (et beaucoup
en jouissent) de l’autre il y a une hypothèse nommée amour et les femmes
m’avaient toujours paru être les gardiennes de la vie et les gestionnaires
de nos énergies masculines. Pas de tueuses, dans le monde tel que je le
concevais il n’y avait pas de place pour des tueuses. Des exécutrices
certainement mais pas de tueuses. J’avais encore une foule de question
mais il me fallait trier, Rabinovitch n’allait pas tenir longtemps.
- Il y aura une mission par jour ?
- C’est le plan.
- Et si je ne réussis pas assez vite.
- Nous avons étudié ce cas. Une journée n’est pas un cadre référentiel
absolu. Vous pourriez très bien tout réussir dans une durée presque nulle.
Ou dans des moments éclatés. Le temps, où vous allez, ne coule pas comme
ici. De plus nous avons constitué un découpage de vos missions. Vous
pourrez très bien être renvoyé, avec d’autres paramètres, vers la même
cible. Il y a un « mais »…
- Lequel ?
- Flavienne ne sera pas contente.
- C’est une sadique ?
- Mais pas du tout. Qu’est-ce que vous allez me chercher là ? C’est pire,
c’est une consciencieuse.
Science et conscience, pensai-je, le supplice est sûr…
- Une dernière, Professeur. Pourquoi ?
- Soyez plus spécifique.
- Pourquoi cette entreprise, quel est le but final ?
- Cette question ! Le pouvoir. Quoi d’autre ?
- Donc l’argent ?
- Appelez-le comme vous voulez.
- Et le reste ?
- Quel reste ?
- Vous venez d’esquisser lundi Atlantide, mardi Antinéa et mercredi
jardin d’Eden ou par là. Que se passera-t-il, dans vos plans, de jeudi à
dimanche ?
- Le dimanche, vous vous reposez, s’empressa-t-il.
Je lui dédiai une telle expression de commisération qu’il se reprit.
- Jeudi, vendredi et samedi vont dépendre du taux de réussite du début
de la semaine.
96
- En d’autres termes vous n’en savez rien, conclus-je. Vous avez trouvé
un créateur, moi, et vous espérez qu’il va écrire la fin de l’histoire pour
vous. Je ne me trompe pas ?
Rabinovitch frissonna, fit signe à Flavienne d’intervenir et je me raidis
d’horreur dans mon futal. Mais, futile, il se ravisa et fit signe à une blouse
blanche qui se tenait derrière lui.
-- Faites venir Chessman, dit-il, avec un regard presque malicieux dans
ma direction.
Je connaissais bien Chessman. C’est un immortel assassiné légalement
le 2 mai 1960 par les Américains et aussi un personnage récurrent dans mes
livres. Il fut immortalisé par Nicolas Peyrac dans cette superbe chanson
que je viens de citer en la modifiant un tantisoitpeu, So far away from LA
(Monsieur Caryl Chessman est mort, mais le doute subsiste encore, avait-il
raison ou bien tort ?) Les Français n’ont pas compris l’importance de ce
témoignage. C’était un adieu anticipé à nos amours naïves, au sentiment
amoureux que tous nous avions ressenti pour l’Amérique quand nous étions
jeunes. Après la deuxième guerre mondiale et avant l’immense déception
qui serait la nôtre quand ce pays allait, par tous les moyens tenter de nous
dépouiller et nous piller, nous imposer sa culture, ce qu’il a largement
réussi. Bref, Caryl arriva, il n’avait pas changé, c’était sûrement un de ces
personnages qui voyagent dans le temps, genre Cagliostro ou Laquedeem.
- Vous connaissez Des Ombres si ne m’abuse, fit Rabinovitch assez
sèchement. Sans attendre la réponse du jeune homme il poursuivit
- Des Ombres, Caryl, notre opérateur principal en TAO.
Je dédiai un sourire moyen à Caryl, je ne savais quel comportement
adopter. C’est lui qui fit la différence.
- Hi ! Jack15, dit-il en français, je suis chargé de mener à bien l’aspect
technique de cette mission. Content de te revoir. J’aimerais vous montrer à
tous une petite fonction récente de nos systèmes. Très utile pour comprendre
ce que nous entreprenons.
Rabinovitch se raidit, ouvrit la bouche mais trop tard, déjà Chessman
pianotait sur un terminal. Je savais assez bien ce qui allait se produire.
La même chose qu’à Oracle, dans le désert arizonien.
15
Que les bilingues se rassurent, Caryl ne va pas me détourner.
97
98
Filles, chimies, Walkyrie
Genève, années cinquante
elle fait de moi un fétichiste content et fier de l’être
Les femmes, dans ces débuts, sont quelquefois inégales. Dominique,
avec qui je me retrouve, après ma Parisienne, est vive, jolie, brune, souriante
et drôle. Elle est audacieuse et veut tout expérimenter, les choses les plus
osées. Timide en société c’est une vraie ogresse de sexe. Elle me fait
découvrir des grottes et des lacs souterrains en Valais et dans son intimité.
Elle se confie à ma mère qui se fait un devoir de me le transmettre sous le
sceau du secret féminin, c’est le but, aucun doute, les femmes ont inventé
le téléphone bien avant les Arabes. Malgré son audace et son absence
de complexes elle n’entre pas vraiment dans ma salle des machines, on
s’entend très bien, musique et sexe mais elle me fait découvrir qu’(homme
+ femme) n’est pas forcément magique. Merde ! J’avais cette illusion, je
maintiens que ça l’est, je m’arrangerai pour ne fréquenter que des Déesses.
Finalement, sur un coup de tête froidement calculé elle me quitte pour
épouser un banquier. A vingt-deux ans elle a déjà besoin d’enfants et de
sécurité financière, je ne dispose que de mon pur et sublime génie qu’elle
juge insuffisant. Mon grand chagrin d’amour ne passe pas la semaine.
Ine autre fille arrive à point nommé, une Allemande, une vraie Walkyrie et
c’est Dagmar la noire, dont le personnage revivra en version “destructrice”
dans On a volé le Big Bang. Dagmar est une étudiante de la région de
Hanovre, elle se destine à devenir interprète. Je sens de suite qu’avec elle
une chimie se prépare mais sans avoir aucune idée des conséquences. On
s’observe beaucoup. Il faut dire qu’à cette époque je vis dans une chambre
sise au bout du grand appartement de ma mère. C’est indépendant dans une
certaine mesure, pas plus. Dagmar est très moqueuse, elle me provoque
sans cesse, elle cherche l’affrontement. C’est également dans ma nature.
Nous jouons et assez rapidement nous plaçons des enjeux réels.
Un soir, elle remporte une partie animée (nous définissons nos jeux,
pas de cartes ou de dés, nous adorons fixer nos règles) elle exige que je
lui achète une paire de bottes le lendemain. Ça me plaît beaucoup mais, à
ce moment, si quelqu’un m’avait traité de fétichiste j’aurais viré pivoine.
Je ne suis pas rompu aux pressions sociales et l’usage du fétiche n’est pas
encore quotidien et obligatoire comme aujourd’hui.
Nous filons en France voisine où elle se dégotte une superbe paire de
99
bottes qui la rendent impressionnante. Ça me fait de l’effet ! D’un instant
à l’autre elle fait de moi un fétichiste content et fier de l’être. L’odeur du
cuir, le symbole, la manière dont elle marche, ses jambes musclées mises
en valeur ça me branche à tel point que je dois lui rappeler de les porter
pour moi. Elle le sait, n’attend que ça, elle est au comble de la satisfaction
et se pavane devant toutes ses amies en me désignant comme l’homme qui
lui a acheté cette paire de bottes. L’effet de cette déclaration est immédiat,
toutes les autres filles de la bande que je fréquente se détournent de moi, je
suis marqué par ce signe, je ne me plains pas.
Acheter des chaussures à une fille est un acte fondateur. Dans ces
années on le fait discrètement mais très souvent avec le plaisir d’une petite
transgression. Récemment, j’ai entendu un vieux Monsieur très sérieux
déclarer dans un late TV show que “jamais un homme ne donnera autant
de plaisir à une femme qu’une paire de chaussures”. On le sait très bien
dans les années soixante mais c’est loin d’être officiel.
Avec Dagmar j’ai un triple rôle à jouer.
Socialement : correct. Elle n’est qu’une étudiante habitant chez nous. De
nuit, bon amant. Elle attend de moi que je la révèle, elle est vierge. Et, le
plus intense de tous, un rôle de révélateur. Elle va se servir de moi comme
d’un miroir pour savoir ce qu’elle aime, qui elle est, pour se découvrir.
C’est très vite vu, elle aime dominer les hommes et être dominée par
eux. La question est : qui domine qui et de quelle manière ? Comment
distribuer ces rapports de force ? On enchaîne les travaux pratiques,
pendant des semaines nous multiplions les inséminaires et, à l’heure
des minutes, nous sommes morts de rire. Il n’y a pas de grand sexe sans
humour et, de ce point de vue, Dagmar ne craint personne. On se balade
dans sa Kharman Ghia, une banale VW carrossée italienne (Boulez aura la
même à ses débuts) et on explore une Genève que je ne connais pas encore.
Tout ce qui est souterrain et cave la passionne, elle rêve, à haute voix, de
m’enfermer à son usage exclusif dans un château avec quelques oubliettes.
Fort heureusement je n’ai pas ça en stock. Cette fille à un je-ne-sais-quoi
de médiéval dans son sang. Ou alors les Allemandes sont toutes comme
ça ? Je deviens son premier homme, ce n’est qu’une formalité, peut-être
le moment le moins agité de notre passion. Avec elle il m’arrive quelque
chose dont tout homme a peur, elle est tellement excitante qu’à plusieurs
reprises je vire éjac precox ! Elle est, biologiquement, une fille mec, voix
grave, sourcils très fournis, il me suffit de voir ses cuisses superbes, jeunes,
fermes, ses jambes tuantes, musclées mais fort bien dessinées, ce sont les
colonnes du temple, aucun doute c’est avec elle que je trouve cette image,
cette fille est parlée par la race et un rien, venant d’elle, suffit pour que je
100
me retrouve frôlant l’orgasme. Ça la fait rire. C’est inquiétant mais elle
s’en fout. Car elle a fait le point de ses désirs et veut que mentalement,
intellectuellement je sois un maître exigeant avec elle, une sorte de guru,
un homme déterminé qu’elle suivra sans discuter. Avec une petite contre
partie… sexuellement je ne puis être que son esclave. C’est banal mais dit
comme ça, ça fait de l’effet. Elle me l’explique, fouille dans sa valise, en
retire une paire de godasses de marche dont elle extrait un lacet de cuir et
me lie les mains dans le dos. Voilà. Enfin une situation normale, dit-elle.
Après quoi elle se calme et moi aussi. Je suis à sa disposition en état de
désir et c’est elle qui a tout le travail. On fonctionne très régulièrement
comme ça, il y a une masse de connards qui paient pour ce genre de
relation, elle me l’offre et de plus, la tension sexuelle ne retombe jamais.
O happy days ! Il y a des péripéties assez limite… Un jour, je lui montre
un immeuble récent, moche, où habite une jeune princesse russe et fauchée
de ma connaissance. C’est une tour disgracieuse, à la sortie de la route
de Chancy, les promoteurs ont déjà frappé, ce sont des logements sans
charme, des boîtes à loyer. Dagmar dont les voies sont - sinon insondables,
imprévisibles - décide d’abuser de ma candeur, à sa manière, dans ce
HLM. Impossible de la dissuader, c’est ma bite qui commande, elle
aussi d’ailleurs. On entre dans l’allée de la tour et, dans l’ascenseur elle
choisit un étage au hasard, me lie, malgré mon absence de protestation,
les mains dans le dos et entreprend son approche du viril. Elle me permet
de m’agenouiller devant elle et d’embrasser ses cuisses. Je connais l’effet.
À ce contact une énergie prodigieuse m’envahit doublée d’une certitude
infinitive. Je suis invulnérable. Je suis un Dieu. La trouille pas possible
qui m’avait envahi il a une minute disparaît, rien ne peut nous arriver,
cette fille est la Vie, je suis privilégié. Ce superbe discours hormonal va
être interrompu (partiellement) car ce qui doit arriver arrive. L’ascenseur
s’arrête à un étage et un type maigre, émacié, qui ressemble à mon méchant
prof de dissertation, entre dans la cabine. Elle possède un sang-froid et un
culot remarquable, lui balance un large sourire et me prend dans ses bras.
Ça cache tout ce que ne doit être vu. Le gars à vraiment l’air méchant. La
tête d’un fonctionnaire aigri, d’un petit juge frustré qui aime prononcer de
lourdes peines mais, rien à faire, cette salope va me faire jouir. L’homme
gris me dévisage avec une haine que je n’oublierai pas facilement et sort à
la dernière seconde, avant que Dagmar ne me dévore.
- J’aurais dû te faire jouir sur sa tête, dit-elle en éclatant de rire.
Elle est heureuse dans le sexe et le danger. Et quand elle rit, tout s’éclaire.
Par la suite j’apprendrai que le danger est un piment sexuel assez
commun mais sur l’instant je n’ai pas assez de mots pour raconter l’effet
101
que me fait cette déesse germanique. Elle aime me tenir en son pouvoir mais
n’a aucune tendance sadique. Il n’est jamais question de cravache ou de
punitions sévères, c’est une énergie tendre, elle est éprise de séquestration
sexuelle provisoire. Comme on ne peut pas squatter tous les HLM de la
ville, ni les temples ou les cinémas on se cherche une taule, un grenier,
un loft dans la vieille ville. Je trouve l’idéal mais le second jour on est
virés, pour la vieille bonne femme qui gère l’immeuble nous dégageons
visiblement trop d’effluves de sexe. Je râle mais la comprends.
Cette Dagmar, la fille attachante qui aime attacher les hommes est très
bien décrite par Jean-Jacques Rousseau, rien de nouveau sous le soleil des
filles…
Qui croirait que cette contrainte délicieuse, reçue à vingt-six ans par
la main d’une fille de dix-huit, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de
mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le
sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même temps
que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que,
bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point de chercher autre
chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je
me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les
plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans
savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles Allemandes ; mon
imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en
œuvre à ma mode, et en faire autant de nouvelles Dagmar la Walkyrie.
Elle m’a ouvert des horizons dans mes rapports avec les femmes.
Dominique était, en un sens, beaucoup plus “graphique”16, Dagmar est
complètement magique. La suite est prévisible. Vous connaissez la formule ?
Du sommet, il n’est qu’un seul chemin, celui qui redescend. Nous sommes
parvenus à de tels sommets de sexe, de drôlerie, d’aventures partagées
que le décrochage devient probable. Elle tiendra à m’accompagner à Lyon
où je dois diriger mes œuvres avec l’orchestre Rhône Alpes à l’Opéra.
Le voyage est magique, un vrai tapis violant. Ma main droite ne sort à
aucun moment de ses cuisses, je conduis de la gauche, me méconduis de
la droite. Nous sommes des chanceux, ne tuons personne, la passion, vous
savez, c’est certainement plus fort que la drogue. À Lyon je dois me battre
avec elle pour conserver mes énergies, mes phosphates, mes précieuses
protéines, ce qu’il me reste de fructose, de lactose, mes mines de mec et
ma réserve de vitamines, bref mes sels minéraux, j’ai besoin de ces petites
sources de calcium, potassium et autres zinc. Sans parler de ma super, la
testostérone. La lutte est acharnée, elle veut beaucoup de sperme, je tiens
16
Mis pour pornographique, usage NY.
102
bon, le travail avec l’orchestre exige énormément d’énergie. On passe des
accords. Elle ne vient pas aux répétitions, elle déteste ma musique, c’est
bon signe.
Comme je suis jeune, je peux brûler la chandelle par tous les bouts qui
dépassent. Sur quoi, quelques jours après Lyon, sans préavis, avec toute la
brutalité des femmes, elle me dit qu’elle a “rencontré quelqu’un”, formule
connue.
- C’est un italien. (Je le suis à moitié oh !)
- Il est beau. (moi non plus), il est plus jeune que toi (mais moins
expérimenté ??).
Je n’ai aucune peine à imaginer tout ce qu’elle va lui extirper.
Bonne chance le spagouze ! Étrangement, cette passion disparaît aussi
magiquement qu’elle a su la faire naître. Il y avait des points de rupture
entre nous. Dont un, plus grave que les autres : elle aime l’argent. Un
soir, elle me dit “Cesse donc de faire de la musique, je veux que tu sois
banquier, ça rapporte.” C’est d’une grande ironie si l’on pense à tout ce qui
va m’arriver dans l’avenir avec les banquiers voyous. Mais, je ne le sais pas
encore. La jeunesse c’est ignorer ce qui vient demain. On ne se fâche pas,
elle s’en va en Ritalie, c’est la fille que je ne vais jamais oublier, c’est sûr,
mais il se peut que le conflit potentiel entre sexe magique et musique ait été
pour moi un signal de rupture. J’aurais évidemment, après ultimatum de
sa part, choisi la musique. Je n’ai pas pris les devants. Je commence déjà à
savoir qu’au niveau des ruptures les hommes (moi compris) sont lâches et
les femmes très fortes. Elle s’en va. Me laissant un comportement sexuel
plus régulé et surtout une empreinte poétique de femme dont je vais rêver
pendant longtemps. Elle m’a fait aimer son pays. On ne connaît un pays
que par deux choses, sa cuisine et ses femmes. Pas terrible l’Allemagne
sur le plan culinaire. Faut aimer la choucroute, l’escalope aux airelles et
le MoselWein. Mais cette Dagmar, quelle merveille, ses codes et contours
génétiques, hormonaux ont été totalement complémentaires aux miens. Ne
pas chercher, c’est ça le secret pour rencontrer la forme complémentaire.
Il y aura un retour et un raté plus tard.
Vers le milieu des années soixante je vais me marier pour la première
fois. Avec une Princesse persane. Une semaine avant la noce mon téléphone
sonne, j’entends la voix de Dagmar. Mon intelligence s’active, c’est la
secousse. Je dis intelligence car en entendant sa voix, dans l’instant, je
passe en revue tous les scénarios possibles et pensables.
- Je suis revenue, dit-elle. On pourrait se voir.
Comme toujours elle parle simple et direct. J’ai la gorge sèche. Je
103
m’entends à merveille avec ma promise mais le seul son de la voix de cette
fille réveille d’anciennes cordes vibrantes. Je décide de ne pas faire le con.
- J’ai quelque chose que je veux te dire, continue-t-elle. Ça n’est pas
pressé.
Pas pressé ? Je réagis comme les bolides d’Hyvert. Je ne passerais pas
la nuit avec une telle interrogation. Tentant de cacher la fièvre qui s’est
emparée de moi je lui fixe un rendez-vous, dans une heure, devant ma
porte, j’explique que j’ai du temps et que je serais heureux de la revoir.
À l’heure pile, la Karman Ghia noire s’arrête devant ma porte, je monte
à bord. Je ne vois d’abord que le gros bracelet de cuivre et turquoise qu’elle
porte à son poignet droit. Peu à peu je la redécouvre. Souffle repris, je lui
demande de quoi elle voulait m’entretenir.
Dagmar ne perd jamais de temps.
- Je suis revenue. J’ai quitté mon Italien. Il était beau mais toujours
la même chose, (je cite) j’ai fini par m’ennuyer. J’ai décidé de revenir à
Genève pour étudier. Si tu veux, on peut se remettre ensemble.
C’est assez dur pour un honnête lapin d’être amoureux de la femme
que l’on va épouser dans une semaine et de se retrouver face à la Déesse
qui a décidé de revenir. Je me demande pourquoi les femmes sont
tellement exclusives. Après un temps raisonnable on pourrait vivre à trois ?
Numero deus impare gaudet ? Mais non, Virgile a tort. Cette hypothèse
est sexuellement incorrecte quand elle est proposée par un homme. Il est
vrai que les femmes ne la proposent pour ainsi dire jamais. Font chier ces
femmes. Scandaleuse inégalité ! Je me décide alors.
- Toi, tu es trop géniale. Je n’ai pas changé tu sais, mais nous avons un
tout petit problème.
Elle me sourit, cette fille a des cheveux châtains et des sourcils très
magiques. Je ne vous l’ai pas dit mais j’ai lu quelque part que c’est un
signe secondaire de séduction. En tous les cas, avec moi, ça fonctionne.
Dieu qu’elle est belle, elle a sûrement dû faire souffler la bise dans toute
la Péninsule.
- Tu sais bien que toi et moi, dit-elle avec sa voix grave, n’avons jamais
rencontré de problème sans solution.
- D’accord, je lui dis et je la regarde très directement dans les yeux. Tu
ne peux pas savoir à quel point ça me touche ce que tu me proposes. Mon
minuscule problème est simplement que je me marie vendredi prochain,
dans moins d’une semaine en fait.
Je ne lui dis pas que ma future femme est une merveille, Je ne luis dis
pas que l’on va se marier dans une toute petite cérémonie du genre intime,
trois ou quatre cents personnes tout au plus qu’elle aura invitées, le monde
104
iranien de Genève et ses satellites, ça serait lourd.
Elle est soufflée. Le mariage est une affaire sérieuse pour les femmes.
Elle fait demi-tour, me ramène chez moi, prend congé avec un maître mot.
- Tu sais où j’habite, j’aurai toujours envie de te voir.
Le comble est qu’elle se trouvera une très jolie chambre à Carouge, où
je vais fréquemment la voir et que son bailleur n’est autre que Hyvert,
l’homme des voitures de course et des byzontines. Le monde est petit,
Genève me semble quelque fois très dense et concentrée. Il faut dire que
les riches Arabes n’ont pas encore débarqué, ni les Américains, que nous
n’avons qu’une colonie italienne et une espagnole qui vont vite s’intégrer
pour le plus grand plaisir de gens comme moi.
Question apprentissage j’ai beaucoup reçu d’elle. La vie est chiante quand
elle impose de mauvais timing. Mais je ne vais pas me faire musulman
pour autant et constituer un harem. Je n’ai pas tout à fait raison car deux
mois après la noce, l’ambassadeur d’Iran, à ma grande surprise, me remet
mon certificat de bon musulman, à Berne. Motif : à ce moment-là, une
Princesse impériale ne peut pas épouser un infidèle.
- Jacques, me dit-il, vous avez droit à cinq femmes.
Il respire, sonde son auditoire hilare et reprend.
- À condition de les aimer et les honorer également toutes. Votre nom
musulman sera Ali.
J’en reste baba.
105
106
Le cône de silence
Paris 2011 frozen time
Tout le monde crie et une fantastique énergie se dégage
Un cône de silence tomba sur Caryl et moi, nous isolant des autres.
Je me trouvais dans une sorte de chape descendante couleur de temps,
couleur de plomb, je dévisageai le génie souriant devant moi.
- Salut ! Je connais le truc du cône de silence, fis-je. Je l’ai utilisé avec
Mélissa quand j’étais Dieu.
- Et voilà ! Jack. Je lis tes bouquins, comme tu peux voir. Ça n’était pas
super-facile à réaliser mais je l’ai fait. Un simple effet de phasing entre
deux durées et il se crée un espace instable, une frange du Temps. Nous
sommes à la fois avant et après Rabinovitch et Flavienne. Ils ne nous
voient pas, ne nous entendent pas et auront, quand ça se dissipera, un très
léger étourdissement.
- C’est stable ?
- Pas du tout, mais en durée subjective nous avons quelques minutes
pour parler. Je crois que tu vas avoir besoin de moi et je ne serai pas fâché
de te renvoyer l’élévateur ! Tu es à Oracle, poursuivit-il très fier.
- Oracle ? C’est l’anagramme de Carole, fis-je distraitement. Y a-t-il une
Carole, une femme de plus dans cette histoire ?
- Pas que je sache, Oracle, c’est notre institut de recherches animiques
avancées. Il dispose, comme tu viens de l’expérimenter, d’une entrée à
Paris, rue Mouffetard, et la principale dans le désert d’Arizona bien sûr.
Nous réalisons des expériences sur les essaims d’énergies animiques et
leurs vitesses de transformation et mutation.
- J’ai parfois l’impression d’écrire mes livres pour qu’ils me dépannent
dans le futur, fis-je. Je suis bien content de te voir.
- Et moi donc ! Je n’allais pas les laisser te faire ça comme ils l’entendent.
À terme, tu devenais une subprime.
Je frissonnais. Devenir une dette douteuse n’avait rien pour me séduire.
- Ça fait peur… Que veulent-ils de moi !
- Te dépouiller intégralement, comme ils le font avec toutes les richesses
de cette planète.
- Je ne suis pas vraiment riche, objectai-je.
- Pas comme tu le penses. Laisse-moi t’expliquer. Il n’y a pas que les
flux monétaires et les commodities dans ce monde. Il y a aussi les flux
animiques. Tu en as parlé du début à la fin de ton œuvre.
107
- Ça me vient de Dante, grommelai-je, une image. Tu le sais.
- Je le sais, mais dis-moi : tu as déjà suivi un match de foot ?
- J’ai horreur de ça. Mais je connais les passions statistiques que ça
soulève.
- Justement, reprit Caryl, tout le monde crie et une fantastique énergie se
dégage. Nous sommes parvenus à la mesurer. C’est de l’animique primaire
de base, il n’y a pratiquement aucune structure. Tu peux comparer ça à du
pétrole brut. C’est simplement très puissant. Ça rapporte de l’argent. À ce
niveau tu ne les intéresses pas.
- Alors quoi ?
- Ton imaginaire. Tes bibliothèques. Tout ce que tu racontes est tellement
désordonné, irrégulier, imprévisible et - pardonne-moi - souvent absurde
que tu as attiré leur attention. Tu es le facteur déviant. N’oublie pas que le
patron d’Oracle n’est autre que ton éditeur. Il ne comprend pas comment tu
arrives à survivre et il nous a chargés de te profiler. Enfin, toi et ton œuvre.
- Qu’est-ce que ça a donné ?
- Tu n’imagines pas le boulot qu’on s’est tapé. Bien plus que Google
qui tente de numériser le monde, les livres, les films, les rues. Nous avons
absorbé non seulement tous les bouquins mais aussi toutes les histoires,
tous les patterns, le prédictif et le discontinu, les comportements, l’amour
et la haine qui ne sont pas si étrangers l’un à l’autre qu’on le dit et, tiens-toi
bien, tu es l’un de ces phénomènes, l’une de ces discontinuités, je ne sais
pas moi-même quel nom lui donner, qui revenait trop souvent dans nos
statistiques. Comme tu le dis dès le début, sans rien y comprendre à mon
avis, tu es central. D’où l’intérêt de ton éditeur.
- Parle-moi de Flavienne, je suis très concerné.
- J’allais le faire, Jack. Dans les analyses que nous avons faites nous
avons évidemment trouvé tes tendances de mâle. Entre nous tu es très
lambda mais, avec tout le foin que tu fais sur de petits détails tu es parvenu
à te rendre intéressant. Dans ces tendances, complexes, nous avons décelé
que comme tous les mâles tu réagis aux signes dont les femmes se servent,
mais de manière violente. L’histoire de la jupe de cuir c’est du pipeau
mais… tu es tombé dans le piège. Un piège sémiotique ! Il n’y a que toi à
qui ce genre de chose arrive !
- Mis à part quelques milliards de consommateurs, ricanai-je, je suis
d’accord.
- Il y a deux Flaviennes, la réelle, la programmée. La chose importante
que je viens te dire est que si tout tourne mal, et ça tournera mal, c’est
peut-être Flavienne(A) qui te sortira du pétrin ou Flavienne(B) t’a fourré.
Je n’en sais pas plus mais il te faut guetter la moindre mutation, la moindre
108
ouverture.
C’était facile à dire. Flavienne, dès qu’elle devenait Jupe de Cuir, était
compacte, lisse et dure comme la peau d’un requin. Je ne distinguais
aucune faille en elle. De leur côté, Feughill et Rabinovitch n’étaient que
de gros bébés avides, dotés de corps adultes mais fondamentalement
impuissants. Je savais quelque part qui était Feughill mais il me restait à le
dire, à pouvoir le nommer. Rabinovitch n’était qu’un pantin et j’en aurais
facilement raison. Ils avaient au moins une raison de vouloir ma perte, ils
ne s’étaient pas laissé enseigner par les femmes. C’est pourquoi ils me
considéraient comme le facteur déviant. De là à me projeter dans cette
histoire de Genèse il y avait qu’un pas. En d’autres termes j’allais une fois
de plus devoir sauver le monde. En valait-il encore la peine ?
Je me promis d’y réfléchir.
109
110
Les filles et la formule
Genève vers les années soixante
Elle deviendra vite pour tout le monde Margot la noire
La musique ça allait. Lentement, à mon goût, car Genève n’est pas une
ville porteuse pour les révolutionnaires et les jeunes coqs. Mais ça allait
très bien, je ne me faisais aucun souci, tout allait se développer. Je me
sentais promis à de hauts destins, pas socialement, je m’en suis toujours
foutu, mais musicalement. J’étais à la recherche du lieu et de la formule.
Le lieu, je l’avais, c’était Centremont.
La formule musicale jouait les filles Snark. Se montrer et vivement
disparaître. Elle était l’évidente compagne de certaines de mes nuits, elle
aimait souvent s’évaporer au moment de l’écriture, ce qui est le sort des
artistes et de l’inspiration. Je la rencontrais parfois dans une aveuglante
clarté, je la notais mais le plus souvent elle se défilait. Tant mieux car
j’étais déjà convaincu que si ma musique était jouée parfaitement, juste,
comme une pensée, pas comme des notes, elle ferait péter le monde.
C’était une certitude que, pour deux raisons, personne ne partageait. 1)
Je n’en parlais pas et 2) Ils étaient tous trop nuls pour imaginer le pouvoir
nucléaire des structures musicales. Je m’abstenais avec plaisir, je regardais
tous ces innocent autour de moi, ils ne savaient pas avec quelles forces je
jouais. La musique avait, somme toute, remplacé la nitroglycérine et les
intrigues du collégien.
Dans ces années-là, j’ai déployé toute mon énergie pour devenir visible.
Ça n’avait rien d’évident. À Paris, je serais peut-être entré dans la classe
d’un Olivier Messiaen et j’aurais suivi l’enseignement de ce maître et
connu ce milieu musical, un beau vivier où l’on se nourrit pour la vie.
À Genève rien de tel. Le Conservatoire, alors très prétentieux et dirigé
par une espèce de rat du nom de Viala, ne dispensait aucun enseignement
moderne de la composition. Le professeur d’harmonie et de contrepoint
était Henri Chaix, un vieux Monsieur charmant qui entendait rester dans le
registre du scolaire. Il ne m’a jamais communiqué le moindre enthousiasme,
le moindre trigger pulse17, ce que je recherchais. Pour dire la vérité, de ses
cours il ne me reste qu’une boutade, son résumé du Sacre du Printemps.
Nous étions quelques-uns, alors, à nous passionner pour le Sacre dont
Boulez venait de publier une analyse magistrale. L’ayant questionné sur
cette œuvre charnière, je restai stupéfait par son commentaire.
17
élan, action de déclenchement, littéralement : gâchette.
111
- Le Sacre ? Je peux te l’analyser en deux mots.
- S’il vous plaît, Monsieur.
- C’est la plus belle truffe du père Igor, dit-il, et il manqua de s’étrangler
de rire. C’était tout.
Je n’ai pas adoré. J’avais besoin de savoir quelle était la musique de mon
temps. Je décidais d’écouter tout ce que je pouvais trouver et… d’écrire ce
que mon instinct me dicterait. Je vais y revenir, nous sommes à l’aube des
années fertiles.
Sur le plan des femmes il ne me restait plus grand-chose à apprendre.
Juste l’essentiel. Je prenais mon temps.
Nous étions très souvent en bande, le soir dans la vieille ville, à la
Clémence, le bistrot des intellos et des mecs branchés. C’était le SaintGermain des Pré genevois. Un soir, le très farceur et charismatique Pierre
Vogel, un jeune peintre, réunit une bande d’amis et me hèle.
- Jacques, on va chez Margot, une belle fille qui invite. Viens avec nous.
En route il juge utile de me faire savoir que Margot, quand elle jouit, fait
une série de “hinhin… ahha… hin”. Ses yeux roulent dans ses orbites quand
il singe cette fille, il a une barbe plutôt sale et se montre trop familier avec
moi. Je n’aime pas du tout ça, personne ne m’a habitué à l’indélicatesse
vis-à-vis des femmes, je suis sur le point de quitter le peloton mais, on
vient d’arriver au Perron et la bande entre dans un immeuble assez étroit,
proche des rues basses, le main street de Genève.
Il y a de la musique et de la lumière en provenance d’une fenêtre du
deuxième étage. Je suis, pas vraiment dans le coup, curieux. Ça sent la
fête des nuits d’été. On se présente, le petit appartement est bourré. Il
y aura rapidement une rixe et mon ami Soutter se fait descendre par un
petit voyou nerveux qui est boxeur et lui décoche deux crochets au foie.
Un con méchant. C’est alors que Margot nous dévoile son caractère. Elle
vire le malpropre manu matronae, lui balance deux claques et, lorsqu’il
passe la porte donnant sur la rue, elle complète son congé en lui balançant
énergiquement deux bouteilles de vins sur la tête. Fracas de verre brisé,
heureusement personne n’est blessé. Je suis abasourdi et intrigué. En quinze
minutes j’ai découvert la grossièreté et la violence. Je ne me souviens de
rien, si ce n’est de l’étrange décision que je vais prendre un peu plus tard.
Margot se tient derrière le buffet qu’elle a préparé et sert chacun. Elle
me sourit et je lui retourne son superbe exhibit gingival. Elle est belle,
un corps de sportive (j’ai toujours détesté les filles trop minces), elle est
naturelle. Comment ce pauvre con de Vogel a-t-il osé parler d’elle ainsi ?
112
La réponse m’est évidente, il ne peut pas la voir. Il se conduit comme un
petit macho apoétique. C’est sans importance.
J’ai dû m’apercevoir qu’elle a de belles jambes car quelques instants plus
tard je fais quelque chose qui me surprend beaucoup. Elle parle, rit, sert à
boire, beurre des toasts quand soudain une main, venue de sous la table,
entoure avec douceur sa cheville et quelqu’un - mais qui ? - lui mordille le
mollet avec beaucoup de savoir faire. Ce quelqu’un je vais m’apercevoir
que c’est moi ! Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis glissé sous la table
et - quitte ou double - me suis emparé de sa jambe droite pour en goûter
la perfection. Je me suis probablement dit que c’était quitte ou double. Je
pouvais, à mon avis, recevoir un coup de pied ou… le grand amour. La
vérité c’est que je me suis dédoublé. Moi, le timide, je restais là, planté
alors qu’un autre s’est dégagé de mon corps et s’est glissé sous la table
pour son entreprise hardie. Merci surmoi ! J’apprécie tes interventions. Ça
va m’arriver plus d’une fois et toujours dans les grands tournants de la vie.
Je ne sais que décoder et un autre, qui sort de moi, m’agit. Bref ce n’est pas
la patade18, c’est… le Grrrand Amour. On verra, ensemble, l’aube se lever.
Cette femme, c’est la mer. Elle me fera découvrir Ibiza la belle, avant
que ne la polluent tous les cons que vous savez. On habite à Santa Eulalia,
une place alors fréquentée par des artistes et des sportifs. Elle est aussi
folle que Dagmar mais je ne vous donnerai aucun détail, je ne rédige pas
le catalogue déraisonné de mes prouesses de sexe à l’usage des libidineux
que vous êtes, je parcours le temps pour revoir celles qui m’ont enseigné
à être.
Nous formons un couple parfait, le milieu musical qui commence à
se rassembler autour de moi la découvre. Les hommes la veulent et les
femmes la jalousent, tout est bien. J’ai passé avec cette femme solaire des
années inoubliables. Ma musique la fait rire et ça ne me dérange en rien.
Il n’y aura qu’une femme avec qui je communiquerai sur ce plan, elle
n’est pas encore arrivée. Margot est un croisement de Suisse Allemande et
d’Italienne. Ses parents proviennent du canton d’Argovie et de Florence.
La formule gagnante. Elle deviendra vite pour tout le monde Margot la
noire, elle est, physiquement, le portrait originel de l’actrice Mélanie
Doutey, une belle brune de caractère avec un casque de cheveux noirs.
Pendant trois ans je passerai tous mes étés à Ibiza, il y a une bande de fous
en provenance de Genève et Paris. Les Allemands sont au nord de l’île.
Les vernissages sont ludiques, les années soixante uniques. On rencontre
à tout instant des caractères romanesques, Perrine la belle bourguignonne
18
Patade, de l’espagnol : coup de pied.
113
(les mecs se battent pour elle), Georges Vilgard le Para parisien qui casse
la gueule à tout le monde, que je provoque sottement (toujours ce crétin
de surmoi) et qui me tombe dans les bras, beurré, mais me conservera
une amitié fidèle pendant de longues années. J’ai traversé Paris avec lui,
il avait réussi à transformer une Deuche en bolide, ne ralentissant ni aux
croisements, ni aux feux rouges et surtout pas dans les rues à sens unique,
empruntant quand il le fallait des raccourcis en contrebas, en bord de Seine.
Mon ami Danest le psy se trouve assis derrière moi lors de ce rallye, je lui
demande s’il a eu peur, s’il a pensé mourir ?
- J’ai débranché mon système nerveux, sourit-il.
La femme pirate et moi, à Ibiza, louons pour deux francs sept sous une
jolie petite maison proche de la mer. Le matin il faut tirer l’eau du puits, le
soir on vit aux chandelles. Le jour je pars en expédition seul ou avec elle,
équipé de palmes, masque et tuba, je nage des kilomètres autour de mon
île préférée, assez proche du rivage. Quand je sors de la mer avec ma veste
en néoprène, arbalète à la main, je me rends au bar à tapas de la plage où
nous mangeons des gambas a la plancha, on n’a jamais su faire ça ailleurs
qu’en Espagne. Les garçons sont macho, pas forcément idiots, beaucoup
de peintres. Dans le port d’Ibiza je me laisse embarquer dans un jeu très
dangereux par Ricardo Bofil, un jeune catalan étudiant en architecture
qui plus tard reconstruira le quartier des Halles. Nous nageons, comme
de petits poissons, près des rochers qui sont effilés comme des poignards.
La seule possibilité de ne pas récolter une méchante coupure est d’atterrir
sur une masse d’algue qui a poussé là, dans un creux d’à peine un mètre
carré. Les vagues vont, déferlent et souvent mentent. Je m’en sors mais
la minute suivante on embarque l’un d’entre nous pour les urgences…
espagnoles. Moins fun que les gambas a l’ajillo. Il y a dans la vieille ville,
qui est très belle, des rues étroites et des escaliers blancs, des bars où l’on
peut déguster des croquetas de pescado. J’y entends Bofile nous déclarer
de sa voix nasillarde “Moi, quand yé bèze oune fille ça loui sort par lé
oreilles. Les mecs sont cons, ce n’est pas nouveau, les filles sont divines,
là est le salut.
Les nuits de Santa Eulalia ne sont que féerie ibizenko. Apparaît,
nocturne, dans ces murs blanchis à la chaux, le visage éternel de la femme
de Latour, ce n’est pas une Margot pénitente, c’est une femme triomphante,
un corps à damner… (mais je le suis déjà), une image, dans cette lumière,
venue d’un absolu d’éternité humaine, la race. Margot - je ne raconterai
rien de nos folies sexuelles tellement intenses, vous n’avez qu’à imaginer,
bande de tarés - vit un moment fort de son existence, elle règne, comme
toute femme doit le faire, elle possède les pouvoirs de la vie. Beaucoup
114
de candidats à ma destitution se présentent, ils sont souvent plus baraqués
que moi, plus bronzés, certains ont de l’argent. C’est une façon masculine
de voir la concurrence, les femmes ne réagissent pas comme ça, Margot se
charge de les remballer, c’est savoureux.
C’est une femme amoureuse, nous sommes dans la zone privilégiés des
trois ans, invulnérables.
Il se produira avec elle quelque chose d’étrange qui rappelle la couverture
de ce livre. Une histoire de jupe de cuir.
Margot était l’une des premières à en porter. Elle faisait beaucoup d’effet
aux hommes en cette tenue. Nous l’utilisons, bien entendu, largement dans
nos mises en scène érotiques, j’y laisse de l’ADN… Un soir, à Cologny,
lors d’un dîner chez une jeune femme célèbre, Jacqueline Jeanneret, nièce
de Le Corbusier, Margot sort de table et monte l’escalier intérieur de la
villa pour aller se refaire une beauté. L’effet étrange de la jupe de cuir se
produit alors. Un homme, marié, architecte connu, du nom d’Ellenberger,
en général tranquille et réservé regarde fixement cette superbe croupe
encuirée, ce balancement fatal des hanches bien moulées et se lève, au
vu de tous, fonce et la plaque au sol sur les dernières marches. J’en reste
totalement incrédule. Il s’excuse beaucoup, il ne sait pas ce qui lui a pris,
nous sommes morts de rire. Il s’est quand même pris une belle paire de
baffes de la reine Margot, faut pas la chercher, on la trouve très vite. Mais
n’avais-je pas fait quelque d’analogue sous une table en mordant ses
jambes ? Ce mec n’a pas eu la manière, c’est la conclusion que nous en
tirons.
Les jupes de cuir fonctionnent-elles donc ailleurs que dans mon
imagination ? Allez savoir ! Margot ouvre donc ce chapitre essentiel de ma
vie qui est double. Les femmes, la mer. La mer, la Femme. Entre d’autres
termes, à ce moment-là, il y a le lieu, les nuits hispano-genevoises et la
formule. La formule c’est elle.
La troisième année, au terme biologique de notre privilège, elle me
quitte brusquement, un jour à midi, prise d’un désir de nidifier que je ne
partage pas. Je n’ai simplement pas le temps. Son style est expéditif, il est
midi et douze minutes. Il y a du soleil sur la place du Perron. Elle est belle,
souveraine, nous ne sommes jamais tombés dans la routine du couple. Et
voici que, très brève, elle m’informe.
- J’ai pris une décision.
- Ah ? À quel sujet ?
- Je te quitte.
Le temps ralentit. Je vois passer une fille et un taxi dans la rue, je la
dévisage, elle est calme. Les femmes sont douées pour les ruptures, nous
115
pas. Attendait-elle de moi un revirement ? Une autre offre d’existence ? Je
ne sais pas, elle vient de briser l’univers Margot la Noire.
je quitte son studio assez sonné. Les passants me paraissent complètement
irréels. L’enfer c’est la lenteur du temps. Le diable m’interpelle, dans la
rue et me propose de venir à une grande fête dans la vieille ville. J’hésite
jusqu’au soir entre sortir, vivre de nouvelles aventures, ou m’enfermer.
Pour pleurer un grand chagrin d’amour
116
Atlantis passe et manque
Paris 2011 Lundi matin. 11h
Je pense avec des mots inconnus
Rabinovitch avait appuyé sur enter. Les envois depuis Oracle ne sont
pas vraiment désagréables. On a la sensation d’être parallèle et transparent. Juste une grosse vibration quand on est instancié dans l’époque voulue
et le lieu cible. Flavienne avait précisé qu’elle me donnerait à chaque mission une autre peau. Je me sentais assez… minéral. Je me tenais là. Planté.
Comme un roc. Avec une conscience enfin de lenteur, les pieds dans
la planète. Le vague souvenir d’une chute errait dans ma mémoire. Mais,
avais-je une mémoire ? Qui étais-je ? Un immense tas de rocs sur qui je
flottais. Si c’était ça, ce que Flavienne appelait « changer de peau » c’était
plus que radical. Je n’avais plus de peau. Ou alors une écorce à vif perdant
ses gouttes de roc.
J’avais froid à l’Ouest et chaud sur l’autre versant. Je venais, me sembla-t-il, d’entrer dans une famille mal connue : les très vieilles pierres de
cette planète. Chacune d’entre elles disposait de la plus ancienne des mémoires. Des choses qui parlent de la création. Elles étaient écrites par les
événements. Et à même de les photographier. Je m’aventurai prudemment
dans leurs bibliothèques. Ça me fit mal. Pas à ma mesure. Ça parlait de
glace, de poussières en suspens puis de feu progressif.
Avec le temps - quel temps ? un jour ? un siècle ? - la nature de ma
mission me revint. J’avais une identité. J’étais une barrière. Je devais
demeurer en ce lieu pour sauver les terres basses. Mais, blessé par ces
secousses telluriques, lavé par ces tempêtes sans fin, harassée par les
agressions de l’écume mon moral baissait. J’avais dit non à l’Atlantique,
ce con prétentieux et je n’allais pas changer d’avis pour un rien. Il rêvait
d’envahir les terres fertiles en contrebas, à l’Est, là où vivent les gens que
je protège. Ils me vouent un culte, j’aime assez, je suis une divinité. Pas
désagréable.
Le problème d’une pierre ou d’une famille de pierres - une montagne, une
chaîne - c’est qu’elles ne se régénèrent pas comme ces infimes petites lueurs
tellement éphémères, qui grouillent dans les terres basses et qui, quelquefois,
viennent contempler avec terreur les assauts furieux que me livre l’Atlantique.
J’appartiens à cette forme de vie que crache le feu et je décompte
l’éternité en me refroidissant, en m’érodant, en me fissurant. Je m’entretiens
de temps à autre avec Ma’Ha, cette forme rouge et liquide de vie qui se
117
meut rapidement sous la surface de cette planète. Je lui rappelle que je
suis l’un de ses Grands Anciens exilé, expulsé du cœur de la planète. Elle
me parle de ses courants, de ce centre mystérieux qu’elle pense visiter un
jour, pour connaître le soleil intérieur de Gaïa. Ma vie s’est ainsi résumée, depuis quelques éons, à une lutte quotidienne contre l’Atlantique.
C’est un furieux, Je cerne mal sa personnalité. L’eau pense-t-elle ?
Depuis un instant une pensée bizarre m’envahit. Je pense avec des mots
inconnus. Je subis une présence diffuse. Elle s’intéresse à mes bouquets
de cristaux chanteurs. Elle prend peur quand une partie de mon être cède à
la mer venue d’Ouest. Elle vient d’un temps que je ne puis imaginer. Elle
me pense. Les terres basses sont proches mais déjà il se forme en moi de
petits torrents. Je sais que je vais perdre la partie, je sais qu’elles seront
recouvertes. La question est quand ? Et à quelle vitesse ?
Je n’ai plus de forme assez définie, adieu Nord Sud. Je me déforme, ça
fait mal. À l’Ouest j’ai froid et une mer enragée me frappe sans relâche. À
l’Est le soleil me réchauffe jusqu’à midi. Très haut dans ma résonance une
voix se met à crier. Des voix, même, Très agitées. Ça passe faiblement sur
le bruit de fond de la mer. Le ressac s’amplifie, je n’arrive plus a trier tant
de bruit furieux. À quel moment ai-je muté ? Me voulaient-ils dans cette
forme ? L’espèce à laquelle j’appartiens n’est pas prête à penser l’interaction
de tant de structures. Dominant tout une voix revient en premier plan.
- Annulez le transfert.
- Motif ?
- Les coordonnées ne sont pas les bonnes.
- Qu’observez-vous ?
- Le sujet croît être la cible.
- Avez-vous des mesures ?
- Je vous les envoie.
Un silence, la mer, le ressac. Je me déforme, ça fait mal. À l’Ouest je
gèle et une mer en folie m’embarque dans des rythmes incohérents. Ma
température moyenne oscille terriblement vite. Je ressens une sorte de brisure… vertébrale ? Impossible… Les voix reviennent.
- Merde !
- Monsieur ! Vos instructions. Monsieur.
- Pouvez-vous intervenir, modifier les paramètres.
- Non, Monsieur, Il est trop tard. Monsieur.
- Ralentissez l’horloge principale.
- C’est fait… mais il n’y aura aucun d’impact downstream, Monsieur.
118
- Vous voulez dire que je dois envisager le rappel.
- C’est dans tous nos protocoles 5Bn, Monsieur.
- Elle, pouvons nous l’utiliser ?
- À ces pressions, Monsieur, il n’en resterait rien. Ce n’est qu’une
femme. Son pouvoir est upstream.
- Elle a mal préparé le sujet,
Je perçois un râle atroce. Je demeure. Comme un roc. Avec une conscience nettement moins vague, j’ai envie de rester comme ça, les pieds
dans la planète mais je devine que tout va basculer.
- Monsieur ?
- Je vous écoute.
- Nous allons le perdre.
- On y va. Prêt ?
- Monsieur. Oui, Monsieur.
Un silence, la mer, le ressac. Ma température ? Je ne sais plus rien. La
mer monte à l’est. Je ressens une onde, ça s’amplifie ? Elle met du temps
à me parvenir. C’est quoi ? L’ordre de destruction intégrale ? Qui étais-je
avant ? Brutalement tout bruit cesse. La lumière passe au blanc intense.
Les Américains ont-ils osé lâcher une bombe nucléaire sur Gibraltar ? Ils
en sont parfaitement capables les enfoirés. Ou Paris, l’effet serait le même.
Je suis Pierre. Je suis Pierre ici et là. Le ressac, la mer, la mer et le ressac.
J’ai toujours dit que la couleur n’existait pas. Le ressac, la mer, la mer et
le ressss…
Je m’endors.
119
120
Celle-Qui-Voit-Dans-Le-Noir
Genève, années soixante
La troisième fille de mes errances - mais je devrais dire de mes trouvailles,
se nomme Marie-France. Elle est Celle-Qui-Voit-Dans-Le-Noir, ici mis pour
l’imaginaire masculin. Elle illustre aussi la détermination extraordinaires
de ces filles pour qui les machos de tout âge ne sont pas un problème, elle
appartient à la catégorie des vainqueresses. Elle apparaît lors de la soirée
avec Marylou Zervos la Grecque. Je commence par elle car ma littérature
retentit de la fureur que je me voue pour avoir raté la plus belle Grecque
de la Galaxie, la plus belle fille imaginable, poussée, incarnée, advenue,
éblouissante un peu le style de celle qui passe sur les quais de Naples. La
différence c’est que je la connais et que nous avons rencart à la Galerie 5,
au Bourg-de-Four, face à la Clémence, dans un vernissage où personne ne
regarde ce qui est exposé. C’est un lieu social, un lieu de drague. Après
tout, en Espagne, les ramblas ont la même fonction. Les jeunes femelles y
cherchent leurs producteurs et leurs reproducteurs.
Je suis remis du départ de Margot la Noire, pas encore en présence de
ma Princesses persane, j’explore le monde aquarium, sans doute assez
sûr de moi et j’accomplis ce que mes codes me dictent, regarder, évaluer,
approcher toutes les passantes qui se meuvent dans mon rayon d’action. Je
le dis comme ça, entendez-le comme vous voulez, nous les hommes, nous
nous déplaçons en suivant notre instinct de chasseur, quitte à simuler s’il
le faut les codes convenus et en usage. La communication est non verbale,
je ne doute pas que de l’autre côté ça soit identique, avec une modulation
de temps, des attentes différentes. Ce soir-là je suis branché avec cette
jeune étudiante en architecture, à mes yeux, elle incarne la perfection.
Quand une fille est belle et drôle comment ne pas tomber en son pouvoir ?
Il m’arrive alors une chose heureusement rare, elle me rend idiot, à jeter.
Je ne sais pas ce qui me prend mais je suis dans un tel état d’admiration
béante que je ne lui sors que des conneries. Je devais ressembler à Roger
Rabitt, en plus ridicule. J’en suis conscient, ça n’arrive pas qu’à moi, je
suis tombé dans un air connu “Elle était si jolie que je n’osais l’aimer”.
Dans mon cas je modifierais le titre de cette chanson en “Elle était si
parfaite que je faisais le con “! Après tout c’est ce que Belmondo nous
démontre excellemment dans le Magnifique. Marylou Zervos me regarde
avec surprise, rit, s’incrédule puis, usant de cette logique forte des femmes
me jette. J’avais la main, je la perds, elle se tire avec un autre mec m’ayant
121
rangé dans la catégorille des dragueurs, sous classe des comiques vaniteux
en représentation, très peu pour elle. Voilà, encore une que je n’oublierai
jamais ! Mais pas de blessure grave. J’apprends simplement qu’il existe
des femmes qui peuvent, de par leur nature, nous rendre idiots. Madame
Medusa était comme ça, Morgane avec Merlin aussi, elles ne sont pas
rares. Je me sers quelques flûtes de champagne rosé pour faire passer mon
dépit et une fille blonde sort de l’ombre en se marrant.
C’est Marie-France. Elle a tout suivi, tout compris. Comme quoi les
filles aussi observent, guettent et traquent le passant. Eh ? Eh !19 J’aime son
casque de cheveux blonds, son sourire et surtout son humour. On est un
jeudi soir, je lui file rencart pour le lendemain à Centremont. Elle se pointe
vers dix-sept heures, on boit du crémant rosé de Bourgogne. Elle connaît
ma carrière musicale, a suivi quelques-uns de mes concerts, se destine à
chanter. On a de suite beaucoup de choses à se dire, on papote. Un peu
avant dix-neuf heures elle se lève, son boulot de baby sitter l’appelle, à
l’autre coin du canton.
- Écoute, Jacques, samedi je garde les enfants d’un couple de gens très
fortunés, à Céligny. Si tu veux on peut dormir ensemble là-bas, ils ne
reviennent que le dimanche soir.
- Dormir ? je fais, sidéré (je pensais que c’était à moi d’attaquer en
premier…).
- Il ont a un lit King Size et une déco fabuleuse, fait-elle, enjôleuse.
Direct ! Je croyais l’être mais elle me surclasse nettement. Je suis sur le
point de céder quand un doute me vient.
- Quel âge as-tu ?
- Dix-sept ans, je viens de les avoir. Jacques… Tu me veux ?
Cette fille est trop ! Je regarde pensivement par la fenêtre et discerne,
à trois cents mètres à vol d’oiseau, une grande bâtisse antipathique vert
sale. Ça se nomme Saint Antoine, c’est la prison de Genève. On m’a mis
en garde contre le détournement de mineure. Je suis tenté mais pas à ce
point-là. Héroïque, je lui fais face.
- - Oui. J’aimerais beaucoup. Tu es trop jeune.
- Donne-moi une chance.
- D’accord, reviens dans une année.
Elle ne s’irrite pas, on s’embrasse, je l’accompagne et elle se fond dans
la nuit genevoise. Une blonde, les feuilles mortes, le vent mauvais, je
frissonne, j’ai pas le moral à la hausse.
Je ne dirai pas que je l’oublie, je la mets de côté. Absolument sans
prévoir ce qui va se passer. C’est une période intense, musicalement. Je
19
En espagnol dans le texte.
122
reçois de nombreux compositeurs attirés par la réputation grandissante
de notre société de concerts. C’est aussi la période en laquelle je
travaille pour le Ministère de l’éducation. Le succès et la vitalité de
notre groupe nous valent beaucoup d’ennemis fidèles, je m’en fous. Il
y a deux hommes qui me soutiennent, des socialistes, l’un c’est André
Chavanne, le ministre, l’autre le grand patron des écoles secondaires,
Robert Hari, un égyptologue. Sans eux ma carrière de pédagogue se fut
interrompue de manière prématurée. Chavanne est un scientifique, maths
et physique. Il voyage en Équateur pour l’Unesco. Il a connu la Bolivie,
les mines d’étain et les origines criminelles de la fortune des Ortiz Patiño
à qui il vouera, à Genève, une cordiale détestation quand ils créeront leur
fondation soit disant en faveur de la culture. Hari, de son côté, installe
son pouvoir non sans difficulté. On n’imagine pas la mesquinerie et la
prétention des directeurs de douze collèges dont il gère l’activité. Les
invitations qu’il envoie en fin d’année à ce complexe pédago-industriel
sont célèbres car il ne rate aucune occasion d’épingler la bêtise et la
routine des fonctionnaires. Je me souviens d’une soirée lors de laquelle il
formule un diagnostic, le corps enseignant est atteint d’une maladie grave,
la tamponite. On sourit. Mais quand chacun reçoit son cadeau - un tampon
- et en fait l’essai c’est l’éclat de rire. Il vient d’offrir à son staff un tampon
avec l’empreinte “à tamponner” ! Le quotidien n’est pas aussi amusant.
Dans la fourmilière des profs, des directeurs, des fonctionnaires parasites
qui font chier tout un chacun, des petits despotes locaux je suis un cas
emmerdant. Ils me déclarent tous ingérable. Je le suis ! Je n’ai envie que
d’un travail efficace et novateur, c’est beaucoup demander. De plus je fais
partie des subventionnés pour mes concerts et les jalousies, la lutte à ce
niveau deviennent âpre. J’accepte sans problème l’autorité de Robert Hari,
pas celle des petits satrapes. Je suis très commandeur de nature mais si je
rencontre un homme que j’estime et puis suivre ça me convient. Je le vois
lutter contre la médiocratie genevoise, il combine intelligence, culture et
sens de l’humour. Il me charge de rédiger une étude sur la réforme de
l’enseignement de la musique et de programmer les concerts à la Jeunesse.
Colère du Conservatoire quand ça se sait ! J’organiserai entre autres un
concert avec un grand ensemble philharmonique allemand au Victoria Hall
pour étudier le premier mouvement de la Sème de Beethoven, devant mille
deux cents jeunes, je suis le seul fou qui ose s’y risquer, la musique classique
est déjà très contestée par les jeunes et le vieil Ansermet, mon ex-ennemi,
s’est fait chahuter par un auditoire de six cents jeunes dans la salle de la
Réformation. Ça fonctionne à merveille et notre télévision immortalise
tout ça. Je ponds également un article pour le Conseil de l’Europe et un
123
essai de méthodologie car, en ces années, je porte le titre de méthodologue,
celui qui fait nommer les professeurs. Mon travail restera confidentiel, les
comités de profs et de doyens n’y comprennent rien. J’arriverai toutefois
à faire nommer de bons musiciens comme Michel Tabachnik et François
Perret.
Un jour, je constate que les fonctionnaires exploitent l’ambiguïté de mon
statut pour me barrer la route. Je suis en effet celui qui fait nommer les
enseignants mais… je ne suis pas nommé. Stratégiquement c’est simple,
on ne peut pas à Genève virer un fonctionnaire qui est nommé par le
Conseil d’État. Comme ce n’est pas mon cas je vois l’ennemi s’organiser,
mieux vaut prévenir que guérir… Je prends mon téléphone et appelle le
Ministre. Pour un rendez-vous, dans un mois, dans un an ? Sa voix résonne
dans le combiné.
- Ah ! L’homme des percussions ! Comment ça va ?
C’est ainsi qu’il me catalogue.
- Bien, Monsieur le Président, merci. J’aimerais vous voir.
- Un problème ? Sérieux ?
- Je le crains.
Et là il se démarque de tous les minables qui le servent, Un homme
important dégage toujours du temps, il ne joue pas à la prima donna.
- Où êtes-vous ? Pouvez-vous être dans mon bureau dans dix minutes ?
- J’arrive !
Personne ne me barre la route, j’entre, un peu essoufflé. Il veut un exposé
bref et clair. Je le fais. Sur quoi il prend son téléphone et dit à sa secrétaire
d’appeler un certain Dubois. Qui se fait un peu prier mais qui se présente
et me jette un sale coup d’œil. Évidemment, il est de mèche avec les gens
du Conservatoire, c’est mon futur exécuteur je le sais fort bien.
- Alors, Dubois, fait le Ministre, vous avez saisi la situation de ce jeune
homme ?
- Certes, Monsieur le Président, mais son cas, techniquement, sera
difficile à régler… Il faudra du temps. Je ne pense pas que cette année…
Le Ministre se manifeste, souriant et fort.
- Prenez votre temps. Je veux le dossier de cette affaire sur mon bureau
demain à midi. Et… réglé sans problème, on se comprend ?
Dubois sort, en rage. Il est puissant. Il est nommé. Il sait que dans
quatre ans le Ministre ne sera peut-être pas élu. Mais il sait aussi que dans
quelques semaines il se retrouvera bibliothécaire ou archiviste s’il ne plie
pas et ne fait pas correctement le boulot. Je souris. Je regarde Chavanne.
- Merci, Monsieur le Président, je fais, je ne suis plus innommable !
Il éclate de rire et passe à autre chose.
124
Le soir de cette entrevue, je suis seul à Centremont. C’est l’automne
genevois, très beau, un peu mélancolique. Je me fais un feu de cheminée
et me dirige vers la cuisine, histoire de voir ce qui reste dans mon frigo.
On sonne à la porte A cette heure ? Je vais voir, curieux.
Il y a une grande fille blonde, pâle, avec un ciré noir qui la met en valeur.
Elle a sous le bras un paquet enrubanné de filets d’or. Elle me sourit d’un
air indéfinissable.
- Salut !
- Oh… Salut ? (Je ne vois pas qui c’est).
- J’ai amené le champagne, je peux entrer ? Tu m’avais donné rendezvous…
Nom de Dieu ! C’est Marie-France. Elle a terriblement embelli et… elle
est venue exactement une année après notre rencontre. Je n’arrive pas à le
croire. Ce doit être son anniversaire, elle a… dix-huit ans. Je suis tellement
surpris que je ne trouve rien à dire. Elle si.
- Tu me veux, maintenant ? Je suis majeure.
- Et comment ! je fais, je vais te jouer le grand jeu.
Elle porte une jupe de cuir noir et un pull gris (no comment…), on boit
quelques flûtes, je ranime le feu.
- Comme tu es très décidée, que tu diriges tout à ta manière, tu seras
mon esclave sexuelle. Ça te convient ?
- Sois à la hauteur, dit-elle, c’est toi qui auras tout le boulot !
On éclate de rire, j’apporte de jolies petites chaînes et quelques cadenas
pour la lier avec douceur, mains dans le dos, sur le canapé. Je prends mon
temps, ça a l’air de lui plaire. Je la caresse, je lui parle, une communication
unique se crée.
Je suis son premier homme.
Mais je ne suis pas dupe, enchaînée ou libre c’est elle qui commande. Je
garde de cette période un souvenir fabuleux. On ne connaissait pas encore
l’expression “sex friends”, c’est ce que nous étions. Disponibles l’un pour
l’autre, jamais la moindre jalousie. Les choses se savent, quand sa mère,
le soir, en été, la voit mettre ses bottes noires elle sourit et lui dit “Ah ? Tu
vas chez Jacques.” Nous vivons une relation assez bi. Parfois elle veut être
dominante, parfois soumise, c’est pourquoi je l’appelle la serva padrone
(la servante maîtresse) mais il n’y a aucun contretemps entre nous. Aucun
heurt. Elle peut se montrer très cruelle et exigeante ou incroyablement
offerte. C’est l’harmonie. J’ai de la chance car c’est à ce moment que je
réalise qu’elle peut lire les désirs des hommes avec facilité.
Deux personnages entrent alors en scène. Des grands, des acteurs de la
culture et accessoirement de la finance.
125
L’un est le directeur administratif de notre Opéra. L’autre le patron de
l’une des grandes banques suisses et Président d’un fond international
d’aide humanitaire.
L’homme de l’Opéra se nomme Émile Jucker. Je l’aime beaucoup.
Il a commencé par me faire peur, dans son bureau, quand j’ai dirigé les
ballets de Balanchine pour la première fois. Je venais négocier mon cachet.
Il éclatera de rire quand j’annonce mon prix. Je suis pétrifié. Mais il rit
simplement parce que c’est beaucoup trop peu. C’est un Zurichois qui est
aussi, en passant, l’impresario de Von Karajan. Nous devenons amis, après
chaque représentation il a sa table au Lyrique, le restaurant des artistes,
et nous invite pour une débauche de vodka et de caviar. Marie-France
qui se montre beaucoup avec moi débarque dans le paysage Jucker, ça ne
tarde pas, elle appose son sceau sur lui. Dans la semaine elle disposera
de sa loge à l’Opéra quand elle veut. Jucker, très discrètement me sonde :
Alors, fâché ? Je lui explique que nous avons une relation libre, que nous
ignorons la jalousie. C’est la première fille avec qui ça m’arrive et ça me
fait un vieux bien de me sentir libre de toute entrave (émotionnelle). Je
ne sais strictement rien de ce qui s’est passé entre eux mais Marie-France
règne. Elle rejette beaucoup de prétendants, c’est un sport de femme mais,
à sa manière, elle a son harem masculin, ses fantaisies. Elle dort avec son
adorateur mais l’oblige, le premier soir, à dormir au pied du lit et sans dire
un mot, c’est une fille souveraine, mieux vaut lui obéir. À aucun moment
je ne vois mon adorable Émile contrarié ou malheureux. Les hommes de
pouvoir aiment les femmes dominantes, c’est bien connu. Physiquement
il est plutôt laid mais il emballe avec une virtuosité ahurissante. Chez les
hommes le physique n’est pas tellement important. Ce qui compte, c’est la
passion qu’ils portent aux femmes, elles le sentent.
Quand à l’autre, le banquier, son sort est beaucoup plus dur. Il tombe
éperdument amoureux de la belle qui décèle de suite ses tendances
masochistes. Elle le teste en lui demandant de lui offrir un Steinway, peu
de chose somme toute. Elle veut chanter et a envie de s’accompagner sur
un très bel instrument. Je ne sais pas si elle se rend compte de ce qu’elle
fait car elle ouvre les portes de l’enfer pour le malheureux. Notre grand
homme est déchiré comme rarement j’ai vu un puissant l’être. Ce Steinway
est sans doute son ticket d’entrée dans les enfers de la belle. Mais son
esprit de banquier et de genevois patricien avare résiste à cette folie. Je
suis les épisodes, elle m’en parle le soir, je ne dis strictement rien, de toute
façon elle ne m’écouterait pas.
Elle le torture savamment par l’usage de tous les signes classiques de
126
l’esclavage sexuel. Elle ne va jamais le voir sans bottes, jambes croisées
savamment devant lui. Elle le fait attendre, choisit ses mots, l’oblige à
ramasser un objet devant elle, joue avec une chaînette qu’elle porte autour
du cou, vient une après-midi en tenue de cavalière, cravache à la main. Il
est beaucoup plus grand qu’elle mais elle connaît l’art féminin du regard
de haut, méprisant. Cet homme est merveilleux, je l’aime beaucoup mais
devant elle ne pèse pas lourd. Je ne puis rien faire. Un jour, au début de
cette relation il m’appelle et me tient ce discours :
- J’ai vu notre amie Marie-France.
- Ah ? Comment va-t-elle ? (je dis n’importe quoi)
- Bien ! Mais elle a un problème et je viens vous demander conseil.
Je dissimule ma surprise.
- Elle veut s’acheter un piano. Un Steinway.
- Bon choix, je fais.
- Vous approuvez ?
- Mais bien sûr, Marcel !
- Merveilleux, passez de suite à la banque pour signer. J’ai préparé les
documents.
Effaré, je réalise qu’il me demande d’emprunter à sa banque la
somme qu’il offrira à la belle pour son piano ! Ces banquiers ! Je refuse
énergiquement. Quand elle apprend ça, elle s’énerve et passe la vitesse
supérieure. Il se confie à moi. Je lui conseille de céder, elle ne lui laisse
aucun choix. Elle le fera rôtir à petit feu six mois, une éternité et finalement
posera son ultimatum. Il prend sa décision. Ne rien payer. La perdre. Elle
est morte de rire, je suis heureux d’avoir un statut tellement privilégié avec
cette fille tellement puissante. Cet homme était le seul banquier avec qui
j’avais des liens d’amitié. Mauvaise décision de sa part. Mais… Avait-il
le choix ?
André Chavanne et Robert Hari mourront par la suite très tristement
dans la solitude, trahis, à mon avis, par leur milieu. Je ne les oublie pas.
J’avais rêvé à cette époque une “mort de Robert Hari” et lui en avais fait
le récit. “Je suis dans une grande réception que vous donnez. Je viens vers
vous et vous demande ce que l’on fête ? Ma mort ! répondez-vous, ça à
l’air de vous amuser”.
Il m’a regardé intensément. Je me suis demandé pourquoi je partage
avec les autres ce genre de visions. Je me promets de garder ces songes
pour moi. Cette vision l’intéresse beaucoup.
- Je vais m’intéresser à votre musique, me répond-il. Et il ajoute :
- Elle ne saurait être vide de sens.
127
128
Le rappel
Paris, Lundi 11h 21
Qui sont ces brèves chandelles ?
Qui sont ces tremblantes chandelles ? Je m’éveillai la bouche pleine de
lave, quelqu’un m’avait poussé hors du ventre de ma terre ? Ma cervelle
était un vacherin de Mozart où flottaient des mots irréguliers tels que
barrière, tempêtes telluriques, bris que la femme de ménage toujours
pressée de paraître aurait laissé là, sur les rocs des naufrageurs d’univers.
Je songeai un instant à la vieille recette du “privé”, quand une silhouette de
femme se découpe sur le verre dépoli de mon bureau et m’embarque dans
une nouvelle traversée. Absurde, je n’arrivais pas à me sentir humain. Mon
problème de rocker, de pierres vertébrales était que je ne me régénérais
pas comme ces infimes existences entre-aperçues lors du passage, ces
humidités provisoires qui grouillent proches des terres basses. Dominant
le grondement de mes laves je perçus, progressivement, un échange de
voix. Trop haut, beaucoup trop haut, strident.
- Il est intégré !
- Je ne lis aucun signe vital…
Trop haut ! Putain ! Des voix de moustique, même pas, dix octaves trop
haut. Qui sont ces stupides chandelles ?
- Restez à distance, je vais moduler la porteuse principale, fit la première
voix, un rien plus basse. Je pouvais presque saisir ce qu’elle disait. À gauche
et avant je n’identifiai aucun talon de femme s’agitant dans une cuisine..
À vrai dire les concepts cuisine et femme ne m’évoquaient rien… L ? une
était peut-être l’habitat de l’autre ? Ou l’inverse… Je mourais d’envie de
voir midi le juste et de boire une lave bien noire, bien serrée. Pour qui sont
ces chandelles sexuelles ? Brusquement je ressentis l’effondrement nadir.
Les pierres peuvent-elles souffrir ? Je vous affirme que oui. On venait de
descendre au moins trois octaves de réalité. Et je perçus une autre voix. Je
suis sûr que c’est cette chose qu’ils nomment femme.
- Perd rien pour attendre, sifflait-elle.
- Suffit Flavienne, c’est pas le moment.
- J’avais bien précisé : aucune régression autorisée.
- Calme-toi. Nous avons merdé dans les paramètres.
- Change rien. Je vais le faire payer. Durement. Je vais le sécher.
Je me suis soudainement senti différent. Quelqu’un continuait à tripoter
l’oscillateur temporel. Je diminuais et m’attendrissais. Qui sont ces brèves
129
chandelles ? Mon espèce, il me semble. J’aurais pu ouvrir un œil et peutêtre même deux, ou mieux. Mais je me suis souvenu d’un film idiot, Les
Quatre fantastiques. Je n’avais pas envie de me réveiller sous la forme de
La Chose, alias Stone man ! À vrai dire je ne rêvais que d’un bon caoua
bien serré, bien banal, humain, trop humain, c’était mon unique désir.
Vous savez à quoi je pensais devant les terres basses ? À une montagne
toute proche de moi et en jupe de cuir, une vision qui me filerait des
craquopollutions nocturnes. J’ai étendu la main, les yeux clos et je l’ai
senti. Le cuir ferme, bien tendu. Il contenait une femme dont le toucher
me disait vaguement quelque chose. Je me suis décidé à ouvrir les yeux.
J’ai vu Rabinovitch, l’air perplexe. Un grand gars inquiet qui ne pouvait
être que Caryl. Et… une fille (ou serait-ce une femme ? Je m’y perds) qui a
repris, comme si de rien n’était, une déjà ancienne conversation.
- Client ? Première règle : on ne discute pas ce que je dis. La seconde ?
- Gllâârgghh, a fait ma bouche de glaise, tu me punis. Je sais comment.
- Et la troisième, ajouta-elle souriante. qui est : tu dois constamment
améliorer tes résultats. Aucune régression n’est autorisée.
Je me suis assis sur mon merveilleux derrière. Une seule femme dans
ma vie m’avait dit que j’avais un beau cul, Roseanna la Brésilienne. Les
filles d’ici ne balancent pas ce genre de compliment ou alors, faut être
podium pas possible. J’arrivais à aligner quelques mots. Pas vite.
- Vous vous êtes loupés, fis-je. Punis un de ces deux mecs. À ton choix.
- Tu viens de doubler la punition que je te réserve. D’autres insolences ?
- Oui. Tu ne feras rien du tout. Vous avez besoin de moi et de mon
imaginaire. Les deux intacts.
- C’est vrai, mais je vais te formater quand même.
- Essaie un peu !
- Tu n’as aucune idée de la cruauté féminine dit-elle, avant de partir dans
un long rire feulé. Que tu sois roc, énergie ou énergie informée je te plierai
avec le plus grand plaisir. Et tu seras qui je veux.
Rabinovitch s’interposa.
- Flavienne, qu’ai-je dit il y a un instant ? Que ça suffit. Tais-toi. Sinon
j’en réfère à la rue Jacob. Tu sais que ton aspect n’est que provisoire et…
très instable.
Ça m’intéressa beaucoup. Rabinovitch venait de m’apprendre deux
choses importantes. Que la Flavienne qui me torturait n’était qu’une
instanciation. Un aspect d’une autre Flavienne à trouver. Et aussi que mon
bourreau avait une peur bleue de Fluhmen Feughill. Si j’ajoutais ça aux
cônes de silence de Carryl, j’avais des chances de m’en sortir vivant, pas
trop endommagé. Chessman bougea dans un coin de la pièce.
130
- Nous sommes lundi, Monsieur, Le projet Gibraltar devrait s’achever
avant midi, en temps local. Ça nous laisse vingt-neuf minutes, décompté
les agressions de Flavienne sur Jacques.
Elle tira une sale tronche. Mais Chessman n’était pas sensible aux
sémantomorphèmes de classe 7 ni même aux jupes de cuir. Ni même
aux filles me suis-je dit tout en rigolant devant la tronche de ma piaffante
maîtresse punisseuse. Ça m’a fait un vieux bien !
- En conséquence, poursuivit le jeune homme, j’ai reprogrammé
Jacques et corrigé les données initiales du système. Je propose un tir, il faut
impérativement, selon la feuille de route, avoir fini à midi. Heure locale,
bien sûr.
Rabinovitch se détendit. Il vint à moi.
- Oubliez Flavienne pour le moment. Vous souvenez-vous de votre
mission no 1 ? Bien ! (Je n’avais même pas eu le temps d’acquiescer…)
Il est essentiel que vous retardiez la rupture du grand roc et l’arrivée de
l’Atlantique dans les terres basses. Vous savez très bien comment c’est
raconté dans les textes anciens, le déluge. Ce faisant, vous nous donnerez
le temps de passer à jour 2 et, vous verrez, il y aura pour vous une cible
tout à fait intéressante. Vous allez aimer !
Il me vint une question.
- Cet après-midi, je fais quoi ?
- Rue Jacob. Vous serez évalué.
Je n’adorais pas cette idée, j’avais une autre question.
- Je connais la distance qui va de Gibraltar à Ceuta, Professeur, fis-je à
mi-voix. C’est environ quinze kilomètres. J’ai aussi mesuré l’écartement
de mes deux bras, même pas deux mètres. Vous pensez vraiment que je
vais réussir à soutenir une chaîne montagneuse destinée à s’écrouler ?
- Allons bon ! maugréa-t-il, vous n’avez qu’à user de votre imagination.
Que croyez-vous ? (Venez. mettez-vous là, à l’aise.) J’ai lu et longuement
analysé votre 12e Évangile et tout ce qui précède. C’est excellent.
(Détendez-vous, vous êtes dans le champ. Caryl c’est bon ?) Vous êtes
notre homme, Des Ombres. Vous saurez comment faire. Et croyez-moi…
ça vaudra mieux pour vous. Parce qu’à votre retour, nous serons logiques,
nous restituerons ce qui doit l’être. Et notamment…
- Tous ses pouvoirs à Flavienne.
131
132
Le Chronobus
Genève années 1954
j’écris une partition, la première que j’ose montrer !
L’enfant blond qui avait serré les poings au poulailler, dans la grande
salle du Victoria Hall, devait se faire une place. En sortant de chez Calvin
il informa ses parents qu’il serait compositeur. Ils ne furent pas consternés
mais inquiets. Ma mère adorait l’idée, elle avait une vision d’un fils plein
de succès, j’étais son héros. Mon père avait peur des bananes que la vie ne
manquerait pas de glisser sous mes semelles. Une anecdote illustre bien ce
que le commun des gens pensait de cette noble carrière. Ma cousine Andrée,
une femme tranquille et tendre, connaissant la passion que je portais
aux voitures (eh oui ! depuis Hyvert j’y suis passé aussi…) me propose
d’aller faire l’acquisition d’une petite française, une Dauphine, une jolie
voiture, vive et rapide pour l’époque. Je me rends chez le concessionnaire
et l’informe de mon attention d’achat. il me dévisage avec méfiance, on
n’aime pas trop les jeunes.
- Comment allez-vous payer ?
- Au comptant, Monsieur.
Je suis tellement naïf dans le domaine de l’argent que je ne réalise pas
qu’il est sur le point d’appeler les flics. Un garçon de mon âge ne peut pas
posséder tant de cash. On remplit le contrat, il me demande ma profession
et, très fier, je lui dis “compositeur”. Il se détend, je signe. Par la suite, je
verrai dans le document qu’il a écrit “typographe”. Mort de rire ! Mais je
ne saisis pas le message social. Un artiste est un fauché.
Mes parents prennent rendez-vous avec le Directeur actuel du
Conservatoire, Samuel Baud-Bovy, un homme que je vais revoir souvent et
lui exposent leur problème. Ils ont un enfant qui veut devenir compositeur.
Rires. Mon Dieu ! S’ils savaient quelle lumière m’a enveloppé au bord du
lac d’Annecy ils ne se poseraient pas de questions ! Mais ils ne savent pas.
Après discussions, sondages, ils me proposent tous un deal. Classique.
- Fais ton université, dit mon père, après quoi tu seras compositeur si tu
le veux.
Je n’avais jamais pensé à l’Uni. Un autre monde. Mais une faculté
m’attire, celle des Lettres. Je suis un grand dévoreur de livres, je me dis
que ça ne peut que me plaire et que… ça ne m‘empêchera en rien de faire
de la musique. Je décide de joindre l’agréable à l’essentiel.
C’est à ce moment-là que le Collège Calvin va fêter son 450e anniversaire.
133
Les professeurs se réunissent, font du brain storming sans le savoir, et
pondent un projet de voyage dans le temps qui réunit tous les suffrages,
Mais, il leur manque quelque chose. Je ne sais comment, ma réputation a
gagné le milieu, on me demande si je peux faire une musique de scène pour
cette commémoration qui réunira le tout Genève. Ça me plaît et, sans trop
réfléchir, je compose une musique à la fois instrumentale et électronique.
Sur ce dernier plan j’en suis à l’époque des pionniers. Rien n’existe et
c’est tant mieux, je vais pouvoir construire mon premier studio avec des
appuis importants. Le laboratoire de physique met à ma disposition des
oscillateurs Siemens qui produisent des ondes sinusoïdales de fréquence
variable et je trafique, avec trois Revox de chez Studer, ces merveilleux
enregistreurs sur banque quart-de-pouce, un système élémentaire de feedback. On est, à ce moment-là, au comble de la modernité, pour Genève
en tous les cas. Il n’existe que Pierre Schaeffer à Paris, qui fait de petites
merveilles avec ce qu’il nomme la musique concrète. Et deux studios
importants à Milan et à Cologne, les Allemands, bien sûr ! Pour réaliser
mes réinjections sonores je me sers d’un petit câble avec des prises cinch
et je connecte une sortie du Revox à l’entrée d’un autre qui, à son tour
est renvoyé dans le mini-système. C’est très élémentaire mais, comme
Profondeur me le dira bien plus tard, nous faisons toujours mieux avec des
moyens primitifs qu’avec les merveilles sophistiquées qui vont envahir
nos laboratoires créatifs. C’est vrai, il y a une obligation d’imagination
quand les moyens sont limités et, par la suite, on se perdra vite dans les
milliers de possibles qui nous sont offerts. Des milliers et rapidement des
millions. Le résultat concret de cette recherche se présente sous la forme
d’ondes sonores très fournies, des vagues de fréquences que j’arrive à
manipuler avec des potentiomètres. J’en joue un peu comme je joue du
piano. Le compositeur a besoin d’une interface pour créer. Cette idée va
revenir avec l’institut IRCAM et un petit génie napolitain, c’est encore de
la musique d’avenir.
Ma révélation avec cette musique de scène que je nommerai le
Chronobus (le nom remporte un franc succès chez Calvin) n’est pas
l’expérience de la musique électronique. Ça me fascine et ça va définir
des orientations dans le futur. Mais non, c’est un quatuor à cordes qui me
transporte. Je dois en effet créer une musique d’accompagnement pour
des textes de Shakespeare. Je rencontre quatre musiciens de l’Orchestre
de la Suisse Romande, pour qui j’écris une partition, ma première… la
première que j’ose montrer à des pros ! La musique que je note pour eux
est faite d’émotions brèves, de touches colorées, de frémissements. Elle est
atemporelle, ne se base sur aucun rythme, elle apparaît et s’efface. C’est une
décalage rattrapé jusque-là
134
musique apparitionnelle douce. Je reste émerveillé de la sensibilité avec
laquelle ces artistes l’interprètent. Pour chaque passage ils me consultent
et me proposent divers modes d’exécution. En bon compositeur de mon
époque j’ai privilégié les modes rares des instruments à cordes, le trémolo
sul ponticello, par exemple, qui donne une très belle sonorité métallisée
et chatoyante, le pizzicato ponctueur et le jeu d’archet avec sourdine dans
lequel la voix de l’instrument devient prenante, comme confidentielle.
C’est un peu comme de chanter a bocca chiusa mais la comparaison ne
suffit pas à rendre le son d’un ensemble de cordes qui joue con sordini.
C’est magique, tendre, secret. La révélation viendra au montage de cette
musique, pour la première fois je participe au mixage avec la voix des
acteurs. Elles se découpent dans le noir absolu, ma musique les entoure.
Je ne connais plus les noms de tous ces acteurs, il y avait René Habib,
une voix grave et chaude à la Michel Piccoli, d’autres. Je découvre l’art
de la fusion texte et musique, de la mise en ondes. Dans la régie, c’est
le superbe Roland Sassi qui officie. J’apprends beaucoup de lui. À cette
époque je pense que la Genève musicale est très accueillante et que je vais
m’y trouver bien. J’ignore superbement les proverbes d’usage, je ne sais
pas encore qu’il me faudra aller dans un autre pays pour y être reconnu
mais ce moment est trop cool, j’y crois.
Dans cet élan je réalise une chose tout à fait improbable, un Festival d’art
contemporain. À Genève ça n’a jamais existé. Je réunis les intellos branchés
du moment, Henri Stierlin, André Corboz (Historien de l’architecture et
de l’urbanisme mais surtout poète à mes yeux), Pierre Barde de la très
jeune TV romande, Guillaume Chenevière, Michel Soutter, et je monte
à l‘assaut du Ministère de la Culture. L’élu, Marius Noul (que les non
subventionnés appellent évidemment Marious Nul) n’en revient pas et je
décroche une subvention miraculeuse (trois francs six sous je ne sais plus)
en provenance d’un dicastère qui n’a jamais rien fait de moderne. Ma cote
locale devient superlocale… Les sept arts et manifestations sont, beauxarts (un vernissage), dance, musique (j’y présente mon opéra Terre dans
le ciel dirigé par Robert Dunand), cinéma avec des projections choisies
par Barde, littérature et poésie, avec Chenevière, alors chevelu et dans sa
période précontestataire, qui vient lire les poèmes de Léopold Senghor,
assisté d’un percussionniste africain, Ferdinand Keteku. Le théâtre de la
Cour St Pierre nous est gracieusement mis à disposition par Jeannie Hatt
qui est compositeur et mécène. Le Festival des sept. C’est le titre donné
à cet ensemble. Il sera vite oublié, Genève n’est pas prête à la révolution.
Ça n’a pas changé.
135
Le déluge
Paris 2011, lundi matin 11 h 50
C’est la bande son qui nous met les orteils en éventail
Je me suis retrouvé, en fin d’après-midi, au pied d’un énorme pic suivi
d’une barrière rocheuse sans grâce et sans arêtes. J’ai identifié sans peine
le roc de Gibraltar, moins la mer… À l’Ouest des plaines arides et basses,
de grandes ombres venues d’un soleil bas et trop grand. Pas un bruit si
ce n’est par instant un monologue venteux qui tourbillonne et se tait.
Prélude à une tempête de nature inconnue. Qu’est-ce que je foutais là ?
Je ne savais plus, ça me revenait par fragments difficiles à assembler. Il
y avait quelques tentes et cabanes dans ces basses terres mais pas âme
qui vive, quelques herbivores mis à part. Je me suis dit que la modulation
n’allait pas tarder, c’était mon premier job, on ne m’avait pas transféré là
pour faire du tourisme. Flavienne m’avait attribué un corps plus jeune que
le mien, ça n’avait rien de désagréable sauf que sous peu j’allais attraper
une solide bandaison et aucune intention d’honorer les rares chèvres qui
broutaient dans ce décor. Ainsi sommes-nous, pauvres hommes, incompris
des femmes, filles et femelles réunies en ce monde, nous les porteurs de
bonne graine et parfois de bonne parole, des incompris.
La brutalité de Flavienne ne me plaisait pas du tout, c’était un trait
masculin dérangeant dans ce miracle premier qu’est, à mes yeux, le
féminin. Je n’étais pas habitué à ce genre de femme qui, malheureusement,
est de plus en plus fabriquée par notre système en ce xxie siècle de tous les
aplatissements. Je n’aurais même pas eu envie de prendre ma revanche
en la possédant avec la dernière brutalité macho et il est probable qu’elle
n’aurait rien ressenti. Cette fille m’était une énigme. Elle était réellement
belle. D’un autre côté c’était le mix d’une belle fille de France avec
l’écœurante platitude venue d’Amérique. Je me suis dit qu’elle devait
provenir des mondes de Vogue ou Cosmo, que c’était, en d’autres termes,
une fausse femme. Je restais certain qu’en tous les cas elle était manipulée
par une puissance redoutable et très méchante, comme la majorité de ces
jolis petits lots dont on nous lave les yeux à longueur de journée. J’en
saurais probablement plus au fil de ma feuille de route.
Un craquement d’enfer mit fin à cette réflexion, la terre bougeait. Je me
retrouvai projeté à terre par une force incroyable, me relevai prestement
et fis demi-tour. La maussade barrière rocheuse sans grâce lâchait !
J’entendis une symphonie de craquements que n’auraient pas reniée
137
les bruitistes italiens d’il y a cent ans. La barrière ne faisait pas dans la
dentelle. Ce n’était pas du Boulez, un peu plus proche de Varèse avec
une sorte de canonnade en plus, j’étais à l’écoute de la symphonie d’une
montagne écartelée. M’enfin ! Qu’est-ce qui la poussait ? Ce n’était pas
un tremblement de terre, j’en étais sûr. Il devait y avoir une force derrière
cette crête, quelqu’un, une présence.
Et je la vis ! Merde ! C’était la mer, l’Océan, qui venait de faire sauter
l’accès aux terres basses, vers l’Ouest. Il apparut, par de noir éclats ici et
là, plus largement, effroyablement présent en quelques minutes.
Devant ce mur démesure, cette force colossale, planétaire, ce cri venu
des quatre coins du monde, ce vent qui se levait, cette noirceur qui s’abattait
avec une sorte de lenteur méchante je me suis dit que j’avais le choix entre
deux soluces. Ne croyez pas que je sois calme ! Je vous parie que j’aurais
battu n’importe quel virtuose des castagnettes avec le claquement de mes
dents. Mais trop c’est peut-être trop… et j’ai laissé venir à moi ces deux
pensées. Des ramifiées comme toujours.
L’une me disait : tu vas y rester, c’est le moment. Elle ajoutait “une
mort originale somme toute ! Tu l’as bien mérité après tous ces livres dans
lesquels tu tutoies le danger et la mort avec tant d’insolence, comme ce fou
que tu n’incarnes pas si mal !
L’autre se ramenait avec une simple suggestion : “C’est pas logique”.
Pourquoi donc se seraient-ils donné tout ce mal pour te faire simplement
disparaître dans le déluge ? Aucun sens, Feughill adorerait te tuer de la
pire manière et il essaiera. Mais là je le vois carrément frustré. C’est trop
beau, trop vite, trop doux. De plus, tu ressembles à un héros. C’est bien
la première fois. Le mur des eaux démentes avait franchi, à mon jugé, la
moitié du chemin nous séparant. À vrai dire je n’étais même pas un point
dans cette fresque. J’adore le flux, l’eau furieuse, les grandes catastrophes
en écoulement à l’exception des tsunamis qui, à part d’être excessivement
meurtriers pour nous autres, ne sont pas beaux, larvaires, plats, sales mais
infiniment puissants. Là, c’était le monde qui se faisait. Dans son état
“fâché” normal la mer m’a toujours impressionné. Cette fois il n’y avait
plus de norme, de mots, de mesures devant l’effroyable beauté meurtrière
en approche. Une noire symphonie de cascades, de torsions kilométriques,
de bras furieux s’abattant sur les basses terres, c’était la mer, la mer
nouvellement créée, libérée, j’ai acquis le mental d’une fourmi, une toute
petite.
J’essaie de vous décrire ce qui se passait. La crête de montagne reliant
l’actuel roc de Gibraltar au Maroc avait lâché. Et l’Atlantique se ruait vers
138
les terres basses pour accomplir ce que nous connaissons sous le nom de
déluge. Les eaux furieuses balayeraient une ville comme Genève en deux
secondes, à peine plus pour Paris. J’étais tellement abruti de beauté, de
terreur, de bruit que je suspendais autour de moi la durée. Ça ne ferait pas
l’affaire, pas longtemps du moins.
Sur quoi j’éclatai de rire. La seconde pensée était la bonne. Je n’avais
rien à faire là, je n’avais aucun sens. Et si j’en avais je devais forcément
disposer de super-pouvoirs. Après tout j’avais été Dieu (par intérim) et je
connaissais bien l’Éternel. Mais la porteuse divine restait silencieuse. il
était peut-être mort ? Après tout les humains le traquent depuis si longtemps
que c’est envisageable. Ou plus sûrement ennuyé de nos mots, maux et
activités bruitistes. N’avait-il pas filé une gigantesque patade20 dans la
grande ziggourat de Babel ? La conviction me vint que si j’étais capable,
dans ce dixième de seconde, de formuler la bonne idée, pensée, projet,
mise en forme, que non seulement je ne risquais rien mais que je serais
capable de différer cette catastrophe. Ça ne me rassura qu’à moitié. D’un
autre côté je venais d’un monde dans lequel le Déluge avait eu lieu et,
en tous les cas, l’Océan passait entre Gibraltar et l’Afrique du nord. Il ne
s’agissait que d’un délai, un petit gel de temps, une modif mineure dans le
cours des choses. Je me suis référé à ce connard de Superman, un des seuls
qui se soit attaqué aux grands mouvements de la terre. Ça ne m’apporta pas
la moindre idée ! Il avait poussé, à bras tendus, une plaque tectonique dans
la faille de San Andreas et sauvé la Californie. Avec l’aide du Seigneur des
effets spéciaux. Pas applicable. Même s’il l’avait vraiment fait il n’avait
pas dû pousser, avec ses petits bras costauds, une muraille de murailles
d’eaux très fâchées. Le Seigneur Océan avançait au pas, j’avais un peu
gelé le temps. Ça, j’ai toujours su le faire, c’est un truc de Charmane ou
de compositeur. J’ai calmé les petites lumières follettes qui giraient dans
ma tête, détendu ma mâchoire agitée et me suis demandé quel était le
paramètre de violence le plus puissant de cette catastrophe.
La réponse tomba vite : le bruit. Il y avait ce vent qui précède les
avalanches, il y avait ces torsions de fureur noires, écumantes. Mais rien
d’aussi terrifiant que le cri. Un cri fait de quelques milliards de cris. Du
broyé, du brisé, du submergé, de l’emporté, cris multipliés d’écumes
agressives Un bruit absolu. Soudain, je réalisai une chose. Dans les films
catastrophes, c’est la bande son qui fait tout le boulot ! C’est elle qui nous
met les orteils en éventail ! Ça m’est revenu, j’avais, dans une autre vie, écrit
quelque chose sur un aspirateur de bruit, des tours gigantesques absorbant
tous les sons d’une mer furieuse. Je n’avais pas les moyens de contenir les
20
Franpagnol, Coup de pied.
139
quinze kilomètres de la dorsale Gibraltar mais j’avais peut-être les moyens
d’annuler le bruit de cette catastrophe. Et sans bruit… ces masses furieuses
ne seraient plus crédibles. Testez donc un film d’épouvante sans la bandeson, vous constaterez très vitre qu’il n’y a que des effets spéciaux. Que
l’horreur et la terreur s’en sont allées.
Avec la partition.
140
Équivoque, sexuelle et cruelle
Genève, années soixante
Dans ces visages de femme qui passent il y a Francine. Elle échappe de
justesse à un Grimaldi d’Esdra qui souvent la laisse attachée sur un lit dans
une luxueuse villa et interdit à son personnel de lui parler. Est-ce un Corse
ou un Monaquien ? On s’en fout, elle parvient par miracle à s’enfuir et
obtenir un divorce grâce à un témoignage imprévu, elle quitte cette région
devenue dangereuse pour elle.
On se rencontre à Verbier, chez le diable russe qui mène grand train,
dans une ambiance très malsaine. Parmi les invités, je commets la gaffe
de ma vie avec Irina Demick, maîtresse connue d’un grand producteur
hollywoodien, Darryl Zanuck. Je lui parle de son film Les merveilleux fous
volants sans me rendre compte que l’héroïne dont je vante la beauté est en
face de moi. Froid… Candide décalé, je m’emmerde dans ce milieu qui
préfigure déjà très bien les nouveaux riches people actuels et décide de
partir. Au dernier instant je suis choisi, Francine me demande si j’accepte
de la ramener à Genève. Elle est belle et dégage quelque chose de très
sexuel. Je serais incapable d’expliquer en quoi, ce n’est ni son corps qui
est parfait ni les vêtements élégants et provocateurs qu’elle porte. C’est
probablement sa manière de parler et de sourire qui est lourde de sousentendus.
Il faut énormément se méfier de ce genre de femme. Ce sont des affiches
à pattes sur lesquelles est écrit quelque chose de fascinant. Probablement
le genre du sémanto morphème… L’amour est la chose dont elles sont le
moins capables, elles se concentrent sur leur tout petit ego, dense comme
une étoile morte et apprennent vite à manier les hommes par le sexe pour en
obtenir une assiette… d’argent. Francine ne m’apprend rien de la planète
ni de la femme mais me fait énormément subir. Je suis attiré par son dark
side, c’est une faiblesse masculine. Il existe des filles que la naissance, le
milieu, un mari nul ou cruel, l’adversité forment à devenir des vampires. Je
ne fabule pas, il ne s’agit pas de mordre quelqu’un au sang, il s’agit de lui
pomper son l’énergie, de la sucer, sans rien apporter en échange. Francine
et Anne-Laurence la Parisienne appartiennent à cette race, ce sont des
femmes qui attirent fortement les mâles, elles émettent des signaux, sont à
même de suggérer des délices incroyables, des perversions inconnues, ce
sont des fleurs carnivores. Au lit où ailleurs elles n’ont rien de plus que les
autres, elles sont généralement froides et passives. Ainsi, Francine est le
croisement d’une d’araignée et d’un vampire, elle est follement excitante et
141
aucun homme n’est capable de discerner à temps ses finalités élémentaires,
argent, contrat, mariage. C’est pourtant simple mais nous sommes ainsi
faits que nous aimons ce genre de piège. Je me souviens de l’avoir
observée derrière un immense comptoir, officiant en barmaid improvisée,
dans une soirée très jet set donnée à Évian par un grand assureur, Rodolphe
Vallotton de Veley, les assurances Lloyd. Il y avait tout ce que vous pouvez
imaginer de prestigieux dans ce triste monde du show bize, du fric et du
paraître. Sandro Sursok le neveu de l’Aga Khan, David Bowie, Patrick
Moraz alors clavier du groupe Yes, des tops models, de la banque privée
genevoise et zurichoise, quelques futures Altesses royales, beaucoup de
politiciens et d’industriels italiens, des familles connues du Moyen Orient,
j’en passe. Dans cette ambiance de disco électro, en chignon, pull noir
manches retroussées, gilet de cuir marron barré de zips et corsaires noirs
elle attire le regard de tous les hommes présents, éclipse la plupart des
filles. Elle rejoint la pseudo-héroïne de mon bref ouvrage Silent Idol, elle
déclenche des pulsions, active des codes mais n’a strictement rien à dire,
à échanger, c’est une superbe araignée dans sa toile, elle est puissante,
très puissante, rayonne comme un phare femelle. Francine est la femme
qui me rendra le moins romantique, le moins amoureux, le plus avide de
décharger, j’évite de peu avec elle une fin prématurée, le vol nuptial…
C’est elle qui me laissera tomber pour un banquier hollandais (il y a de
jolis précédents) mais d’une manière cruelle. Elle voulait des vacances de
luxe à Zermatt, je les lui offre. On dévale les pentes tout au sommet, près
de Cervinia, il suffit de se tromper de piste à la descente et l’on arrive en
Italie. Elle skie avec élégance, elle fait tout très bien, conduire une voiture,
mettre un homme à sa botte, organiser des réceptions mondaines, tenir des
comptes, c’est une femme qui possède ce type de contrôle mental métal
que l’on attribue en général aux hommes. Je ne suis pas amoureux d’elle,
elle me tient par le sexe, c’est commun.
Avant d’arriver au sommet, Dame Chance m’envoie un avertissement.
Nous croisons une avalanche ! Pas une grande, on appelle ça une coulée.
Toutefois, ce qui est terriblement impressionnant, c’est le bruit. La masse
neigeuse en mouvement émet un chuintement rauque, une sorte de bruit
blanc comme on dit en physique du son. Ça passe devant nous, en râlant, à
dix mètres à peine, une sorte de vent tourbillonnaire l’accompagne. C’est
un signal horriblement mortel. J’aurais dû écouter ça, m’en aller, mettre
fin à cette liaison.
Moi qui vante si souvent les moments extraordinaires de la sexualité
humaine, de la poétique des femmes, moi qui en fais des déesses, moi
qui pense que la femme est là pour équilibrer nos énergies masculines
142
trop violentes, pour nous harmoniser, je suis, pour presque une année,
tombé dans les mains d’une Gorgone, d’une Circé. En fait, Francine me
change en pourceau, l’image antique ne provient pas de rien. Elle a de
terrifiantes ancêtres, ça ne peut que mal finir. Je n’entends pas ce message
et, en redescendant, je me casse une cheville. Sur le moment c’est atroce.
Comme personne n’est proche pour me venir à mon secours je dois, avec
son aide, me lever et, sur un ski, descendre une partie de la vallée, jusqu’à
un campement de moniteurs où… je perds connaissance.
Je me réveille dans une clinique où on me plâtre. La belle m’accompagne
à mon hôtel et, dès que je suis installé m’informe qu’elle a “rencontré
quelqu’un”. Elle fait sa valise, a choisi son moment avec soin. Je vais
rester deux jours seul dans une chambre assez sinistre avant de pouvoir
rentrer chez moi. Petit détail, je suis venu en voiture et je prends le risque
de la ramener avec ma jambe plâtrée, très lentement. Sur l’autoroute les
conducteurs stigmatisent ma lenteur. C’est dur, ça se passe bien.
Dans les chapitres précédents j’ai parlé de femmes, filles, errances,
apprentissage. Puis de Filles, chimies, Walkyrie. Dagmar aussi se
cherchait un banquier, mais elle répandait autour d’elle une joie de vivre,
une énergie et une chaleur extraordinaires. Francine prend une place à part
dans cette famille féminine, elle fait partie de celles qui m’ont enseigné,
je vais éviter de telles expériences. Avec le temps, l’espace de la réflexion,
je vois qu’elle est représentative d’un assez grand nombre de femmes. Un
nombre qui augmente énormément dans ce monde adorateur de l’argent,
celles qui veulent se reproduire en sécurité. Apparemment elles gagnent
toutes le premier round et perdent le second, le nombre des divorces tend
à le prouver. Je fais l’expérience de nos codes opposés. Man the hunter,
woman the gatherer, comme l’exprime le titre d’une célèbre conférence
aux États-Unis21. J’ignorais tout de la guerre des sexes, va-t-il falloir que
je sorte d’un comportement adolescent ? Sur le terrain, cette formulation
ne me convainc pas. Je décide de rester dans le camp des nombreux poètes
de la femme, quitte à me faire traiter de sale mec. La question est : vais-je
rencontrer une vraie femme ?
Émotionnellement, Francine ne me laisse aucun vide, je l’oublie en
quelques jours, ma cheville aura besoin d’un mois.
21
Chasseur vs rassembleuse.
143
144
Faut-il épouser un banquier ?
Genève, Out of time
Chose horrible il se reproduit
Avec le temps, tout fout l’camp et… les filles, les nymphes, les dryades,
la belle moitié de la race, les vagins à pattes22 épousent des banquiers !
Stendahl classe ça dans amour de vanité. Je dirais plutôt de sécurité. Cela
m’arrive trois fois. À moi ! Cette salope de Francine, Dagmar qui part
en Amérique pour satisfaire ce besoin de femme et Dominique qui, la
première, m’aura largué pour un banquier (et vient pleurer chez ma mère
des années durant pour lui dire combien elle regrette ce choix). Putaing !
Je me suis demandé ce qu’elles pouvaient bien leur trouver, l’argent mis à
part. À tenter d’analyser la constitution du banquier l’on décèle qu’il s’agit
d’un homme frustré AND frustrant. Il joue avec l’argent comme un bébé
avec ses fèces. Il acquiert un capital femme et en exige des revenus. Elle
lui sert de faire valoir dans le social ( femme drapeau) mais il ne faut pas
qu’elle dépasse le budget qu’il fixe. Poussé sans cesse vers de nouveaux
naufrages (les siens, ceux des autres) le banquier ne peut jouir, comme
nous le démontrons dans notre Op 16, Silent Idol. Il sera donc impuissant
ou éjac precox, ce qui est sans importance car il ne songe qu’aux call
(girls) et aux puts (de luxe) sous bon timing. Il exige beaucoup d’intérêts
mais n’en a aucun et se rabat en créant des obligations. À sa décharge il
recherche passionnément les bonnes actions mais il va vite s’apercevoir
qu’il est dangereux d’investir dans la compagnie des Dindes (c’est sa
manière de voir) et il préférera les maîtresses tarifées dont les coûts sont
maîtrisés. On sait qu’il doit équilibrer la balance de son commerce intérieur,
il choisira donc des punisseuses qui, le lendemain, lui permettront d’être
encore plus dur avec ses victimes. A vivre dans la violence absolue, dans
l’acte d’acquérir un grand nombre de chevaux, de tableaux, de filles, de
propriétés, de voitures, de jets privés le banquier se retrouve, mot pour
mot, jeté hors de la condition humaine et privé de jouissance. Il est le
principe moteur de la guerre des hommes avec les femmes et chose horrible
il se reproduit. Le mode d’emploi est, dès lors, simple. Une femme peut
l’épouser s’elle le tue et s’assure de ses biens. C’est la chasse à l’homme
nanti. Les Américains ont bien développé ce système. Trop ! Et l’Amour,
dans tout ça ? Ah… Voyez page xxx.7777
22
Je ne me formalise jamais quand on me traite de bite à roulette mais personne
n’a jamais osé. Ne loupez pas l’occase.
145
146
Les tours du silence
Paris, Lundi matin, sur les choses de midi
Je disposai donc de pouvoirs que je connaissais mal
Je fouillai comme un fou dans ma mémoire. J’avais écrit, dans
les années quatre-vingt, cinquante-deux épisodes dits du Professeur
Sombrepotim, génie du crime. Il s’agissait d’un feuilleton radiophonique
que je commençai à réaliser avec Grégory Franck. Y avait-il des génies
du crime dans l’antiquité ? Des savants fous ? Pas vraiment, le genre était
à naître, des Nostradamus, templiers fous, Professeur Moriarty, Fantômas
aux nouveaux héros type Dr No, on pouvait bavasser là-dessus pour
l’éternité. Je n’avais que quelques secondes. Mettant mes ultimes réserves
vitales en jeu je fis un freeze local. Un still frame, un arrêt sur image,
un truc à la Castaneda. J’arrêtai le monde à la limite de ma perception,
c’était suffisant. Soit il se passait quelque chose qui me donne raison et,
accessoirement, me sauve, soit je mourrais dans le Déluge. La mort ? Bah !
On se connaît. Le vent tomba, les torsions se figèrent, les fureurs noires
écumantes se muèrent en muraille tourmentée. Je n’étais plus terrifié par
le cri. Le monde se gela et je me mis à farfouiller dans mes souvenirs. Il y
avait un texte, pour un épisode jamais fini. J’exhumai ce brouillon :
{{…}} Tout s’interrompt quand, au milieu de l’Atlantique, dans
la salle de contrôle du génie, les sonars puis les radars signalent
l’apparition d’entités monstrueuse. Ce sont les quatre tours du silence,
ultime invention du Maître du crime. Avec lenteur, quatre tours noires,
gigantesques, sortent d’une mer bouillonnante. Elles utilisent l’énergie
volcanique sous-marine, elles vont aspirer les bruits de la planète aux
quatre points cardinaux. Le but de Sombrepotim est simplement de
priver une civilisation qu’il déteste d’un aspect témoin de son activité,
le bruit et, par voie de conséquence la fureur. Progressivement le monde
gèle et tout tombe dans le silence. Une par une les stations de radio,
les émetteurs, les voix, les foules, les messages se taisent. Dans son
laboratoire, le maître du crime montre à sa fidèle compagne Shaïtane,
à l’aide de lucarnes sonores, l’inimaginable flux qu’il est en train de
voler. Hélas, l’une des lucarnes cède. Il est aspiré dans le maelström.
Shaïtane ne peut intervenir. Le savant démoniaque disparaît au moment
où elle appuie sur la touche reset. A-t-elle sauvé le maître d’une mort
atroce ? On entend la chute de Sombrepotim dans un tunnel plein de
147
voix, sons et bruits tourbillonnants. C’est l’enfer sonore. L’esquisse
avait été jetée sur le papier en vue de la réalisation d’un rock très hard,
dans lequel des torrents de voix seraient mixés sur un rythme endiablé.
Qu’allais-je faire de ce brouillon ? Qu’avait dit Caryl ?
Ses mots me revinrent. Ce qu’il avait dit dans le cône de silence.
- Tu es le facteur déviant.
J’étais celui qui contrarie Fluhmen Feughill et ceux qui sont derrière lui.
Il avait ajouté :
- N’oublie pas que le patron d’Oracle n’est autre que ton éditeur. Il ne
comprend pas comment tu arrives à survivre et il nous a chargés de te
profiler.
Je disposai donc de pouvoirs que je connaissais mal. Mais il avait ajouté :
- Enfin, toi et ton œuvre.
Et ça, c’était la clef. Après tout, l’ensemble de ces épisodes se déroulait
dans mon imaginaire. J’avais déjà aspiré les bruits du monde avec ces
tours fantastiques. Si tout ça était bien rêvé par moi, je ne devrais pas avoir
grande difficulté à refaire surgir les tours du silence. Je savais d’où je tenais ce terme. Des anciens Perses. Ils considéraient les cadavres comme
des objets impurs qu’on ne pouvait mettre en terre, jeter au feu ou à l’eau
sans souiller un de ces trois éléments. Les corps, à l’exception de ceux des
rois, étaient exposés dans de hautes tours ouvertes, les tours du silence,
pour y être dévorés par les oiseaux de proie. J’avais formulé ma version
de cette horreur.
Un mouvement très lent dans la fresque gelée me fit comprendre que
j’arrivais au bout de mes batteries. Le problème était que je n’avais pas la
plus petite idée de ce qu’il fallait dire ou penser pour aspirer les bruits du
Déluge. Mais que pouvait-il ‘arriver ? Si je ne combattais pas cette réalité
une autre s’établirait, j’aurais échoué et je me réveillerai dans le labo de la
rue Mouffetard. Avec un problème… Rabinovitch lâcherait Flavienne sur
moi et elle me torturerait longuement. Je ne savais pas encore comment
elle s’y prendrait mais le premier échantillon avait été suffisamment horrible pour me motiver à réussir mes missions. Que se passait-il avec les
femmes ? Je devrais intituler ce bouquin La Grande Illusion ou Un réveil
de progestérone ou encore Tout femme tout flamme ! Les titres ne manqueraient pas, j’étais expatrié, excommunié, banni du paradis des femmes.
Putain ! Qu’avais-je fait pour mériter tout ça ? Quelqu’un tapota sur mon
épaule gauche. C’était mon cher surmoi. Il me fit signe de regarder à
l’Ouest. Les torsions n’y étaient plus figées, les fureurs noires écumantes
douées de mouvement et la muraille tourmentée en approche. J’essayai
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deux ou trois mots dans la langue du serpent, ça ne fonctionna pas. Je proférai le nom de Feughill avec force mais avec le seul résultat d’accélérer
le désastre. Aucun mot, aucune formule ne fonctionna. Pris de désespoir
et à l’idée d’être livré à Flavienne, je récitai en un temps record toutes les
abominations que j’avais entendues dans ma vie héroïque et brève. Nada,
niente, nichts, rieng ! Les premières gouttelettes des premières vagues
m’atteignirent. J’avais très envie de finir ici en récitant mon fameux solo,
celui de Main Street après le duel, le héros touché à mort, celui qui dynamise la vente de mes bouquins, vous le connaissez par cœur :
Ha… Salut ! Ça devait m’arriver un jour… Approche petit,
dis à Johny Jo que son père ne sera pas là pour Noël, prendsmoi dans tes bras, j’ai froid tu sais, dis aussi Lana Lane que la
clef de mon coffre est dans la boîte à sucre, ahhhh, remonte un
peu le chauffage, serre-moi plus fort, (etc.)
mais je n’eus pas le temps de faire le pitre car soudainement je me
souvins de ce qu’était la Clef. C’était la musique ! Il me fallait simplement
une grande œuvre que j’avais divinement dirigée dans une autre réalité.
Rien de plus facile, l’ouverture de Manfred ferait l’affaire. Dans l’instant
l’orchestre fut à mes pieds, un rien débraillé mais je n’avais guère eu le
temps de les prévenir et, sans les accorder, je sabrai l’espace de trois gestes
puissants. Les trois grands accords de Manfred ! Ça sonne ! Devant un tel
impératif musical, un tel génie de l’orchestration rien ne tient.
Tout reflua devant ce pouvoir et trois tours noires s’érigèrent entre moi
et les menaces océaniques. Trois ? Il m’en aurait fallu quatre… On ferait
avec. Elles étaient grandes à donner le vertige. Elles firent leur travail,
elles aspirèrent les sons et la fureur du monde. Privées de leur bruit les
vagues reculèrent. Privé de son grondement l’Océan reflua. Privées des
craquements de leurs brisures les roches se stabilisèrent. Il y aurait une
barrière pour l’Atlantique. Pour combien de temps ? Pour la durée de cette
ouverture, en temps standard.
Je perçus des applaudissements et machinalement me retournai pour
saluer… Rabinovitch et Caryl qui manifestaient leur enthousiasme. J’étais
de retour à Oracle, dans le labo de la rue Mouffetard ! J’avais réussi.
Flavienne, elle, grise de rage, tirait la gueule.
149
150
Une énergie indomptable
Genève, années cinquante
Je rencontrai des gens merveilleux et connus des fortunes diverses
Mon problème c’était l’accès à la mer. La Suisse est politiquement
asexuée parce qu’elle ne possède aucun accès à la mer. Pour me développer,
pour conquérir mes terres il me fallait un accès à la mer. Et la mer, dans
mon cas, c’était l’orchestre. Je n’avais rien. Personne, mes amis mis à part,
ne me connaissait. Je suis allé voir le patron de la musique à l’époque, à
la Radio qui était alors puissante, un vieux con nommé Roger Vuataz, très
gris, très protestant, très genevois, tout ce que j’adore (ce mot est si proche
de j’abhorre…). Je lui ai présenté mon œuvre intitulée Suite sérielle. Il a lu
ma partition, assez attentivement, puis s’est tourné vers moi.
- Il y a de bonnes choses dans ce que vous écrivez, a-t-il dit d’un ton
doucereux. Et vous pouvez même faire quelque chose de bien avec ça.
- Quoi donc ? a demandé l’enfant blond.
- La jeter à la corbeille.
J’ai appris par la suite qu’il s’amusait à rejouer Bhrams avec le jeune
Debussy ou encore Vincent d’Indy qui avait dit à un jeune alevin dans
mon genre “Il y a dans votre musique de bonnes choses et même des
choses nouvelles. Malheureusement les bonnes ne sont pas nouvelles et
les nouvelles ne sont pas bonnes”.
J’étais un rien estomaqué. Mon œuvre ne perdit rien de l’amour que
je lui portais, de la foi que j’avais en elle. On ne s’est pas insulté, il m’a
tendu une poignée de bananes froides et humides, j’ai serré ça mollement
et m’en suis allé, essuyant mes mains sur l’étoffe de mon pantalon. Ce ne
serait pas avec la Radio romande que j’aurais accès à la mer, ni avec le
Conservatoire. Ce dernier, toutefois, me proposa la gratuité de sa salle de
concerts si je disposais d’un orchestre. Il ne me restait plus qu’a trouver un
port donnant sur la mer. Je m’y attelai.
C’est un jeune violoncelliste, Frank Dunand, qui me mit sur le chemin.
Il me suggéra simplement de créer un orchestre en allant voir des étudiants
du Conservatoire. Il me fournit une liste des inscrits, il y avait de quoi faire.
Je n’ai pas réfléchi longuement, l’action me plaisait. Quelques jours plus
tard, ayant rangé ma timidité au placard, peaufiné la présentation de mon
projet de concert, je prenais la route et allai rendre visite à des musiciens,
chez eux, pour leur expliquer l’entreprise.
Ah… je vous dis pas ! Dans beaucoup de cas je tombai sur une
151
incompréhension agacée.
Il me fallait au minimum six premiers violons, 4 seconds, trois violoncelles
et une contrebasse, sans parler des cuivres et des bois et d’une percussion.
Je me suis fait jeter plus qu’à mon tour, ça m’était fortement égal. Je me
présentais et expliquais que j’étais un jeune compositeur qui voulait se
faire connaître. Que je n’avais pas d’argent pour payer leurs cachets mais
que la recette serait partagée entre les musiciens de l’orchestre. Et que
le Conservatoire mettait sa salle à ma disposition, c’était évidemment
l’influence de Baud Bovy le bienveillant.
Je rencontrai des gens merveilleux et connus des fortunes diverses.
On dit très souvent, dans les orchestres, que les interprètes se mettent à
ressembler à leur instrument, que les caractères se modifient à l’image du
rôle joué dans la phalange symphonique. Que les premiers violons sont
prima donna et paradeurs, que les flûtistes sont foufous et impulsifs, que
les hautboïstes, qui ont en permanence les lèvres pincées sur leur anche,
sont acides et narquois, que les trompettes ont de grandes gueules et les
trombones beaucoup de sagesse, que les seconds violons sont introvertis,
les altos sages et de confiance et les violoncellistes réservés mais très
généreux. Je n’en sais rien, j’ai dirigé tant d’orchestre dans ma vie que je
ne m’amuserai pas à développer un tel discours. Tout ce que je puis dire,
c’est que souvent les cornistes sont rébarbatifs.
Je passais ma vie à parcourir la Genève des solistes et des ripiénistes,
je dissimulais de mon mieux ma Porsche, c’était pour les gens un signe
extérieur de richesse, dans mon cas ce n’était qu’une petite passion, une
vanité et un coup de chance, je ne voulais pas être étiqueté pour ça. Le pire
personnage de cette longue quête, il m’a fallu plus de deux mois d’errance
en ville et en campagne pour réunir de jeunes musiciens motivés par
cette aventure, ce fut… un corniste nommé Coli qui jouait quelquefois en
remplaçant à l’OSR. Je m’expliquais - sur le pas de la porte, il ne m’a pas
laissé aller plus loin - et sa sentence est très vite tombée.
- Quel genre de musique t’écris ?
- Une musique influencée par l’école sérielle, mais aussi tonale.
- Ah ? La musique sérielle c’est de la musique de cirque.
Il me claqua la porte au nez. J’ai repris la route, pas fâché mais
impressionné. Je n’étais pas habitué à la grossièreté de ce genre de
personnage, l’anecdote m’est restée. Je passai aussi pas mal de temps et de
démarches pour trouver un local de répétition. Ce fut à deux pas des locaux
du Journal de Genève, un quotidien qui allait me donner une chance tout
à fait imprévue dans peu de temps, un local vide où je dus apporter moimême les pupitres des musiciens et obtenir du concierge, après de longues
152
tractations, les clefs pour les répétitions du soir. Il n’y avait plus qu’à
réunir mes musiciens, une phalange d’environ trente artistes et à entamer
les répétitions. Le plus difficile arrivait mais je l’ignorais encore. Ce qui
comptait pour moi, c’était que j’avais désormais un accès à la mer. Rien
qu’un orchestre d’un soir, pourtant je me sentais riche de possibles, je
fondais de grands espoirs sur ce soir-là. Quand nous avons entrepris de
répéter, je me suis aperçu que j’avais oublié un détail : je ne savais pas
diriger…
J’ai un souvenir très précis de ce moment. J’ai levé le bras droit, je
l’ai abaissé. Tout le monde connaît ça. C’est le geste auguste du chef, la
Genèse d’un univers musical, c’est un acte de grand prêtre. Ce que tout
le monde ignore, c’est ce qui arrive au malheureux qui accède au podium
sans une longue préparation. J’allais croiser dans ma vie beaucoup de
malheureux fascinés par la direction d’orchestre et qui n’avaient ni la
charisma indispensable ni la technique. Ça me prendrait une bonne
quinzaine d’années, sur l’heure j’ignorais tout de ça. Je m’étais lancé dans
cette mer tant désirée sans savoir nager. Je ne savais même pas accorder
un orchestre de chambre. J’avais évidemment une idée claire de ce que
j’avais écrit mais entre composer et diriger il y a des mondes. Lorsque mon
bras, au ralenti du souvenir, arriva sur sa trajectoire basse, sans aucune
précision, je me suis pris en pleine poire un flot de sonorités affolantes. Je
ne reconnaissais pas vraiment mon œuvre, personne n’était là pour la mettre
en forme, surtout pas moi. J’étais agressé, choqué et totalement désorienté.
Dure première répétition ! Le premier violon qui était un Turc très doué
mais affreusement macho et grande gueule s’est amusé à jouer le Pont
sur la rivière Kwaï, histoire de montrer aux autres que le chef n’entendait
rien, même pas ça ! J’entendais ! J’étais paralysé. Il y eut un flottement
dans l’orchestre mais divers solistes prirent mon parti. Ils comprenaient
ma surprise, le choc d’entendre sa musique pour la première fois. C’est un
violoncelliste qui me sauva, je viens de vous dire qu’ils sont généreux ces
chanteurs. Il travaillait avec les syndicats de musiciens et cette position lui
donnait de l’autorité. À la pause - j’étais en nage - il prit la parole et mit les
choses au point avec l’orchestre.
- Écoutez ! Je vous comprends. Tout ce qu’on vient de jouer n’est pas
en place et Jacques est déconcerté par ce premier contact avec l’orchestre.
C’est normal, aucun de vous ne ferait mieux. Il s’est donné la peine
d’écrire cette œuvre et de nous réunir. Nous devons tout faire pour que le
concert se déroule bien. Je sens quelque chose de fort dans cette musique,
même si nous l’avons, pour le moment, lue d’une manière désordonnée.
Je vous propose une chose. Donnons à notre compositeur et chef un délai
153
pour faire le point, nous avons du temps, le concert n’est que dans cinq
semaines. Depuis quand avons-nous tant de temps avant un concert pour
répéter ? Eh ? Nous suivons des chefs routiniers et souvent imprécis en
rarement plus que trois répétitions !
J’écoutais assez secoué. Rien ne m’avait préparé à passer sans transition
du concept à la réalisation pratique, de la partition à l’exécution. Ce gars, je
ne l’ai jamais oublié, se nommait Guiseppe Cucodorro. Un futur architecte
qui travaillait son violoncelle par passion. Un orchestre peut se révéler très
instable, psychologiquement. Je me suis secoué, j’ai respiré à fond et j’ai
accompli mon premier acte de chef.
- Merci à tous d’être là et merci à Guiseppe de cette offre. Il a raison,
je n’étais pas suffisamment préparé. Vous savez… j’ai mis beaucoup de
mon énergie à vous rassembler, je dois me concentrer sur cette partition.
Je réalise qu’écrire et diriger sont deux choses totalement différentes !
Donnez-moi trois semaines et ça tournera au poil, je vais m’y mettre… je
vais… je saurai vous conduire !
Les gars et les filles applaudirent, on se quitta dans une bonne ambiance.
À peine rentré chez moi je m’attaquai à ce qui m’avait manqué, diviser
le temps, prendre conscience de sa pulsation, le traduire avec mon corps.
J’avais eu des cours avec Baud Bovy mais c’était resté trop théorique. On
dirigeait debout devant lui, dans son bureau, avec dans le dos quelques
élèves et condisciples souvent très critiques. On battait la mesure dans le
vide. Il y avait toutes sortes de fous, de fantaisistes et de futurs chefs qui
passaient par là. J’ai de mes yeux vu Cercos le magnifique, un Catalan,
totalmente loco et absent de ce monde, diriger en ce bureau le Songe d’une
Nuit d’été, l’Ouverture. Il s’agissait de battre quelques dizaines de mesure
à peine murmurées par les violons (ppp) puis, en anticipant, de préparer le
fortissimo (fff) de tout l’orchestre pour une intervention théâtrale. Cercos
nous a éblouis. Il a dirigé, d’un air confidentiel, dans le vide, six à dix fois
la durée de cette intro ppp, le fff n’arrivait jamais. Il avait un air extatique,
sérieux à mourir, aucun doute il était parti dans un trip, dans une boucle
temporelle. Le maître ouvrait de grands yeux au premier dépassement,
piquait un coup de sang au second et finissait par se tourner vers nous,
muet, avec un nuage de points d’interrogations sur la tête. Cercos restait
impavide, impassible, on a eu de la peine à le faire sortir de son hypnose.
Revenu sur terre il arbora une expression atterrée, on le comprenait. Devant
un orchestre réel cela ne serait jamais arrivé ! Ces cours montrent bien
pourquoi je m’étais tellement planté dans ma quête d’un accès à la mer,
à un orchestre. J’avais construit mes autoroutes, créé mon armée, affrété
154
ma flotte, j’avais juste oublié d’apprendre à commander, prévoir, anticiper,
mener mes troupes. Je décidai de me prendre en main.
Je prenais à peine le temps de me nourrir. Je battais un quatre temps
et je me donnais des exercices progressifs sur les rythmes et durées qui
pouvaient habiter ces temps. Quand mon bras partait vers la droite, par
exemple, je comptais quatre notes bien régulières puis au temps suivant
trois ou deux. Je me donnais des irrationnelles, qui sont des groupes de
notes non divisibles par quatre. Je battais la phrase des trombones dans le
Sacre, un groupe de cinq. Je travaillais les longues tenues en rendant mon
bras gauche indépendant. Puis le corps même de ma partition. Souffle,
respiration, entrées et durées, emplacement des instruments que je tentais
de visualiser. Les yeux fermés je situais les premiers violons à ma gauche
et derrière eux flûte et hautbois. Mon attention pivotait très peu vers la
droite et je voyais clarinette et basson. Puis les cors. Je revenais vers ma
droite proche et me penchai vers les violoncelles. Je me suis rendu compte
qu’il y avait un nombre hallucinant d’entrées à donner, d’indications. Je
n’allais jamais manger ou dormir avant d’avoir bien assimilé un geste. Peu
à peu je suis parvenu à enchaîner les mesures, à prévoir, j’ai pu anticiper
les entrées des instruments, ça venait. Bien entendu je me jouais mon
œuvre au piano et me gravais les motifs dans la tête. Je me suis fondu avec
tout ça, ne répondant pour ainsi dire jamais au téléphone et le déclic s’est
produit. Quand ? Aucune idée. J’ai assimilé le rapport de la mesure, du
temps, avec les durées des notes, je devenais progressivement capable de
faire un geste qui donnerait naissance à un groupe de trois notes valsées ou
à une syncope. J’étais, au sens propre du terme, un artisan furieux avec un
dead line qui fondait comme neige au soleil. Un jour, pas loin de la reprise
des répétitions, c’était une après-midi je m’en souviens, je fus soudain à
l’aise avec le temps. C’était avant la lettre un crash course que je m’étais
imposé.
Le grand soir vint.
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La liste Feughill
Paris 2011, Lundi après-midi
Ils n’avaient aucune idée de la suite !
Rabinovitch était mort de rire.
- Schumann ! Mais, mon cher Jacques, vous étiez une fois de plus à côté
de la plaque !
Je fis des yeux interrogateurs. Dans ces voyages de retour on ne se sent
pas trop lucide, faut attendre.
- Quatre tours ! jubila-t-il. Quatre tours pour aspirer l’effet et donc la
cause, je retrouve tellement votre logique, c’est merveilleux Mais en faire
jaillir quatre… C’était une évidence pour un chef d’orchestre comme vous.
Non ? Quelle œuvre hyperconnue commence par quatre sons affirmés et
simples ? Hein ? Flavienne, tu devrais savoir ça ?
- Gna gna gna gnaaaaa ! râla l’intepellée visiblement au comble de la
fureur.
- L’homme chauve sourit, largement.
- Bravissimo ! La cinquième de Beethoven. Enfantin. Bref, l’essentiel est
que vous ayez réussi. Gibraltar est stable, le temps qu’on vous réexpédie en
mission. Bon, ne perdons pas de temps, on a suffisamment merdé comme
ça, Fluhmen Feughill veut vous voir.
- J’ai faim, constatai-je.
Flavienne tenta de prendre la parole mais Caryl la devança.
- Je vous emmène tous les deux dans ma Stud et, en chemin, on passera
à la sandwiche factory des Champs Zé.
Je connaissais la célèbre usine de sandwiches de la Silicon Valley, je
me suis dit qu’elle avait fait des petits. Après tout les Parisiens ne sont au
courant de rien et ça ne m’étonnait pas que l’info vienne d’un Américain. De
plus, ça m’arrangeait, cette sale conne aurait sûrement tenté de m’assécher
durant le trajet dans sa mimi coupelle, son truc de fille snob à roulette,
quoi. C’était bon que Cary me prenne sous son aile.
À deux heures pile on entra dans le bureau de Feughill. Caryl prétexta
une urgence et se tira, j’étais seul en face de l’immonde, sous haute
surveillance. Chaque fois que je vois ce mec je pense à Men in Black I !
Et plus particulièrement à cet énorme cafard aux yeux jaunes qui essaie
de bouffer les gentils agents amerloques. Tant que Flavienne jouerait les
nazies guantanamiennes avec moi pas question de lui faire son affaire mais
je me promis de le liquider avant que ne s’écrive le dernier mot de cette
157
histoire.
- C’est laborieux, Des Ombres, attaqua-t-il, la-bo-rieux !
On voit bien que vous n’avez jamais été changé en barrière rocheuse,
fis-je négligemment, et que vous n’avez pas risqué votre peau grisâtre pour
geler le temps et favoriser vos projets absurdes.
Un violent arc électrique me détruisit le dos. je sentis mon sperme glacé
couler sur mes jambes, c’était intolérable et, tétanisé je ne pouvais pas
articuler un mot. Flavienne était intervenue. Merde ! Feughill lui fit signe
d’arrêter et me dévisagea goguenard.
- Vous voyez ! Elle a été sincèrement choquée par votre discourtoisie
envers moi. Vous êtes chez un grand éditeur parisien Des Ombres ! Tout le
monde n’a pas cette chance, vous savez ?
Je m’en serai passé. Mais, compte tenu du rapport de forces, je me
calmai et attendis la suite, prenant (avec peine) un air détendu.
- Demain l’opération Antinéa, poursuivit Feughill et vous me ramenez
le secret de la fusion à froid ! Je m’en réjouis vous savez ? Je règne déjà sur
le monde de l’édition dans ce pays de cons, je formate progressivement les
esprits, passe mes consignes aux jurés des prix littéraires, avec la fusion
froide je m’attaque au marché de l’énergie. Ça me plaît ! J’en ai un peu
marre des zozos qui écrivent ici. Tous des précieux, n’ont rien à dire mais le
font en trois cents pages, usent du je à mourir et du style de la dissertation,
je suis comme vous, j’insupporte tout ce qui à une odeur de philo dans les
bouquins, je vais m’élever au-dessus de toute cette merde et aplatir les
Saoudiens et les autres bougnoules, ce brave Chavez, le cartel du pétrole
avec une énergie inépuisable et facile à produire. Dont j’aurai le secret.
Avec un seul regret.
- Je fis des yeux interrogateurs, vraiment. Les cafards cosmiques ont-ils
des regrets ?
- Je ne rêvais que d’un seul auteur, soupire-t-il. Vous ! Votre fantaisie, nos
engueulades, les horreurs que vous balancez sur moi ! Comment voulezvous qu’un écrivain français puisse m’exciter alors que je vous suis depuis
le début ? Les Français sont nombrilistes, du beau style certes, mais vide.
Ça manque de sperme, pas comme chez vous. Ce qui me déprime le plus
c’est leur incapacité à raconter une histoire qui nous tienne en haleine.
Doivent prendre des cours chez les Amerloques. Ils se complaisent dans
des histoires de cul à l’eau de rose et des sentiments pas frais, bon, mais
depuis le temps que le roman s’enlise dans de pâles émotions y’en a classe !
Vous, vous parlez tellement bien des femmes que vous arriveriez à me
rendre lubrique. Je n’aime que l’argent mais… avec vos écrits je vais peutêtre changer de religion ? Bon, au boulot, j’en ai trop dit. Il vous va falloir
158
répondre à quelques questions. Histoire de définir vos missions.
Vous avez remarqué que je n’ai rien dit ? Feughill venait quasiment de
rejouer le rôle de Karpov dans le Magnifique ! Après m’avoir collé une
tortionnaire nazie aux fesses et utilisé comme cobaye ! Il avait pour moi
cette tendresse particulière des bourreaux pour leur victime. J’attendis la
suite. Il extirpa quelques pages d’un classeur et les déplia.
- Il y en a quatre-vingt. Répondez sans hésiter. Ce qui vous passe par
la tête. Je vous dirai ce que j’en sors. Toutes vos options entrent dans un
programme que Caryl m’a mitonné et nous allons en savoir plus sur la
fin de cette semaine. Attention, certaines questions peuvent se répéter un
grand nombre de fois, à la suite ou irrégulièrement. Ce n’est pas un test,
c’est une prise de données. Ne répondez pas évasivement, soyez bref.
Il venait de confirmer ma pire hypothèse. Il ne savait strictement pas
quelle mission me confier à partir de jeudi. Et il était certain que je détenais
la solution de ce problème. Je haussai les épaules, lorgnai subrepticement
sur les cannes de Flavienne, belles, et entrepris de répondre à l’abominable.
- Top chrono ! fit-il.
1) Un film que vous aimez ? - Le petit monde de Susy Wong.
2) Un film que vous détestez ? - Wanted.
3) Un film que vous détestez ? - Inception.
4) Pourquoi ? - Fausses valeurs. 5) Pourquoi ? - Veut faire passer le monde américain pour réel.
6) Une série que vous détestez ? - Toutes les séries américaines.
7) Exceptions ? - Voilà ! Axel Rose, Glee.
8) Aimeriez-vous être une femme. - Je le suis déjà.
9) Le meilleur film français ? - Emmanuelle 4.
10) Vos deux meilleurs films américains ? - Havana, Looney Tunes.
11) Votre philosophe préféré ? - Un Setter irlandais.
12) Pourquoi lire Stendahl ? - Plus moderne que je ne le pensais.
13) - Définissez la modernité. - Une fille centrale.
14) - Actrice la plus sexy ? - Téa Léoni.
15) - Une jambe de femme ? - Révolte des symboles.
16) - La révolution ? - Scriabine. La jeunesse.
17) Une musique pour votre dernière mission ? - Fais comme l’oiseau.
18) Qui est réellement la femme de votre vie ? - La Méditerranée.
19) Un poète disparu ? - Bécaud.
20) Un génie méconnu ? - Abraham Moles.
21) Les médias ? - Creusent leur tombe.
22) Une arme absolue, terrifiante ? - La bombe compassion.
23) Un autre nom pour la fusion à froid ? - Flavienne Gavial.
24) Une musique pour votre renaissance ? - Le pays d’où je viens.
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25) La révolution ? - Chopin.
26) - La révolution ? - La guerre de Troie.
27) Un danger pour cette société ? - Vous.
28) Un danger pour cette société ? - Petit monde des grands boutiquiers.
29) Que va faire DSK ? - Revenir. Écrire un livre, semer le bordel.
30) Quel titre pour son livre ? Je suis un symbole ! Ou : Une saison à l’envers.
40) Tirage ? - 261’000 arbres.
41) Un danger pour cette société ? - Les caméras 360o de Google.
42) L’Amour ? - À réinventer.
43) Un homme impeccable ? - André Wernimont.
44) Une fiction émouvante ? - Deep impact.
45) Une fiction é-mou-vente ? - La Caspienne.
46) Un homme impeccable ? - François Lachenal.
47) - Une jambe de femme ? - L’écriture de Dieu.
48) - Lac majeur ? - Niveaux de gris.
49) La honte genevoise ? - Le prix des ombres.
50) - Une comédie divine ? L’abominable vérité.
- 51) Le delta ? La vraie fusion.
52) L’avenir du pape ? - Femme de ménage.
53) Une guerre finissante ? - Monde Amérique.
54) Matriarcat ? - Sera moins bon que je l’imaginais.
55) - Israël ? - A fait déraper de Gaulle.
56) L’Iran ? - Nouveaux riches.
57) Une femme de chambre ? - L’apocalypse.
58) Une femme de chambre ? - L’Apocaline.
59) Caryl ? - Injustement exécuté, justement rescucité.
60) Votre prochain coup ? - Men in black I.
61) Éjaculer comme un homme ? - Big Bang.
62) Éjaculer en homme féminin ? - Sonora.
63) - Pour détruire l’Amérique appuierez-vous sur le bouton rouge ?
- Déjà fait. Ils s’en chargent eux-mêmes.
64) Une mélodie ? - Mahler V, adagietto.
65) Cinquième élément ? - Une fille centrale.
66) Lady Gaga ? - N’existe pas.
67) Le meilleur film français ? - Tant qu’il y aura des femmes.
68) - Lady Gaga ? - Symptôme. Les jeunes chanteuses ont plus de talent.
69) Faustus ? - Ce serait bien…
70) La chanson française actuelle ? - Reflète cette époque.
71) Un métal ? - Le bore.
72) Jeu de dupe ? - Jupe de cuir.
73) La mort ? - Si bémol mineur.
74) Ce qui vous fait vivre ? - Elle.
75) Ce qui vous tue ? - Une colline à l’aube.
76) L’amitié ? - Une gemme.
160
77) Une soif ? - Moins de bruit.
78) - Avez-vous déjà violé une femme ? - Non.
79) - Avez-vous déjà violé une femme ? - C’est l’inverse.
80) - Avez-vous déjà violé une femme ? - J’ai lu dans leurs pensées.
- Qu’y avez-vous lu ?
Merde !!!!! Heureusement, nous venions de passer la question 80 ! Je
n’aurais pas aimé lui dire ce que j’avais vu dans les terres des femmes.
Surtout à lui. Feughill scruta longuement un écran. Je n’avais dit que des
conneries ou lâché des automatismes. Que pourrait-il en tirer ?
- Bonne nouvelle Des Ombres ! siffla-t-il. Nous avons des données
en quantité suffisante. Vous réagissez comme un vrai Toon ! Mais vous
pouvez disposer librement de votre soirée.
Flavienne, dans mon dos, bougea avec brusquerie.
- Non, intervint Feughill, pas de joker, Flavienne.
- Mais…
- Pas de mais non plus, Caryl ramènera Jacques au Monceau, vous le
prenez en charge demain à six heures tapantes. Je le veux en pleine forme.
Demain c’est le jour de la fusion. Pas la vôtre ma chère, la mienne !
Je pouvais sentir les ondes de fureur de la belle fille. Un paquet de
crotales dérangés s’agitant autour de moi. J’étais soulagé de pouvoir m’en
éloigner, elle ne prendrait pas le risque d’aller contre l’éditeur. Je suis
monté dans la Stud de Caryl. C’était un modèle extraordinaire, du début
des années cinquante, une Studebaker Starlight Coupé vert métallisé, un
croisement entre une soucoupe violente et la poitrine de Jayne Mansfield
de mammale mémoire. Je sifflotai d’admiration. J’en avais conduit une il
y avait quelques vies. Caryl me sourit.
- J’ai mes petits plaisirs, Jack. Ne t’inquiète pas tant que ça. Je suis avec
toi, ils ne le savent pas et… on va trouver quelle sorte de modulation ils ont
utilisé pour changer Flavienne. Et on va la réaccorder.
- Merci, si tu savais… J’aime quelquefois habiter les livres que j’écris
mais cette fois je rame comme un malade, je te dis pas !
Dans le lobby de l’hôtel il y avait une hypothèse sans jupe de cuir mais
très bien tournée. Je lui ai “acheté un drink”, comme on dit chez nos amis
les garçons vachers. Sans plus. J’avais un autre texte à pondre.
En toute urgence.
161
162
Le concert de Cologny
Genève 1959
Le concert a lieu, au Conservatoire et il se déroule bien. Il y a du monde,
je n’ai rien fait pour la promotion, le bouche à oreille a fonctionné et, bien
sûr, la curiosité. Qui est ce jeune arriviste, génie, inconnu, se demandet-on. On dit de moi dans les hautes sphères musicales, que je suis Juif,
pédéraste et franc-maçon. C’est me faire beaucoup d’honneur, je ne suis
que l’enfant blond qui a renoncé à fabriquer de la nitro puis est tombé en
amour avec la musique.
Mes musiciens et moi sommes rôdés, il m’arrive souvent de modifier
ma partition en cours de répétition, c’est classique chez les compositeurs.
même les jeunes inexpérimentés. Nous avons une salle bien remplie, la
réaction est chaleureuse, en moi quelque chose me dit que c’est la fin
d’une belle aventure. L’imprévu survient, alors que Guiseppe compte la
recette pour la répartir entre les jeunes solistes. Je suis dans ma loge avec
quelques amis quand survient une dame très distinguée, très souriante.
C’est Raymonde Gampert, celle qui va animer le théâtre du Petit CrèveCœur à Cologny. Elle me demande si je suis content de la soirée ! Bien sûr
que oui ! Dans la foulée me demande :
- Seriez-vous intéressé de redonner votre œuvre chez moi, à Cologny ?
J’ai un très grand salon et je me chargerai des invitations.
J’hésite, je n’aime pas parler d’argent, qui payera les musiciens ? Comme
si elle lisait en moi elle ajoute :
- Je me charge du cachet de vos musiciens et du vôtre, bien entendu,
vous me direz ce qu’il faut.
Cette femme, mariée à un notaire, maire de l’élégante commune de
Cologny, va réaliser une opération culturelle incroyable pour l’époque.
Les genevois distingués vont à l’Opéra et au concert d’abonnement. On
se garde comme de la peste d’y entendre quoique ce soit de nouveau.
Raymonde, qui est une artiste a senti que quelque chose de neuf apparaît
dans l’horizon genevois. Je ne me rends compte de rien, je suis trop occupé
avec mon violoncelle solo à rameuter l’orchestre avant que les musiciens
ne se dispersent. L’offre est acceptée à l’unanimité, elle proposera une date,
dans les deux mois à venir, nous pourrons faire notre générale chez elle.
Mon cœur bat, je l’avoue, car ce débouché sur la mer… donne quelque
chose. Beaucoup plus que je ne me l’imagine. Le soir du second concert,
André de Blonay, Jeanne Hatt, Madeleine Lipatti et Marie-José, reine
163
d’Italie, Comtesse de Savoie, entre autres personnalités, sont présents.
Raymonde est une femme étonnante. Son mari est un notable, très
gentil, très policé, il parle d’une voix calme, lente, mesure ses mots et
je pense que c’est même un notaire honnête, ce qui va vite devenir un
non-sens. Elle, affiche un côté souriant, bohème, généreux, extraverti.
À ce moment-là elle possède près de la moitié des terrains du coteau
de Cologny. Imaginez… les eut-elle gardés dans son patrimoine qu’elle
serait aujourd’hui multimilliardaire, l’endettement immobilier de Genève
égalera la dette de la France dans l’avenir. Mais l’argent ne l’intéresse pas,
elle est réelle. Elle peint, écrit des poèmes mais les fait peu connaître. Avec
ce concert, elle a fait très fort, c’est comme si je recevais un gigantesque
coup de pied au cul qui me propulse dans le milieu musical genevois.
J’y rencontre mon premier père adoptif, André de Blonay. Un homme
extraordinaire. Tout en lui est grand, aristocrate, passionné, romantique,
désabusé et généreux. André, qui est châtelain de Blonay, en Vaud, une
famille du onzième siècle vaudois, avait eu désespérément envie d’un
héritier mâle. Dieu, sa femme, un destin ne lui accordent que deux filles.
Il le regrette. Son autre chagrin discret est que qu’il se destinait à une
carrière de pianiste et que, pour des raisons qu’il ne m’a jamais dévoilées,
il a renoncé à la carrière musicale. Quand je le rencontre, il est Secrétaire
général de l’Union Interparlementaire, créée en 1889. Il y est très actif et
les diplomates et parlementaires l’écoutent. On aime sa prestance et son
savoir faire, telle est sa réputation. Il est respecté, beaucoup trop grand
pour les nains de jardin qui peuplent la bonne ville de Genève, mis à part
cette élite secrète dont je révèle ici qu’elle est inventique et révolution
permanente. Sur un autre plan j’ai perdu mon père trop jeune et il n’a
pas le fils dont il a rêvé. Il m’adopte donc. C’est une relation étrange,
l’homme de pouvoir et de connaissance avec le jeune coq. Nous allons
nous heurter à diverses reprises mais jamais nous blesser. À plus d’une
reprise il monte au front et m’accompagne un jour, au Journal de Genève
qui fait la pluie et le beau temps dans la bonne société. Un rat a publié
une critique inacceptable sur notre centre de concerts, usant de calomnies.
Nous avons décidé de demander un droit de réponse qui nous est refusé et
nous sommes reçus par un jeune rédacteur en chef agressif et arrogant du
nom de Claude Monnier. Seul je n’aurais pas eu une chance, les journalistes
suisses romands sont teigneux, je n’ai aucune expérience. Blonay, en bon
diplomate, use de courtoisie, de charme puis… attaque et défait l’ennemi.
Ça ne nous rapportera probablement que des emmerdes mais en sortant il
me sourit.
- Jacques ! Ça fait du bien de mettre ce genre de personnage à sa place,
164
vous ne trouvez pas ?
Il organise, à la suite du concert de Cologny, ma rencontre avec
l’establishment musical genevois, l’entourage du chef Ernest Ansermet. Je
ne m’en rendais pas compte mais je venais à point nommé. Ces mélomanes
cultivés sont las de la dictature esthétique d’un chef vieillissant. C’est
décidé, notre centre prend de l’importance, Blonay qui en est président
incarne le législatif, j’en suis l’exécutif. C’est évidemment l’âge d’or. Il y
a une extraordinaire présence dans ce milieu, trop révérée, trop inconnue
aussi et c’est Marie-José de Savoie Reine d’Italie. Elle aime la musique et
les musiciens et organise des concerts chez elle. J’en entends parler, je ne
suis pas invité car la Reine est phagocytée par un trio de climénoles.23 Je
suis soigneusement écarté, je prendrais trop de place. Pourtant je connais
Marie-José, elle était au concert de Cologny. Ma réaction est banale, je me
rends à un dîner donné à Merlinges et manque de mourir d’ennui tant les
invités de la Reine sont ennuyeux et fats. Par la suite, je snobe toutes les
invitations qui me parviennent, c’est vrai que je ne supporte pas ce genre
de milieu mais j’ai commis une erreur de taille. La Reine existe, elle a une
très forte personnalité. Elle s’arrangera pour m’inviter avec la femme de
ma vie (qui est encore dans mon avenir) et un beau soir nous nous rendons
à Merlinges. Je m’attends au pire. Et me trompe. Un maître d’hôtel nous
accueille et ma compagne sourit. Dans le salon elle a repéré que les verres
d’un apéritif ne sont servis que pour trois personnes. Marie-José est directe.
- J’ai cru comprendre, Des Ombres, me dit-elle, que vous n’aimez pas la
compagnie de mes invités habituels. Nous serons entre nous. Et vous avez
raison, ils sont assommants.
La soirée est passionnante, elle connaît admirablement le monde des
musiciens. Je reste très surpris du rêve qu’elle nous raconte avant de se
retirer. Elle se trouve dans le palais royal romain que tout le monde appelle
le Wedding Cake. Elle s’ennuie de la foule de courtisans qui l’entoure. Et
soudainement, paraît dans le ciel une créature bleue qui descend vers elle
à la manière d’un ballon. C’est une femme, presque transparente. MarieJosé croise son extraordinaire regard et expérimente une entière sensation
de légèreté. La Présence sans nom l’emmène dans l’azur. La Reine nous
décrit ce départ, le palais et Rome disparaissant au loin, sous les nuages.
- Que pensez-vous de ce rêve, Des Ombres ?
- Que vous vous êtes libérée, cette nuit-là. Madame.
Une fois de plus je révise mes catégories sociales. Les titres ne sont rien.
23
Courtisanes qui agitent un éventail près d’une figure royale. Voir in : Voyages
de Gulliver de Jonathan Swift.
165
Il y a des personnes réelles.
166
Les privilèges
Paris 2011, Lundi soir
Si toutes les intentions de meurtre et de liquidation avaient été suivies
d’actes concluants…
J’avais affaire à des amateurs ! La technique de Rabinovitch et consorts
n’était pas au point. Ils avaient loupé leur premier tir, les coordonnées
étaient sales et imprécises. Le sale coup d’œil que m’avait balancé
Flavienne à mon retour n’annonçait que des emmerdes et des tortures de
femme. Je me suis creusé la tête à son sujet, dans toute mon œuvre, il n’y
avait que ce sublime bouquin porteur d’un titre horrible, Mais qui s’est
tapé Molly Schmoll, où je pourrais trouver le moyen de la tuer. La tuer ?
Whadelse ? De vous à moi je n’avais plus envie de l’aimer. Aimer, quel
gros mot ! Quel abus de langage. Je n’avais plus envie de la désirer, de me
faire mener par les canaux inépuisables de mon foutre italobourguinon, de
mes codes que j’assume pleinement mais trop c’est trop.
Caryl m’a ramené au Royal Monceau. Il ne m’a pas dit un mot de trop
durant le trajet, que des banalités. J’ai saisi qu’il ne me parlerait que dans
nos fameux cônes de silence. Arrivé dans le lobby j’ai vu une bonne demidouzaine d’Hypothèses pleines de jambes qui me dévisageaient avec
intérêt. Brrr… Je me suis frileusement enfermé dans ma suite, bouclée
à triple tour, des fois qu’une femme de ménage bronzée serait prise d’un
excès de zèle. Je ne me reconnaissais pas, cette Flavienne avait une
mauvaise influence sur ma vie de séducteur.
Je me suis donc mis à la rédaction de mes propres privilèges. Stendahl
avait eu un coup de génie, d’un autre côté c’était banal, tout le monde
faisait de même, sans codifier. Si toutes les intentions de meurtre et de
liquidation avaient été suivies d’actes concluants il n’y aurait plus aucune
société, depuis longtemps, voire toujours. Ou, alternativement, si tous les
désirs des mâles avaient trouvé leur grotte féminine cette planète serait
morte d’overpop, envahie par la lèpre humaine grise. Je trouvais que Dear
Henry24 avait été par trop imprudent. Par exemple, ce code de télépathie de
son imagination qui permet, à telle distance et cadence, de savoir ce que
pensent les autres ? Ce serait l’enfer assuré. Une avalanche de mesquineries,
d’envies, de jalousies et de puanteurs à se tirer une balle dans leur tête…
Dès le début, j’eus trop d’idées et trop de matériel. Les privilèges se
bousculaient au portillon. Je finis par griffonner ce qui suit. J’en ferais mon
24
Beyle, Stendahl.
167
propre code, ça me plaisait.
C’est très amusant de jouer les surhommes et de se donner des pouvoirs
extraordinaires. Il faut également se donner une balance, un garde-fou.
Rapidement, il m’apparut qu’il fallait ajouter un code pénal à ces privilèges.
Ces derniers se diviseraient en grandes classes, je finis par les ranger dans
quatre tiroirs. Le Rel (ations humaines), le Spi (rituel), le War (qui traite de
la guerre nécessaire contre le monde de l’avidité humaine) et le Clean (qui
arrondit certains aspects abrupts des privilèges et divers autres imprévus).
Je m’amusais bien, il y avait tant d’idées que j’eusse pu continuer à
l’infini. Je n’en gardai que quelques-unes sans rester certain qu’il s’agisse
des meilleures. Le code pénal ne comptait que deux articles, mais celui de
la guerre dix-huit, la spiritualité dix et les relations et arrangements divers
une douzaine. Dans l’article Rel001 j’avais tempéré l’un des privilèges de
Stendhal, du trop dangereux.
Code pénal :
Article I) Le privilégié ne peut pas révéler à autrui l’existence et la
nature de ses privilèges. Pénalité, le contrevenant s’expose, s’il le fait, à
l’annulation de tous ses privilèges moins cinq et, dans ces cas graves, à un
effet inverse qui lui sera appliqué.
Article II) Le privilégié ne devra jamais jouir des faveurs d’une femme
et ignorer sa nature profonde et ses trésors. Pénalité, le contrevenant
s’expose à cent cinq constats ironiques d’impuissance lors de ses prochains
rapports et/ou trois cent quatre-vingt-dix louis d’or, soit treize mille deux
cent soixante euros payables en neuf mensualités et dix jours de travaux
d’intérêt féminin.
(Je poursuivis, il y avait trop de dégueulasses dans cette société, peutêtre pouvait-on envisager quelque chose. Livrer au mal une guerre sans
merci.)
War
Article War001 : Le privilégié pourra, dans la guerre qu’il livrera au
monde de l’argent, savoir qui frapper pour défaire par étapes la citadelle
du mal. Il s’exposera à de grands risques car ses cibles peuvent devenir
trop nombreuses.
Article War002 : Le privilégié pourra connaître l’échelle des
responsabilités de ces grands ensemble sociaux et appliquer le code pénal
dit des nourritures restreintes, chaque semaine, aux 923 personnages les
plus concernés.
168
Article War003 : Le privilégié pourra obliger les grands groupes
occultes, les multi-nationales et les nations elles-mêmes à renoncer à
sacrifier, polluer et détruire la nature.
Article War004 : Le privilégié pourra confier cette guerre à Diamant noir
ou à l’exécutrice Arena des Erynnies. Il ne pourra convoquer ni les Furies,
ni les Parques ni Apocaline à ces fins. Il pourra aussi confier la destinée
des nuisibles à toute femme riche de vie et d’énergie, de luminosité, non
formatée, non souillée et décidée à purifier la sphère humaine.
Article War005 : Le privilégié pourra chaque trimestre obliger 211
fonctionnaires à revivre 67 fois les humiliations, craintes et terreurs qu’ils
ont coutume de faire subir aux autres. Les huissiers et agents de contrainte
devront revivre leurs actes 177 fois.
Article War006 : Le privilégié pourra deux fois par an faire que le pape
paraisse soudainement nu dans ses fastes et cérémonies et le reste jusqu’à
remise des comptes de la banque du Saint Esprit à trois états d’Europe,
dont un Nordique, un latin et un canton suisse, à l’exclusion de toute ville,
métropole, campagne et territoire de France.
Article War007 : Le privilégié pourra démettre de leurs fonctions et de
tout pouvoir temporel des Présidents ayant exercé plus de 260 jours et des
dictateurs ayant pris le pouvoir plus de 20 jours.
Article War008 : Le privilégié pourra 22 fois par an, obliger des juges et
des avocats dans l’exercice de leurs fonctions, à avouer publiquement ce
qui les anime et quels sont les véritables ressorts de leur conduite.
Article War009 : Le privilégié pourra, là ou la justice, l’État, les grands
groupes, les pays et notamment les Nations unies se révèlent lents, minés
de l’intérieur par des fonctionnaires qui protègent leur statut et des notables
corrompus, intervenir, sept fois, tous les onze mois, pour rétablir la quête
de la liberté et la fin des massacres de populations civiles engagée par des
dictateurs, mais il ne pourra jamais imposer ses propres modèles.
Article War010 : Le privilégié ne pourra pas faire souffrir les gens qu’il
réprouve après avoir pris connaissance de leur identité et de leurs actions
car il en souffrirait lui-même, selon la clause xx de compassion.
Article War011 : Le privilégié pourra 3 fois par année et seulement
les trois derniers jours du mois, faire apparaître les religions dominantes
comme de grands œufs flottant dans le ciel au-dessus des villes de la terre,
avec des faces noires et des faces claires, montrant à tous avec évidence les
nuisances qu’elles exercent sur l’humanité, leurs leviers d’espoir et l’amas
des richesses qu’elles accumulent.
Article War012 : Le privilégié pourra savoir qui sont ceux qui détiennent
les leviers du monde de l’argent. Il sera protégé du choc que cause une telle
169
révélation. Il lui apparaîtra un classement par ordre de nuisance.
Article War013 : Le privilégié pourra obliger 70’000 femmes riches,
tous les 120 jours, à se retrouver sans fortune, à travailler durement, dans
des conditions humiliantes, devant regarder comment vivent d’autres
femmes riches, pour comprendre leur abandon des qualités fondamentales
du féminin. (qualités fondamentales est aussi un chapitre)Article War023
Article War013b :Le privilégié pourra obliger les femmes formatées de
manière très identique à parler au même instant, avec les mêmes mots,
cent fois par an en dénonçant les pouvoirs d’argent qui les modèlent. Elles
n’auront aucune conscience de ce qui leur arrive et le discours imposé qui
franchira la barrière de leurs dents sera de 55 à 467 mots. Exception faire
pour les tribunaux américains où elles devront prononcer cinq cent mille
mots à chaque question posée par l’accusation.
Article War014 : Le privilégié pourra tuer cent dix-sept notaires par
mois et mille huit cent quarante-neuf banquiers. Il ne les fera pas souffrir
inutilement ni par esprit de vengeance mais il peut choisir de leur faire
vivre et partager les douleurs qu’ils ont infligées à d’autres. C’est la clause
de la compassion active,
Article War015 : Le privilégié n’aura pas besoin d’armes. Son arme est
la pensée. Il lui suffit de se concentrer sur une personne précise ou une
situation pour agir dans le cadre des présents privilèges.
Article War016 : Le privilégié pourra, trois fois par année, chasser toute
violence d’un groupe, état ou pays. Il sera conscient que pour la plupart
des pays la perte de la violence peut équivaloir à une condamnation d’un
système basé sur la répression.
Article War017 : Le privilégié pourra adoucir les pentes de la reprise de
la violence, faire éviter les transitions trop dures mais jamais sur plus de
cent jours
Article Article War018 : Le privilégié pourra chaque trimestre obliger
211 fonctionnaires à revivre 67 fois les humiliations, craintes et terreurs
qu’ils ont coutume de faire subir aux autres. Les huissiers et agents de
contrainte devront revivre leurs actes 177 fois.
Rel
Article Rel001 : Une fois tous les 3 ans le privilégié aura le pouvoir de
savoir ce que veulent les femmes. Il ne deviendra ni fou ni déçu. Il aura
également le pouvoir de renoncer ponctuellement ou définitivement à ce
privilège.
Article Rel002 : Il pourra changer une jolie femme en chien de belle race
et prestance. Ce pourra être un dalmatien, un setter irlandais un golden
170
retriever mais en aucun cas un Huskie aux yeux bleus. Cette race étant
réservée au visionnaire silencieux.
Article Rel003 : Le privilégié pourra conférer, trois fois par mois à des
personnes se trouvant à moins de 200 m de lui le sens de l’hunour.
Article Rel004 : Le privilégié pourra se rendre invisible 2 fois par mois
et se transporter en tout lieu qu’il pourra identifier, mémoriser ou décrire.
Il ne pourra pas naviguer par l’usage de Google earth ou maps. Il ne pourra
pas rendre ses vêtements invisibles à l’exception de toiles de lin ou de jute
ou de soies noires et de cuirs vieux de cent ans. Une exception est accordée
aux jeans fabriqués à Gènes.
Article Rel005 : Le privilégié pourra, les mois d’hiver, harmoniser un
couple mais il saura que le privilège accordé ne dure que la trentième
partie du temps de la vie de ce couple.
Article Rel006 : Le privilégié pourra assister invisible aux
rassemblements futiles de la société dans laquelle il vit mais chaque minute
qu’il y consacrera diminuera ses pouvoirs d’une millième partie.
(Il me faudrait mettre de l’ordre dans tout ça. Il y avait notamment un
ensemble sur les règles du plaisir et le plaisir des règles qui faisait défaut.
Après tout, Stendahl avait quasiment commencé son discours des privilèges
par sa mentula.25 Il avait raison, c’était l’essentiel pour un homme noble et
qui se respecte.)
Art de jouir :
Article Rel006 : Le privilégié pourra enseigner 45 fois par année aux
femmes de son choix, la science ancienne du désert de Sonora, qui consiste
à donner un désir non volatil à un homme et à le satisfaire de deux à treize
fois sans interruption tous les 23 ou 71 jours.
Spi
Article Spi001 : Le privilégié, qui est par définition un homme fragile,
quand il interviendra en faveur des peuples, ne sera pas tenu de fréquenter
les groupes et individus qu’il défend et avec qui il expérimenterait un trop
grand écart d’usage. d’odeur et de culture.
Article Spi002 : Le privilégié pourra, deux fois dans sa vie, tenter de
donner au mot humain un sens qui ne soit ni désespéré, ni détestable ni
absurde ni équivalent de mal.
Article Spi003 : Le privilégié, lorsqu’il se rend dans une bibliothèque,
aura le pouvoir de discerner par une faible luminescence les livres qui
contiennent les recettes permettant de rendre les hommes et les femmes
heureux.
25
En clair sa bite, et en source son esprit moindre… Je vous demande un peu !
171
Article Spi004 : Le privilégié pourra, pour une durée comprise entre trois
minutes et deux jours, rescuciter divers esprits, personnalités et acteurs qui
l’ont marqué ou ont marqué la société humaine. Ce pouvoir s’étend dans
le passé à deux cent trois ans. Il pourra rappeler à la vie un poète ou une
âme effervescente et lui donner un espace de temps en lequel le rappelé se
sentira heureux, harmonisé et compris.
Article Spi005 : Le privilégié pourra faire ressentir à un prétendant à la
vie éternelle toute l’horreur que serait une trop longue vie et la désolation
que l’on a de voir mourir sans cesse ceux que l’on aime.
Article Spi006 : Le privilégié pourra, de nuit, chaque équinoxe, voler
au-dessus de cette planète et distinguer les lumières des foyers animiques
des zones dévastées et obscures.
Article Spi007 : Le privilégié pourra, cinq fois par mois et pour une
durée d’une nuit ou de cent profondes respirations, oublier tout ce que ses
privilèges lui ont fait découvrir.
Article Clean0068 : Le privilégié ne pourra pas accorder la vie éternelle
à un être humain. Mais il pourra, onze fois dans sa vie, accorder à un
être humain une vie de cent treize années et le faire apparaître de manière
discontinue sur une durée totale de sept siècles de manière à donner
l’impression d’un immortel comme Isaac Laquedeem, Averroes, Cagliostro
Article Spi009 : Le privilégié pourra, une fois dans sa vie, regarder
derrière le Big Bang.
Article Spi010 : Clause de la compassion active : 777777 en faire un
autre article qui se nommera le partage dans les privilèges.
Clean
Article Clean001 : Le privilégié, 13 fois par année, pourra juger de la
qualité des livres qui paraissent, de la qualité des prix littéraires et des
manœuvres des éditeurs.
Article Clean002 : Le privilégié pourra de même, cent douze fois par
année, juger de la qualité des organismes de médias. Il pourra rendre
invisibles 67 émissions de télévision, illisible 341 chroniques de journaleux
et changer en musique de Mozart 201 émissions de radios.
Article Clean003 : Le privilégié pourra, trois fois dans sa vie, faire du
Japon et du Pakistan des nations humaines et civilisées.
Article Clean004 : Le privilégié ne pourra pas transférer ses pouvoirs à
d’autres personnes.
Article Clean005 : Le privilégié s’il fait mauvais usage de ce code
sera puni selon les règles qu’il aura lui même fixées avant de devenir un
172
privilégié.
Article Clean008 : Le privilégié ne sera jamais tenu de lire les ouvrages
des philosophes français, des disciples d’Umberto Eco ni les mémoires des
criminels d’argent et de guerre.
Article Clean009 : Le privilégié pourra faire disparaître de l’étal tous
les livres superflus, ennuyeux, cent fois pour une durée de cent minutes,
dans tout lieu public sis à mille lieues de lui. Lors des rentrées littéraires
il pourra faire disparaître pendant neuf jours et treize heures et quatrevingt-dix secondes huit cent quarante-deux romans, cent seize essais et
l’intégralité des ouvrages dits de philosophie.
Article Clean010 : Le privilégié ne sera point tenu d’écouter du rap ni
les chanteurs français du XXI siècle ni la production des filles américaines
formatées. Mais s’il le fait il ne s’exposera nullement au code pénal
ci-avant décrit, la punition étant en soi suffisante.
Article Clean011 : Le privilégié pourra, tous les deux ans, s’il le désire
assister à la céré-momie des Oscars, se rendre à Sundance et Telluride et
même gravir les marches des Festivals du type de Cannes. Il sera alors
invisible mais sa voix résonnera fortement dans les esprits proches à une
distance de 150 mètres. Il sera alors passible de l’article 333 du code pénal
des privilégiés.
Article Clean012 : Le privilégié pourra en tout temps exercer l’ensemble
de ses pouvoirs dans une telle compression de temps que cela ne représente
pas pour lui plus d’une minute par jour de choix lents et tranquilles effectués
dans la clarté de son esprit.
Je me suis arrêté là. Quand on commence à légiférer il est difficile de se
limiter à peu de chose signifiantes. Je trouvais quand à moi mes privilèges
nettement plus intéressants que ceux de Stendahl ! Il y avait une raison, je
ne demandais pas d’argent pour moi. Et je ne demandais à aucun moment
que ces pouvoirs m’aident à séduire une femme. je savais que pour les
séduire il n’est qu’une formule (attitude, qualité, méthode).
Voyez page xxxx
173
174
Où est Antinéa ?
Paris 2011, mardi matin
Mon imaginaire fonctionnait !
Je me suis retrouvé en terrain connu, proche de cette chaîne montagneuse
que je venais de défendre contre l’Atlantique. Le transfert a été nettement
plus rapide que les précédents. J’ai espéré que Caryl et ses sbires n’avaient
pas merdé dans leurs coordonnées, histoire de ne pas me retrouver dans
le mésozoïque face à un aimable lézard prédateur. Flavienne suffisait
largement à mes délices de proie. Cette barrière montagneuse était, en soi,
une bonne nouvelle. Je l’avais stabilisée, pour un an, pour un jour, mon
imaginaire avait l’air de fonctionner ! Je venais d’être longuement briefé
par un Rabinovitch stressé, sous le regard tendu de Flavienne. Celle-là !
Je finirais bien par trouver le défaut de sa cuirasse et je lui ferais voir ce
qu’est la fusion à chaud, mais, pour le moment, mes méthodes ordinaires
avec les femmes étaient inopérantes.
Les gens de la base Mouffetard étaient persuadés que les Atlantes,
cornaqués par une certaine Antinéa, connaissaient le secret de l’énergie
non polluante et inépuisable. Ils penchaient pour quelque chose du genre
de la fusion à froid. Je connaissais le principe, en 1989 des chercheurs en
Utah avaient fait passer du courant électrique à travers deux électrodes
immergées dans une solution d’eau lourde et dégagé une certaine énergie.
Mais depuis, rien n’avait avancé, à part dans les films de fiction ou le Saint
lui-même avait offert ce procédé au peuple russe, aidé d’une blonde du
nom d’Elisabeth Shue. J’espérais que ce serait plus simple, que le carburant
serait par exemple de l’eau de mer, ça ne manquait pas encore. Ils étaient
également persuadés que mon savoir faire fonctionnerait avec cette nana et
qu’elle me filerait la formule. J’en étais moins sûr, les femmes avaient une
nette tendance à ne plus êtres des femmes pour nous, les honnêtes mâles
de la planète. Bref, je n’avais qu’à trouver l’Atlantide, cette Antinéa et lui
demander poliment de quel bois elle se chauffait en hiver, euhh… quelle
était sa source d’énergie.
Je vous passe mon voyage. J’ai marché. Marché, marché, beaucoup
marché. Flavienne, c’est vrai, m’avait appliqué sa quatrième règle (vous
vous en souvenez sûrement ?)” chaque jour tu changeras de peau”.
J’habitais un corps sportif à peau assez brune, j’avais une longue chevelure
noire. Bien vu. Le blond aux yeux bleus que je suis aurait rapidement frit
au soleil dans cette longue marche. Le terrain me paraissait assez argileux,
175
des terres grises coupées de populations d’algues de terre et de petites
fourchettes du diable, de curieux arbustes semblables à des oursins jaillis du
sol avec une sorte de violence, une masse de végétation basse entre lichen
et créosote bush et toujours cette dominante ocre régulièrement sabrée
de terre grise. Je ne distinguai pas la mer intérieure, la mère de Madame
Méditerranée que je connais si bien mais je pouvais sentir la présence de
l’eau, elle était proche, quelque part sous terre. Avec le temps mes jambes
sont devenues douloureuses. Dans la vie d’avant j’avais passé trop de
temps devant des écrans d’ordinateurs, comme tout le monde. Ce corps
sportif n’arrivait pas à pallier à mon manque d’entraînement, les héros en
exosquelette c’est une connerie hollywoodienne. J’ai vu, il me semble, le
soleil se lever devant moi et se coucher du côté des colonnes d’Hercule
un grand nombre de fois et je marchais toujours. Je me suis dit que mes
expéditeurs l’avaient dans le baba. Cette mission, j’étais censé l’accomplir
en une matinée au maximum, il y avait des jours que j’étais parti. J’ai revu
et entendu diverses choses. Le petit sourire de Caryl et le cône de silence
qu’on s’est offert. Il n’a pas dit grand-chose. Il m’a simplement dit que
je serais asynchrone et que, merde… ça se passerait bien. Je marchais,
je peinais dans les terres basses. Avec le sentiment de descendre très
lentement. J’avais épuisé mon second souffle depuis quelques éons. La
chose la plus passionnante était la succession des végétations basse et des
lichens à dominante ocre et des bandes grises sales. Deux ou trois fois
il m’a semblé entendre un craquement tellurique derrière moi. Je m’en
foutais, si Gibraltar l’ancien pétait, la mer serait vite sur moi et ce serait
tant mieux. Des essaims d’insectes et de souvenirs se sont mis à tourner
autour de moi. J’ai privilégié les souvenirs.
Avant de mourir desséché j’ai revu Jolene, la fille d’Arizona.
Je l’avais repérée au desk du motel. Une nane américaine standard,
entre dix-huit et dix-huit ans, l’air désœuvré. La version locale du désir.
Longues jambes, lèvre supérieure de bébé relevée sur deux incisives
blanc majeur, short suffisamment sublime pour voir cinq centimètres
de son string, chemise nouée au nombril, peau dorée, blonde de chez
Blonde attitude, la totale avec en prime des sandales subtilement lacées
en spires montantes autour de ses mollets qu’elle avait fort bien tournés.
Ces amérananes savent s’habiller, euhhh… se mettre en valeur. Jolene me
posait problème. En tant qu’icône elle était hyperdésirable mais comme
en-cas nocturne j’étais certain de ne lui trouver aucun goût. J’ai appris,
sur le tas, à comparer les Américaines aux fromages insipides des Malls26.
- Hi ! I’m Jack, ai-je fait.
26
Grandes surfaces américaines.
176
Elle m’a gratifié d’un coup de phares.
- Hi Jack. I’m Jolene.
Cette conversation était si banale que la Jolene du désert s’est mise à
tremblé, j’ai distinctement vu sa peau se fendiller, laisser pousser quelques
lichens rouges, ses sandales se barbouiller de glaise vivante…
Je me suis secoué, j’ai poursuivi ma longue marche, elle s’est stabilisée.
Je mettais un pied devant l’autre, j’aurais donné ma fortune pour affronter
un mirage avec de l’eau. Au fait, les mecs ne m’avaient pas filé de gourde.
Il y avait bien Jolene… mais je respecte trop les belles filles pour les
insulter de cette manière. Elle était si craquante, fagotée comme ça, que je
l’avais rebaptisée LSD, mis pour « Les Shorts Déments  ». Je connais par
cœur tout ce que les femmes savent faire pour nous rendre complètement
idiots avec un bout d’étoffe, dans mon cas c’était arrivé à partir d’une jupe
de cuir. Je me suis demandé si je n’étais pas en train d’agoniser dans un
hôpital parisien et de rêver ce désert, cette mission, Jolene. Je m’en foutais.
Je lui ai balancé un sourire gercé, et nous nous sommes partis direction ma
chambre. En quittant le bar je lui avais demandé de marcher devant, elle a
pigé et je me suis délecté à la suivre dans ce couloir crad en regardant ses
longues jambes, son petit cul musclé et les belles épaules qu’un débardeur
noir mettait en valeur. Quelque part à la gauche ouest de ma conscience
j’ai perçu un rythme, une sorte de galopade. La terre vibrait. Conneries,
il n’y avait personne. Et si Feughill avait prévu de m’assassiner ainsi ?
Mon esprit embrumé n’y croyait pas. Il aurait voulu être présent, participer à la mort du héros, ça, c’était sûr. Je suis revenu vers Jolene-désert
vivant et ses shorts. J’ai écrit des tas de choses sur les filles en shorts. Par
exemple : Heureux ceux qui habitent ta maison ! Ils peuvent te célébrer27.
Marcher dans un motel sans lichen, comme ça derrière elle, c’était tellement jouissif que je me suis juré de reconstruire le bâtiment en le dotant
de trois ou quatre kilomètres de couloirs supplémentaires, histoire de faire
durer le durcir. Vous n’aurez pas lu ce chapitre pour rien, dans quelques
soleils je serai mort mais je vais vous filer une réponse au vieux problème
« fille : mode d’emploi.  » Je désirais Jolene plus que tout mais, si je la
baisais. je la perdais. Ce que je voulais posséder c’était la fille qui marche
et c’est bien pour ça qu’il y a tant de mecs qui s’astiquent le notaire de
nuit, quand ils se croient seuls avec les seules filles merveilleuses qui
existent, les habitantes de nos pulsions. Quand on baise, on s’enlise dans
la femme - je ne dis pas que c’est désagréable - mais les gars dans mon
genre (la majorité) ne rattrapent jamais leur désir initial. Comment fucker
une image ? Une vision ? Le mode d’emploi était simple. Je lui ai demandé
27
(Les Psaumes 84 ; 5)
177
de garder ses shorts “pendant”. Ça n’est pas pour rien qu’on les nomme ici
« hots pants  ». Ses shorts et son débardeur, ça va de soi. Je délacerais ses
sandales. J’avais envie de la voir exactement comme elle m’avait flashé
et de la désirer longuement. Abolir la distance entre désir et satisfaction,
au fond je n’ai jamais parlé d’autre chose. Je haïs la satisfaction rapide.
Je ne voulais pas m’enfoncer sottement en elle en ahanant des platitudes
essoufflées, gicler comme un lapin et m’endormir. Je voulais son essence,
ne serait-ce qu’une goutte.
Cette goutte, je n’étais pas près de la savourer. Ce bouquin est la Bible
de toutes les frustrations. D’abord Flavienne, ensuite Flavienne, toutes les
Hypothèses à longues jambes du Royal Monceau et maintenant Jolene,
au moment où cette longue agonie dans le désert des terres basses allait
s’achever avec un peu de félicité. Merde ! Ce n’était pas pour rien que
j’avais conçu la couverture de l’Enfer des Philosophes avec une fille
centrale assise sur un crucifié. Une image équivoque, c’est bien. Et lui ?
Il boit à la fontaine de Jouvence. Tout le monde sait ça et personne n’a
le courage d’en faire la nouvelle Bible ! Il ne suce pas sa chatte, elle ne
lui pisse pas dessus. C’est noble. Elle contredit sa mort. Qu’oser dire ?
Allez-vous passer l’éternité crucifié, sans pouvoir mourir, parce qu’une
fille première nommée Jouvence (Elle) vous recouvre, vous donne son
eau à boire ? Elle seule peut annuler la vieillesse, tous les poètes le savent
et le disent. Goethe, fou de joie, eut adoré cette offre, il en rêvait et il l’a
fait, d’ailleurs. J’admire cette image de la compassion sexuelle absolue.
Cette fille étrange, qui a l’air de penser à autre chose, annule le mal mâle
à l’aide d’un sortilège courant. Comment sont-ils unis ? Savoure-t-elle sa
mort ? Nous n’en savons rien. Elle, à mon avis, ne sent rien de particulier.
Les femmes, de plus en plus, s’absentent de leur nature. Elles ne sentent
rien, elles prennent, Elles occupent dans nos vies un espace inversement
proportionnel à ce qu’elles nous livrent d’elles. Peut-être n’y a-t-il rien à
savoir… Ce qui m’avait interrompu dans mon retour vers Jolene (se consoler en mourant dans le désert avec une nane américaine, du dernier mauvais goût, et pourtant…) c’était cette autre fille qui venait d’apparaître, qui
marchait dans le désert, dans le sens opposé. L’instant d’avant il n’y avait
rien mais que valaient mes instants ? Il y avait beaucoup de place, de végétaux innommables, de glaise et même du sable maintenant mais on allait
se télescoper, j’en étais sûr. Elle est arrivée sur moi très vite, un visage
rond, une peau hyperpâle, luminescente, pleine de cratères. Une Coréenne
sûrement. Mais un détail clochait, elle avait au moins deux mètres vingt de
hauteur et elle était mince. Les Coréennes sont toutes des courtes bottes.
J’ai regardé aux alentours, pas la moindre micro cam, si c’était une pub
178
les gars, dans leur régie, usaient de techniques très furtives.
- Salut, a-t-elle fait. J’suis la Lune.
J’ai failli répondre mais quelque chose ne clochait pas. Si elle était la
Lune tombée sur Terre ça se saurait. L’extinction des dinosaures dans
le temps et maintenant celle du dernier héros, the ultime and last action
heroe, moi en fait. Qui d’autre ? Les mers qu’elle fait danser, au long
des golfes clair, se seraient soulevées, comme les peuples d’Arabie. Je
serais même un peu plus mort. Et surtout, elle n’aurait pas parlé avec ce
traîner populaire érodant, elle aurait dit “Je suis la Lune”. Pas “J’suis”.
La Lune est une fille scientifique et un peu chiante. Jamais elle n’aurait
laissé s’installer un bruit du genre “chhh” dans une déclaration d’identité.
N’importe quoi ! Vous voyez, en cette fin de vie dans un désert brûlant
même la grammaire foutait le camp. Jolene est revenue. C’était une bonne
chose car on en était au moment important de l’amour charnel, je voulais
son essence, ne serait-ce qu’une goutte, pour terminer en beauté. Elle
garda ses shorts avec un petit sourire de coin qui me rappela une grande
salope de surface mille lieues plus haut, une utilisatrice de signes. Je
n’avais pas cessé de marcher, je ne sentais plus rien. Si ça se trouvait mes
jambes étaient usées jusqu’aux genoux, rien à cirer. La vibration revint,
très proche de moi, je situai ça entre un cheval et douze chameaux, ne me
demandez pas pourquoi.
Sur quoi, ignorant les soleils dont la course était devenue si rapide que
la terre, comme Saturne, comptait un anneau dans le ciel, une fille, montée
sur une bête blanche, surgit devant moi, armée d’une longue lance de bois
noir. Quelle me balança en pleine tronche, avec toute la belle énergie de
la jeunesse. Vous voulez que je vous dise ?
Noir c’est noir.
179
180
Escapades nord de mer
Perros Guirec 1950
La mer, la mer c’était, ce serait ma femme. Je vous ai dit que c’est
Margot la Noire qui me l’a fait découvrir, pas tout à fait vrai.
J’y étais allé sans femme, à deux reprises. Au Nord, au Sud.
Un été, mes parents m’envoyèrent chez des amis, en Bretagne, à Perros
Guirec. La chose fondamentale fut mon premier contact avec l’Océan. J’y
étais préparé par quelques poètes. La famille du sculpteur Maurice Denis,
un peintre très connu en France, m’accueille, je suis logé, en bord de mer,
dans une immense maison déserte, peuplée de vents hurleurs, nommée le
Grand Silencio. Je m’attendais à de l’extraordinaire et je ne suis pas déçu.
Rien ne m’a préparé à ce que je vais découvrir. À un lac calme et prévisible
succède la mer du Nord, sa houle, ses humeurs, les odeurs de varech, des
parfums iodés. Je passe des heures dans les falaises de granit noir et rose
de Ploumanach et j’y découvre des minuscules formes de vie dans les
rochers. Après la musique au bord du lac d’Annecy une autre entité prend
possession de moi, la mer.
Lors des grandes marées j’assiste au spectacle des pêches d’équinoxes.
Beaucoup de poissons s’échouent sur les rocs ou restent pris dans leurs
dédales, les pêcheurs ne se donnent pas la peine de prendre leurs bateaux,
ils viennent les cueillir. Ce qui me frappe d’horreur c’est le spectacle de
la fille de Denis, une brune garçonnr avec des mollets énormes et une
face quelconque qui repère un gigantesque congre, deux mètres, un vrai
serpent d’eau, et le tue en l’assommant frénétiquement sur les rochers.
Je ne connais pas encore les femmes, je suis un puceau qui s’enivre de
senteurs marines, y retrouve son Rimbaud et son Jules Verne, j’efface cette
brute féminine de ma mémoire, c’est un mec qui s’est trompé de corps ou
une future bigote.
Le soir, l’hallucination bretonne culmine avec le vent qui hurle dans
les trois cheminées du Grand Silencio. Il faut dire que je suis seul, au
premier étage de cette vieille maison de pêcheurs, mon lit est situé à l’est
d’un immense couloir vide peuplé de vieilles statues de bois et un phare,
au large, balaie la côte à de longs intervalles. Je vois, un rien halluciné,
les visages des Saints qui sont venus en marchant sur les eaux, sortir de la
pénombre tout près de moi. Ça impressionne le jeune homme de dix-sept
181
ans, les Hauts de Hurlevent ne font pas meilleure mise en scène. Je me fais
à ces hallucinations nocturnes.
La seule chose qui en sortira sera une partition pour chœurs et orchestre
que j’écris vite fait de retour à Genève. Elle se nomme Prélude à la mer.
Une vieille chanson bretonne m’en a donné le texte.
Il vente,
c’est le vent de la mer
qui nous tourmente.
Je me souviens que ça commençait par des voix masculines, sur une
tierce ostinato en la mineur, c’est une influence de la Symphonie des
Psaumes de Strawinsky.
Cette œuvre est perdue, comme tant d’autres de cette période.
182
Une énergie propre
Paris 2011, Mercredi matin
J’étais tombé dans un catalogue de vente par correspondance
- Jacques, tu en mets du temps ! Ouvre les yeux !
Je connaissais cette voix. D’une part il n’y a pas beaucoup de femmes
qui ont le privilège de m’appeler Jacques. De l’autre, j’avais vécu une vie
et même un Big Bang avec sa propriétaire.
- Les filles, poursuivait-elle, vous auriez pu faire ça en douceur. Vous
êtes des brutes ahuries ! Voyez bien que ce n’est ni un Grec ni un Mède.
J’ai consulté le directory28 Des Ombres. Pas triste. Il y avait des centaines
de milliers de bibliothèques, des tribillions de signes, des cross references29
non dénombrables, ce mec avait trop vécu, c’est sûr.
- On peut lui faire le coup de la glace sur les couilles ? fit une jolie voix
mezzosoprane.
- Ou mieux lui brûler les pieds ? ajouta un petit soprano enjoué.
- Commençons par des pinces sur les tétons, proposa une voix sensuelle.
Il devait y avoir une masse de filles car ça se mit à applaudir et caqueter
ferme, alignant les propositions les plus atroces à mon sujet, jusqu’à ce que
la voix brune du débit les fasse taire, en usant - il me sembla - de la langue
du serpent. J’ouvris un œil.
Ciel ! Tout me revint. Ma mission. Cette Antinéa à trouver. Mon échec
et mes derniers instants dans le désert. J’étais tombé dans un catalogue
de vente par correspondance. Toutes ces vierges folles pour une seule et
unique verge fiole… J’étais sans doute au Paradis des croyants. Après tout,
j’avais été musulman trois ans, ce pouvait être un effet de rémanence. Ces
filles étaient trop jolies, malgré leurs intentions douteuses. Les vierges sont
féroces, j’ai souvent parlé de ça. Les voir ainsi habillées dans le style safari
fashion m’intrigua. Je les détaillai. La plus proche, style western psyché
façon années soixante-dix, un denim, deux santiags et short de daim à
franges. Wow ! La suivante, débardeur en coton, short en cuir, sandalettes
lacées et collier en cuivre et plumes, pas mal ! La suivante, blouse sans
manches en denim, haut en cuir, bottes style Texas cultivé30, la suivante en
squaw sexuelle… J’allais poursuivre cette délicieuse énumération quand
la voix se manifesta à nouveau.
- Ça suffit !
28
29
30
Répertoire des contenus.
Références croisées.
Improbabilité ou abus de langage.
183
Une houle agita ces filles, qui toutes incarnaient le désirable, avaient
des regards vides, des bouches de bébé ouvertes sur deux incisives blanc
menthol. La propriétaire de la voix brune apparut. Majestueuse. Drôle.
Belle. Vitale. Divine. C’était…
C’était Mélissa.
Si j’avais porté des chaussettes elles seraient dans l’instant, tombées
avec fracas à mes pieds.
- Toi ?
- Moi.
- Je croyais que tu étais… Dieu.
- Seulement depuis le 27 août 201031, sourit-elle. Et encore, en réserve
de divinité.
- Comment peux-tu être là, grommelai-je en me levant sans effort.
Sans effort ? C’était vrai. Je n’habitais plus ce corps détruit par une
longue marche et un soleil fou. Elle saisit le cours de ma pensée.
- On t’a remis dans ton corps d’origine, fit-elle en se marrant. J’y avais
quelques habitudes.
Les filles grognèrent vilain. D’une cinglante rafale de consonnes
arrachées elle les fit taire.
- Pour répondre à ta question, c’est complexe mais possible. N’oublie
pas que quelqu’un te fait voyager dans ta mémoire et dans tes œuvres.
D’une part je lis tes bouquins, surtout celui que tu es en train d’écrire,
et je te voyais venir. De l’autre, notre vieil ami aux yeux bleus, mon…
prédécesseur, m’a laissé quelques pouvoirs dont le voyage dans le temps
et l’espace.
- Ouais ! Tu aurais pu venir me chercher ! grognais-je furibard, tu ne sais
pas ce que j’ai vécu.
- Ah oui ? Tu crois çà ? Tu t’es envoyé en l’air avec cette pétasse de
Jolene ! Tu crois vraiment que j’avais envie de me pointer ? Mélissa ne se
commettra jamais avec une Bimbo, fut-elle d’aride zone.
Je réalisai que quand elle se fâchait, comme de Gaulle, elle parlait d’elle
à la troisième personne.
- Je t’ai envoyé les filles deux heures moins le quart avant ta mort.
Ce rapport que les femmes entretiennent avec la jalousie (en allemand Die
Hahè Fairrr Zuchtt ça dit tout de ce sentiment détestable) me consternait.
Ou était Mélissa, la fille libre qui baise le monde entier, plus un requin et
même Dieu ? Elles ne s’en affranchiraient jamais, ce con de Stendahl, moi,
les autres, avions raison dans nos raisonnements les plus pessimistes.
- Pour avoir fait ça devant mon île, je devrais te faire pendre.
31
Parution du 12e Évangile.
184
- Par les couilles, modula le chœur des voix féminines avec tendresse.
- Mais je suis toujours amoureuse de mon petit compositeur, alors je
vais te faire visiter l’Atlantide et après…
- Après ? (Je fus parcouru par un frisson totalement délicieux)
- Après on parlera business, sourit-elle en coin. Que vas-tu croire ?
- Des choses, fis-je très dépité.
- Ne fais pas l’idiot. Ici je suis la grande prêtresse. Les filles nous
déchireraient en morceaux si elles te voyaient m’approcher de trop près.
Elle régnait sur un matriarcat ! Un foutu matriarcat ! En moi, un pan
entier de mes illusions s’effondra sans autre bruit que sept mesures de la
cinquième de Mahler. J’allais devoir réécrire la plupart de mes bouquins
sur le règne des femmes qui harmonisent l’homme. Pas “qui le détruisent”,
qui l’harmonisent.
- Comment vous reproduisez-vous ? lui demandai-je quand la chamade
qui s’était emparée de mon brave cœur d’homme, aimant amant se fut
calmée, comment pouvez-vous vous reproduire si vous bannissez les
mâles ?
- On organise, toutes les lunes propices, des razzias du côté de l’Arabie
et même de la Grèce. Enfin, vers ce qui se nommera comme ça et on choisit
nos reproducteurs. Tu es venu très tard dans le passé, tu sais ?
- J’en ai une petite idée, mais, quoi qu’il en soit, j’ai loupé ma mission. Ils
doivent me croire perdu, broyé quelque part sous les colonnes d’Hercule.
- C’est fou ce que vous les hommes, avez une conception rigide du
temps. Je ne crois pas que la fille qui te torture va te lâcher si facilement.
- Oh ? Tu as lu la suite ?
- Bien sûr. Mais un personnage ne peut pas raconter la suite à l’auteur.
Il se détruirait lui-même.
Logique ! Je comprenais. Où irions-nous si nos personnages se mettaient
à raconter les pages suivantes ? Déjà qu’ils nous prennent par la main
dès que le récit acquiert de la vitesse. Ce serait le chaos, le bruit et la
déforestation accélérée. Je ne me sentais pas à l’aise avec le troupeau des
nanes environnantes et lui fis comprendre, par signes.
Elle a renvoyé sa bande de vélociraptrices, on s’est promené dans son
palais. Imposant ? Je dirais plus volontiers intelligent. Une architecture
proche de la vie humaine, rien d’écrasant. Beaucoup de beauté. Elle me
fit admirer les murs d’enceintes concentriques allant vers cette mer que je
n’avais su trouver.
- C’est l’ancienne Méditerranée, remarquai-je rêveur. Elle est plus basse
que l’Atlantique. C’était donc vrai !
- Tu le vois. Comme tu peux d’ici découvrir le code et la hiérarchie des
185
métaux. Ces enceintes concentriques qui convergent toutes vers nous, vers
le temple de Poséidon sont recouvertes de métaux. Avec, proche de la mer,
du bronze…
- Puis de l’étain, la coupai-je, puis de cette fameuse orichalque au sujet
de qui personne ne sait rien, j’ai trouvé une trace de ça chez les vieux
philosophes grecs !
- Et enfin le temple de Poséidon, recouvert d’or, conclut-elle.
- Tu as connu ce Poséidon ?
- Tu parles ! Un gros macho, juste bon pour la plongée sous-marine. Il
avait envisagé de se faire greffer des ouïes de poisson mais il a dû renoncer,
on n’avait pas la technologie pour ça et il n’aurait pas pu rester plus de
trente minutes hors de l’eau. Pour un dictateur, tu sais, c’est critique. Faut
garder un œil sur la police politique.
- Un dictateur ? Je n’avais jamais vu les dieux antiques sous cet angle.
- Une maffia, plutôt. Ils se connaissaient, ils avaient des appuis. Mais, si
je ne m‘abuse, depuis qu’on s’est perdus de vue, tu as eu droit à une belle
démonstration des peuples arabes, non ?
- Ce fut une source de joie, lui confiai-je. Jamais je n’aurais cru vibrer
ainsi pour les gens de Benghazi ! Puis tout ce qui s’en est ensuivi. Alors,
les Dieux antiques, c’était des familles ? Comme les ordures de Tunis, de
Syrie, du Caire sans oublier ce pauvre fou qui joue à cache-cache avec les
bombes franco-anglaises ?
- Tu as tout compris. Viens, allons voir le lieu central.
Je découvris avec étonnement ce temple qui n’avait rien d’antique. Il
était bourré d’une électronique probablement floue.32 Les Japonais avaient
investi des milliards pour réaliser une logique floue mais s’étaient cassé
le pif sur ce problème. En gros c’était simple. Il suffisait qu’un ordinateur
( ici on dit une unité de pensée ) cesse de répondre par 1 ou 0, par oui ou
non et soit à même de faire des euhhh… Bah ! Peut-être, Fôvoir, Voyez
ailleurs, ou simplement de mettre les bouquets de ses données en éventail
comme Jolene les bouquets de ses doigts de pied quand elle jouit. Mauvaise
comparaison puisque les Américaines ne jouissent jamais, et qui me valut
sur le champ une solide paire de gifles balancée par Mélissa, on ne se
permet pas de penser à la racaille dans le temple. Bref je découvrais une
technologie capable de hasard, d’erreur, le sacré voisinait avec une science
douce.
Cet endroit était plein de contradictions. À commencer par ces filles qui
m’auraient joyeusement mis à mort après d’atroces supplices et ce parfum
de civilisation qui imprégnait ce lieu.
32
Grand projet, l’électronique floue, réponses dépassant le binaire.
186
Nous arrivâmes dans le temple aux voûtes chryséléphantines. Les
colonnes étaient recouvertes de ce que j’identifiai comme le mystérieux
orichalque.
Au centre, une colonne géante sur laquelle les lois de Poséidon avaient
été gravées de génération en génération. Ce lieu avait de la majesté mais je
ne m’y sentais pas hyperconfortable…
Mélissa m’emmena sur un rempart, on avait des choses à se dire.
- Je sais ce qu’on attend de toi, Jacques. La source de notre énergie n’est
nullement la fusion à froid. Tu sais que je viens d’après Evène, tu peux
situer ça entre 2015 et 2100… mais même dans ce futur la fusion à froid
n’est pas au point. Pas si simple de domestiquer le soleil, de convertir en
douceur de la masse en énergie. Notre source est effectivement l’orichalque,
comme tu l’as pressenti. C’est un métal que l’on peut extraire en beaucoup
d’endroits de l’île.
- Comment ça fonctionne ? voulus-je savoir.
- Comme une femme ! Elle rit aux éclats devant mon air frustré. Tu
la mets au soleil, elle dore et répand de la lumière et de la beauté autour
d’elle. On ne fait plus ça sur planète terre contingente ?
- Sisi, admis-je, on fait semblant, on voit ça tous les jours dans les pubs.
Mais, essaierais-tu de me dire que c’est un système de capteurs solaires ?
- Bingo ! Mais attention, rien à voir avec ce que tu connais. Nous ne
savons pas d’où vient ce métal. Ce que nous savons c’est qu’il capte
totalement l’énergie solaire et… que dans une très faible mesure, il s’opère
en lui une fusion, une conversion de masse en énergie, dont le résultat
est un effrayant dégagement de chaleur et lumière. Nos savants ont dû
beaucoup se battre pour apprivoiser l’orichalque, ce mystérieux métal qui
brille, comme disait le vieux Platon d’« un éclat de feu ». Nous avons failli
y passer les uns et les autres… Tiens (elle exhiba trois minces feuillets,
d’où les avait-elle sortis ?) prends ça et ramène-le à tes zobs. C’est un
exposé clair et simple de l’énergie Atlante, le mode d’emploi du métal
soleil.
Je les pliai et les rangeai dans ma poche. C’était donc ça le secret
recherché par Fluhmen Feughill ! Je pourrais au minimum leur en
transmettre le principe. Mais où trouver de l’orichalque ?
- Pourquoi n’y en a-t-il pas ailleurs ? Pourquoi ne connaissons-nous pas
cette source d’énergie ? Où chercher ?
- Oh… je suppose que nous vivons sur une ancienne météorite.
D’ailleurs je t’arrête avant que tu ne formes l’hypothèse que nous sommes
les descendants d’une civilisation extraterrestre. En vérité… nous n’en
avons aucune idée. Et…
187
Elle prit un air gêné.
- À propos de météorite, tu vas être rappelé, tu sais.
- Ha ! ça oui, je sais, fis-je pas content du tout. Quand ils vont s’apercevoir
que je ne suis pas mort desséché dans un désert peu aimable ils vont me
faire revenir dans leur labo pasteurisé. Et je vais devoir me battre à nouveau
contre cette salope en jupe de cuir.
- Hé ! Sans elle tu ne serais pas avec moi. Elle t’ouvre les portes de ton
monde, Jacques !
- On peut voir ça comme ça. Mais que voulais-tu dire de cette météorite ?
- Oh… pas grand-chose. Nous allons mourir. Mais ensemble.
Ça me coupa un peu le souffle.
- Mourir ? Mais pourquoi ? Tu contrôles tout ici.
- Pas le ciel. Tout ça est très programmé, nous sommes dans l’une de
tes partitions. Ce qui va se passer, dans quelques minutes, t’expliquera
pourquoi la barrière de Gibraltar aura finalement cédé. Tout ce qu’on t’a
fait faire n’a aucun sens. Ce qui est en route, c’est une petite météorite,
même pas cinq cents mètres de diamètre, elle va descendre et percuter
cette chaîne montagneuse. Et la mer sera sur nous. J’ai choisi de vivre ça
avec toi. Ça sera dur mais grand… Très grand.
Elle en savait plus que moi sur cette histoire et, pour souligner ses dires,
une boule de feu se matérialisa soudain à l’Ouest. Elle fut sur nous avec
une hallucinante rapidité. Ça passa sur nos têtes avec un déchirement
incroyable. Je pris Mélissa dans mes bras. Dans quelques instants cette
traînée de feu percuterait la chaîne montagneuse, la barrière Gibraltar.
Je me sentis bien avec Mélissa Antinéa, elle résumait toutes les femmes.
J’étais un homme, le sien. J’avais un rôle. Réel. Ancien. J’avais à la
protéger, même si c’était dérisoire. Ça, c’est écrit dans nos codes et nous
en sommes fiers. Il y eut une grande lueur à l’Est, là où j’avais commencé
mon voyage et mes délires. Je m’en foutais, je tenais contre moi une vérité
de femme, la seule chose qui compte. Tout s’est passé très vite. L’Océan
revenait conquérir ces terres qui lui avaient échappé. Rapidement nous
avons vu se dresser un mur noir, presque homogène, qui s’avançait dans
notre direction, recouvrait les terres basses.
- Il va y avoir du vent, me prévint-elle.
- Je t’aime, j’ai dit. C’est ça qui compte.
- Et la mer n’y pourra rien, dit-elle, très forte, très tendre.
Nous étions seuls comme jamais un homme et une femme l’ont été,
défiant les forces d’une planète. Une lumière inouïe est montée en moi.
J’ai ressenti très fort ce qu’est l’amour. On peut en parler autant qu’on veut
mais jamais il ne nous atteint aussi fort qu’en ce moment où nous allons
188
le perdre. Je tenais Mélissa contre moi. mon bras entourait ses épaules,
il n’était mplus question de Reine et d’Atlantide, nous étions ce qu’il y a
de parfait en ce monde, l’homme et son amour, la femme et son amour,
une fusion. Dans ces brefs instants nous avons été les témoins du déluge.
Nous nous sommes souri, il y avait dans cette étrange lumière plombée
une définition de miracle. J’ai follement aimé sa chaleur, sa douceur, son
âme de femme. Le monde ne pouvait rien contre nous.
Le vent est venu.
189
190
Escapades sud de mer
Capri 1952
Je n’avais même pas regardé son cul
Ma seconde escapade marine, avant l’ère de Margot d’Ibiza, fut un
délire à Capri. J’y suis mort devant les Faraglioni et, comme vous le voyez,
je ne m’en porte pas plus mal que ça.
J’avais réussi à racheter d’occasion, à un journaliste genevois déplumé
et à l’air roublard, une Porsche autrichienne, une Denzel, qui en jetait. Elle
n’avait pas de grandes performances mais on s’en foutait, J’étais, dans ces
années-là, un fada de voitures, comment arrivais-je à composer et à gagner
ma vie en donnant des cours de musique ? Je n’en sais rien, j’y arrivais,
j’avais vingt ans, je vivais trois vies par jour. C’est le temps de la beauté
du diable, j’en profitai diablement.
Un ami, Bernard Jeannet, qui a repéré la Porsche, me convainc de
descendre en Italie. Il vise Naples. Nous partons avec juste ce qu’il faut
pour acheter du carburant et manger, on dort dans des auberges de jeunesse
ou de petits hôtels, on arrive à Naples et - nous sommes des inconscients
- on laisse la belle autrichienne dans un vaste dépôt dont nous ne savons
rien. Du banal jusque-là mais Bernard insiste pour que nous allions à
Capri. Il y a une navette, ça ne coûte pas cher. Nous embarquons sans
avoir la moindre idée de ce qu’est Capri. On trouvera bien une auberge bon
marché ou une belle fille pour nous héberger. C’était totalement suicidaire,
le Capri de cette époque préfigurait la jet-set actuelle.
Nous y verrons le roi Farouk d’Égypte avec les longues américaines
qu’il fait transporter par ferry, des Buick, des Cadillac, une Studebaker aux
allures de chasseur bimoteur et aussi les Américaines platine aux longues
jambes, peau blanche trop vite rougie qu’il fait venir avec lui dans son
séjour doré. On nous expliquera qu’il est en exil. En fait, après la guerre
Israëlo arabe de 1948 il est destitué par un conseil révolutionnaire dont le
meneur est le jeune Nasser. Je regarde passe cet homme avec surprise. Je
n’ai aucune conscience politique à ce moment-là, ses fastes me surprennent
mais je ne regarde que le personnage. Il est déjà gras, arrogant, à la limite
du vulgaire. Les filles de location qui s’empressent autour de lui n’éveillent
pas en moi le moindre intérêt, elles sont belles et vides, déjà.
191
Ce qui est intéressant, par contre, c’est ce qui va se produire, la rencontre
avec Dame Chance. Elle aura souvent été à mes côtés.
À l’arrivée à Capri nous avions à peine de quoi payer le retour et deux
sandwiches. Réalisant dans quoi nous nous sommes fourrés nous sommes
singulièrement emmerdés. Nous mettons le pied sur le ponton et, soudain,
Chance frappe. Un jeune Scandinave nous aperçoit et nous se jette sur
nous, chaleureusement.
- Vous en avez mis du temps à arriver, dit-il, vos chambres sont prêtes.”
J’ouvre la bouche pour protester mais Bernard me file un bon coup de
tatane et à l’oreille, la bouche de travers, m’enjoint de me taire.
- Laisse venir… murmure-t-il.
Le grand blond à peau crème brûlée nous propose de prendre nos
bagages.
- Mais où allons-nous ? lui demandai-je sous le regard furibard de mon
copain.
- Anacapri, fait notre guide, vos chambres sont prêtes. Et, vous verrez,
nous avons une cuisine délicieuse !
Comme je suis toujours aussi candide je lâche le morceau. Je n’en peux
plus. On va se trouver de l’autre côté de l‘île et nous serons virés comme
des malpropres, c’est le soir, la nuit va tomber, on dormira ou ?
- Vous vous trompez, nous ne sommes pas les étudiants que vous
attendez.
Le Nordique se marre.
- Je le sais très bien. Mais vous avez l‘air très sympa et… je ne peux
pas me permettre une annulation au dernier moment. Les gars qui devaient
venir n’ont pas pu partir. Bienvenue à la fondation Axel Munthe !
- Mais… je suis très gêné…
Bernard intervient.
- Merci de cette offre généreuse, soyez assuré que nous serons de bonne
compagnie avec vous.
Il a causé en anglais, la lingua franca d’avec les gens du Nord. Si c’est
comme ça… Nous passons une semaine délicieuse dans l’île, dans les
collines d’Anacapri. Les gars et les filles qui sont présents à la fondation
sont très gentils mais aucun(e) n’est excitant(e) à mes yeux. Je vais retrouver
souvent dans ma vie ces gens du Nord avec qui j’aurai toujours de bonnes
relations mais dont Stendahl dira qu’il ne faut pas leur confier des choses
trop sensuelles car il ne pousse pas d’oranger dans leurs contrées. Celui-là !
Nous habitons donc la maison d’Axel Munthe, un médecin suédois déjà
célèbre qui a écrit le livre de San Michele que je lirai par la suite et qui,
192
dans sa conclusion, m’influence beaucoup. Il parle d’un homme âgé qui
voit venir la mort dans une sorte de lumière dorée. Je retrouve dans ce
texte quelque chose de la ballade en fa majeur de Chopin, celle qui m’a
valu la censure dans le cours de littérature de Calvin.
Un jour, sans aucune fille présente pour m’écrire, je décide d’apprendre
le kayak et je me lance en mer, devant trois pics impressionnants surgis de
l’eau, les Faraglioni de Capri. On m’a dit que le plus grand dépasse cent
mètres de haut et que son voisin est percé, à la base, par une sorte d’arche
donnant l’impression d’un temple marin. Je rame, enfin je pagaie, ce ne
m’est pas très naturel.
Une rêverie me prend. La mer est fascinante. Rien à voir avec celle de
Bretagne, moins fraîche, ici assez calme. Je m’avance vers le pic central,
décidé à visiter cette arche, cette grotte immense qu’on dit dangereuse.
Ma copine Chance est intervenue une fois de plus car, à une centaine de
mètres du roc, je perçois - comment le dire ? - une source de lumière dans
la lumière d’Anacapri. Les rochers pointent un doigt accusateur vers moi,
je tente de leur parler mais ils font descendre un rideau bleu, opaque. Je ne
sais plus où je suis.
On me le dira peu après. Imprudent comme toujours, sans chapeau,
j’ai été victime d’un SCS. Le Syndrome du Coup de Soleil, une banale
insolation. Le kayak a versé, je suis prisonnier sous l’eau, ne sachant
comment me dégager. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. Un moniteur
qui m’observait vient me redresser et me ramène à la plage. Je suis sonné
mais ça passe vite. Décidément, à Capri, quelqu’un veille sur nous, sur
moi en tous les cas. De retour à Naples nous sommes presque surpris de
retrouver notre bolide dans sa case. Nous nous préparons à remonter vers
la Suisse. C’est alors qu’il m’arrive quelque chose de très fort.
Elle passe devant moi, marchant sur le bord de mer. Elle porte je ne vais
jamais l’oublier, une jupe noire à mi-jambes et un chemisier rouge sang.
Ses abondants cheveux noirs coulent et dansent sur ses épaules. Cette
fille active tous mes codes jusqu’au désespoir. Je veux lui parler, je ne
saurai quoi lui dire. Tout nous unit, tout nous sépare. Mes préoccupations
lui paraîtront ridicules comme ce don de moi qu’entièrement je veux lui
faire. C’est une déesse, c’est même une Déesse. Je viens de fabriquer une
Déesse, ça m’arrivera deux fois avec une Italienne.
Bernard qui n’est pas loin a repéré ma soudaine fixité. Il se marre.
193
- Un beau cul, non ? Sacré Jacques. Allez, on rentre.
Il oublie le reste, la démarche, la grâce, le rouge et le noir, la chevelure,
ces épaules magnifiques, des jambes juste parfaites, solides et dessinées
par Dieu quand il bossait vraiment, ces hanches qui font bouger l’espace,
je n’ai pas vraiment vu son visage mais il ne saurait être que celui d’une
conquérante, d’une vainqueresse. Comme j’aurais aimé lui faire part de
sa victoire napolitaine sur un misérable suisse. Je suis à terre, elle non
plus. Je ne vais jamais l’oublier, la passante. Comme dira Jean d’O plus
tard Patuit Dea. Mes yeux restent longtemps rivés sur cette perfection en
éloignement.
Je n’avais même pas regardé son cul.
194
Atlante Debriefing
Paris 2011, Mardi matin, fin
J’étais sur le point de devenir familier de ces transitions. Comment
faisait Dieu dans le 12e Évangile ? Je me suis souvenu de la description
de Mélissa : “Il m’a fait esquisser deux pas de Trrrango Durango, une
danse roulée moulée que j’adore, et on a glissé en douceur vers le siècle
d’avant. Aucune transition, du divin.” Je n’en étais pas là mais ça venait !
J’ai regardé pensivement ma déjà habituelle équipe. Antinéa et moi nous
étions morts… tellement bien ! On vit dans un monde où les gens et même
les héros loupent leur mort. Il faudrait prendre des cours d’art dramatique
et opéradique chez des Anciens qui connaîtraient cet art. Ce mur noir
qui avançait sur nous, ce sentiment d’être unis dans un destin, de vouloir
partager la mort, le voyage, cette fin du monde, c’était tellement beau que
les larmes m’en vinrent aux yeux. Il y a deux conditions essentielles dans
cette comédie insensée qu’est la vie, savoir faire son entrée. Et surtout
savoir faire sa sortie. Quitte à espérer quelques rappels. Je n’avais pas
beaucoup d’exemples d’humains ayant réussi leur sortie.
Je me suis uni à cette femme pendant quelques secondes avec une
intensité que vous ne pouvez imaginer. Nous étions un soleil d’amour.
C’est peut-être ça finalement cet amour insaisissable dont tout le monde
parle, que personne ne connaît, dont chacun se plaint. Partager un destin.
Wow ! Un long frisson me parcourut, ici, je n’étais plus que l’ombre de cet
homme révélé, là-bas, en Atlantide.
- Vous ne vous sentez pas bien mon vieux ?
C’était la voix de Rabinovitch. J’accommodai mon regard, ils se
déflouèrent tous.
- Ça va, merci.
- Nous sommes très excités que vous ayez réussi, Des Ombres ! Vraiment
très ! Alors, vous l’avez ?
Me les broutait ce mec.
- Avoir quoi ? J’ai quoi ?
- La formule, bon Dieu ! La formule.
- Ah ? Ça oui, elle me l’a donnée.
Je ne vous décris pas l’état d’excitation dans lequel promptement ils
versèrent. Hallucinant. J’avais connu une Américaine nommée Sally qui
195
ne mouillait que pour des dollars, authentique ! L’argent liquide la mettait
en trance. Et aussi l’avocat Schwarz qui m’avait balancé des honoraires de
17’000 euros. Je suis allé dans son bureau avec 2’000 euros en cash. Dans
la poche gauche de ma veste j’avais mis cent billets de dix euros, ça fait
une petite épaisseur, ça matelasse. Et dans la poche droite deux liasses de
trente billets, soit, soit six cents euros. Quand j’ai sorti le petit matelas j’ai
vu ses yeux se changer en LED de mauvaise qualité. Il s’est transfiguré, il
est devenu presque beau d’amour (mais totalement répugnant).
- Tu ne penses quand même pas que je vais te solder mes honoraires
pour ça ? a-t-il soupiré, fasciné.
- J’avais prévu ta réponse, j’ai fait, voilà un petit sentiment adoucissant
de ma part.
J’ai déposé les trois cents euros suivants d’un geste quasi érotique sur
son burlingue. Et avant qu’il ne trouve le temps de dire quoi que ce soit,
j’ai sorti la troisième liasse, l’ai caressée comme la plus belle des filles et
j’ai commenté :
- Mais… c’est tout ce que j’ai sur moi, si tu n’en veux pas…
Il a griffonné en hâte un reçu sur le papier de l’étude. Sally et lui m’ont
enseigné l’érotique de l’argent. Je ne la pratique pas, je déteste l’argent,
j’ai appris son pouvoir sur les grands malades qui nous entourent. Voilà !
Vous imaginez l’attitude de Rabinovitch ? J’allais lui donner plus d’argent
que personne, jamais, en ce monde n’en aurait. En comparaison le pétrole
c’était de la merde d’aracuan. J’avais toutefois une question préalable.
- Je vais vous filer cette info Professeur. Mais auparavant j’aimerais
savoir une petite chose.
- Quoi ? glapit-il. Dites, mais dites, dîîîîîîtes !!!
- Il y a un instant vous avez bien dit “Nous sommes très excités que vous
ayez réussi” ?
- Nous le sommes.
- Ma question est la suivante : comment le savez-vous ? Est-ce que vous
pouviez me voir en Atlantide ?
Caryl intervint, l’air amusé.
- Jacques, on ne te voit pas. On suit une progression sur des moniteurs.
On sait plus ou moins où tu te trouves et il y a un indice de corrélation qui
nous renseigne sur tes chances de succès.
Rabinovitch voulut intervenir mais Caryl poursuivit.
- N’oublie pas que tu ne quittes pas entièrement Oracle. Nous envoyons
une instanciation de toi.
196
Vous n’allez pas me croire mais ça me soulagea grandement. Ce que
j’avais vécu était si beau que je n’aurais pas supporté l’idée que ce rat
(binovitch) me vit dans mon plus grand moment, avec Antinéa et Mélissa.
Y’a des limites au voyeurisme et je suis un mec pudique. Je me détendis.
- Merci Caryl, merci beaucoup. Professeur, je vais vous filer cette
formule mais il y a un os.
L’homme chauve ne sourit pas. Il se tendit à l’extrême.
- Des Ombres, qu’allez-vous essayer de me jouer ? Vous voulez
VRAIMENT que je vous livre full time à Flavienne le Tantal ? Ça peut
s’arranger, vous savez ?
- Pas du tout Prof, le problème c’est le carburant. Atlantide tirait son
énergie de l’orichalque, un métal dont on a entendu parler depuis très
longtemps.
- Et alors ? On en trouvera.
- Ce que j’essaie de vous dire, c’est que ce métal venait d’une météorite.
Il en tombait pas mal dans le coin… Sur cette planète il n’y en a pas.
- Pas votre problème, Des Ombres. On ira chercher au fond de la
Méditerranée s’il le faut. La formule, et vite.
- OK, ok, ok, okéyai-je, voilà, ça vient. Je vous préviens c’est un peu
froissé et je ne sais pas dans quelle langue c’est noté.
- Vous en faites pas et grouillez-vous.
Après quelques contorsions je lui tendis une boule de papier sale.
À le voir on eut cru qu’il venait de revoir le Saint Graal (qui avait fait,
souvenez-vous, l’objet de la même convoitise de la part des gens de
Washington…). Il s’en saisit et, le dépliant avec d’infinies précautions, en
entama une lecture silencieuse. Ce que je voyais, moi, c’était l’afflux de
sang qui empourprait son faciès. Nul doute, Rabinovitch allait avoir une
attaque. Nous nous précipitîmes33 pour le soutenir. Des secondes, puis des
minutes s’écoulèrent avec grâce, on eut entendu une mouche française ne
pas violer. Dès qu’il fut en état d’aligner deux mots, Rabinovitch me fixa
avec une haine démente, me montra à trois reprises d’un index tremblant
et entama devant tous, une lecture enrouée du document.
- Six tranches de pain anglais légèrement beurré, une baguette de
vrai pain fait l’affaire, trois bonnes tranches de Gruyère corsé alignées
parallèlement sur chaque croûte, arroser avec un petit Dezaley des années
septante ou un Saint Saph pas trop jeune (le fendant du Valais fait toujours
l’affaire), saler sans excès, moudre un poivre à grains de couleurs et laisser
au four jusqu’à dorure commençante. Voilà votre formule secrète. Avant de
33
Plus joli, plus urgent surtout.
197
mourir horriblement, Des Ombres, vous avez peut-être une explication ?
Merde ! Je venais de comprendre. C’était la recette confidentielle des
fameuses croûtes au fromage à la Des Ombres. Je viens d’y faire allusion,
souvenez-vous. Le bon papier était resté dans les vêtements que Mélissa
compatissante m’avait filés. Je n’étais pas dans la merde. Ils n’allaient
jamais croire ça.
Flavienne fit un pas en avant.
198
De Pierrot à Gitlis
Genève, 1962
Le Pierrot Lunaire est un énorme succès à Genève. C’est un mélodrame
de Schœnberg, quelque chose d’unique à situer entre le cabaret et la musique
nouvelle. Dans ces années-là je travaille souvent avec Boulez à Paris, en
Allemagne et je suis le parcours de cette œuvre qu’il donne en premier à
Darmstadt puis à Paris. Il s’est acquis le concours d’une très grande voix
d’opéra, Helga Pilarczyk, une jeune femme d’une présence extraordinaire.
Je suis terriblement intimidé quand, à Paris, pendant que Boulez enregistre
cette œuvre, je viens lui demander si elle accepte de venir l’interpréter à
Genève sous ma direction. Franchement, je ne me sens pas à la hauteur
de son expérience… Sa réaction est très agréable, comme tous les artistes
importants c’est une femme simple. Sa réputation la précède et, à Genève,
elle est attendue avec une grande impatience. De mon côté j’ai trié mes
meilleurs solistes et prévu de nombreuses répétitions avant l’arrivée
d’Helga. Les musiciens doivent tous faire preuve de virtuosité, la partie
du piano, par exemple, est hyperdense, il est quelquefois en solo avec la
récitante. C’est mon ami Francis Danest, le futur psychiatre parisien, qui
vient suivre les répétitions et qui se charge d’aller l’accueillir à l’aéroport.
Nous n’avons fait que peu de publicité et nous jouons à guichets fermés,
jamais dans ma vie je n’ai reçu autant de demandes de dérogations et de
faveurs. D’une certaine manière notre centre de concerts, le SMC, naît
ce soir-là. Personne, dans le monde musical genevois ne veut rater cet
événement. Surtout pas André de Blonay qui, bien des années avant, à fait
jouer cette œuvre dans les concerts du Carillon dont il a été l’animateur.
Le soir venu, nous sommes le 28 mai 1962, Helga entre sur scène, je la
suis. Il y a six solistes dont un piano, nous nous apprêtons à faire revivre
l’expressionnisme allemand du début du siècle, au fil des poèmes assez
étranges d’Albert Giraud, un Belge. Pierrot ne ressemble à rien de ce
qui le précède et va la suivre. Ce n’est pas du Schœnberg théoricien de
la musique dodécaphonique, c’est ce qu’on appelle un unicum, quelque
chose qui surgit et va tout bouleverser. La voix est parfois chantée et le
plus souvent parlée chantée, du sprechgesang, une formule que beaucoup
reprendront.
Les pièces, groupées en trois parties, sont belles, fortes, quasiment
toutes sont maladives, parlent d’ivresse, de lune malade, de potence, de
décollation, de messe rouge et de croix. Il va falloir, littéralement, faire
199
oublier au public les éclairages classiques du Conservatoire, sa décoration
très traditionnelle et le placer sous une lune très pâle, couleur de sang
parfois. C’est un sacré pari. Nous avons de longues conversations avec
Helga qui insiste longuement sur le caractère de l’œuvre. C’est du cabaret,
pas de l’opéra. C’est en fait une commande alimentaire que Schœnberg a
reçue d’une animatrice de cabaret. Il faut jouer tout ça dans cette optique,
il faut que chacun dans la salle, cette nuit-là, se sente embarqué dans
ce voyage sublunaire, extraordinaire, un peu maudit, avec de brusques
effervescences romantiques vite retombées. Personne dans le public,
n’oubliera la délicieuse barcarolle, avant dernière pièce, dans le courant de
laquelle Pierrot accomplit le rêve amniotique, l’éternel retour, le voyage
aux origines, le Heimfahrt, il revient au pays, à ses rêves, à son enfance et
surtout, lors de la conclusion, ce moment inouï, quand l’orchestre s’arrête
et que la soliste termine cette fameuse phrase, “O vieux parfum du temps
des légendes”,
O
Alter duft
aus
Mär - chen- zei - t !
Le “t” final vient en effet dans un silence total, une belle articulation
opéradique. Sous le coup, la salle se tait, longuement, avant que
n’éclatent les applaudissements.
Dans les jours qui suivent le comité du SMC s’élargit, une grande partie
de ceux qui entourent Ernest Ansermet alors dictateur établi de la musique
à Genève, rejoignent l’opposition, on se croirait à Benghazi. C’est une
année magique car chez la Baronne Martine de Turckheim, je rencontre un
génie doublé d’un fou, Ivry Gitlis qui, aujourd’hui encore étonne le monde
entier par sa personnalité débordante. Je ne le connaissais que par 33 tours
interposé, son fameux enregistrement du Kammerkonzert d’Alban Berg,
pour piano, violon et treize instruments à vent. C’est une œuvre géniale, à
la limite de la virtuosité, jeune homme je l’ai écouté en boucle, pour moi
Gitlis est une légende. Que je rencontre au Petit Fleur d’Eau, une superbe
propriété vaudoise proche de Rolles où, dit-on, Napoléon et Mme de Staêl se
rencontrent discrètement. Je n’en sais rien, j’ai pris avec moi mon Walther
PPK.22, à la demande de la Baronne qui veut faire un stand de tir dans sa
cave. Et, installé à la terrasse, en bord de Léman, je tombe sur un type aux
yeux très intenses, assez baraqué, du nom d’Ivry Gitlis. Je ne m’y attendais
pas, il est simultanément très cordial et très provocateur. On se retrouve
200
tous dans les caves et nous tirons sur des mannequins en mousse blanche,
dans l’ombre, frénétiquement, Martine adore tout ce qui est violent. Le
vieux lion et le jeune coq dira-t-elle de Gitlis et de moi. Mais, on est en juin,
tout près du Pierrot Lunaire, je réédite l’audace de Pilarczyk, je demande
à l’homme que j’admire depuis longtemps, s’il accepterait de venir donner
cette œuvre de Berg à Genève, avec moi. Il a du temps en décembre. Je
rentre à Genève en excès de vitesse et état de bonheur et reprogramme en
hâte un concert qui doit avoir lieu le 14 décembre 1962, avec Gitlis. La
préparation est aussi intense que celle du Pierrot mais, chose imprévue,
Gitlis à qui je demande de pouvoir travailler la partition avec lui, m’invite
à Paris. Et là, le défilé commence. À peine sorti des escalators de Roissy
je suis happé par lui, embarqué (ce mec est une tornade) en direction du
parking quand, brusquement il se fige. Il doit avoir des comportements
similaires aux miens, en effet une Déesse passe devant nous. C’est une
hôtesse d’ELAL. Gitlis est peut-être le plus grand emballeur que j’ai connu,
en quelques minutes l’entente cordiale est établie, la fille est superbe,
rendez-vous est pris pour son plus proche passage à Paris. Arrivé chez lui
je déplie sagement mes affaires, extrais la partition et la liste de questions
que je désire lui poser. Je ne suis pas du tout dans l’ambiance. “Jacques.
me dit-il, tu dois diriger ça comme tu as tiré avec ton pistolet dans la cave,
c’était superbe”. Il me fait marrer, je n’ai pas le dixième de son expérience.
Rien n’y fait, nous partons, en fin d’après-midi, en direction des bistrots
qu’il affectionne, Gitlis est un chasseur affamé qui lève toutes les belles
filles passant dans son rayon d’action, de plus il tient l’alcool, moi pas.
On fera un Paris by night jusqu’à l’aube, j’ai aimé n’eut-ce été ce démon
perfectionniste qui se tient derrière moi et me parle du concert de décembre.
Sans dormir, je rentre à Genève imperceptiblement mort de fatigue mais
charmé par le personnage. Le concert sera un grand succès, nous avons une
vedette. Mais chez Gitlis il y a un peu de bruit (entendez imprévisible) un
grain de folie. Les passages romantiques chantés sont superbes, la cadence
est enlevée - j’ai l’excellent jean Derbès le Lyonnais comme soliste - et
soudain, dans un couloir musical preste, que je bats “à la brève”, c’est-àdire à un temps, Gitlis doit faire son entrée dans 12 mesures. Je compte, je
le regarde. Il plane. Six, cinq, je fais un grand geste du bras gauche vers lui
pour préparer son entrée, trois, deux (rien…) un et… il n’entre pas. Vous
savez, quand ces choses se produisent, et elles se produisent toujours une
fois dans une carrière de chef, le temps suspend son vol, on se demande
ce qui va arriver. Nous avons déjà passé trois mesures dans lesquelles il
avait du texte à jouer. Rien et… soudain, il prend une immense respiration
et entre, à triple tempo pour retomber sur ses pieds. Personne n’a rien vu.
201
J’ai chevauché un puissant génie très imprévisible… Avec Helga c’est la
sécurité, la poésie et l’expression.
Avec Ivry c’est merveilleux mais il faut s’accrocher.
202
Évasion d’un cône de silence
Paris, out of time
Flavienne avait fait un pas en avant.
Je sentais déjà mes couilles se vider au fil d’une ébullition glaciaire, ma
colonne verte et Graal turmoiler mes paisibles chakras, bref, je n’étais pas
au mieux de ma forme. Le cône de silence tomba. Couleur de plomb. Un
calme dense et gris, insensé. Ne pas être. C’était la seconde fois. Caryl
était mort de rire.
- Jack ! Tu t’es surpassé, je n’ai jamais ri autant de ma vie, quel pied.
- Merci mon pote, t’es arrivé juste avant la friture de mes parties les plus
nobles. Flavienne se préparait pour la mise à mort. T’aurais même pas eu
les deux oreilles et la queue.
- Écoute, dès que je me sens plus calme, on va faire un point. Je crois
que je peux t’arranger ce coup, à te fréquenter je sens mon imagination se
développer.
On était mardi, je savais que le lendemain j’effectuerais un grand voyage
dans le Temps. Pour Flavienne, j’étais soulagé mais curieux. Elle avait été
gelée mais je me demandais comment, par la suite, elle comptait varier ses
plaisirs sadiques. La vraie question de ce bouquin c’est, on se l’est déjà
dit, “Qui” est Flavienne ? Une femme pilotée par Feughill ? Comment ?
Quelle est sa nature première ? Je dois reconnaître qu’elle sait se montrer
convaincante, je la crains.
Ça me donne l’occasion, en attendant que Caryl se récupère, de vous
dire deux mots du sémantomorphème de classe 7. Il y a un moment que
ça vous intrigue, je sais. Tout vient de Genève, comme toujours. Vous
vous souvenez de l’esprit de Genève ? Mix de révolution et de sexualité
bouillonnante ? C’est dans cette marmite qu’un Genevois, le professeur
Ferdinand de Saussure, inventera la science qui permettra à de petits
Parisiens comme Foucault. Lacan et autres postmodernes de se pavaner
en vomissant un flot d’inepties. Saussure propose une théorie cohérente
du langage autour de laquelle les intellos n’ont pas fini de se branler. Son
idée fondamentale est que le langage est un système clos de signes. Et là,
ça commence à devenir intéressant. Car tout système clos est soumis à des
lois du type de la thermodynamique mais aussi aux lois des statistiques
décrivant l’existence de clusters.
Je vous résume ça en clair. Le monde actuel est une flopée de signes
en liberté, livres, magazines, conversations, radios, tévés, phones, sms,
203
politique, femmes de ménage, traders, radars routiers etc. que vous
assimilez à un bruit continu que vous faites passer sous le seul de votre
conscience. Sinon vous crevez. Si un expérimentateur est capable d’en
dégager la plus petite unité signifiante, c’est-à-dire un morphème, et de
charger ce morphème de l’énergie des particules sémantiques avoisinantes,
il fabrique un sémanto morphème. C’est-à-dire un message acéré, pointu
et véloce qui frappera une cible au hasard ou désignée. Le classe 7 est
ici une puissance, à savoir un morphème7, ce qui est considérable. C’est
une entité abstraite susceptible de s’infiltrer de diverses manières dans la
chaîne parlée. Celui que Feughill avait utilisé contre moi au début de cette
histoire utilisait la masse de mes écrits, y choisissait un signe favorable jupe de cuir en l’occurrence - et une fois lâché dans mon esprit, agissait
à la manière d’un blocage ou d’un signal routier impératif. Je connaissais
théoriquement l’existence de cette arme linguistique et vous ai raconté
comment Van Vogt en a parlé il y a déjà bien longtemps mais je n’y croyais
pas. Finalement je n’ai pas tellement changé. Toujours impulsif, toujours
imprudent, toujours exposé aux forces obscures du féminin.
Caryl interrompit cette méditation.
- Jack, on va faire deux choses. L’une qui est simple, je vais brouiller
les cartes de mes collègues d’Oracle. L’autre, une petite anamnèse, car
je me demande qui diable pourrait te suivre dans un double récit aussi
compliqué !
- Complexe, Caryl, pas compliqué, complexe.
- Okay. Voilà le plan. Je vais copier des formules bidon sur ta recette de
croûtes au fromage. À propos… si tu survis, invite-moi chez toi, je sens
que ça me peut me plaire. C’est quoi le Saint Saph ? De la pisse d’ange ?
- Presque, c’est un très bon vin vaudois, un petit blanc qu’on utilise avec
le vacherin de Mondor et, dans mon cas, les croûtes à la Des Ombres. Mais
j’y pense ? Comment veux-tu copier tes formules ? Elles dans la main de
Rabinovitch ! Au dehors du cône…
- Admire le travail de l’artiste et appelle-moi Léonard ! Car je vais te
montrer les modulations applicables à un cône de silence.
Il tapota quelque chose sur un pad et les parois du cône devinrent
légèrement translucides. Je voyais les autres et… je nous voyais même
nous ! Tous figés. Il y avait un côté Sainte Cène dans cette vision. On
n’était que sept, compte tenu de trois jeunes assistantes, les gestes gelés,
freezés, me fascinent toujours. Le soir je regarde très souvent ma tévé
numérique et je m’amuse à figer un acteur, une scène, un éclairage que
je regarde comme un tableau. C’est magique, c’est la bonne manière de
donner du temps au temps, d’éviter la cascade des effets spéciaux et le
204
rythme imbécile des films modernes. C’est la bonne manière de dire avec
Servant Schreiber “Trop vite !”, la bonne manière de revenir au paradis
dont le nom n’est autre que “présent”.
- Attention, fit Caryl, nous allons pénétrer dans une durée figée, ça craint.
- Oh ? Que peut-il se passer ?
- Vaporiser Paris, par exemple.
- Comment ça ?
- Le Temps est, si tu peux me suivre, la lecture de la matière par l’énergie.
Si on brise sa trame il se dégagera beaucoup d’énergie. Tu n’auras pas le
temps de souffrir.
Merde ! Je ne pouvais pas réellement visionner cette formule, ça avait
un relent de génie et de soufre. Je suis déjà mort une masse de fois dans
mes bouquins mais jamais dans une explosion chrononucléaire.
- Ca va aller, fit Caryl qui se foutait de mes émois. Tu n’as qu’à observer
trois principes. Sors du cône là ou la lumière est la plus claire et idem pour
le retour. Deux, surtout n’aie aucun contact avec toi ou moi. Tu as vu que
nous sommes là, gelés, avec ces schmucks. Si tu te touches… Boum ! Et
même Kaboum !
- Et trois ? fis-je d’une toute petite voix.
- Trois ? Euuhhh… j’ai oublié. Non ! Ça me revient. Déplace-toi avec
lenteur. La trame que nous utilisons n’aime pas les accélérations brusques.
Sois très continu. B Cool Man !
On est sorti, tout doucement, par la lumière. Caryl s’est saisi avec une
grande douceur de la recette “spécial croûtes au fromage” qui en avait fait
jouir plus d’une à Centremont. Quand à moi, j’étais émerveillé ! Ce que
j’avais sous les yeux était cent fois plus beau que la réalité.
J’ai vu Rabinovitch figé dans une pose théâtrale. Le bras gauche levé, les
doigts légèrement écartés de manière expressive, ses yeux bleus exorbités,
sa bouche en train de s’ouvrir, je pouvais voir le mot qui allait sortir de ses
lèvres, sentir le balancement de sa jambe droite se projetant vers l’avant,
dans ma direction, je comprenais chaque pli de l’étoffe blanche de sa blouse
et son expression, ainsi rendue par un grand peintre classique, n’était plus
de la haine, ce n’était qu’intensité, folie d’exister, désir de gagner dans
ce jeu absurde qu’est la vie. Son aspect était redoutable, il me fit penser
à un rhinocéros qui va charger. Derrière lui se profilaient les trois jeunes
assistantes, je ne les avais simplement jamais vues ! L’une, en arrière-plan,
la main gauche couvrant l’oreille comme un chanteur des années quatrevingt, de belles lèvres, des épaules un peu fragiles, elle paraissait effrayée,
redoutant une question, une approche, gardant les cuisses serrées, les pieds
tournés en dedans ; une autre, une métisse, je l’ai imaginée Martiniquaise
205
ou mieux Guadeloupéenne, la divine soliste de Zouk Machine qui sait ?
très grande, arborant un sourire ironique, les poings sur les hanches, j’eusse
juré qu’elle allait se mettre à chanter l’air célèbre “Hum, ka sa yé misyé
Bobo / Fo pa’w konprann Bibi sé on kouyon / Si tout lè mwen o founo /
Fo’w antann vou on jou ké ni Maldon / Nétwayé, baléyé, astiké / Kaz la
toujou penpan” qui m’avait emballé la première fois que je l’avais entendu,
une fille qui parlait d’être en cuisine, de nettoyer, balayer et astiquer en
utilisant une voix tellement vitale, tellement droite qu’à chaque écoute
j’avais envie de la voir sonner à ma porte ou de franchir la sienne… quant
à la troisième, une blonde aux allures de jolie Française lambda, elle faisait
tout simplement un gros bras d’honneur à Rabinovitch dans son dos, un
projecteur la changeait en peinture de Delvaux, fille découpée de zones
claires et ombrées. Il y avait donc une vie à Oracle, derrière Rabinovitch !
Quant à Flavienne j’ai failli me rendre, réveiller tout ce monde pour me
livrer à elle au risque de faire péter cette dormante capitale, tellement
habitée et chargée de souvenirs, Flavienne le Tantal était simplement
divine, au-delà des mots, dans cet arrêt sur image. Son visage d’abord,
l’harmonie de la chevelure, comment les femmes font-elles pour toujours
avoir l’air de sortir de chez le maquilleur ? Ses yeux légèrement plissés,
intenses, j’y lisais mon destin comme sa détermination (Ha ! Dieu que le
mental des filles est séduisant), son menton qui m’apparut plus carré, plus
volontaire, avec ça elle eut fait carrière à Hollywood, c’est tendance, une
bouche parfaire dont je savais qu’elle pouvait sourire avec douceur ou
virer au plus affreux mépris, ses épaules de sportive, vous savez déjà que je
pourrais dire la messe en les regardant et, le détail qui tue, son mouvement
du bassin, enlevé, une attaquante, le cuir de la jupe tendu révélant sa
cuisse, la jambe en mouvement, ce drapé est infernal et ce n’est même pas
un foutu sémantomorphème, c’est… C’est Elle. Merde ! Je m’en ouvris à
Caryl qui me répondit avec simplicité.
- Jack ! Tu es toujours aussi con avec les filles. Ça te perdra.
- Le Grand Esprit t’entende… Mais dis-moi, qu’as-tu écrit sur le papier
de mes recettes ? Quelque chose de crédible ?
- Ça ! Tu peux me faire confiance.
- On peut savoir ?
- Si tu veux. J’ai noté quelques-uns des algorithmes qu’Apple et
Microsoft utilisent pour générer des pannes sur leurs ordinateurs, agacer
l’utilisateur final, diminuer la durée de vie de leur camelote et favoriser le
renouvellement du parc. J’ai hésité entre ça et la vraie recette du Coca-cola
mais là, s’ils le déchiffrent, c’est le chaos mondial assuré. Le temps qu’il
leur faudra pour déchiffrer tu seras hors de portée. You see ?
206
Je voyais, je m’en foutais en fait. J’étais encore sous le coup de cette
révélation, de cette autre manière de voir, que les images gelées m’avaient
procuré. Lentement, précautionneusement, par les lucarnes les plus claires,
on est revenus dans l’espace du cône de silence. Je me suis souvenu de son
autre désir.
- Et cette anamnèse ? Tu veux toujours.
- Ah oui ! Tu es plus dur à suivre que le vol d’une guêpe, toi. Je vais
essayer de résumer ton histoire. Ne m’interromps que si nécessaire.
1) Tu viens à Paris pour tuer ton éditeur. Tu as déjà essayé trois fois, sans
succès. 2) Il te piège à l’aide d’une fille. 3) Au fil de tes délires perpétuels
tu t’imagines qu’il a inventé une arme sémantique fatale, cette jupe de cuir
qu’il fait porter à Flavienne. 4) Contrairement à toute attente ça marche.
Elle détient le pouvoir de te faire éjaculer sans plaisir (c’est très dur pour
un homme !) et elle peut te vider de toute ta vitalité si tu ne lui obéis pas
militairement. 5) Fluhmen Feughill t’informe avec elle qu’ils te donnent
une semaine de boulot. Le dimanche tu te reposeras. 6) Gonflé comme tu
l’es tu t’imagines de suite que tu vas refaire la Genèse. 7) Ce n’est pas le
cas. Tu ne connais pour l’instant que les travaux des trois premiers jours.
En gros un hold up sur l’énergie des Atlantes et l’origine du couple humain
à revisiter. Tu ne l’as pas encore fait. 8) Flavienne a lâché une petite
phrase qui te laisse entendre que si tu revisites toute ta vie en accéléré, tu
accumuleras une énergie suffisante pour t’opposer à elle. 9) Tu écris donc
tes mémoires en privilégiant les femmes et la musique. 10) La chronologie
2011 se comprend mais celle de tes mémoires flotte passablement. Ton
vrai problème est de définir ce que tu ne veux pas raconter. 11) Tu as
trouvé deux alliés, Audrey et moi. Nous en sommes à notre deuxième cône
de silence. 12) Personne ne sait ce que tu auras à faire Jeudi. il y a trop de
solutions possibles. C’est moi qui ai rédigé les questions de Feughill pour
essayer de te faire cracher ta probabilité la plus forte. Je n’ai pas encore
analysé ça. 13) Tu veux éliminer Feughill samedi ou dimanche. Mais tu
veux sauver Flavienne. L’un de vous deux l’utilisera pour tuer l’autre.
J’espère t’avoir aidé dans ton travail. N’oublie jamais que le vrai
pactole, l’objet du hold-up de Feughill et Cie c’est… ton imaginaire. Parti
comme tu l’es, je pense qu’on échappe peut-être à un livre de 1’000 pages,
qu’on va vers un 500 pages… 400 si on a de la chance. Tu aimes les livres
fourchus à deux histoires parallèles !
- J’ai appris ça avec d’Ormesson34.
- Super. Pense à ce que tu veux faire ce soir et… accroche-toi.
- On dégèle.
34
Dieu, Sa vie, Son œuvre.
207
208
Une fugue pour Corbusier
Genève juin 1063
Exécutèrent est le mot
Dans ce contexte très animé des émissaires de l’Université
m’approchèrent avec une certaine prudence, à Genève, pour les vieux, je
sentais le soufre. La Schola genevensis MDLIX avait décidé de remettre
à Le Corbusier un titre de docteur “honoris causa”. Accepterai-je de venir
avec mes solistes et d’écrire un hommage musical pour cette cérémonie ?
Ils ignoraient les liens d’amitié que j’entretenais avec sa nièce et souvent
ambassadrice, Jacqueline Jeanneret, qui régna ces années cinquante sur le
monde des artistes avec une originalité très particulière. Du jamais vu.
Cette jeune et jolie blonde, qui avait un côté Bardot, maniait les acteurs
culturels avec un mélange d’ingénuité, de charme, de sexualité et de gaîté
explosif, tout pouvait arriver. Je vis, entre autres, notre Ministre de la
culture se rouler du haut en bas d’une pente herbeuse dans sa propriété
de Cologny pour expérimenter le fameux “cri primal” ! C’était cool.
Naturellement j’acceptai, le budget était modeste, je choisis un quatuor de
cuivres et un vibraphone. Pour la partie officielle et constipée (il y avait
malgré tout le grand Chavanne) je choisis la fugue en do mineur de Bach
et, pour la partie art moderne, en hommage à Corbusier, j’écrivis Trois
séquences pour cuivres et percussions. L’Uni eut la gentillesse de publier
cette partition, ce qui l’empêcha de disparaître comme tant d’autres.
Tout cela ne mérite d’être raconté que pour deux choses. À l’Ouverture
solennelle, mes musiciens, sous ma direction, exécutèrent la fugue de
Bach. Exécutèrent est le mot car le trombone, un Français de Haute Savoir
qui répondait au nom de Plaindoux et avait le physique de Gérard Jugnot,
arriva bourré et joua toute la partition avec une mesure de retard. Je me
refusai à interrompre la cérémonie et constatai que même la musique du
Cantor de Leipzig pouvait être imperceptiblement altérée par le glissement
de l’une de ses quatre strates… Commentaire des vieux Genevois : Bach
orchestré par Des Ombres, ça sonne vraiment bizarre ! J’eus plus de chance
que notre grand Maître à tous, ma partition fut jouée avec élan, il y eut de
l’ambiance, le vibraphoniste était en grande forme. L’autre anecdote fut
très touchante. Corbusier vint à moi après les discours.
- J’ai beaucoup aimé votre musique, me dit-il. Ce fut la seule chose qui
a retenu mon attention dans cette séance barbante. Merci ! Mais, de vous à
209
moi, ce n’est pas maintenant que je suis reconnu dans le monde entier qu’il
faut me donner ce mérite. C’est quand j’étais jeune et en lutte.
Je lui ai souri. Je ne serais jamais aussi connu que lui, je le voyais déjà
fatigué, prêt à se retirer d’une arène pour laquelle il n’avait pas grande
estime. Moi, je fonçais avec l’énergie de mes illusions.
Mais on se comprenait.
210
Mort d’un prince consort
and the shaking Minarets
Genève 1964
Je sortais de chez Margot La Noire. Viré. Chassé. Éliminé. Le diable
était apparu, me hélant de l’autre côté de la rue. J’étais sonné, cassé,
léger, adrénaliné, je me déplaçais dans une sorte de vide. Les femmes
sont douées pour les ruptures, bien trop douées. Que sentent-elles ? Je me
promis d’étudier la question. La voix insista.
- Ho ! Jacques ?
- ???
- C’est moi, Igor.
Je connaissais un Igor ? Il s’avéra que c’était un jeune avocat russe de
mœurs douteuses, naviguant aux lignes de coke et aux poppers, hésitant
entre garçons et filles, mais très doué pour extorquer de l’argent aux jeunes
poires que nous étions à peu près tous. Je regardais sans les voir son sourire
équivoque et ses yeux bleus délavés.
- Il y a une grande party dans la vieille ville. me dit-il. Les adieux de
Tobby, un chimiste anglais qui retourne au pays. Viens, ce sera pavé de
belles filles.
Je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui dire que j’arrive ventre à terre.
J’ai noté l’adresse, grommelé quelque chose et suis rentré chez moi.
J’hésitais entre ce grand chagrin d’amour et repartir, m’étourdir. Ces filles
seraient ma drogue. D’un autre côté j’étais attiré par le vide, je penchais
pour des solutions beaucoup plus dépressives. Margot, c’était la mer !
J’étais tenté d’entrer dans un non-être, dans de l’atemporel, dans le désert
de mon chagrin. Je ne sais plus comment j’ai traversé ce jour le plus long.
Ne pas penser. Je n’avais même pas envie de jouer du piano !
Le soir venu, comme toujours, quelqu’un est sorti de moi et a pris les
choses en mains. Il s’est emparé de mon meilleur complet, de la plus jolie
chemise, il s’est coiffé ignorant son regard vide dans la glace et a pris le
chemin de la haute et vieille ville. Chose étrange mais signifiante j’avais
dans ma poche un stylo-bille et un petit carnet, ce qui ne m’arrivait pour
ainsi dire jamais. Je suis allé, j’ai vu, j’ai noté les téléphones de quatre
belles filles avec qui j’ai dansé. Je devais vraiment me sentir en péril pour
faire ça, je suis toujours un exécrable danseur, j’ai tendance à me raidir et
à marcher sur les pieds de mes partenaires. Et les jours suivants j’ai entamé
ma liste, j’ai téléphoné à la première. Ironie du sort c’était une Margot !
Mais une Allemande ! Le souvenir de Dagmar flottait par là… On en est
211
vite arrivé aux conclusions. Margot von Rittinghausen était très jolie, pas
sauvage pour un sou. En fait elle n’aimait que la viande crue. Après trois
ou quatre steaks tartares j’ai composé le second numéro. Ursula von Etwas.
Beaucoup de filles nobles, si la particule à du sens chez les Germains.
Soirée amicale mais le démon hormone n’est pas au rendez-vous. Ursula
est gentille, elle se cherche un mec bien et tranquille. Je sens confusément
que je ne vais pas faire l’affaire, elle non plus d’ailleurs. Toujours en
état de choc je reprends ma liste et la troisième fille que j’appelle est très
différente. C’est une Portugaise, noble aussi, une Merces de Quevedo,
grande propriétaire de terrains en Estoril. Que fais-je donc dans toutes ces
particules ? Cette histoire est très brève. Nous nous voyons très souvent
mais je fais du sur place, ces filles du Sud repoussent la déesse penetracion.
Un jour, nous sommes proches du jet d’eau de la rade, sur le point de
nous donner le premier baiser des amoureux quand - qui va croire ça ? - la
foudre tombe sur le lac, un tonnerre terrifiant roule longuement et c’est le
rideau gris de la pluie, sur le lac, qui s’avance vers nous. C’est grand, c’est
sombre et ça va vite. Nous courons vers le quartier des Eaux-Vives où elle
réside. Dialogue haché, haletant : “Je suis amoureux de toi ! - Moi aussi,
attends-moi, je pars au Portugal, je reviens fin août ! - Je vais t’attendre !”
Nos voix se perdent, je rentre trempé, essoufflé, content. Merces est une
fille séduisante, intelligente, cultivée et de plus elle m’attire. Elle va battre
tous les records de… retard. Fin août je suis frétillant et prêt. Rien. Quinze
septembre, je conçois des doutes mais aucun des nos de téléphone que
je possède pour l’atteindre ne répond. Fin septembre c’est l’automne et
je suis fâché. Le 15 octobre je me dis que je n’ai pas fait le bon choix
et j’appelle cette délicieuse jeune fille iranienne qui est sur cette liste.
Pourquoi ne l’ai-je point appelé en premier ? C’est toujours comme ça, je
recule inconsciemment devant celle qui me plaît le plus. Surprise, elle se
souvient de moi, on se revoit. Soraya a une classe impressionnante mais
elle reste toujours gaie, simple, attentive aux autres. Progressivement
nous nous découvrons. Nous allons vivre de belles aventures, Rome, l’île
d’Elbe, Paris, Téhéran, Ispahan, nous allons nous marier. Je ne réalise que
très tard qu’elle est la dernière princesse impériale en vie. A part l’Empire
américain qui ne produit que des PAP35 il n’y a plus d’Empire dans le
monde. A part l’Iran où se jouent les derniers jours du shah Pahlavi qui a
usurpé le trône des Kadjar, la famille de ma jeune épouse.
Incidemment, Merces rentre en novembre et m’appelle.
- J’ai un peu de retard, tu n’es pas fâché ?
Je ne suis pas fâché, mais alors là, pas du tout! Trois mois de retard ?
35
PAP, mis pour Park Avenue Princess, filles de nouveaux riches.
212
Elle vient de battre tous les records. Je ne suis pas fâché, je suis ailleurs.
C’est dans cette période que surviennent deux événements marquants
dans ma vie. La mort du prince consort et les shaking minarets. 1
964 est une année très dynamique. Je suis mandaté par l’Expo nationale
suisse pour gérer le climat sonore d’un grand espace. L’architecte qui
vient me chercher se nomme Jean Duret, il a des yeux orientaux, c’est un
homme fin et il a suivi mes concerts, le Pierrot lunaire l’a marqué comme
beaucoup de gens. Son obsession est originale, il ne veut pas que le bruit
des pavillons voisins du sien pénètre dans son territoire et il me mandate
pour composer et réaliser des contre-sons. Je n’ai aucune idée de ce qu’est
un contre-son ! Techniquement je sais que ce serait une inversion de phase
qui produirait du silence. Mais analyser le bruit chaotique d’une foule et
générer des sons en opposition de 1800 est un pari absurde. De plus je suis
musicien, pas ingénieur. Je réalise une musique électronique, des nappes
sonores en évolution lente avec pas mal de fréquences graves et quelques
émergences brillantes mais brèves. Tout le monde est content, c’est à cette
époque que je teste une alfa Roméo SS sur le parcours Genève Lausanne
avec des pointes à 240 km, je n’ai pas fait de progrès…
L’autre objectif est l’Orchestre de la Suisse romande, un ensemble
genevois. C’est un moment très sensible dans ma carrière car il s’agit de
l’instrument d’Ernest Ansermet avec qui j’ai eu une très vive polémique
dans la presse. Je dois diriger pour l’Expo 64 diverses œuvres de
compositeurs suisses, Pierre Mariétan, Guiseppe Englert, une œuvre de
moi. Tout le monde me met en garde contre cet ensemble. Il est vrai que
les meilleurs solistes de l’OSR jouent dans mes concerts et que j’entretiens
d’excellents rapports avec eux, mais la masse de l’ensemeble ne m’aime
pas. Le concert de Lausanne se déroule correctement, il doit être suivi d’un
autre à Genève, avec un programme un peu différent. C’est là que je me
fais piéger ! Un mot d’ordre est tombé, on ne sait pas d’où, je suis le chef
à abattre. Quelqu’un, probablement l’administrateur de l’orchestre, dit
mezza voce aux syndicats que si l’orchestre n’est pas excellent ce soir-là
aucun reproche ne lui sera adressé. License to kill ! J’ai trop de confiance
en moi et j’ignore un principe de base dans le métier de chef d’orchestre :
nous devons rester tous unis, seul contre quatre-vingts musiciens un chef
ne gagne jamais. Mon adorable Soraya passera un sale moment. Elle
adore son compositeur et chef d’orchestre, elle a organisé un grand aprèsconcert, une foule de personnalités y sont conviées. Au programme j’ai mis
Déserts de Varèse, une œuvre qu’il a composée au Nouveau Mexique et
qui, effectivement, est extrêmement aride, au sens poétique du terme. Rien
pour flatter les interprètes qui sont constamment exposés. Le pupitre des
213
cors déclare la guerre pendant l’exécution de cette pièce et l’un d’eux lance
dans l’orchestre des ronds de bocks de bière ! L’orchestre flotte. Je n’ai pas
pris la bonne décision. Tout le monde voyait ce qui se passait, je poursuis
l’exécution, je tiens le coup mais nerveusement je m’épuise. Déserts, à
Paris. avait déclenché un scandale, avec Herman Scherchen au pupitre.
Ce soir-là je ne parviens pas à mettre l’œuvre en valeur et, dans la pièce
concertante pour piano et orchestre de Debussy qui termine le concert, trop
fatigué je laisse s’établir un moment de flottement. Je reprends l’orchestre
en mains mais c’est trop tard, mes opposants ont atteint leur but, je ne sais
pas diriger. Cest officiel.
C’est une soirée difficile. Ma loge, habituellement envahie par les amis,
mélomanes et demandeurs d’autographes est vide, Soraya ne dit rien mais
je vois bien à quel point cette affaire est affreuse pour elle. C’est la mort
du prince consort, la grande réception a lieu et les gens s’étourdissent,
le milieu musical genevois conservateur se félicite de ma chute. Il se
passe une chose étrange car Dame Chance est la seule personne qui vient
me voir dans ma loge, vous en saurez plus par la suite. Conséquence
prévisible, Roger Aubert, le grand patron de la radio romande viendra me
voir à Centremont. Je dois en effet, deux mois plus tard, diriger dans son
studio, en direct, un concert Olivier Messiaen, avec la présence du maître.
L’affrontement est bref, violent.
- Je suis désolé de ce qui vous est arrivé. Vous ne pourrez pas diriger le
concert Messiaen. C’est un risque trop grand pour la radio, dit Aubert, très
sûr de lui.
Je le regarde, un peu pensivement.
- Roger, faites route à l’Est, je lui dis.
Il est très surpris.
- L’Est ? Pourquoi me dites-vous ça ?
- Marchez à l’Est. C’est la direction de la porte.
Je l’accompagne, l’entrevue n’a pas duré trois minutes. J’avais eu le
temps de récupérer mes forces. Il part furieux, me lançant un mauvais
regard.
Que faire quand on est un homme fini ? Prendre un break ! Souffler,
s’éloigner du champ de bataille, On verra bien. Dans une vieille coccinelle,
Soraya et moi filons à l’île d’Elbe où je vais réaliser un rêve. Composer,
diriger, animer, faire bouger un milieu social c’est bien mais ce que j’aime le
plus c’est la planète. Les femmes donc et la mer. Je sens que, pour connaître
la planète, il faut être physique, aller dans les profondeurs marines, skier,
passer des cols et des pentes impressionnantes, voler dans les airs. À cette
époque je suis persuadé que je ne suis pas assez bon pour être pilote, je
214
me consacre donc à la mer. J’ai décidé de passer à Elbe mon diplôme
de plongeur sous-marin et quelques examens complémentaires qui me
permettront de devenir moniteur. L’entraînement est extraordinairement
dur et je dois m’accrocher. Tous les gars autour de moi sont baraqués, je
suis un minçolet. C’est amusant, il faut tenir le coup. L’instructeur, une
brute teutonne épaisse et perfectionniste me toise, je saisis qu’il ne me voit
pas dans le peloton de tête. Moi, je me dis que ça ne peut pas être pire que
ce que j’ai vécu avec l’orchestre genevois. Il me montre la mer et y lance
mon masque.
- Plonge, le fond est de 12 mètres, ramène une pierre. Et reviens le
masque vide.
Pas évident mais je connais la technique. Je m’exécute. Il m’arnache
alors et ordonne.
- Saute, un kilomètre vers la pointe rocheuse et retour.
Ce qu’il n’a pas dit c’est que le retour est contre le courant. Avec la
combinaison, deux bouteilles scubapro, une ceinture de plomb dûment
lestée on a tendance à couleur comme une pierre. J’y vais, j’actionne
mon gilet pour flotter, je nage vers la pointe. Le retour est pénible. Je
palme comme un fou mais reste quasiment sur place tant le courant est
fort. Impossible de mesurer le temps, je ne suis plus que deux jambes
douloureuses et une respiration qui tente de se discipliner. Je perds
conscience de tout, je deviens monotâche. Vient alors le second souffle.
Sans aucune conscience du temps, changé en automate, je palme, j’avance,
j’ai oublié ce que je fais là, je suis un automate. Tout ce que j’entends c’est
le souffle rauque et profond de ma respiration dans le détendeur. Ce qui
va devenir dix ans plus tard la marque de Dark Vador… On me tape sur
l’épaule. C’est l’instructeur hilare.
- Tu as dépassé le bateau ! Tu es fou.
Je me tais, je flotte, j’étais tellement fatigué que je ne savais plus ce que
je faisais et j’ai dépassé la longueur imposée. Il me fait alors signe de me
préparer à la dernière épreuve. On descend à douze mètres, je me pose sur
le sable. Et là, très brutalement, il se positionne derrière moi, m’arrache
mon masque et ferme les deux robinets d’air comprimé qui me permettent
de respirer. Bon… On est tous entraînés. L’eau de mer me pique les yeux,
ma vision est trouble mais je défais sans me presser la boucle de mon
harnais, je libère les bouteilles blanches et je les fais passer par-dessus ma
tête. Je reste calme et, à l’envers, j’ouvre les deux robinets dont dépend ma
survie et prend l’embout en bouche. L’air arrive. Je prends tout mon temps
pour me réarnacher et vider mon masque en soufflant de l’air dedans. Je
vois alors mon Germain adoré qui lève le pouce droit. Je suis reçu. Le reste
215
est facile. Trois des grands baraqués se plantent à la théorie, je savoure ma
revanche. Cette formation quasi militaire me servira beaucoup par la suite.
On reste quelques jours sur cette île qui me semble être une gigantesque
pyrite, Soraya et moi flottons dans un état amoureux, tout nous semble
facile, tout l’est. Il me reste quelques mois avant de reprendre l’offensive
sur le terrain genevois et nous partons pour Téhéran. Nous nous installons
à Shimran le quartier aristocratique dans les hauteurs, au nord de la ville
et, durant ce séjour, il m’arrive trois choses, banales, merveilleuses,
imprévues. Je découvre le monde le plus riche que j’aie jamais connu.
Je reviens physiquement dans un grand rêve de mon adolescence. Et je
meurs.
La vie dans le Téhéran des années soixante était, à ce niveau social
niveau, très agréable et raffinée. La richesse ne m’intéresse pas mais je
rencontre des personnages impressionnants. Tel cet officier de la garde du
Shah Pahlavi, nous sommes autour de la grande piscine du Hilton et il me
raconte pourquoi ils devrait être mort. Il fait partie de la garde rapprochée
de l’Empereur, ils sont deux, postés devant le bureau du monarque. Un
jour, en fin de matinée l’ascenseur intérieur se met en route et un général
en sort. Les deux officiers saluent et le général les tue avec son pistolet
d’ordonnance. Le Shah réagira vite et tuera le général avant d’être touché.
Mon vis-à-vis sourit. Ce matin-là, me dit-il, je devais passer un contrôle
médical obligatoire et je me suis fait remplacer. Donc, je suis… vivant. Il
rit. C’est un très bel homme dans un monde qui m’hallucine un rien. Il est
grand, athlétique, ses yeux sont d’un bleu intense. Les Persans sont des
Aryens. Nous naviguons quelques semaines de réception en fêtes. Chaque
demeure est impressionnante. Au Grand Bazar Soraya me donne un cours
de marchandage pour acquérir une firouze36. C’est un cérémonial avec
des passages obligés. Par la suite je ferai mes comparaisons. J’ai connu
beaucoup de mécènes et de grandes fortunes dans beaucoup de pays. Nulle
part le faste ne peut se comparer à celui de cette aristocratie iranienne, qui
vit ses derniers moments.
Le retour au rêve est surprenant.
À l’époque de l’Université j’avais noté un grand rêve, au sens jungien
du terme. Un rêve tourmenté et transformateur dans lequel, à Genève, je
visite une maison étrange, avec des tourelles pointues. Elle se découpe
sur une lune énorme et très pâle à l’horizon. Je reconnais cette bicoque
biscornue, c’est l’Auberge qui coupe la lune, une pièce de théâtre que j’ai
écrite en Faculté de Lettres. La suite du rêve est violente. Je me retrouve
au bord du lac, sous le coteau de Cologny et je découvre que les eaux du
36Turquoise.
216
lac sont troubles, jaunâtres et… vivantes. il y a des bulles qui montent à
la surface, ce liquide est biologique. Une voix me dit que le lac est envahi
d’une boue vivante, qu’il s’agit du corps d’une jeune fille que j’ai mutilée
et jeté là ! Dernière séquence, je me trouve dans un petit minaret, gravissant
un escalier tournant très étroit. Plus haut, pas loin, je discerne un ciel d’un
bleu intense. Mais une chandelle est posée là et sa flamme m’empêche de
passer. Je me réveille terrifié. Je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit,
quel est le sens de ce rêve ? La seule chose que je comprenne est cette
interdiction de salut, ce passage interdit vers l’azur. C’est très catho.
Ce qui se passe en Iran, c’est que nous allons visiter la cité sainte,
Ispahan. Admirable. Dans la grande mosquée il n’y a pas un seul mur
nu, tout est décoration précieuse, des textes sacrés sont gravés. Je me
penche sur une grande vasque faite, me semble-t-il d’une seule turquoise
(comment est-ce possible ?) et l’on me dit que toute parole prononcée
quand on se penche sur elle est répétée sept fois, un nombre sacré. C’est
vrai ! Il y a un système incroyable de voûtes et de décorations qui agit
sur les vibrations de la voix. On en vient à la visite classique des shakers
minarets. Il s’agit de deux petits minarets reliés entre eux par une arche.
Ça ressemble à un chandelier géant. Soraya monte dans l’un d’eux, moi
dans l’autre. C’est alors que le rêve me rattrape. Je suis, détail pour détail,
dans l’escalier blanc du rêve, gravissant les marches tournantes étroites
avec, proche de moi, un ciel d’un bleu intense. La correspondance entre
le décor du rêve et ce réel est tellement intense que je reste un instant figé.
Heureusement il n’y a pas de chandelle obstacle. Le reste est connu, ces
deux tours réagissent en sympathie l’une à l’autre. Si je bouge, l’autre tour
se met à osciller quelques secondes plus tard. C’est impressionnant mais
moins que le retour d’un grand rêve.
Nous partons direction mer Caspienne. Il y a là aussi des passages
oniriques, notamment un col qu’il va falloir descendre pour arriver à la
mer. Le vent, au sommet est tellement furieux que debout, les bras écartés
façon Christ du Corcovado, j’ai la sensation d’être soutenu par l’air, par un
flux furieux. Nous vivrons dans une datcha où chaque matin des pêcheurs
apporteront du caviar du jour. C’est bon, tout est d’une grande beauté.
Mais pourquoi cette impression de calme avant l’orage me hante-t-elle ?
C’est simple. Je meurs à la musique.
À Genève, avec ce qui s’est produit, je suis détruit. Le monde des
concerts tel que je l’ai forgé s’est écroulé. Le moteur qui m’anime s’arrête.
Je ne trouve plus de goût aux choses, même dans ce luxe inouï.
Quelque chose alors se défait en moi.
217
218
Rentabilisons le couple humain…
Paris 2011, mardi après-midi
Imaginez le succès que remporterait un pénis bazooka ! Ou un vagin
mitrailleur !
Rabinovitch avait pris connaissance avec intérêt de la formule des
Atlantes.
- Très astucieux, Des Ombres, me dit-il, dissimuler le code le plus
précieux de tous les temps sous l’allure d’une recette de cuisine ! Et suisse
de surcroît, la banalité assurée. Je suis mort de rire ! Vous devriez travailler
pour moi. On irait loin mon petit.
- Je travaille pour vous, remarquai-je, je ne fais même que ça.
- Je me mets sans tarder à la déchiffrer, me confia-t-il.
Dans son coin Flavienne se rongeait les ongles. Je louchai sur la belle
Créole, j’eusse donné ma fortune pour lui filer un rencart. Ma tortionnaire
s’en aperçut évidemment - comment voulez-vous cacher quelque chose à
une foutue femme ? - et me dédia un long regard pensif qui en disait long
sur ses intentions.
Rabinovitch. lui, eut un bon sourire.
- On passe aux choses agréables maintenant, ces missions ne sont pas
aussi terribles que vous le pensez. Je vais réaliser sur vous une petite
intervention, parfaitement indolore. Vous changez de peau.
- Je commence à m’y faire. La première fois vous m’avez changé en
montagne… puis en beau brun.
- Et cette fois, c’est le bonus Des Ombres ! Vous allez adorer. Venez, on
va passer au bloc des transformations et, bonne nouvelle, après cette petite
intervention, vous pourrez disposer de votre temps jusqu’à demain.
- Quelle est exactement la nature de ma mission de mercredi ? voulus-je
savoir.
- Mmmm, d’accord, je vous explique. Ça a trait au couple humain.
Vous en êtes l’un des spécialistes reconnus. On attend de vous que vous…
harmonisiez un peu les choses.
- Je ne suis ni psy, ni sexologue, affirmai-je vaguement inquiet. De plus
les femmes deviennent dangereuses et nous autre les hommes avons intérêt
à nous protéger, Professeur. Même vous. Êtes-vous bien sûr de contrôler
votre animal féroce ? Hein ?
J’avais lancé un coup d’œil appuyé en direction de Flavienne.
- Oh ! Ça oui ! sourit-il, Rien à craindre de ce côté, elle m’obéit et…
219
vous lui obéissez.
- Donc, caténairement, je vous obéis.
- Ma ! Des Ombres ! Ne le dites pas comme ça, voyons. Nous voulons
simplement une collaboration entre vous et nous.
Les Nazis parlaient comme ça, me dis-je.
- On compte sur vous pour donner un coup de pouce et infléchir un
vieux procès.
Je ne voyais strictement pas ce que les rapports dégradés (ou même
merveilleux) des hommes et des femmes pouvaient lui foutre. Il avait
apparemment suivi le cheminement de ma pensée car il enchaîna très
habilement.
- Nous ne sommes pas des philanthropes. Nous sommes des commerçants,
des gens d’argent, notre but n’est que le profit. Ce couple moderne et ses
dissensions est très négatif pour nos ventes. Nous vendons nettement
moins depuis que la guerre des genres se développe. Nous n’avons aucun
produit guerrier à proposer aux hommes ou aux femmes.
- Vous pourriez par exemple développer une branche d’assassinat
matrimonial, persiflai-je. Imaginez le succès que remporterait un
pénis bazooka ! Ou un vagin mitrailleur ! Sans parler des vêtements de
la gamme Nessus, des hauts étranglants pour les filles et des escarpins
sexy autoligotants pour capturer les hommes ! Vous pourriez lui offrir un
parfum Napalm d’Or, elle vous gâterait avec une ceinture de chasteté à
code perdu…
Ça le rendit rêveur un instant, mais il reprit le fil de son discours avec
force.
- Oui, oui, j’en prends note, vous aurez une com sur ça, ce sont de
bonnes idées. Mais, pour le moment, nous pensons que des couples
heureux consommeront plus. Bien entendu notre branche JuridikSex Inc.
proteste, elle profite pleinement des procès, des divorces et des scandales
de tout genre. Notre Guide à décidé, en sa grande sagesse, qu’avant le choc
énergétique atlante, dont la mise en route prendra quelque temps, nous ne
savons même pas encore comment se distribuera l’énergie nouvelle, nous
devions immédiatement relancer nos ventes à partir de couples plus stables
et de désirs mieux acceptés. Imaginez ! Les femmes et les filles achèteront
plus de chaussures à brides, plus de shorts et de strings, plus de hauts, de
crèmes et de recettes bidons alors que les hommes se paieront encore plus
de belles voitures, de repas de luxe, de vacances et de jets privés dont
les filles raffolent, et tout ce que vous pouvez imaginer. Nous allons tout
simplement relancer la consommation et un système économique qui a fait
ses preuves.
220
- Vous pourriez même légaliser le polyamour, glissai-je perfidement.
Imaginez les torrents d’argent qui se déverseront. Les hommes qui couvrent
leurs femmes de cadeaux et dépensent simultanément des fortunes pour des
filles qui passent dans leur vie ! Elles sont très bonnes, vous savez les filles,
elles jouent les passantes à merveille. Dans la société de consommation du
sexe que vous envisagez, je n’oublierais pas cette variante.
- Si je ne vous avais pas, mon petit Des Ombres je devrais vous inventer !
Donc, dans cette optique, on vous envoie assez loin dans le Temps.
- Où exactement ? voulus-je savoir.
- Loin ! Très loin, faut prendre les choses à la racine.
- Chez les Juifs ?
- Euhhh… d’une certaine manière mais bien avant quand même, je…
- En Afrique, alors, chez Homo erectus ?
- Upstream ! Des Ombres, upstream. On vous envoie dans le plus ancien
Conseil d’Administration du monde. Mission : vous arrivez là où ça bogue
et vous harmonisez l’homme et la femme. Vous allez tout reprendre au
début. Nous fabriquer une bonne entente commune entre les sexes, éliminer
un petit malentendu. Voilà, l’heure tourne et merci d’avance. Vous venez ?
Je l’ai suivi. Quelqu’un a dû me piquer dans le dos ou utiliser un fusil à
nanoseringue, tout est passé au noir.
221
222
La reprise en mains
Genève 1964
De retour à Genève je décide de vivre. Comme toujours un autre est
sorti de moi, j’emmerde le milieu genevois bien pensant, bien pesant, qui
m’a fait passer un mauvais quart d’heure. Ce n’est qu’une petite minorité
et ils ne me connaissent pas. Il me reste ce concert avec le maître parisien
que personne n’a osé - ni pu - annuler. Roger Aubert m’a fait découvrir
une sensation que je ne vais pas oublier, celle de l’homme blessé, désarmé
et tombé de cheval qui voit venir celui qui lui portera le coup de grâce. Il
s’est loupé, j’ai survécu, je suis allé au fond de moi-même, voir ma source
d’énergie, me reconstruire. Je bosse ma partition et celles que je vais
diriger ce soir-là. Mes musiciens sont partagés, je sais que les hésitants
se rallieront vite, voleront au secours de la victoire et cette victoire je suis
bien décidé à l’emporter.
Le jour du concert arrive, le 14 juin 1965, les contrats sont signés,
personne n’a osé ni pu décommander Olivier Messiaen et son épouse
Yvonne Loriot qui viennent à Genève.
Nous répétons. L’œuvre de Messiaen, les Oiseaux exotiques, est une
belle chose, totalement originale, elle n’utilise que des instruments à vent et
des percussions, avec un piano soliste très virtuose. Mes meilleurs solistes
sont à la tâche, il y a un climat de confiance et les répétitions se passent
bien. J’admire la technique de la soliste qui possède une maîtrise intérieure
du temps et, simultanément, une écoute de l’orchestre que je ne verrai pas
souvent. Gilbert Amy, l’un des élèves de Boulez première cuvée, m’avait
prévenu : “Si tu diriges les Oiseaux tu peux être sûr que Messiaen te dira,
à la fin des répétitions, “Plus fort le tam-tam !”. Ça se passe en effet ainsi.
Messiaen, qui est une sorte de doux génie, le père spirituel de l’avant-garde
à Paris, me balance en fin de générale un impératif “Plus fort le tam-Tam !
Je souris intérieurement et explique au percussionniste que le Maître veut
entendre cette grande coupe de métal (que les gens nomment vulgairement
gong) exploser en déferlantes sonores. Messiaen me fait un triomphe à la
fin du concert. Je suis rétabli dans mes pouvoirs. Genève est ainsi faite
qu’elle renonce à nier une personnalité reconnue par un grand de Paris !
La guerre n’est pas finie, l’épisode fut rude, j’apprendrai la prudence.
Je vais découvrir par la suite qu’il s’agit encore d’une affaire de pouvoir.
La Radio lançait son festival de musique contemporaine sous le nom de
Diorama et ce cher Roger Aubert avait espéré récupérer mes subventions
223
à son profit. Nous nous sommes affrontés. L’homme est très puissant, on
raconte que, parallèlement à sa carrière de pianiste virtuose et d’homme
de médias, il a travaillé pour la firme suisse Hispano Suiza pour vendre
des armes au colonel Gamal Abdel Nasser lors de la crise de 1956, avant
l’intervention franco-anglaise. La légende veutqu’il ait traversé la Caire
habillé en vieille femme car les partisans du clan de Naguib avaient ordre
de le descendre à vue, sans sommations. Ce mec a des couilles. Je décide
d’oublier sa tentative d’assasinat sur ma personne et, dans un proche avenir
, nous deviendrons de grands amis. C’est un grand musicien et… j’aime
les gens de caractère, on ne se refait pas.
Une période de forte activité s’ouvre alors à Genève. Je ne m’en rendrai
compte que plus tard, je suis perçu comme un homme de pouvoir, de clan,
favorisant ses amis, décidant de qui sera joué ou pas sur la scène musicale
genevoise. Ce n’est pas l’exacte vérité. J’aime le mouvement, j’aime le
talent, j’aime l’amitié, j’aime la musique et l’aventure. La rumeur court, je
l’ignore avec naturel.
Et on réalise plein de concerts, de premières et de rencontres.
224
Transsexuel !
Paris 2011, Mardi après-midi, suite
Il va fonctionner à merveille. Le petit con !
Rabinovitch eut un gentil sourire…
- Alors ! Nous y voilà, rigola-t-il. Oh ! jour tant attendu…
Je réalisai que j’étais étendu sous la froide clarté d’une étoile scialytique.
C’est aussi glacial qu’aveuglant, des coloris de glace. Le Professeur était
en blouse bleue, masqué, la dégaine autoritaire, des yeux glacés.
Je fis un geste du bras. Je le trouvai bizarrement efféminé. Il était
trop mignon, imberbe. Rabinovitch se pencha vers moi avec une sorte
d’admiration, un sourire bizarrement concupiscent… Il était malade ou
quoi ?
- Vous savez, Chère Amie, je ne vous garantis pas que ça fonctionnera
tout de suite. Je vous garantis même le contraire.
- Euhhh bon ? fis-je. À qui parlait-il ?
Dans ce genre de situation j’ajoute souvent “totalement largué”. J’avais
deux motifs de m’en dispenser. Je l’avais trop utilisé et l’expression eut été
largement insuffisante. J’étais sur le billard. Et ce mec avait l’air de vouloir
s’en prendre à ma queue et à mes boules. Vous allez me dire de passer la
craie et que c’est de circonstance ? Attendez encore un peu. Rabinovitch,
ce gros dégueulasse eut un bon rire - le modèle rassurant pour chirurgiens
expérimentés - et reprit :
- Je plaisantais ! Il va fonctionner à merveille. Le petit con !
- Le petit con ? Vous allez me faire quoi ?
- Dites plutôt « Qu’avez-vous fait de moi ? ».
Il s’étrangla de rire.
- Vous êtes ma réussite. Demain j’aurais Paris à mes pieds. Je suis votre
Pygmalion, cher ami.
On était toujours à Paris ? Font chier ces pharisiens. Élisent de mauvais
Présidents, s’en plaignent et pas capables de se mettre d’accord sur quoi
que ce soit entre eux. On aurait pu se trouver à Mexico (j’aime) où à
Leblond. (Je connais des filles à Leblond, je ne vous dis pas. Même que
c’est l’une d’entre elles qui a inspiré la Fille d’Ipanema). Retombant dans
le contingent je me préparai à me lever et à voir ce qui se tramait chez
Mouffetard et Cie. C’était compter sans mon mentor.
- À mes pieds ! répétait-il avec gourmandise. Je vous ai totalement révisé
225
mon vieux. Vous n’allez pas regretter cette… modification. Tenez, même
moi, si je ne savais pas qui vous êtes, je me laisserais doucement tenter.
De plus en plus fort, le Professeur était passé au trottoir d’en face. Je ne
me sentais pas pressé d’affronter la circulation. Machinalement, je jetai un
coup d’œil sur un miroir qui s’était attardé dans cette salle d’Op. En face de
moi je découvris une belle nana seins nus, une couverture la masquait du
bassin aux pieds. Je lui balançai un sourire machinal. Elle me le rendit. Un
peu trop vite. J’en risquai un autre… Elle était trop synchro. Je mis quelques
secondes à admettre l’abominable vérité : cette nana habitait chez moi.
Euhhh… je veux dire que j’habitais moi dans son corps. J’allais prendre le
parti de m’évanouir quand je me souvins de la date. On était « Mercredi ».
Que disait donc ma feuille de route ? Transe ? Trance ? Transe sexuelle ? Que
ce soit de la musique ou de l’extase biroutée ça n’expliquait pas pourquoi
j’étais dans le corps d’une belle fille. Des seins petits et fermes, ces fameuses
épaules de nageuse que j’aime tant et le reste que je ne voyais pas encore.
La question qui me vint d’emblée était celle du locataire. Je voyais cette
fille. Quatre mots pour un unique problème. Le premier est “Je”. C’était
donc moi, Des Ombres, qui (mot 2) voyait (mot 3) cette (mot 4) fille, et
pas une autre. Quelle partie de moi Rabinovitch avait-il transféré dans ce
corps ? Mon mental ? Un hologramme psychique de moi ? Logiquement
j’étais un squatter où j’avais une colocataire. Où devais-je me faire à l’idée
que ce beau corps était le mien, resculpté ? Des mots clef me revinrent
brutalement. Jupe de cuir avait été claire. « Je te retire ta personnalité. Tu
n’as plus d’argent, plus de pouvoirs, plus de femmes divines ni de tueuses
à ton service, tu es un inconnu. Tu n’es plus rien et ce dès maintenant. »
Et sur ce rien ils venaient de bâtir une belle fille dont le mental - au
minimum - m’appartenait. Merde ! Elle avait aussi ajouté « chaque jour tu
changeras de peau. » J’avais changé de peau. J’avais triomphé de Lundi
et de Mardi mais là, je ne réalisais pas pleinement ce qui m’arrivait. Je
notai mentalement de la faire longuement souffrir dès que je sortirai de ma
dépendance. Un rire feulé ricocha quelque part dans ma caboche, c’était un
avertissement et je rengainai mes pensées vengeresses. Sur quoi ce fumier
de Rabinovitch souleva sans aucune gêne le drap qui dissimulait ma
chaste nudité et je poussai un cri d’horreur. J’étais empaqueté. Le Nouvel
Observateur37, ce mec bien salué par toutes les armées du monde féminin,
mon drapeau, ma bannière, mon Élysée mon flambeau et ma flamberge,
mon bien aimé Nouvel Observateur était momifié. De sordides bandages
(la langue française je vous jure) m’empêchaient de bander et même de
le voir. Je craignâme le pire. Qu’allais-je découvrir ? Un paquet de brume
37
Nom que Des Ombres donne à sa virilité.
226
comme le démon Auteuil dans Ma vie est un enfer ?
- Si je ne savais pas qui vous êtes, je me laisserais doucement tenter,
répéta l’homme chauve. En clair je vous sauterais, bordel ! Après une
bonne pipe, cela va de soi.
J’eusse donné ma vie et la vôtre (dans l’ordre inverse) pour être un
desperado assassin, vif et musclé. Physiquement je n’aime pas les hommes,
c’est plus fort que moi. Mais, apparemment, la partie se jouait à un autre
niveau. Très fier de lui il poursuivit.
- J’ai fait de vous, mon cher Des Ombres, la plus jolie femme de Paris.
Voilà une source de pouvoir, d’argent ! Toutes les femmes importantes de
Paris me lécheront les bottes, pour un petit rendez-vous.
J’éclatai de rire puis m’étranglai aussitôt. Ma voix était une voix de
gonzesse.
- Vous avez…
- J’ai !
- Vous m’avez…
- Je vous ai !
- Vous avez fait de moi…
- Une femme ! hurla-t-il. La plus belle de Paris, de France, provinces
ultramontaines comprises. Le monde est à vous, mon vieux ! Pourvu que
d’Ormesson ne vous rencontre pas… La littérature française serait en deuil.
Son rire homérique balayait tout sur son passage. Y compris mes derniers
espoirs. Sur quoi il me déballa le fondement d’une main sûre et douce.
- Avant de vous lâcher dans le grand monde, reprit l’immonde, je vous
dois bien quelques petites confidences.
- Grrrrr, détaillai-je.
- Quand Flavienne est venue me parler j’avais quelques réticences.
- Z’auriez mieux fait de les écouter !
- C’est elle qui a eu l’idée de vous faire changer de sexe ainsi pour
Mercredi, cette fille est précieuse, vous ne trouvez pas ?
Je ne trouvais pas et dévisageai mon gynéco formateur qui repartit dans
son interminable rire quasi silencieux. Il me fallait en savoir plus.
- Que vous a-t-elle dit au juste ?
- Elle m’a rapporté votre longue dérive de mec. Toutes ces filles que
vous sautiez et parfois rameniez chez vous. Elle m’a raconté vos désirs
de travesti et cette soirée chez les Hautecour de Fondremont où elle avait
réussi à vous déguiser en femme et personne ne s’en est rendu compte !
Je ne pouvais évidemment pas me souvenir de ce qui n’était jamais
arrivé. Flavienne avait inventé une autre version de moi, la salope !
- J’admire, poursuivit-il, j’admire cette longue préparation qu’elle a su
227
vous imposer. Marcher deux heures tous les jours avec des talons de 12 !
Faut le faire ! Passe pour l’épilation, c’était un gentil petit plaisir maso.
Mais la voix, le bassin. Vous savez quoi ?
- Non.
- Vous n’étiez pas construit pour bien chalouper du bassin.
Il se pencha vers moi, l’air con-fidentiel. « J’ai un tout petit peu arrangé
ça, vous savez ? »
On était dans cette merveilleuse époque moderne où, avec de l’argent,
on pouvait donner l’impression exister, acquérir une apparence. Sauf que
dans mon cas c’était du solide.
- Bouger du bassin… soyons nets. tortiller du cul !
J’avais une question. Ça dure quoi un Mercredi ? Plus qu’un Mardi ?
Et pourquoi ces foutues majuscules ? Mon calvaire allait-il prendre fin à
minuit ? J’espérai de tout cœur ne pas être la cousine de Cendrillon. Et
qu’aucune Citrouille ne m’attendait à la porte de la clinique.
Il eut un ultime geste bref et élégant et je pus voir ce qui restait du
Nouvel Observateur. Rien. Une morne plaine. Waterloo. Du gazon, même
pas bénit. Une porte sur continent noir.
- On va te filer de jolies fringues et on te laisse te débrouiller seul,
annonça Flavienne. Ordre d’en haut. Il veut savoir si tu es une femme
viable et dotée d’un minimum de réflexes de survie. À Paris, avec ton
nouveau physique, ça n’a rien d’évident. Si tu survis, je te revois ce soir
au Monceau.
Elle se tira. La grande montre murale indiquait quatorze heures et des
poussières, je réalisai que j’avais passé du temps sur ce billard, que j’avais
faim. J’avais en gros une dizaine d’heures à tenir. Je ne savais pas d’où
viendrait le danger.
- Allons voir ces fringues, me décidai-je, je ne vais pas sortir comme ça.
C’est alors que je réalisai le changement qui s’était produit en moi.
Devenir un beau brun costaud pour marcher dans le désert ne m’avait pas
impressionné tant que ça. Ni même être quelques instants une barrière
rocheuse. Là, ce fut très différent. Je me drapai dans la couverture
pudiquement jetée sur moi et me mis à bouger avec une légèreté
incroyable. Mes jambes étaient des racines et des ailes. L’absence de pénis,
ma musculature sans raideur et le gonflement des seins me conférait une
grande sécurité ; j’éprouvais un calme et un état de nature que je n’aurais
pu imaginer. J’étais plus dense et plus équilibrée. Cette transformation
hormonale fit descendre en moi une couleur liquide ambrée que je ne
saurais vous décrire. Une fontaine de jeunesse et de miel se déversait
228
quelque part dans ces lacs de feu qui parsèment ma mémoire et coula,
tranquillement, vers les plaisirs probables.
Rabinovitch, sous la houlette de Flavienne, j’imagine, avait bien fait
les choses. D’une part, dans une vie antérieure pas si lointaine, j’adorais
choisir des fringues à mes femmes, de l’autre, pour mes premiers pas dans
Progestérone Land, je commençais tout doucement à penser nana et à
savourer cette situation. Je vous passe le détail de ce que j’ai fait subir
à Rabinovitch, ce type ne connaît rien aux femmes et j’ai pris un plaisir
extrême à le faire grincer des dents, en m’exclamant devant une robe puis
en la jetant avec dédain, en me passionnant pour des chaussures à brides
(j’ai toujours adoré ça) puis en semblant opter pour des bottines vraiment
ri-di-cules, tout ça en prenant mon temps. À vrai dire je me sentais bien,
contente, (Tiens, je parle de moi au féminin maintenant) je suppose que ce
corps de femme me faisait penser comme une femme, ça semble logique,
qu’en pensez-vous ? Je terminai dans une jupe de daim rouge boutonnée,
croisée asymétrique, deux pans à mi-cuisse, six gros boutons noirs par
rangées de deux, des bottines à lacet, fermées au-dessus de la cheville
par deux courroies qui me donnaient un petit air de dominatrice, le tout
surmonté d’un top noir à bretelles croisées dans le dos. Une grande fille
toute simple somme toute.
Mais j’avais bien failli craquer pour une petite robe trop mimi, au bustier
de forme cache-cœur souligné de petits plis, taille froncée et jupe évasée
ne cachant pas grand-chose des magnifiques jambes dont on m’avait
gratifiée. J’entendis clairement quelq’un, tout au fond de ma nouvelle
personne, hurler de désir et de désespoir. Il y avait une sorte d’écho dans
mon esprit, j’ignorai, j’avais autre chose à faire. Devenir une femme aux
critères de ce temps, pour le moins. Je ne sais pas si Rabinovitch se pognait
derrière mon dos mais ça sentait le bouc. Finalement les mecs, vous savez,
les mecs c’est bien, mais faudrait les améliorer un rien. C’est ce que je
me disais à la fin de cet essayage. Il y avait bien, quelque part dans mes
dunjeons les plus enfouis, un esprit qui avait trouvé de l’esprit aux filles et
qui s’était bien défendu devant elles mais, pour le moment, il resterait en
coulisses. Ça m’arrangeait.
À quinze heures je passai le seuil de la clinique la plus select de Paris.
Ne la cherchez pas, la porte principale est celle d’un minable salon de
beauté et il faut traverse un vrai labyrinthe de murs mitoyens pour parvenir
dans le sein des saints. Rabinovitch m’accompagna jusqu’aux frontières
du réel. Il ne put s’empêcher de me mettre la main aux fesses trois mètres
avant la vie de tous les jours. Ni moi de lui filer une sérieuse paire de
gifles. Non mais ! J’avais toujours des muscles (il s’en était allé trois
229
mètres en arrière à l’étalade) et déjà de nouveaux réflexes de femme. Je
trouvai un taxi dont le salace de service me servit des pornoseries assorties
d’offres léchantes avant de me larguer devant l’hôtel, concluant « toutes
des salopes » devant mon indifférence. Je vous mentirais en prétendant
que ça me laissa indifférent… euhh indifférente, je sentais qu’il y avait
des plaisirs de nana à découvrir, éconduire des mecs me sembla en faire
partie. Oracle avait dû laisser des instructions à l’esclave de service car
on me refila ans difficulté les clefs de ma suite dans laquelle je courus me
réfugier, non sans attirer au passage le regard intéressé de la femme de
ménage, une belle Polynésienne sans aucun doute aussi experte en gazon
qu’en moquette, je pouvais le sentir. Oufff…
Les dires de Rabinovitch tenaient-ils la route ? M’avait-il vraiment
opéré ou simplement expédié « corps dû » dans l’enveloppe charnelle
d’une femme ? Mis à part mon mini masculin enfoui je ne décelais aucun
autre mental en moi. Normalement il aurait dû y avoir cohabitation, mais
non, mis à part cette nouvelle fille, nada ! Le vide. Silence radio. J’explorai
tous les recoins qui me furent accessibles. en vain. Ma condition féminine
prenait tournure, si je puis dire. C’était une expérience rare, un mec
dans un corps de femme. Ils en rêvent tous… Quel était le but de mes
tourmenteurs ? Et quelle était la tâche à réaliser ?
De vieux souvenirs de jeunesse me revenaient. C’était vrai, comme la
plupart des mecs j’avais souvent rêvé de faire du tourisme sexuel. Pas
comme M. Huèlebecque dans des pays miséreux. Du tourisme du type
« gender ». D’être une femme, quoi ! Une heure, une nuit, une saison. De
temps à autre. L’autre versant du sexe est une destination vacancière supertentante. Mes copains approuvaient et partageaient ce désir d’une manière
un peu plus vague que moi. Or, qu’avais-je réalisé à ce niveau ? Rien.
Physiquement je déteste les mecs, on se repousse. J’avais évidemment
eu de jolies maîtresses futées qui s’étaient amusées à m’habiller en
femme. C’est courant, quelquefois elles obtenaient des résultats. Mais ça
n’était qu’un jeu et je puis vous confier qu’elles m’utilisaient comme un
homme tout à fait standard. J’en tombai pensif. Ce vieux rêve - si banal,
jamais exaucé - était soudain une réalité. J’étais une femme ? Où était
le problème ? Il ne me restait qu’à le devenir. J’avais l’occasion d’aller
sur le terrain et de tester mes charmes. J’espérais seulement quelqu’un
de mieux que Rabinovitch ou le chauffeur de taxi. De joie je frappai les
murs de mes petits poings mutins et décrochai le combiné pour me faire
porter, après avoir changé d’avis trois ou quatre fois et mené le loufiat au
bord d’une crise d’émasculinité, deux avocats, une salade de crabe, du
230
saumon fumé, des toasts avec des anchois, je ressentais un besoin de sel,
et leur meilleur aligoté, histoire de penser comme une méchante femme
très attachante. Animus38 était enterré profond et Anima prenait un Elle,
comme Animal… Ce que j’éprouvais était la lenteur du plaisir féminin. Je
me sentais bien et ça descendait en moi comme de longues et lentes vagues
sans cesse recommencées. De très loin, le souvenir de l’orgasme masculin
m’apparut comme une fusée dérisoire, une plaisanterie de mauvais goût.
Même les soleils prennent leur temps quand ils déchargent. Je me promis
des délices d’une grande simplicité, d’une grande lenteur, j’allais caresser
mes superbes jambes - ça faisait un moment que j’y pensais… - quand on
frappa à ma porte.
Qui donc, à cette heure, pouvait bien se pointer ?
Et qui osait frapper directement à la porte de ma suite, sans se faire
annoncer. Sans que je le fasse délicieusement attendre ? Je n’en avais pas
la plus petite idée mais je le ferai longuement torturer de la plus délicieuse
des manières. Et, un détail, je réalisai soudain que je n’avais rien à me
mettre.
Mais alors là : rien !
38
On ne va pas sticker aux définitions de Jung…
231
232
I love America
USA, 1964
La vie musicale était intense à Genève, je recevais de grands artistes
et nous avions formé un public que beaucoup nous enviaient. Il ne fallait
pas s’en satisfaire, j’étais habité par l’envie de nouvelles conquêtes. Quoi
de mieux que le Nouveau Monde ? Une grande envie me prit de découvrir
l’Amérique, de m’y faire connaître, on m’en fit de faciles jeux de mots.
Là-bas je n’étais personne, je n’y avais aucune relation et mes théories de
musique nouvelle n’auraient que peu d’intérêt pour les rares contacts que
j’y avais. Les années soixante furent, pour les gens de ma génération, le
moment où l’on tombait en amour avec ce pays mythique. On n’en savait
rien, on était tous fascinés par sa jeunesse et son indéniable vigueur.
Il n’y avait dans mon cas qu’une possibilité d’entrer dans les circuits
artistiques américains et c’était les universités. Le principe était simple,
envoyer une information, un leaflet, et proposer des conférences, des
lectures. Je fus surpris par le grand nombre de réponses favorables qui
me parvinrent. On ne m’offrait que de très modestes cachets mais j’eusse
payé de ma poche pour aller découvrir ce qui se passait de l’autre côté de
l’Atlantique. Deux problèmes restaient à résoudre. Je ne parlais pratiquement
pas anglais mais Francine, que je voyais encore, s’en chargea à la manière
dure qui était la sienne et me fit un remake de Lysistrata. Cette belle fille
étant une parfaite sadique sexuelle je fis de rapides progrès. L’autre, plus
sérieux, était que la culture, aux États-Unis, n’existe absolument pas en
dehors des Universités, grands centres et grandes écoles. La notion même
de subvention est une hérésie pour les Américains et… les Japonais. Je
devais le découvrir par la suite. Leur position est simple : si la musique est
bonne elle se vend. Si elle ne se vend pas on s’en débarrasse. Mon parcours
serait ainsi universitaire et l’on me fit souvent la réflexion que l’Amérique
est un océan de barbarie avec quelques îlots de lumière, les universités.
C’est vrai mais j’aime à dire, aujourd’hui encore, que ce n’est pas valable
pour les gens, que ce n’est qu’un diagnostic du système.
Cela dit, cette tournée et ce qu’elle déclencha m’enchanta et me
communiqua une vigueur nouvelle. Il y avait là-bas des professeurs et des
étudiants qui se passionnaient pour la musique nouvelle et d’une manière
générale pour tout ce qui venait d’Europe. Les philosophes postmodernes
français furent très bien accueillis, ces années-là, dans ce qu’on nommera
le chaudron américain et l’université John Hopkins invita Barthes, Lacan
et Derrida, entre autres, pour y présenter aux Américains ce structuralisme
233
qui triomphait en Europe. Je vais trouver exactement le même état d’esprit
au niveau de la musique, on attend de moi des formulations nouvelles,
une pensée spéculative. Ça tombe bien car je suis dans mon époque de
théoricien intransigeant, on a besoin de cette attitude, de ce sentiment
dogmatique aux confins d’une infaillibilité, c’est utile à s’imposer et
surtout à se trouver.
Je débute par Yale à New Haven, avec un exposé sur “Musique et
sémantique”. Je me rappelle surtout de mes promenades en bord de mer,
elle n’est pas loin, même pas trois kilomètres, j’entends encore les cris
aigres des seagulls, je sens cette vivifiante brise marine et le plaisir que j’ai
à être là. Je me souviens moins de ce que j’ai dit, après tout ce n’est que
de la théorie militante et c’est destiné à vieillir vite. Ça se passe bien et je
revois encore très bien la tête des étudiants, attentifs, critiques. Il faut se
souvenir que cette jeunesse universitaire est en état post-insurrectionnel.
Mai 1968 est précédé par des mouvements contestataires quatre ans plut
tôt, sur le campus de Berkeley. On ne peut pas vraiment séparer ceux qui
prennent des positions politiques de ceux qui rêvent d’un art nouveau.
C’est une recherche d’absolu dans les deux cas, la marque de la jeunesse.
Commence alors une pérégrination tout à fait surprenante pour moi, je suis
en territoire inconnu, je me débrouille.
New York est ma base mais très souvent je prends une ligne intérieure,
dans de vieux bimoteurs à hélice qui se posent sur des pistes en herbe, (au
mieux des Beech 1900 mais souvent des reciprocating engines, de vieux
moteurs à pistons, à l’époque je ne suis pas encore pilote et j’ai une trouille
verte des avions), dans ces endroits qu’on nomme middle of nowhere, le troudu-cul-du-monde. Des taxis taxi me mènent dans des campus où j’essaie de
m’intégrer. Je vais y rencontrer des personnalités impressionnantes. Lukas
Foss, très connu en Europe, qui va m’organiser une tournée de concerts
sur la côte est avec un final top niveau à Carnegie Hall. Lejaren Hiller, qui
deux ans plus tard fera de moi un professeur en résidence à la NY State
University à Buffalo et qui est le premier compositeur au monde à avoir
produit une œuvre musicale basée sur des algorithmes informatiques, ça
se nomme la suite Illiaque, un nom provenant du superordinateur Illiac IV
sur lequel il réalise son travail de pionnier. Le résultat ne casse pas trois
pattes à un canard mais on s’en fout, une voie de recherche est tracée.
Tout le monde est très excité par cette approche systémique de la création
musicale. L’homme qui suivra les traces d’Hiller en Europe sera Pierre
Barbaud, à Paris, superbement ignoré par les milieux parigots de Pierre
Schaeffer et Boulez.
Un jour je dois me rendre à Champaign Urbana, en Illinois et je me
234
retrouve au soir dans le restaurant automatisé de l’Uni, en compagnie de
très belles filles qui viennent m’aider dans mon terrible problème : tout est
automatisé, il y a un mystérieux distributeur de tikets permettant d’attraper
sur un réseau complexe de chaînes roulantes un hamburger, une salade,
une boisson,quelque chose que je n’arrive pas toujours à définir. Bonjour
la nouvelle culture! Ça défile vite. Banal aujourd’hui mais pour moi qui
peine encore à comprendre le parler américain (surtout les gens d’Illinois)
et qui n’ai jamais fréquenté de fast food (il n’y en a pas encore à Genève…)
c’est un rite incompréhensible. La bande des filles me sauve, je m’assieds
avec elles et deviens Jack. Hi ! Jack ! D’où viens-tu Jack ? Que fais-tu dans
la vie Jack ? Tu aimes les filles d’ici Jack ? Je rêve d’aller à Paris Jack !
(Elles ne savent même pas que la Suise, Genève existent). Il y a une party
ce soir Jack, tu viens ? J’aime et ne comprends pas grand-chose à leurs
jacasseries. Le chasseur européen, lui, les examine discrètement et décide
que la provocante exposition de viande féminine qui est sous ses yeux
n’est qu’une forme de vanité et de show off. C’est beau mais pas touche,
apparemment je suis sage bien que dans les années soixante le puritanisme
et l’hypocrisie n’aient pas atteint les sommets que l’on sait.
Le lendemain j’assiste à un spectacle incroyable. Un homme, assis
devant une imprimante géante, récolte des tonnes de listings, des masses de
chiffres en colonnes. Il se tourne et me sourit. C’est John Cage ! Il est alors
aussi célèbre que Messiaen, Boulez et d’autres de cette génération. Mais il
survit dans le système américain en obtenant des grandes fondations, Ford,
Rockefeller, Chrysler, des bourses pour mener à bien diverses recherches.
- Que diable fais-tu John ?
Je le connais bien, je l’ai vu en 1958 à Darmstadt, l’épicentre allemand
de toute la nouvelle culture musicale.
- Je décode la Vème de Beethoven, sourit-il.
- Tu veux dire que toutes ces lignes, ces chiffres sont la Vème ?
- J’espère y trouver l’esprit beethovenien, sa manière de développer et
de pouvoir générer ensuite de nouvelles musiques dans son style.
Je suis immensément sceptique car je sais que les convertisseurs qui
changent cette musique en nombre analysent essentiellement la dynamique,
le timbre peut-être mais en aucun cas l’harmonie ou le contrepoint. On
n’en est pas là. Je ne puis m’empêcher d’aimer cet homme, simple, très
authentique, qui produira des œuvres “en négatif”, par exemple un concerto
de piano dans lequel le soliste fait toute sorte de choses à l’instrument sauf
de jouer, ou encore une partition composée uniquement de silences. Cage
pratique une sorte de pensée Zen dans la musique et il convainc beaucoup
de gens, même un Stockhausen chez les grands de cette génération. Des
235
années plus tard je serai assis, en tant que Président international SIMC/
Unesco aux côtés du ministre de la culture à Bonn et je le verrai piquer une
crise de rage quand Claude Helfer le Parisien se prêtera au jeu du concerto
de piano de Cage. Le pouvoir veut de l’art “correct”, pas du Zen. Merkel,
au fond, n’est pas si loin que ça.
D’une lecture à l’autre je suis sans cesse on the road. Je m’occupe d’une
part à écrire une pièce pour mon ensemble de solistes sous le titre de Let
there be Events ! Les Américains sont de grands gamins farceurs et je suis
tombé par hasard, dans un salle d’attente, sur un article où l’auteur révise la
Genèse en remplaçant le mot lumière par ascenseur. Let there be Elevator !
Ça me plaît. Je vais écrire ma petite Genèse portative, je vais remplacer
le mot lumière par Events. Je me dis qu’une partition au cours de laquelle
le chef pourra déclencher divers événements (groupes de solistes) sera
mobile, vivace et jamais la même d’un concert à l’autre. C’est parti pour
Let there be Events, première œuvre de ma période américaine. C’est par
ailleurs tout à fait dans l’air du temps, on cite souvent Mallarmé et son
projet de Livre à propos de formes mobiles. J’écris ça dans des aérogares
et quand je veux lire autre chose que mes partitions je ne trouve dans
les kiosques que des collections de comics, de Peanuts notamment, les
aventures de Charlie Brown et de son chien Snoopy. Je deviens un expert
de Charles Monroe “Sparky” Schulz, une célébrité nationale.
Après l’errance des conférences je me retrouve à Buffalo, proche
des superbes chutes du Niagara, où je deviens professeur invité pour le
second semestre universitaire 1970. Mon statut s’améliore et j’hérite d’un
“cottage” charmant, entouré de mille autres identiques à perte de vue, plus
anonyme tu meurs ; c’est celui que l’on voit, entre autres dans American
Beauty et… par la suite sur les si belles côtes d’Espagne qui vont être
ravagées par les promoteurs.
À cette époque je n’ai aucune conscience politique et je ne discerne pas
vraiment les clivages sociaux dans le “grand vieux pays”. Mes rapports
avec les étudiants sont agréables, je donne des cours de direction d’œuvres
contemporaines et les solistes de Foss sont de très haut niveau. Je reste
encore assez prudent avec les étudiantes qui rivalisent de charme et
d’étalage carnal. Franchement ce sont de belles bêtes! Il n’y a rien à jeter,
la race en moi parle et je suis très attiré. Mais l’Amérique a déjà produit
son fameux déséquilibre entre provocation et interdit. Les filles ont du
bid et les garçons de l’ask39. Malheureusement elles restreignent le bid à
d’infimes valeurs, insistent sur le marketing et l’ask grandit démesurément.
C’est ce qu’elles veulent pour régner. La vie sexuelle quotidienne est à
39
Bid and ask, offre et demande.
236
l’image de ce que l’on peut expérimenter dans une boîte de strip-tease.
On doit payer, on peut regarder, être touché mais, sous aucun prétexte,
toucher une fille. C’est tout à fait identique avec les Américaines de la
vie ordinaire. L’Europe a mauvaise presse, on dit que les rapports sexuels
là-bas (la vision géographique des jeunes Américains est très nuageuse,
ils planteront facilement la tour Eiffel devant le Colisée) sont pervers et
dangereux. En réalité le mélange du puritanisme et du business a produit
le cocktail détonnant que l’on retrouvera dans la future affaire DSK. Je
me sens vraiment très bizarre, ces filles me plaisent beaucoup, disons que
j’aime les regarder, que je réagis à leur art de se mettre en valeur et de
provoquer nos instincts mais, quelque part, je boque. Probablement parce
que, pour moi, elles n’ont pas d’odeur. Nous n’avons pas grand-chose à
nous dire, il n’y a pas de Dagmar ou de Margot dans ces lieux. Hors du
milieu orchestral, dans mes cours de théorie, je suis souvent questionné
par des groupes de filles qui veulent savoir comment les choses se passent
avec un Français, j’ai déjà dit que la Suisse n’est pas encore dans leur atlas
mental. Sur le trottoir d’en face, si je puis dire ainsi, il y a les garçons qui se
regroupent. Je vais découvrir que quand les garçons se groupent ils forment
une meute, avec tout ce que ça peut avoir de déplaisant et que les filles,
elles, constituent des clans très puissants. Je vais assez rarement prendre
un verre chez Testostérone Inc. mais, quand ça m’arrive, je découvre ce
cocktail d’agressivité et d’énorme solitude qui les habite. Être un mâle
américain n’est pas fun, il existe un substratum culturel qui les utilise puis
les écrase.
La date de la tournée de concerts approche et je teste à fond mes gars,
ils sont tout simplement parfaits. Dans toutes mes expériences américaines
je ne puis dire que du bien des musiciens ou des pilotes qui plus tard vont
me former. Des gens simples, j’aime les Américains ! Mon problème, ce
sera un chagrin d’amour. Celui de ma génération, des suivantes, de tous
ceux qui sont tombés amoureux d’une Amérique plus mythique que réelle
et qui vont méchamment déchanter à la fin des années quatre-vingt. La
chanson française nous rappelle très bien cette immense séduction, cette
merveilleuse poésie américaine, qu’il s’agisse de Bécaud, de Clerc, de Joe
Dassin nous avons tous été fascinés par ce pays. Je ne me plains pas, je
hais l’Amérique et j’aime les Américains. Avec de petites exceptions.
Mes musiciens sont donc fin prêts et je n’ai plus grand-chose à peaufiner
avec eux. La seule chose sur laquelle je dois insister est l’émotion, le sens
qu’il fait savoir donner à tel ou tel texte musical. Ce n’est pas étonnant, on
forme là-bas les meilleurs techniciens, les meilleurs instrumentistes mais
on ne leur enseigne pas vraiment à découvrir le “sens” de la musique, que
237
du convenu, une approche traditionnelle des textes, aucun renouvellement.
À ce niveau j’ai eu de bons maîtres et mes gars apprécient beaucoup mon
apport. Je leur montre que chaque note doit avoir un sens, une vibration
particulière ils sont parmi les plus doués que je verrai dans ma carrière. Le
message passe. Un beau matin je dis au revoir aux filles en shorts (ce type
de séduction restera malgré tout un standard pour moi…) et monte dans
un énorme Greyhound, avec tout l’orchestre, en direction de petites villes,
d’Unis, de centres culturels.
Lukas Foss me fait l’un des grands compliments de ma vie de musicien,
il parle aux musiciens et dit “Tous les gestes de Jacques sont des gestes pour
jouer ! Avec lui vous savez que vous allez faire un bon concert.” Je suis plus
à l’aise quand on m’attaque (c’est sans doute cette bonne vieille Genève…)
et je me sens vraiment embarrassé par ce compliment, il me faudra une ou
deux vies pour l’assimiler. Notre cible finale est New York, Carnegie-Hall.
Il m’y arrivera trois choses. Lune est l’apparition de Raleigh Chaffee, la
fille trader de Wall Street, l’une des premières. Je vous la décris ? Non !
Elle est hyperprovocante style NY, ça suffit. Elle me trouve à son goût et,
au Russian Tea Room me fait découvrir le Manhattan. Quatre parties de
bourbon, une de martini blanc et deux gouttes d’angustura, le tout préparé
au shaker. C’est immensément délicieux. On sort de la générale, je me
détends. Le problème avec cette belle et troublante juive new yorkaise est
qu’elle parvient à me refiler deux manhattans de plus. J’arrive sur la scène
la plus prestigieuse de l’époque et je suis un brin pompette. Merde ! Tout
se passe bien mais l’orchestre vient me visiter dans ma loge et me prend à
partie. Jack ? Pourquoi as-tu pris des tempi beaucoup plus rapides que dans
tous les autres concerts ?
Il n’y a pas eu de dégâts, que devrais-je leur dire ? La vérité ? Oui ! Je
leur parle de Raleigh et déclenche un rire général. Finalement tout s’est
bien passé, je ne m’attendais pas à ce genre d’influence féminine.
Je salue Raleigh, on ne se reverra pas, et dans la foulée rencontre Katya.
La musique change, c’est presque romantique. Nous sommes chez Kurt
Forster, un éminent musicologue zurichois qui donne une réception en
mon honneur quand paraît une grande fille souriante. Belle. Évidente.
Un par un les sons ambiants s’éteignent, je me retrouve dans une sorte
de cône de silence. Je ne vois qu’elle, elle ne voit que moi. On m’a assez
dit, par la suite, que nous nous étions montrés très impolis. Je n’en sais
rien. Je crois simplement que la foudre des complémentarités hormonales,
amoureuses, reproductrices (que sais-je) nous est tombée sur la tête. Les
amoureux sont seuls au monde. Ça doit être vrai, je ne vois que Katya
le reste du monde est flou. Le maître de maison, à trois heures du matin,
238
vient vers nous et dit quelque chose d’accablé (je vous laisse le salon,
ne faites pas de bêtises ?). Nous ne l’entendons même pas. Ça ne m’est
jamais arrivé. Adieu les longues jambes en shorts du Niagara, adieu les
belles épaules, les exhibitions gingivales impeccables, les, les… Un destin
est passé, une sentence est tombée et l’on entame un dernier tango à NY,
en prenant à peine le temps de se découvrir. Elle est blonde (pas mon
type), drôle et sportive (j’aime). Je sais qu’elle est étudiante en sociologie,
elle sait que je suis musicien, je sais qu’elle se nomme Katya, je n’ai
jamais connu son nom de famille. Obligé, je me découvre des énergies
insoupçonnées mais je réalise surtout qu’elle est beaucoup plus puissante
que moi. Quand nous allons parfois l’après-midi dans ces salles de cinéma
où l’on paie une place pour voir un film ou deux ou trois, je reste à ses
côtés puis… fréquemment, tombe endormi sur son épaule. Elle me ramène
à Sullivan Street ou Girolamo Arrigo m’a laissé son studio avec un regard
narquois. Katya me fascine, elle est insatiable, je me dis finalement que
mourir au champ donneur ou d’honneur n’est qu’une affaire d’apostrophe.
Heureusement tous mes messages musicaux et sociaux sont délivrés, je
peux faire le con, au sens non noble du terme. Il existe un terme à NY pour
les femmes qui en demandent plus que ce que leurs partenaires masculins
peuvent leur donner, c’est le mot oversexed. Pour un Français ça sonne
comme super-sexuel. Mais en réalité ça ne décrit qu’une fille qui ne jouit
pas et qui en redemande, attendant de son partenaire qu’il la décongèle. Les
Américaines sont-elles ainsi ? Je ne suis pas un laboratoire suffisant pour
en juger mais, en quelques années d’Amérique et surtout en écoutant mes
amis, j’en arriverai à penser qu’elles sont différentes de nos merveilleuses
Européennes.
Dans mes rencontres extraordinaires il y celle de Varèse. Nous
avons une origine commune, il est franco-italien comme moi et même
Bourguignon et d’Italie du nord. comme moi encore. Un jour à New York
je vais voir le chef le plus célèbre de l’histoire hollywoodienne, Leopold
Stockowski. Celui que, enfant, je découvre dans Fantasia de Walt Disney.
Il habite évidemment Park Avenue avec ses pairs millionnaires ou pire.
Un ascenseur privé me mène dans un penthouse et j’ai l’impression d’être
arrivé au mauvais endroit. Je ne vois qu’une longue ligne rouge, une
moquette sans fin. En regardant mieux, tout au bout de ce tapis cérémonial
ridicule, il y a un bureau où un petit homme est assis. Je marche quelques
miles et lui serre la main. La sienne est molle, il n’a rien d’intéressant à
dire. Il me fait chier. Heureusement, l’après-midi, poursuivant ma tournée
des grands noms, je vais chez Varèse. Il habite Sullivan Street, dans un
demi sous-sol. C’est un endroit pauvre, dans son bureau exigu traînent des
239
partitions, il a un regard d’enfant et d’illuminé. Je tombe en amour avec
lui. Que fait-il dans ce pays de cons ? Je ne sais pas, on ne l’a pas trop bien
traité à Paris. Ce sera à peine mieux ici mis à part qu’il séjournera dans
le Nouveau Mexique et écrira son œuvre fameuse, Déserts. La force est
avec cet homme, c’est un pur, je sors heureux de cette entrevue lors de
laquelle il m’interroge longuement sur mes activités. Il me fait me sentir
bien et, avec sa permission, je rafle dans sa corbeille une masse d’esquisses
musicales manuscrites que je vais évidemment m’empresser de perdre.
Dans les années qui suivent je vais avoir l’occasion de poursuivre cette
exploration de l’Amérique. Je cherche toujours un contact personnel, il faut
éviter tout circuit touristique. Je rencontre de sacrés phénomènes, dont cette
tueuse blonde de Georgetown, tout près d’Austin capitale du Texas, qui me
fait passer un examen de pilote. Normalement c’est agendé pour l’aprèsmidi. Mais quand on décolle enfin la nuit tombe. Je vais devoir subir le test
de la panne verticale. Simple : elle dit “you have no more engine” et je dois
trouver un champ ou une piste pour me poser en catastrophe et sans dégâts.
Je la regarde, elle est belle et surtout effrayante. Il est vrai qu’elle fait à elle
seule trembler une armée de pilotes et de mécanos texans. Je prends un tout
petit risque. Si elle me fait le coup de la panne de nuit, c’est que le terrain est
soit à droite, soit à gauche. J’incline les ailes et Bingo ! il est à ma gauche.
Superwoman connaît son territoire. Je lui pose son Cessna 150 sur le seuil
de piste. Une performance pour un novice. Elle me lâche un simple “nice
job”, les yeux très froids. Aux States c’est le max que l’on peut recevoir.
J’ai peut-être distingué une trace de sourire dans ses yeux mais rien n’est
moins sûr. Cette femme, c’est l’autre versant des nanas que j’ai connues.
Elle est entrée dans le jeu de la société, le job, le fric. Elle ne plaisante
pas, c’est le genre à virer sur le champ un pilote pour une broutille et il
faut voir comment elle domine ses mecs. On va retrouver cette distinction
entre la nymphe provocante et la femelle socialement dominante dans
toute la production hollywoodienne, de Megan Fox à Angelina Jolie. La
seule chose dont je reste certain c’est que personne, jamais, n’écrira un
traité De l’Amour sur la femme américaine en Amérique. Ou alors dans
une mauvaise fiction. Dans l’épisode suivant l’infâme Juffa dont j’ai déjà
dit quelques mots, me propose de visiter avec lui la fabrique des avions
Cirrus, des modèles révolutionnaires, et me fait passer, sans me prévenir,
pour un banquier suisse en quête d’investissements. Il veut jouer avec les
nerfs des constructeurs. Curieux de connaître leur comportement je joue le
jeu et me crée le profil le plus antipathique imaginable. Ça ne prend pas.
Je retrouve une fois de plus la simplicité et le sens du contact du peuple
américain. Les gars construisent un avion de tourisme à turbopropulseur
240
du type pusher (hélice à l’arrière) de forme canard (les ailes aussi sont loin
derrière le pilote) et la coque est faite de la même formule aluminium,
composite et titanium que les fameux F-16, avion de combat le plus
vendu dans le monde. J’embarque avec un jeune pilote d’essai, le vol est
magique. On est à Colorado Springs. Je n’ai jamais manié un avion aussi
vif, puissant et stable. Cap au 050 en un instant nous survolons El Paso, un
coup de manche à gauche c’est Black Forest, je m’éclate dans les nuages,
je ne sais même plus où je suis. Dan me ramène et j’arrive dans l’atelier
où un colosse du nom de Mike me prend littéralement dans ses bras, me
secoue avec amitié et me refile une énorme masse plombée pour démolir
l’élégante carlingue d’un Cirrus en assemblage. Break it Jack ! fait-il, allez.
pète-moi cet avion. J’hésite, la structure est fine et délicate, je n’ai aucune
envie de l’endommager. Il a un gros rire, s’empare de la masse et frappe
comme un sourd. Rien ne se passe, à part le bruit. L’avion, me dit-il, a
décroché à l’atterrissage et une chute de dix mètres ne lui a rien fait. Ces
gars sont tellement dynamiques et désireux de bien faire qu’on ne peut
que les aimer ! Je leur casse le morceau sur le rôle qu’on m’attribue, ils
regardent Juffa de travers mais finissent par rire. Et c’est avec l’un d’eux
que, de retour des Bahamas dans leur prototype, je fais l’expérience de
voler sous un cumulonimbus, un orage, un plafond noir terrifiant. Tout peut
arriver. Dan est totalement pro. Je vais toujours trouver ça chez ce peuple,
sauf chez les voyous de la finance qui sont pro dans la dégueulasserie mais
paniquent devant le danger. Il ne me communique aucune crainte bien que
le ciel - c’est le cas de le dire - puisse à chaque instant nous tomber sur la
tête sous forme de grêle ou de foudre. Je ne vais jamais oublier ce vol dans
une cathédrale noire, nous en frôlons la voûte, ces éclats livides des éclairs
proches qui zèbrent la nuit. Dan, après un rituel radio incompréhensible,
finit par descendre dans la couche, les lumières du sol s’effacent, je rédige
mentalement mon testament, une piste apparaît, on se pose. Pour ces gars
c’est standard.
Une anecdote va me permettre de faire une synthèse de ces aventures
américaines. Je suis accompagné de Natalia, une belle Espagnole dont Dan
est tombé amoureux fou. Il observe à la lettre ses codes culturels. Il meurt
devant cet objet de désir, c’est évident. Elle a tout. De longues jambes,
une chevelure abondante, des seins impressionnants (pour un Américain
ça compte), elle s’habille casual sexy, tous les mâles se retournent sur
son passage. Je me demande souvent s’ils vont réagir comme le loup de
Tex Avery… Mais il ne lui adresse aucune proposition sexuelle, même
pas une cour discrète et elle, bien sûr voit tout, décode tout et jouit du
pouvoir qu’elle exerce sur ce très bel homme. Dan vit avec une femme
241
que l’on ne voit jamais. À sa place j’aurais pris un risque, d’autant plus
que Nathalie est sensible à la beauté de cet homme. Le moment du départ
arrive, j’invite toute l’équipe à un coquetèle improvisé. Notre pilote n’est
pas là. Nathalie est contrariée, les femmes aiment les amoureux transis qui
sont en leur pouvoir. Que se passe-t-il ? Le lendemain nous embarquons et
Dan se manifeste au dernier instant. Il n’a pas très bonne mine. Sa copine
n’a pas voulu l’accompagner et lui a interdit de se rendre à mon invitation,
elle pressentait l’existence d’une Nathalie. Pour plus de sûreté elle l’a
fait dormir dans une cave bien verrouillée. On se sourit. Quel avenir pour
ce couple ? Aucun homme ici ne porte plainte contre une femme pour
séquestration. Et pourtant…
Je quitte les States avec une forte perception de la détestable culture
des femmes américaines. Est-ce que ça va faire souche en Europe ?
Bien sûr, mais nous avons de “vraies femmes”, on verra si cette culture
de marchands les altère. Dans mes premières années américaines on ne
parle pas encore beaucoup des Cheersleaders. Pourtant elles sont en pleine
production, au Texas. C’est d’un ridicule achevé mais c’est également
un sujet fascinant. À l’origine ce sont des mâles américains qui paradent
pour représenter la race américaine, exhibition de testostérone. Il se trouve
qu’avec la seconde guerre mondiale les hommes partent au front et que les
filles les remplacent dans les fabriques et les bureaux. Elles envahissent
également l’espace des écoles et s’imposent sans difficulté dans l’univers
des Cheersleaders. Officiellement il s’agit de former des “meneuses de
claque”40 pour encourager des équipes sportives. La réalité est toute autre.
Elle se base sur le mythe sexuel naissant. la bombe, et sur l’argent bien
entendu. C’est à Dallas que Tex Schramm, un homme d’affaire plus futé
que les autres allume les creusets de la race nouvelle. Ces filles, de banales
Pom-Pom girls, des majorettes, les Dallas Cow-boys Cheersleaders sont
minutieusement triées pour satisfaire l’ensemble des fantasmes masculins.
C’est d’une prétention ridicule car les fantasmes masculins sont, dans ce
pays préfabriqués, le mâle doit s’y adapter. On lui dit quand bander et
devant quoi. Bref, la jeunesse, l’énergie et un mythe de super marché de la
femme sont en jeu et il faut représenter tous les types de beauté américaine.
Une majorité de types aryens mais aussi une Eurasienne et des Noires.
Nous sommes très proches des Napolas dans lesquelles se préparait la race
aryenne d’Hitler. La recette prend. C’est aussi dans ces années soixantedix que Michel Tournier publie son fameux Roi des aulnes, dans lequel ce
laboratoire diabolique de la race nouvelle est décrit. Tant qu’à faire nous
40
Terme québecquois.
242
pourrions incriminer Strawinski pour son Sacre du Printemps ! Ne s’agit-il
pas de la fête de la reproduction ? De la fête de la race ? La race toute
puissante, but ultime des complots, épurations et forgeries de finance.
Tout cela, je ne vais pas le comprendre très vite, mais, intuitivement, j’ai
ressenti cette industrialisation de la femme dans une Amérique en pleine
expansion. Par la suite on divisera le féminin en deux, objets de désir et
tueuses. Jeunes idiotes et super-femmes mortelles et fières de l’être. Il y a
une extraordinaire tendance aux États-Unis à masculiniser la femme. On
en trouve une représentation tous les jours sous forme de filles policières,
d’agents du gouvernement dans les séries et les films, et ce personnage
glisse souvent vers l’exécutrice, l’agent secret, Lara Croft, la femme
impitoyable. Ces jeunes énergies sont exploitées par un système inhumain
qui, quand la jeunesse s’en va, les jette comme de vulgaires emballages.
Elles n’ont aucune chance de s’épanouir. Ces guerrières de la race, quand
elles retombent dans la vie quotidienne, perdent leurs attributs mythiques,
ne présentent plus aucun intérêt, n’ont aucune personnalité. J’imagine ma
vie si j’avais épousé une de ces superbes filles élevées au grain.
Aujourd’hui encore je réagis à leur beauté. Le système américain a su
donner à ses nymphes un aspect super-désirable, il fait de même avec
le fast food et les boissons. Il faut créer le désir, le reste on s’en fout.
Conséquence ce pays compte le plus d’obèses et de fausses femmes. Ces
dernières ne sont ainsi que du paraître, du carnal, ce sont des pièges à
cons, au sens noble du mot. L’Amérique détruit systématiquement les
valeurs féminines et fabrique des mythes modernes. Elles sont bandantes
ces images d’exportation. Et aussi toxiques que du coca. Bien entendu tout
excès engendre son contrepoison. À leur apogée les filles Bimbo deviennent
ridicules et souvent monstrueuses, impropres au désir masculin. C’est
une réaction d’Occidental. Là-bas je leur préfère les mecs ! D’une part
je ne risque pas d’en tomber amoureux. De l’autre j’admire leur énergie.
souvent un peu désespérée.
Mon bilan ?
En musique rien, à part des inventeurs comme Robert Moog, un génie
isolé du nom de Charles Yves et mes merveilleux solistes.
Intellectuellement, beaucoup de vigueur et de fraîcheur. Un vrai peuple
de chercheurs.
Financièrement j’ai eu la chance de ne jamais rien y posséder, j’aurais
tout perdu ! Les hommes d’affaire américains sont les princes des escrocs.
Je commence à découvrir que la classe dominante de ce pays livre une
243
guerre mortelle à la majorité, aux pauvres.
L’Amérique pour moi, comme pour tous les fans des années soixante,
va virer progressivement en niveaux de gris. Pas dans le beau sens du
terme. Vers le noir. Le désanimique. La route est ouverte aux assassins de
la finance et du gouvernement. Il faut être con comme un Johny Hallyday
pour s’y aller pavaner ou réfugier.
Le pays, lui, est grandiose. Surtout l’Ouest. Parcourant Monument
Valley, survolant les déserts, je ne puis que me laisser gagner par l’énergie
incroyable de cette terre, la vie y abonde. C’est surtout le pays des
Indiens et des Mexicains que la lie du Mayflower pille systématiquement.
Progressivement il se dégrade, on sait comment.
C’est le début de ma décristallisation amoureuse.
244
Ma nouvelle copine…
Paris 2011, mardi soir
Finalement, les mecs, c’est trop carré d’approche
On venait de frapper à la porte de ma suite. Je me suis dit que ce devait
être la femme de ménage polynésienne que j’imaginais aussi experte
en gazon qu’en moquette. En quelques instants j’avais développé une
assurance féminine pas possible. Et si c’était Audrey ? Là, elle ne me
reconnaîtrait pas, que faire ? Lui dire la vérité ? Ou prétendre être une
bonne copine ? L’ennui, c’était ces vêtements et frous frous qui jonchaient
le salon. Ma cervelle turbinait dur, il y avait aussi une bonne probabilité
que ce soit Rabinovitch. Je l’avais tapé ? Justement, les mecs faut les
taper, ils en redemandent, j’en étais certaine. Avant de franchir les trois
mètres qui me séparaient de la porte principale de ma suite j’ai savouré
ma condition féminine. Vous n’imagiez pas à quel point c’est bon ! Surtout
pas vous les femmes car, pour le savoir, il faut avoir été mec avant. J’étais
parée à toute éventualité et prête à voir apparaître Lucifer en personne.
J’ai ouvert la porte - la personne qui se tenait derrière devait être du genre
impatient car elle insistait - sans me poser les questions habituelles, était-ce
le grand amour ou le Grrrrand Amour, un tueur ou un huissier (où est
la différence ?) ou une nouvelle copine ? La dernière hypothèse me parut
juste, c’était Flavienne.
- Ah ! Ma chérie, j’ai perdu un temps fou dans la circu, tu peux pas
savoir.
Elle se jeta dans mes bras, belle, sensuelle, telle qu’au début de cette
histoire je l’avais rencontrée, sous une identité un peu différente. Je la
dévisageai attentivement. Elle portait sa jupe de cuir… Elle intercepta mon
regard et éclata de rire.
- Que vas-tu croire ? Tu as vraiment peur de moi ? Tu dois être folle,
cette jupe est in-o-pé-rante, tu ne savais pas ?
Il y avait quelqu’un au fond de moi qui n’était pas de cet avis.
- Elle est inopérante. Tu es une femme ! Elle ne peut te faire aucun effet.
Par contre, toi… tu m’en fais, je te dis pas !
Je me calmai. C’était assez logique. Sa jupe, ce foutu sémantomorphème
de classe j’sais plus quoi, avait été conçue pour activer des codes de mâle
standard. Ce que dans l’instant je n’étais plus vraiment. Flavienne ne me
laissa pas le temps de la questionner, elle avait beaucoup de choses à me
dire.
245
- Est-ce que tu m’en veux ? Je sais qu’avec ton origine masculine j’ai
été odieuse. Je ne sais pas pourquoi je me comporte comme ça, c’est une
rage qui me prend, une colère programmée, ça me prend, je ne peux rien
stopper.
Je la dévisageai attentivement. Pour la première fois depuis lundi je
n’avais plus à me défendre d’elle. Elle était attirante. Ce qui faisait son
charme c’était sa réalité, j’ai envie de dire sa… banalité. Les seules femmes
vraiment sexy sont banales, loin des modèles formatés qui inondent nos
vies. Trop apprêtées, trop trendy, trop bimbôzes, trop people elles cassent
le désir des hommes et… des femmes ! J’avais somme toute une nouvelle
amie. En tout bien tout honneur car, entre femmes, tout est permis. On
s’installa dans le salon et on bavarda.
- Tu avais oublié que je venais ce soir ?
- Franchement oui, j’étais encore trop mec quand tu l’as dit.
- Quelle chance tu as, ce que j’aimerais pouvoir voyager un jour dans
l’autre sexe !
- Je ne sais toujours pas pourquoi on a fait de moi une femme mais je
puis te dire que je commence à aimer.
- Je suis vraiment jalouse, tu sais. Avant qu’on passe à autre chose, je
tiens à te dire que dès que tu redeviendras un homme mon programme sera
réactivé.
- Je m’en doute.
- Alors, profite de moi ce soir.
- J’ai un problème, fis-je pris d’une certaine timidité.
- Lequel ?
- En tant que fille je n’ai pas de nom !
- Pas de problème, je vais t’appeler Ombre ? Ça te va ? Ça n’est pas si
mal que ça pour une fille.
Elle se mit à me détailler.
- À part tes fringues que je vais changer, tu n’as aucun goût, je me
demande où ils t’ont trouvé un si beau corps. Tu es tout ce qui me plaît
chez une fille. Ne t’étonne pas si je te goûte… un peu.
Elle me détaillait et, sous son regard, je sentis ce que c’était pour une
femme de bander. Pas si mal que ça…
Je n’arrivais pas à saisir la modification de nos rapports. Bien sûr, elle
avait été programmée contre un homme. Mais elle savait bien que, sous
une autre enveloppe, j’étais sa cible. Il devait exister une énergie femelle
de base hostile aux hommes. Quelque chose qui ne se dirigeait que vers
le reproducteur. C’était proprement insensé et très inquiétant. D’un autre
côté, ce corps, ces hormones, ces interfaces me plaisaient tellement que je
246
me sentis dériver. J’avais déjà affiché des comportements féminins. J’avais
baffé Rabinovitch et ça m’avait comblée, chauffé mon chauffeur à mort
dans le taxi - je dois l’avouer c’était jouissif -, rendu fou le service d’étage
de l’hôtel avec mes caprices et je me préparais à bien pire. À moi ces
fameux plaisirs de nana, éconduire des mecs en était le prélude, explorer
Flavienne en serait l’allegro con fuoco ! Sans oublier qu’au moment où
elle avait frappé à ma porte j’étais pratiquement en train de me caresser.
Pas de me pogner, ça, c’est du masculin vulgaire, de me caresser avec
lenteur. Elle voulait que je profite d’elle ? Je descendais tellement dans ces
profondeurs biologiques de femme que je n’y voyais aucun inconvénient.
On s’est amusées toutes les deux à ces choses de base que chaque femme
connaît, pa-po-ter et le jeu de la poupée. Le papotis je vous raconte même
pas, je l’oubliais au fur et à mesure. Le jeu de la poupée c’est encore mieux.
Un rien nous habille, un rien nous déshabille. Finalement, les mecs, c’est
trop carré d’approche. Flavienne s’est défoulée avec les tonnes de fringues
que j’avais achetées à tort et à travers car nous les femmes n’avons aucune
idée immédiate de ce que nous préférons, nous sommes trop vastes. C’était
parfait, elle me caressait en me passant ou retirant des bouts d’étoffe ou
des surfaces de cuir. Nous avions l’habitude de nous découvrir le regard
de certains hommes. Imaginez donc tout ce que je pouvais déceler dans le
regard d’une autre femme ! Pour nous posséder les hommes se sont servis
d’images et de signes. Certains d’entre eux ont dit sur nous de si belles
choses que nous ne pouvions que les aimer. Mais on peut s’y mettre aussi !
Eux ont besoin d’images pour jouir, plus que de femmes réelles. Ce n’est
pas notre cas, nous sommes des basiques. Je disposais d’un pénis enfoui et
d’un orgasme sexuel gigantesque. Vous le connaissez ? Il mesure environ
deux mètres carrés et pèse dans les deux kilos. Ça n’est pas mon vagin,
rassurez-vous. Vous le voyez en bonne partie tous les jours. Ça s’appelle le
tégument… la peau. Elle est ultrasensible, il y a des millions de récepteurs
qui laissent passer notre jouissance. Les hommes n’en ont aucune idée, ils
ne savent pas s’en servir.
Je commençais à comprendre une chose de base. On dit que les femmes
ne jouissent pas ou ont de la peine à y parvenir. Quelle sottise ! La vérité,
ce que je découvrais dans cette rencontre imprévue, c’est que les femmes
jouissent en permanence. Parfois doucement, parfois fort !
Flavienne me montra comment faire jouir une femme rien qu’en tenant
sa main avec une certaine sensibilité. Je poursuivis en touchant doucement
son oreille pour ne pas parler de cette zone merveilleuse qui est sa nuque
et ses épaules dans l’ombre de sa belle chevelure. Je vous ai souvent parlé
de ce coin secret, derrière nos genoux, le creux poplité ? C’est magique,
247
une petite goutte de transpiration signale que nous sommes parties pour
une félicité de plus. Je ne vous parle même pas de nos seins. Nous sommes
une surface à jouir. Des Femme Pad, mieux, des femmes Touch. Mais nous
manquons souvent de bons programmeurs.
Ça ne nous a pas empêchées de causer ! De tout ce qui nous entourait et
de tout ce qui nous avait menées là.
Elle me raconta sa vie avant Feughill.
C’était effectivement une Bretonne, née dans une famille très modeste,
près de Trégastel. Enfant de la télé elle avait adopté le comportement
standard des ados de cette époque. Les filles avaient pris conscience de leur
valeur marchande et se montraient dures et exigeantes. Elles posaient leurs
conditions. Il leur fallait un mec de leur âge, beau, qui fasse suffisamment
de sport pour bien présenter physiquement, qui les écoute, ne leur casse pas
les pieds avec des histoires compliquées, fidèle, ne regardant jamais aune
autre fille, présent à la maison pour les tâches ménagères et qui ramène assez
d’argent à la fin du mois. Complémentairement il fallait aussi qu’il les baise
quand elles en avaient envie, pas plus. En échange elles ne donnaient…
rien. Flavienne avait choisi sa proie, utilisé ses pouvoirs féminins pour
la ligoter et avait remporté le premier round. Elle avait perdu le second,
comme toutes les filles de cette génération empoisonnée par l’argent et le
paraître. Son mec parfait s’était tiré avec une moche ce qui avait constitué
l’insulte suprême. Heureusement pour lui ils n’étaient pas encore mariés
ni établis en Amérique. Après quoi, avec toute sa colère intacte, elle était
montée à Paris où les choses avaient pris une autre tournure. Elle avait zoné
deux ans dans les milieux de la mode où des seconds couteaux l’avaient
méchamment exploitée. Mais elle avait beaucoup appris, était devenue
plus dure et meilleure stratège pour survivre dans un monde effrayant.
Après quoi elle avait rencontré Feughill qui avait de suite détecté sa forme
énergétique et l’avait engagée et bien traitée, à l’exception des missions
très particulières qu’il lui arrivait de lui confier. Elle me raconta comment
il l’avait préparée à la destructions des énergies masculines.
- Je travaillais à la rue Jacob et j’étais bien payée. Feughill se tenait à
distance et je n’avais affaire qu’à sa secrétaire, une vieille de quarante
berges. Mais je me rendais compte qu’il m’observait. À diverses reprises
il m’a fait recevoir des créanciers furieux, il avait pour principe de facturer
mais de ne jamais payer ses dettes. Il les contestait, faisait de la procédure.
Je vivais des moments très durs avec des gens violents. Il s’est rendu
compte de la détestation que je porte aux hommes. Un jour il m’a priée de
venir dans son bureau, c’était un vendredi.
- Que t’a-t-il fait ? demandai-je très curieuse.
248
- Il m’a offert un cocktail et… après je ne sais plus. Le temps s’est arrêté.
- Tu n’as aucun souvenir ?
- Aucun, si ce n’est que la semaine suivante il est venu en personne avec
moi faire l’achat de cette jupe de cuir. il m’a expliqué qu’elle conditionnerait
favorablement certains clients.
J’étais surprise, mais finalement pas tellement concernée. On avait
mieux à faire.
- Il y a une chose qui ne cadre pas avec toi dans ce récit lui dis-je, après
qu’elle m’ait fait divinement jouir, rien qu’en caressant mes pieds. Tu
t’exprimes bien, tu as un vernis de culture, tu es intelligente, rien de cette
adolescence furieuse et un peu vulgaire que tu évoques ne t’y destinait.
- Ma chérie, je lis énormément. Des romans, des poètes, des récits
historiques et de la presse people bien sûr. C’est ma différence. J’ai plein
de livres en moi, ils m’habitent et j’ai toujours caché ça à mes copines
bretonnes. Ici, ça m’aide pour travailler avec Feughill.
Je soupirai. Il n’y avait qu’une chanson que j’avais envie d’entendre en
boucle, c’est Retiens la nuit ! Pour un instant fugace, une danse de filles,
une caresse, un souffle, une vacance imprévue dans le corps d’une belle, je
m’y appliquai. Je ne pouvais dire que j’avais une belle dans la peau.
C’était l’inverse.
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250
Le lecteur qui rêvait…
Genève, hors temps
la langue française qui s’embourbe dans la profondeur et la dentelle
Beaucoup défendent l’idée que la lecture d’une œuvre doit être linéaire
et ordonnée. Pas d’accord. Je suis probablement un mauvais lecteur de
bons livres. Et inversément.
Par exemple, ce livre dont on parle ici, De L‘Amour, je l’ai lu mais
absolument pas de manière continue. C’est un bouquin illisible, une
auberge espagnole, une collection d’anecdotes et d’hypothèses souvent
douteuses, un marché aux puces. On y trouve ce que l’on y apporte. Le lire
par saccades est assez raisonnable, il y faut de l’instinct.
Les polars et les thrillers façon américaine je les lis sans problème. Ils me
portent, c’est leur technique. J’aime bien être emmené par les personnages
des livres vers leurs destins mouvementés. L’ennui étant que ces destins
américains sont le plus souvent d’une extrême banalité, une vie insipide
que seuls sexe et mort semblent pimenter. (C’est pour ça que les filles de
là-bas portent des shorts indécents et d’affreux cônes silicone).
Cette technique du rebond, cet art de la narration fait terriblement
défaut à la langue française qui s’embourbe dans la profondeur, son amour
midinette ou eau de rose, un terrorisme intellectuel affaibli et bien sûr la
dentelle du style.
Deux exceptions, Rimbaud et San Antonio. Je serais tenté d’ajouter
Roger Caillois et quelques autres. D’Ormesson étant à mi-chemin. Je
parviens à le suivre, grâce à son cocktail humour et spécial charme. Mais
il ne casse que deux pattes à un canard.
Avec les grands textes, je suis mauvais lecteur car, dès que les idées
me passionnent, je me prends à rêver. Je pars dans un trip pas possible,
les idées des auteurs me fécondent à mort, elles me sourcent des cascades
d’idées. Je suis ainsi un lecteur notablement mauvais.
Et fier de l’être.
251
252
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Paris 2011, Mercredi matin
J’étais, une fois de plus, étendue sur la grande chaise du labo d’Oracle.
La grande différence était mon sexe… j’étais une femme, vous avez peutêtre oublié ce détail ?
- Vous n’allez pas vous louper ? fit un Rabinovitch imperceptiblement
nerveux.
- Sais pas, fis-je, j’étais agacée. Ce vieux bouc louchait sur mes jambes
et il dégageait une forte odeur de suint et de testostérone foutue. Nous autres les filles on aime les produits frais, le bon sperme.
- Nous n’avons pas encore pu déchiffrer la recette des Atlantes, ajouta
l’homme chauve, et nous sommes déjà mercredi !
- Quel gaspi ! en effet, grognai-je. Vous n’aviez qu’à bien me programmer. Vous m’avez voulue comme instrument, non ? Pas ma faute si vous ne
savez pas jouer de mon corps, Professeur.
- J’en rêve, s’épanouit-il, mais le travail d’abord. Nous nous sommes
dit que le trauma de ces voyages vous privait peut-être de certaines de
vos facultés. Et que votre nature identité féminine pourrait vous apporter
d’autres pouvoirs. De plus, Caryl a mis au point une variante douce pour
vous expédier à votre destination. Je le laisse vous l’expliquer.
Il fila en hâte dans le fond du labo pour se pogner d’urgence, j’en étais
sûre, j’avais pris la mesure de mon pouvoir sur les mecs. Caryl sortit alors
d’une petite cabine technique qui, je l’aurais juré, n’était pas là lors de mon
dernier time trip.
- Hi beauty ! Le principe du transfert est le même mais j’ai changé le
tableau de bord ! Pour te faire profiter d’une variante que j’appelle historique. Le principe est simple, dès le départ tu te dématérialises et tu prends
de la hauteur sans perdre connaissance. Tu vas voir passer les époques
comme tu vois défiler de beaux cumulus par gros vent du Sud Ouest. Pour
aller dans une direction pointe simplement un doigt, je me suis inspiré de
Google Earth, ça fonctionne à merveille. Quant à la durée du parcours elle
est, pour nous, d’un temps nul, tu seras arrivée dès que j’enclencherai le
système. Par contre, pour toi, tu peux la compresser ou la décompresser
subjectivement. Je te laisse deux petits mémos : tu dis “Flavienne” et ça
ralentit, tu dis Caryl et ça accélère. Attention c’est supra exponentiel et si
tu dis Caryl trop souvent et rapidement tu risques d’arriver brutalement à
destination. Une dernière chose, tu peux revenir en arrière, jusqu’à la verticale d’Oracle, il te suffira de bâiller très fort pour ça. Voilà ! Si ça te saoule
253
ferme simplement les yeux, après quelques instants ta piste d’achronissage
t’apparaîtra très clairement.
- Wow ! J’espère m’en souvenir mais je ne sais pas poser ce genre de
machine, objectai-je.
- Cette blague, intervint Rabinovitch qui était revenu et se réajustait
maladroitement, vous êtes bien évidemment en ILS cat 4, voyons. Vous
n’avez rien à faire si ce n’est de garder votre bonne humeur.
Ce foutu Caryl a dû appuyer sur un déclencheur quelconque car, sans
transition ils sont tous devenus flous et j’ai commencé à m’élever au dessus de Paris. La rue Mouffetard s’est vite perdue dans un fouillis de blocs
assez sales. J’ai un rien dérivé vers le pont d’Austerlitz, une Seine verdâtre
surmontait Oracle comme un grand chapeau irrégulier. Machinalement j’ai
levé l’index gauche et me suis trouvé verticale du pont neuf. C’était fun
mais lent. J’ai pensé “Caryl” et Paris est devenu intermittent. Ce n’était
que des vagues nuages qui défilaient à grande vitesse sur la capitale. J’ai
alors levé le bras, un peu brutalement car la ville a fondu, je ne distinguais
plus que les “S” irrégukiers de la Seine. Mais ça n’a pas duré, le zoom arrière s’est accéléré, je voyais très bien le bloc continental, l’Angleterre,
l’Irlande, la botte italienne, du familier. J’ai réalisé que Paris n’était pas
au cœur de la France et ça ne m’a pas étonné, ces Frouzes sont infoutus de
mettre de l’ordre dans leur politique ou une église au centre d’un village
alors une grande ville, vous imaginez.
Très agacée je scandais le nom de Caryl, d’une belle voix sonore.
Ce fut la fuite de Planète-La-Bleue-La-douce L’Arrogante accompagnée de sa compagne Sélène, puis Mars et son atmosphère gelée, suivie
de Jupiter avec sa signature de tempête. Les bavardages des radios humaines m’accompagnèrent un instant mais furent vite remplacés par une
musique tournoyante, circulaire. Le monde avait-il commencé comme une
valse ? demandai-je au vide. Reformule ! ricanèrent les galaxies en route
vers d’impensables rapides. Un nuage stellaire improbable ressembla un
instant à la Fille Centrale tout entière à sa proie attachée. Je parvins en
bordure du créé, du conceptuel et dépassai tout. Il n’y avait rien. Plus rien.
Je me suis demandé un instant si je ne venais pas de mettre en pratique
les foutus privilèges, l’Article Spi009 formulé par de ce mec dont j’étais
l’émanation, machin, euhhh Des Ombres, tel est son nom. Je sentais que
Rabinovitch et son équipe avaient gaffé grave en me transplantant dans
ce corps de femme. Il me donnait des idées de liberté ! Il y avait, autour
de moi, des forces et des vecteurs. Un chœur de voix grondantes. A peine
254
avais-je formulé cette pensée que je dus affronter l’indicible. Une sphère
blanche. Mouvante, agitée, aux formes plus changeantes que la lave d’un
cratère en folie. Pas cette blancheur dont on parle dans les expériences de
mort proche, une entité parcourue de violents courants, de forces musicales. Un éclat terrible. Ça ne m’impressionna pas plus que ça, avec Des
Ombres j’avais joué avec cette boule. Je saisis toutefois que c’était la Vie
qui se dévoilait à moi. Le pouvoir infini du simple au complexe. Le Vagin
cosmique, enfin. Ce qui me restait de culture desombrienne s’en fut en
inutilités. Je voyais clairement le rapport entre nos minijupes et ce ruban
qui se tordait devant moi. J’intégrai la fratrie des hommes et des volcans.
C’était bon de comprendre le chasseur, de se débarrasser des étouffantes superstructures qui nous avaient empêché de vivre ensemble. C’était
terrifiant. C’était bien. Je n’éprouvai aucune crainte. J’étais revenue à la
maison. Je perçus le commentaire furieux d’une Déesse qui dissertait sur
le sexe en tant que danse binaire ou ternaire.
- Le sexe c’est brute de chez brut ! disait-elle, le ternaire est trop fin.
Il était question de faire l’amour. Et d’allumer un grand pétard. Une autre
incroyable voix féminine affirmait que :
- Putain ! On ne baisera pas sur une musique de curé. Ni sur le requiem de
Mozart. Sur de la Transe. De chez Trance. Sur une batucada génératrice de
mondes. Comment veux-tu que mes hanches se balancent suffisamment
pour donner naissance à un monde ?
La dernière chose que je vis fut l’image d’un homme âgé, en chemise de
nuit, pieds nus, qui marchait sur un petit lopin de gazon les bras croisés.
Seul, aparemment. Sur quoi je me pris une décharge cosmique entre les
deux fesses et… tout s’effaca.
(à suivre)
255
256
Une Canadienne dans un tambour
Genève 1968
La Salle Simon Patiño de laquelle, par décret d’un fantaisiste, je venais
d’être nommé directeur artistique était à la fois une auberge espagnole et
un endroit sans grâce.
J’avais donné aux États-Unis une partie de mes conférences sur
l’acoustique des salles de concert. Un sujet que je connaissais bien. Il
s’agissait entre autre de concevoir l’espace architectural de manière à
contrôler divers temps de réflexion sonore (early reflexion and late reflexion)
pour garantir une bonne intelligibilité (clarity). Une salle polyvalente avait
ainsi le problème de devoir accueillir la parole des conférenciers et la
musique des musiciens. Je me souvenais de la grande scène du Lincoln
Center de New York qui avait été musicalement ratée par l’architecte car
le plancher n’était pas acoustiquement flottant. On peut comparer ça à un
instrument à cordes dont la caisse résonne avec les cordes via une âme
de bois. Dans le cas du Lincoln, j’y étais lors des premiers concerts, je
percevais les vents avec clarté mais pas les violoncelles qui n’étaient pas
amplifiés naturellement par un plancher flottant. Etc. Je m’attendais ainsi
à pouvoir m’exprimer devant l’architecte genevois qui fut mandaté et
qui était un mec vaniteux du nom de Vicari. Il ne tint aucun compte des
nombreux dossiers que j’avais préparés pour lui, j’étais jeune, artiste donc
insignifiant.
Mon père fut un architecte honnête et c’est presque un abus de langage
que de le dire tant ce métier fut rapidement envahi par des porcs avides de
fric, arrivistes, menteurs et tricheurs. Je ne cite même pas les entrepreneurs.
À Genève il était courant que l’architecte dépasse ses prévisions budgétaires
de 30 à 40 %, on a vu pire… À Patino le résultat concret de la mauvaise
foi et de l’ignorance du maître d’œuvre fut que la salle, qui se flattait
d’être le futur lieu de l’art contemporain, avait lors de son inauguration
une acoustique exécrable et qu’il fallut y implanter sur les côtés de la
salle des panneaux spéciaux destinés à lui donner un peu de réverbération
et de couleur sonore. Après tout si un amerloque s’est planté au Centre
Lincoln avec les budgets que l’on imagine je pouvais comprendre qu’un
petit Suisse se montre aussi nul dans une salle destinée à rester marginale.
L’aspect d’auberge espagnole était que le directeur nommé par Patiño se
faisait fort de recevoir des manifestations artistiques de toutes sortes mais
qu’il n’allouait aucun budget à la production proprement dite. Il mettait
sa salle à disposition, ce qui est un peu mince pour l’émanation d’une très
257
grande fortune sud américaine.
Bref, tout ceci est fort banal mais il y avait à l’entrée de la salle une
porte à tambour qui m’enchanta. Car j’y trouvai une grande Canadienne du
nom de Marylou Beauchemin. La séquence est assez surprenante, elle part
de ce que l’on nomme faute de mieux le déjà-vu ou, plus savamment, la
paramnésie et qui touche, dit-on, sept personnes sur dix. J’avais connu ça
à Ispahan, c’était un déjà visité. Là, dans cette porte à tambour, j’ai attrapé
un gros déjà connu.
Je ne m’explique pas mon comportement avec les femmes mais il me
permet de rencontrer d’autres moitiés d’orange. C’est toujours le même
scénario, je reste timide et bloqué et l’autre sort de moi et agit. Il fait sans
exception quelque chose dont je serai incapable, on en a déjà parlé. Dans
le cas du tambour les choses se passent plus ou moins comme dans un film
de Belmondo. Je suis de mauvaise humeur (La Salle Patino évidemment)
et je me dirige vers la sortie pour prendre du champ. Il se trouve que le
tambour se bloque à mi-course et qu’il y a quelqu’un dans l’autre moitié.
Une femme, grande, impressionnante. Le dialogue s’engage, par signes,
les portes du tambour ne permettent pas de s’entendre.
Moi : - Oh ? Mais… c’est toi ?
Elle : ±“““@ªºººº∂ #??????
Moi : Ouiiiii… je te reconnais ! C’est bien toi !
Elle : (sourire, sourcils levés, toute en expression) Je te connais ?
Moi : Ça alors ! Ça alors ! Allons par là ! Il faut qu’on se parle.
Elle : Dans quel sens ? Où ? Tu veux quoi ?
Le ballet dure une éternité subjective puis, finalement elle pousse en
avant vers l’Ouest, moi aussi vers l’Est, je suis craché sur le parking et
elle me rejoint, un tour de valse plus tard. Ça semble stupide ce cinéma
permanent mais, dans le tambour, j’ai découvert ce visage avec une rare
intensité. Quand je lui dis que je la connais je ne mens pas, je ne drague
pas. Elle a des sourcils très fournis, c’est l’un de mes signes secondaires de
séduction, je le sais. Elle est très grande, sportive, douce et cultivée, ironique
par instants. Elle n’est pas une déesse, elle est beaucoup mieux que ça, elle
est real people ce qui n’est pas si courant. Je lui parle, je ne sais pas ce que
je lui dis mais l’important est de ne pas rompre le contact. Je sais que je la
connais depuis toujours. Dans une autre vie ? Pourquoi pas ? Je me fous de
son origine, fût-elle de la Lune ou d’Achéron, ce qui compte c’est que je
ressens notre grande correspondance. J’ai rencontré la Wild girl from the
far west canadian, c’est comme ça qu’on l’appelle à Vancouver. Mary Lou,
qui, incidemment, est docteur en biologie moléculaire, va conquérir tous
mes amis et amies. C’est une incroyable nature. Beauté, intelligence et
258
simplicité ne vont pas toujours de pair. Comme beaucoup de mes femmes
elle n’adore pas excessivement la musique que j’écris mais on s’en fout.
Avec elle je ne peux pas me sentir seul, nous vivons quelque chose de fort
même si ce n’est pas une passion. Je suis tenté de dire qu’heureusement ce
n’est pas une passion car nous nous connaissons réellement. Elle existe à
un niveau supérieur par rapport à la plupart des filles que j’ai connues, elle
m’apprend beaucoup de choses et je la respecte, ce qui ne gâte rien. Avec
les autres je me suis battu, amoureusement, sexuellement.
Avec elle je progresse, mes instincts de chasseur s’harmonisent. Il n’est
pas question qu’ils disparaissent, je constate simplement qu’il existe en
amour des tonalités très différentes de ce que je connaissais. Un ré majeur
blanc vert. Un Si bémol mineur jaune rouge, sombre, un fa majeur blond
comme les blés et un si mineur couleur de glace en seraient des exemples
musicaux. Et, dans son cas, une vie possible avec tout ce qu’un homme
peut désirer d’une femme dans une existence menée à deux, où personne
n’écrase personne, où chacun est important et compris. On est très loin
des Américaines et des dolls de toute provenance. Ce n’est pas si mal les
femmes intelligentes, vous savez.
Je crois même que c’est ce qu’il y a de mieux.
259
260
Genève 1970 b
Soirée maussade à Cologny
Genève, automne 1970
Une simple veste de daim à franges
et un pantalon du même style avec une très large ceinture
Il y a des jours avec et des jours sans, je me disais comme les gens
ordinaires que les jours sans, faut faire avec. Je tentai de m’en convaincre,
en vain. Ce m’était étrange que tous les jours de ma vie ne soient point
héroïques, né pour l’aventure je ne saisissais pas pourqoi elle se montrait si
infidèle. Il faisait un avril de pluie et je n’avais d’autre perspective que de
me rendre à l’invitation de Lise Perrelet, la Vice-Présidente de notre centre
de concerts, à Cologny, pour y écouter un ensemble de percussions qu’elle
avait invité et qui ne valait pas les gens de Strasbourg. Leur répertoire serait,
sinon mon printemps musical, mon automne de célibataire. Las ! C’était
une soirée grise à rencontrer son destin, je ne m’en rendais pas compte.
Depuis l’enfance, souvenir de mes études classiques, je voulais être un
héros. Je n’y étais pas parvenu et les héros, dans la tradition d’Achille,
doivent mourir jeunes. Je n’étais ni jeune ni vieux, j’étais in progress. Un
désir vivace pouvait faire de moi une fontaine de jeunesse, un ennui tenace
me vieillir de cent ans.
Je me suis dit que ce foutu Mallarmé avait lâché sur le monde une
épouvantable vérité :
La chair est triste, hélas !
Et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres !
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ..
C’est abominablement vrai. On devrait le fusiller (par contumace)
d’avoir lâché une telle vérité de mec. Sans l’infernale et divine pulsion
de placer nos graines dans la bonne femelle ou sans un très bon bouquin à
lire nous autres les carburateurs41 sommes en détresse, naufragés, inutiles.
Je venais de rompre avec la grande Canadienne au tambour et je n’avais
pas de bon livre sous la main. C’était dur. Il ne me restait qu’à écrire ma
dixième symphonie - histoire de faire mieux que Ludwig Van - et le fait
que je n’aie pas encore écrit la première était vraiment sans importance.
Où, éventuellement, d’aller avec les oiseaux de Stéphane, siroter un ou
41
Ici mis pour reproducteurs.
261
quelques manhattans, à défaut d’écume inconnue et de cieux, tristement
dans ma cuisine, en pesant à Raleigh et aux filles américaines en shorts.
Elles n’en valaient pas le coup, en Europe elles leur attrait s’estompait
grave.
J’ai donc suivi lâchement mon chemin de moindre résistance et me suis
rendu dans la grande salle de la mairie de Cologny, ce lieu chic de Genève,
où avait lieu ce récital percussif.
C’est là que le destin m’a cueilli.
Mes instincts de chasseur étaient en berne (si je puis risquer cette formule)
et je me frayais un passage dans la petite salle de concert, échangeant des
amableries avec des amis, des contacts, des gens qui avaient l’air vivants
mais dont je savais qu’ils n’étaient que des écorces de zombies quand…
je La vis.
Elle se tenait dans la travée adverse, de longs cheveux bruns coulant
sur ses épaules, vêtue à la mode indian fashion qui avait eu beaucoup de
succès dès les années soixante. Une simple veste de daim à franges et un
pantalon du même style avec une très large ceinture. En vérité, je vous le
dis, ce n’est pas la parure qui retint mon attention, mais l’expression de
cette jeune femme. Elle était… évidente.
L’autre évidence qui me fâcha fort était que je la découvris accompagnée
d’un homme dans la soixantaine, portant beau, cheveux gris, complet bleu,
chemise bleue et cravate bleu foncé, l’uniforme même des professions
libérales que je connaissais en cette ville et dans le monde. Elle devait
avoir vingt ans ou à peine plus.
- Le vieux salaud ! me dis-je in petto. Ce doit être un avocat, il en a la
dégaine. Ainsi, il suffit à ce genre d’homme d’avoir une assiette dans la
vie, pignon sur rue, du pouvoir, des relations et bien entendu de l’argent
pour se permettre de monopoliser une telle beauté.
J’étais prêt à faire la révolution, laquelle je ne savais pas mais monter
aux barricades me devint urgent. Au lieu de quoi je dus me taper le
programme le plus assommant et convenu du monde. On a beaucoup dit
que ce soir-là il y avait une canalisation défectueuse dans le bâtiment de la
mairie. Monumentale erreur, c’était mes dents qui grinçaient. Bref, après
les clap clap polis d’usage on se rendit chez l’organisatrice de la soirée, la
belle Lise, à deux pas de là.
Le destin, vous savez, ne change pas facilement d’avis une fois qu’il
vous a ciblé. C’est un rusé, un têtu, un charognard quelquefois. Ou un
ange, comme ce soir-là. J’étais allé me verser un solide scotch on the rocks
pour pallier à ma déconvenue. Car cette inconnue était celle que depuis
toujours je cherchais. Je sais, je sais, je sais… j’ai tellement sorti ce genre
262
de boniments, presque à chaque chapitre, je me suis tellement fourvoyé
et nous avons tous si peu de chances de rencontrer la femme de notre
vie qu’une telle pensée ne pouvait être que ridicule. Je me retournai pour
saluer la maîtresse de maison et me retrouvai face à la jeune squaw et de
son avocat de compagnon.
- Jacques, intervint Lise, je vous présente Profondeur et… son père.
Que voulez-vous que je vous dise. Que je suis con ? Je le sais bien.
J’avais tout imaginé sauf la solution la plus simple. Autant pour ma
pomme. Ce petit psychodrame ne s’était déroulé que dans les limites de
ma conscience. Je fis donc bonne figure.
- Profondeur est une excellente pianiste qui revient de Rome où elle a
travaillé avec le maître Agosti, dit Lise. J’espère bien que nous aurons le
plaisir de l’entendre dans nos concerts.
Ainsi parlait la Vice-Présidente et ma foi, elle parlait bien.
La marque de la qualité de cette rencontre est sans aucun doute la
timidité qui me vint devant cette jeune femme. J’avais sur le champ perdu
mes manières et mon langage de séducteur. Notre relation se créa avec
une sorte de lenteur précautionneuse, il y avait quelque chose à ne pas
galvauder, nous le savions. Je l’invitai en tant que soliste à un concert que
je donnai à Bâle. Puis l’été se pointa. Je n’avais qu’un désir, aller dans le
sud avec elle. Elle avait un projet (je ne l’appris que plus tard) m’inviter
dans la propriété de son père en bord de mer, sur la Costa Brava, à deux
pas de chez Dali.
Elle n’osa pas le faire. Je ne pus me résoudre à lui proposer un voyage
en Corse. Je le fis avec une grande héritière de chocolats suisses que je
larguai sur place après quelques jours. Sur quoi un Parisien célèbre du
nom de Maurice Fleuret me tapa sur l’épaule, à l’aéroport d’Ajaccio et
m’emmena d’autorité, annulant mon vol de retour, chez le baron Henry
Louis de Lagrange, dans sa somptueuse résidence d’Alziprato, où il
avait coutume d’inviter des musiciens et de donner des concerts. Ils me
connaissent du domaine musical de Boulez, on s’est vu au Théâtre de
France avec Jean-Louis Barrault. Mi-Français, mi-américain, Henry Louis
est connu comme le grand spécialiste de (les Français ont la détestable
habitude de prononcer Malheur) mais moins comme sportif. En apprenant
que j’étais un plongeur expérimenté il met le grappin sur moi et le jour
suivant, tôt le matin, me fait sauter de son yatch dans la Méditerranée.
C’est cool, à pic… Je me suis retrouvé en sa compagnie et celle de Fleuret
par trente mètres de profondeur, proche d’une falaise, les regardant sortir
des langoustes du rocher. Très macho macho. Mon cœur était ailleurs. Je
n’avais qu’une urgence.
263
Remonter vers les frimas du Nord et revoir Profondeur.
264
La chute du jardin d’Eden
Paris 2011, Mercredi matin
Je me cueillis une pomme qui passait par là
Comme toujours, tout était brumeux, je nageais dans quelque chose de
flou et de poisseux, tournoyant en état de choc, démantelée, coupée en
deux par je ne sais quelle force impensable. Ma tête ne me faisait pas de
cadeaux. Le cercle de fer.
J’ai ouvert un œil.
Il y avait là trois types, taille moyenne, très bruns, le genre hispano.
Avec le temps ils se sont réunis en un. Qui jouait nerveusement avec son
cigarillo.
- Tu prends ton temps a-t-il observé en me regardant de coin.
- Je ne viens pas au monde tous les jours.
Ma voix était pâteuse. J’aurais aimé m’appeler Genèse ou Evangelène.
Mais je ne me souvenais même pas de mon vrai nom. D’où débarquai-je ?
Apparemment il lisait dans ma pensée car il répondit.
- De ton futur.
Il continua à m’observer, je serais tentée de dire sous toutes les coutures. Je m’aperçus que j’étais nue. En costume d’Eva-naissante. (Le mot
n’existait pas encore).
- C’est un kidnapping ? - demandais-je d’un ton aussi neutre que possible.
Il sourit.
- Une (ré) création, pour un trait d’union, serait le terme plus approprié.
C’était un farceur, quelles que fussent ses intentions.
- Regarde à ta droite, reprit-il.
Ce que je fis. Pour découvrir un type à l’air satisfait, très bâti, un peu
gonflette. Il me dévisageait avec des airs de propriétaire. Je me mis péniblement debout. Ça faisait une masse d’opérations inhabituelles d’être
créée comme ça, sans les répétitions de la première enfance.
- Où sommes-nous ?
- Dans le jardin d’Eden.
Si c’était cela Eden je puis vous certifier que sa réputation est très surfaite. Un maigre carré de gazon uniforme bordé d’une brume existentielle. Cette brume avait un air vachard et je sentais qu’avec elle le monde
s’arrêtait facilement d’être défini.
- C’est tout à fait juste dit Castaneda. Il venait de prendre cette identité.
265
- Si vous m’expliquiez les raisons de ma présence ? dis-je d’une voix
aussi innocente que possible. Après tout rien ne me prouvait qu’il était
bien intentionné. Je lui fis mon regard coulisse-douce-par-dessous.
- Et si vous me rendiez mes vêtements ?
Il tapota vivement sur un petit clavier qui s’était matérialisé au creux
de sa main gauche. Je fus entourée de deux ou trois courants d’air froids,
un petit vertige en forme de cercles qui s’étrécissent, et je me retrouvai
quasiment ligotée, emprisonnée dans une jupe trop longue et étroite, les
pieds comprimés dans d’invraisemblables chaussures à brides et talons qui
me raidirent instantanément les mollets et le dos. Pour ne pas parler de cet
instrument de torture qui m’encerclait la poitrine et m’empêchait pratiquement de respirer.
- Pas mal ! observa Castaneda.
Je me dandinai, il me fallait faire diversion.
- Et l’autre idiot, là, qui est-ce ?
- Adam fit Castaneda. Adam Kadmon. Mon œuvre. - Il avait l’air fier.
- C’est votre brouillon ? J’avais conscience d’être quelque chose de plus
complet, basique, achevé.
Cette question eut un effet extraordinaire. Castaneda et Kadmon se retirèrent en hâte à l’autre coin d’Eden et entamèrent une discussion agitée.
- Sereno moreno ! fit Castaneda.
- Ce n’est pas du tout le modèle prévu, protesta Adam Kadmon.
- La création suppose l’imprévu, ou serait le plaisir ? Tu verras Kadmon,
essaye-la, c’est une bête de race.
Je me souvins à temps qu’en ce temps-là la différence entre la Belle et
la Bête n’était pas vraiment codée. Ils poursuivirent, débattant d’un certain
nombre de clauses scabreuses parmi lesquelles il était question d’une
posture “dessous”, me concernant fort directement. Non mais ! Je m’aperçus
que Castaneda avait laissé traîner sur l’herbe un petit objet brillant. C’était
sa calculette, celle qu’il venait d’utiliser pour m’emprisonner dans ces
vêtements hideux. Ils étaient tellement occupés à me redessiner et à prévoir
mes postures et horaires pour le proche avenir qu’ils ne me virent pas
m’en emparer. Évidemment Castaneda - ou Celui-Qui-Résidait-En-Luidisposait d’une vision tous azimuts. Mais d’une divine indifférence aussi !
Je me cueillis une pomme qui passait par là, histoire de faire diversion. Si
j’avais su toutes les histoires qu’ils allaient faire à propos de cette pomme
je vous jure sur votre tête que je me serais abstenue. En plus elle n’était
pas mûre et un fragment de sa pelure se colla à la calculette, impossible
de l’enlever. Bof... Je tapotai sur les touches. Il n’y en avait que quatre,
l’une nommée , signature de son propriétaire qui sait ? Et trois autres plus
266
conventionnelles. Et bien entendu aucun mode d’emploi. Je pensai quelque
chose. Je pensai que ce serait bon d’agrandir un peu ce lopin herbeux qui
me paraissait ennuyeux à mourir. On aurait pu y mettre des montagnes,
la mer, quelque chose de vivace. Ce coin était trop tranquille. Des ondes
acérées m’entourèrent. Je perçus un mot musical pareil à un crachat de
magnétophone emballé et subitement mes pieds devinrent brûlants. Je
sautillai sur place et me figeai soudain quand un énorme éclair océanique
déploya ses zébrures au Nord et que des pics acérés commencèrent à surgir
des brumes, tout autour d’Eden. Ça fonctiomnait ! Mais ils ne s’aperçurent
de rien. Je remarquai parmi les touches une inscription utile : (Cancel) et
l’utilisai. Tout rentra dans l’ordre. Le foutu lopin trembla encore un peu
puis ses bords s’assagirent et la brume vacharde revint les lécher avec une
lenteur provocante. J’avais eu chaud, ce machin se programmait avec le
mental ! Que se serait-il passé si je nous avais vus au cœur d’une étoile ?
Ou dans le métro aux heures de pointe ? Je préférai ne plus y penser et me
tournai vers les mâles, prête à leur décocher mon plus gracieux sourire.
Mais là-bas le ton montait.
- Je veux dit Adam, une compagne aimable, appétissante, plus ronde,
cuisinière il va de soi et qui non seulement me soigne quand je rentre
de la chasse ou d’un conseil d’administration, mais encore et surtout qui
m’obéisse. Je prends assez de risques au travail pour ne pas me retrouver
en état de contestation permanente quand je rentre chez moi. Et qui élèvera
les gosses ?
- Mmmmm dit Castaneda c’est à peu près le programme que j’avais
mis en route. Il y a des bogues. Aucun doute. Elle dispose d’un coefficient
random exagéré. Faut voir.
- C’est tout vu, répliqua Adam, Adam Kadmon, à l’équarrissage !
- “ Avouez que ce serait dommage, pour une jeune femme de mon
lignage de mourir, à la fleur de l’âge “, citai-je consciencieusement. Et
dans la foulée j’appuyais sur (Help).
Des instructions défilèrent, ce ne fut pas trop ardu.
De leur côté Messieurs les Hommes revenaient. J’aimais bien, je l’avoue,
le regard noir de Castaneda. Il ne s’était pas choisi un job simplet et il assumait. Avec chic.
Quant à l’autre je vis qu’il s’incarnerait plus tard sous diverses formes
intéressantes, acteur, savant, Président des Amériques ? Difficile à préciser
de si loin. Musicien peut-être ? Je décidai que non, pour ça il lui faudrait
au moins une partie féminine. Mais pour l’instant - et des instants il n’y en
avait pas beaucoup dans la corbeille de l’Histoire.- il était vraiment trop
con.
267
J’avais terminé la programmation mentale qui devrait me convenir et il
ne me restait qu’à appuyer sur < Enter > unique touche que je n’avais pas
utilisée.
Ce que je fis et bien m’en pris !
Car Castaneda avait vu l’objet dans ma main. Son œil noir brilla et je
ressentis une forte piqûre dans la paume droite. La calculette était dans sa
main, il la résorba.
- Tu voudrais peut-être construire des Univers Lilith ? me dit-il d’un air
mi-fâché mi-amusé.
Mais le programme avait été lancé et personne, même pas Lui, ne pouvait le stopper. À nouveau je ressentis les symptômes de la structuration.
Je fus entourée de courants d’air froids et violents, un sacré petit vertige
et... la mutation. Je m’étais pensé une tenue qui irait avec mon caractère.
Des bottes bien moulantes, jeans et Perfecto. Je portais par-dessous un
débardeur noir sur lequel une médaille arborait le signe du changement. À
la main je tenais une petite cravache de cuir brun avec laquelle je tapotai
ma botte d’un air aussi naturel que possible.
Castaneda eut un sourire amusé.
- Tu sais, Lilith, que je n’aime pas beaucoup le signe du changement.
- Il remet tes œuvres en cause ?
- Exactement, et ce n’est pas le moment de l’arborer. Avec le temps le
désordre augmentera suffisamment dans l’Univers. La soupe est chaude,
elle est encore quasiment primordiale : ne craches pas dedans.
J’opérai une rapide visite dans mes futures bibliothèques, de quelle
soupe parlait-il donc ? Il y avait une préférence pour la nucléosynthèse
primordiale mais ce n’était pas le genre de soupe que je puisse préparer.
Pendant ce temps-là, l’homme me regardait avec rancune certes, mais
aussi avec un certain intérêt. En un éclair je réalisai tout le pouvoir que
j’allais exercer sur lui. Élémentaire ! Les courbes superbes de mes jambes,
de mes fesses et de mes seins ce n’était rien d’autre que des équations
du céleste degré, l’écriture de Castaneda ou de Celui-Qui-Se-CachaitDerrière-Lui. Une large avenue m’apparut, s’ouvrit dans le ciel, j’entrevis
la perspective de tout ce que je pourrais lui faire faire rien qu’en “ étant “,
rien qu’en me montrant à lui d’une certaine façon. En regardant mieux dans
son LSD (Livre Spiralé Déterminant), au chapitre des complémentarités
hormonales, je distinguai des patterns très utiles à le contrôler. Pas de
doute, il était écrit quelque part chez l’homme que toute configuration
exactement inverse exercerait sur lui une attraction fatale contre laquelle
il ne pourrait rien ! Cela m’intéressa au plus haut degré : il suffirait de lui
présenter une chimie complémentaire à la sienne pour qu’il craque et que
268
nous les femmes à venir en fassions ce que nous voudrions. Allons bon !
Qu’il les demande ses positions par-dessus, monterait bien qui monterait
le dernier ! Nul doute que je l’eusse rapidement mis au pas si Castaneda ne
s’était pas vivement rapproché de nous et n’avait pas, à cet instant précis,
décidé d’intervenir.
- À Diable donc, Lilith, me dit-Il, nous avons besoin d’un autre modèle
de femme. Que viennent les ténèbres extérieures et que s’efface ta mémoire
car tu es dangereuse. Eva te remplacera, en vérité je le décide.
- Avez-vous entendu la chanson le droit des Femmes ? - lui demandais-je
en hâte, le voyant préparer son théâtral geste d’excommunication.
- Pourquoi cette question ? fit-Il d’un air soupçonneux.
- Elle dit que dans le futur j’aurai gagné. Alors pourquoi me renvoyer ?
Si vous avez déjà entendu la foudre tomber tout près de vous et que
vous êtes toujours en état de vous souvenir de l’impression qu’elle vous
a causée vous devrez connaître ce bruit d’enclume et de sifflement de
serpents. Castaneda ne dissimulait plus sa véritable identité brandit en un
geste terrible la foudre fide (V) et bifide (Y) bordée de bruit (HH), Y-H-V-H
quoi, et d’un geste divin la propulsa sur ma modeste personne. Je ne puis
guère décrire ce qui m’arriva. C’était un Être majuscule ! Il était plus fort
que moi et son souffle, sa foudre biaisée, son mental ou encore son rire me
projetèrent dans la brume de non-être qui bordait Eden. Je ne sais pas si je
fabulais mais il me sembla que juste avant ma chute, Il me fit un clin d’œil
du genre “ à tout à l’heure “. Je tombais. J’entamais une longue chute et la
brume vacharde - qui avait bien noté ce que je pensais d’elle - ne manqua
point de me léchouiller au passage. Guac ! je me sentis dans la peau d’un
crapaud à pustules mais je n’eus pas vraiment le temps de me toiletter car
tout se modifiait très vite. Ma chute s’accéléra, le foutu lopin avait disparu
à l’horizon et tout défilait de plus en plus vite. Je vis passer des écriteaux
dessinés à la hâte par Castaneda, disant “ Futur “ avec une grosse flèche, “
Pas par là “ avec deux flèches contradictoires et même “ Keep going Llin
“. Je ne me connaissais pas de suporters... Je n’eus vraiment pas le temps
de me faire une opinion, les choses passaient trop vite. Je me doutais que
rien de bon ne m’attendait, je n’avais pas de plan de vol. Quelque chose
de fluide s’approchait, une atmosphère, à la vitesse où j’allais je risquais
d’avoir assez chaud dès le premier contact. Rassemblant quelques-uns de
mes souvenirs à venir je pris note du nom de cette planète, la Terre.
(à suivre)
269
270
Genève 1969
De Chenevière à Boulez
Genève 1969, Living Theater
Bien que, à la succession de Dali, Genève ait repris à la gare de Perpignan
son statut de centre de l’Univers, le vent du mai 1968 des Français n’y
souffla qu’une saison plus tard. Chenevière, Rochaix, des gens du théâtre
me tenaient compagnie dans les plateformes culturelles où de jeunes
gauchistes nous convoquaient. Je ne comprenais rien à leur discours
mais je les apprécie avec beaucoup de retard! Il m’a fallu être attaqué
par le système, par des banquiers et des notaires voyous pour réaliser
comment impitoyablement le gang de l’argent mène ce monde, j’étais un
sous-doué de la pensée marxiste mais j’ai beaucoup aimé ces entretiens
présidés par des jeunes en colère. Les politiciens de notre ville étaient
lamentables, heureusement, grâce à un effort soutenu, ça n’a pas changé.
La contestation et une philosophie facile à la mode de barricades gagnèrent
toutes les couches de notre société, du moins celles où la jeunesse respirait
encore. Ce fut le bon temps d’un jeune philosophe tel que Jan Marejko qui
avait un beau visage de révolutionnaire rêveur et inspiré et de quelques
autres que la routine et la médiocrité réaspirèrent trop vite. Je n’en retiens
personnellement que deux choses. L’une fut l’invitation que Guillaume
Chenevière, alors futur patron de notre télévision, lança à une troupe
américaine dont on parlait beaucoup, le Living Theater. Les autorités s’en
mêlèrent et le spectacle fut interdit. On craignait en haut lieu qu’un vent de
fronde ne soufflât sur la vieille ville et le quartier des banques. La police
et les bien pensants allaient jusqu’à évoquer de possibles exhibitions sur la
scène d’un théâtre dans la ville de Calvin. C’était vrai, mais à l’Opéra où la
danseuse étoile de Balanchine, la redoutable Patricia Neary, descendit les
marches seins nus au rythme des trompettes d’Aida. C’était politiquement
correct, les places avaient coûté cher et le parterre de vieux banquiers
riches et impuissants eut été frustré qu’on le privât du spectacle de ces
belles poires dansantes. La révolution était ailleurs.
Chenevière vint me trouver. Il avait besoin d’aide pour contrer la ministre
de la Culture, une mesquine mégote sans envergure qui était à l’origine de
cette interdiction. Ma réputation sulfureuse de chéri de la haute société
musicale l’y incita. J’en fus charmé mais il me faisait trop d’honneur. Je
n’étais qu’un réprouvé en lutte avec une ville ingrate, protégé il est vrai
par quelques bons esprits veillant sur ma destinée. De Blonay, à qui j’en
parlai sur le champ, ne l’entendit pas de cette oreille. Tel le Prince de Conti
soutenant la Fronde, il s’employa à réunir tout ce que Genève comptait
271
de politiquement et financièrement influent, rien que sur son nom et sa
prestance. J’assistais, émerveillé, à ce bref printemps artistique au cœur
de l’establishment. C’était beau, de Blonay manquait de jeunesse autour
de lui et ses pairs l’ennuyaient. Sa motivation était érotique et, à défaut
d’amour, il avait choisi une bonne bataille. En deux jours il rallia à la cause
du théâtre américain suffisamment de noms prestigieux pour être entendu.
Un obscur fonctionnaire transmit l’ordre à la police de se tenir tranquille et
le Living Theater fut autorisé à se produire. Grandes causes et petits effets,
le spectacle fut d’une nullité inimaginable, c’était du minimal art, comme
dans les galeries, à la seule différence qu’une Iris Clerc42 vendait à Paris du
rien pour beaucoup alors que le Living Theater coûta beaucoup d’efforts et
ne laissa aucune trace. Des Américaines, pas trop belles et pas trop propres
passaient dans les rangs du public en proposant à des Genevois constipés
de faire l’amour (et pas la guerre). Elles n’en donnaient guère envie. Sur
scène on vit quelques garçons agglutinés psalmodier répétitivement des
mots clef tels que “Juif, Nègre, Arabe, Pauvre” et même un fantaisiste
de l’époque du nom d’Alex Feuz qui hululait toutes les 40 secondes un
“Suisse”, la suissitude valant à ses yeux toutes les négritudes.
Je devais, moi aussi, être victime du minimalisme américain quelques
mois plus tard en invitant le Sonic Art Group qui se produisit, sous ma
caution, sur la scène de Patiño devant une audience de mélomanes et
donna un concert de… rien. La nature à horreur du vide, notre public aussi.
Cette grande idée que ce sont les spectateurs qui font la pièce de théâtre ne
fonctionna pas, pour allumer un soleil il faut une température convenable,
on restait dans le glacial. Les Genevois (mis à part les révolutionnaires
secrets dont je ne dresserai pas la liste ici) n’étaient pas Zen et en voulaient
pour leur argent. Ça m’a fait rire mais, sur le moment, il me fut très difficile
de désamorcer la colère d’un public qui n’était pas habitué à ce que l’on
se moque de lui. Ici encore le grand de Blonay intervint et convoqua le
public dans le foyer, pour un échange positif. On s’attrapa, il lança un
billet de cent francs à un banquier américain distingué43 qui réclamait
qu’on lui rembourse le prix de son billet. “Gardez la monnaie !” fut son
mot accompagné d’un sourire assez hautain et, de surprise, il fit taire une
foule hostile. Musicalement ce n’était pas Byzance mais on s’amusait bien.
Il y eut un second aspect très positif pour moi, très imprévu aussi.
C’était Éliane, une fille belle et très intelligente qui avait cornaqué dans
42
dix.
43
Galeriste parisienne qui a réalisé de très gros coups dans les années soixanteCe qui selon Georges Bernard Shaw est un abus de langage.
272
cette agitation post-soixante huitarde l’armée des durs gauchistes de
Romandie. Sa vitalité me plaisait et, vous le savez déjà, j’adore les filles
intelligentes. J’eus le tort de lui offrir une paire de chaussures et quelques
jours après l’on se retrouva à Rome où je dormis chez ses copains, des
brigades rouges, dans une cuisine, sur un matelas avec elle. Toute la
nuit, à tour de rôle, on poussait l’autre sur les carreaux pour profiter du
matelas et on se rendormait. Au matin je dégustai un vrai ristretto, la vie
était belle. Ces gars étaient sympathiques et vénéraient Éliane. Ils prirent
un soin particulier de mon Alfa Roméo Sprint Speciale, mieux que des
vigiles ne l’eussent fait. On a fini à Ostie, au bord de la Méditerranée, dans
une ambiance pré-automnale quasi mahlérienne avec des niveaux de gris.
Cette fille était inoubliable, je ne me souviens que de son sourire et des
spaghetti a la vongole que nous avons mangés ce jour-là.
Chenevière, quant à lui, est resté. Il a ce privilège très local d’avoir
été le premier visiteur de Centremont quand nous préparions le premier
Festival d’art contemporain à Genève. Nous nous voyons toujours. Je
n’ai pas suivi de près ses aventures de patron d’une télévision nationale
mais je puis constater que l’homme reste extraordinairement inchangé.
Il possède de la hauteur et une extraordinaire amabilité naturelle. Nous
sommes beaucoup à le considérer comme un modèle d’intelligence et de
comportement raisonnable. Ce n’est pas un homme aussi somple que je
parais le décrire. Il y a en lui une blessure ancienne, il en parle, je crois,
dans son livre intitulé CHE44. Il pratique une forme de pudeur ou de bonne
éducation à l’ancienne, jamais je ne l’ai entendu disserter des femmes
comme je m’autorise à le faire. C’est un esprit international type, un esprit
large, il comprend les messages de la sphère intellectuelle, artistique et
sociale. Ce dernier point m’est important. Il va fonder en quelque sorte ce
qui suit. Je pense qu’un intellectuel sans perception des problèmes et de la
douleur du monde actuel ne mérite pas ce titre. Je ne prône nullement les
positions ouvertement engagées, je dis simplement que nous devons tous
être à l’écoute du monde contemporain, comme des sentinelles, même si
nous pensons ne disposer que d’un levier insignifiant sur lui. Chenevière
a cette grandeur.
Il y a dans ma jeunesse un homme important. C’est Pierre Boulez. Je
n’en parle pas volontiers. J’ai eu mon âge d’or avec lui et lui en reste très
profondément reconnaissant. Jeune musicien perdu dans le désert genevois
il m’a recueilli et enseigné. C’est un type bien. J’ai évoqué sa plus grande
période dans l’Op 12, le 12e Évangile. Je n’ai pas grand-chose de plus à en
44
Autobiographie, 2001.
273
dire. Ce temps de légende est passé. Par la suite je l’ai suivi de loin et de
plus en plus je ressentais que je n’avais aucune envie d’appartenir à son
univers. Comment dire qu’on a beaucoup aimé quelqu’un et qu’on ne le
reconnaît plus ? Délicat. En vérité, avec ce qui s’est passé dans ma vie, mon
chemin s’éloignait de son monde. J’ai été frappé un jour par une terrible
révélation sur le sens de la vie et mon intelligence, mon âme - pourquoi
ne pas le dire ainsi ? - s’en est trouvée simplifiée. Ce fut un processus à
développement lent qui me rendit un peu plus solitaire, à la recherche de
vrais contacts. Quand je regarde dans ce brillant passé je vois que nous
avons été nombreux à vivre dans une bulle culturelle extraordinaire, celle
de la musique contemporaine. J’en fais partie, j’en suis un acteur reconnu.
Les idées, les structures musicales raffinées des œuvres d’alors, ce parfum
de révolution m’ont enthousiasmé et je fus certainement, une dizaine
d’années, un théoricien militant pur et dur. Nous étions tellement guidés
par nos visions que parfois nous ne nous rendions pas compte que nos
œuvres, dans leur réel de communication, leur étaient très inférieures. Je
me souviens d’une période dans laquelle la partition tendait à devenir pur
graphisme et c’était beau. Cette approche visionnaire de la musique, qui
est la source de tous les pouvoir spirituels, m’a apporté beaucoup de joie
et d’énergie. Ce qui s’est passé ressemble au fond à la naissance d’une
étoile. Il y avait tant de jeunes talents, de jeunes énergies à Darmstadt, à
Paris, à Milan et dans le monde occidental, que la réunion de ces forces fut
suffisante pour allumer une étoile de culture. De la fin des années cinquante
aux années soixante-dix une grande foi a balayé le monde de la musique,
des œuvres sont nées, des profils se sont dessinés. Je vois que c’est le
monde de l’argent qui a vaincu cette élite internationale et fait exploser la
bulle aux mille résonances. J’ai beaucoup aimé le Boulez marginalisé par
Paris, vivant à Baden-Baden, j’ai beaucoup aimé ce génie de l’orchestre
à Londres à la tête du BBC Symphony Orchestra, dans ses grandes
années, je crois que j’ai commencé à m’en éloigner avec son accession
au New York Philharmonique, très peu de temps après Londres, et à cette
fulgurante carrière qu’il a su mener sur le plan social. Trop institutionnel.
Très vite, il ne resta qu’un homme sur les trois qui avaient formé Boulez.
Le théoricien (et le polémiste) disparut rapidement. Ses prises de position
furent brillantes mais en définitive futiles. Je vois bien qu’il reste quelques
dinosaures musicologues nostalgiques pour l’encenser dans l’obscurité de
leurs bureaux. La vie n’est pas là. Plus triste, vint un jour où je réalisai
que j’étais parfaitement formé à écouter ses œuvres mais qu’elles ne me
transmettaient rien. Malgré le travail immense investi dans l’écriture de
ses partitions il manque d’imagination, de souffle et surtout de génie. Il
274
manque en effet à Boulez une connaissance du bruit et de la mort, savoir
indispensable à qui veut parler aux autres. Qui parle à qui ? J’avais posé
cette question dans l’un de mes éditoriaux du SMC45. Elle est centrale.
Des techniciens parlant à des techniciens restent sans grand intérêt, ils
font partie du terreau. Des révoltés sans générosité ne parlent pas à grand
monde. Pour accéder au génie, à son souffle et surtout à la résonance du
monde il faut un supplément d’âme que je n’ai jamais pu trouver dans
les œuvres de ce musicien. Pour moi, ce compositeur ne passera pas à
la postérité, la seule, celle du message humain. C’est ennuyeux, cela me
pousse à admettre qu’une partie de ma vie aura été composée d’illusions.
Mais peu importe, ce qui compte c’est la connaissance de la planète, c’est
adorer la mer et prendre le risque d’explorer ses profondeurs (Rimbaud
l’a fait sans bouteilles de plongée), adorer les femmes et la révolution.
Boulez nous aura communiqué son amour en dirigeant des œuvres
de répertoire, des classiques. Là, nous l’avons vu exister. Ce chef est
réellement immense, je n’ai jamais vu un art qui égale le sien dans ce
métier. Grand et inspiré. Et après tout, n’est-ce pas lui rendre justice que
d’oublier ses aspects secondaires et de le voir là où il excelle réellement ?
J’aurais personnellement aimé le voir prendre un virage social, ne pas se
complaire autant à réussir sa carrière et vivre dans la société des nantis.
C’est l’impression qu’il donne mais, quelle importance ? Je dis tout cela
sans passion et avec un peu de regret. Une nostalgie qui dépasse largement
ce personnage et qui est celle des années fertiles, les soixante. Dans cette
aventure j’ai connu beaucoup de musiciens du plus haut niveau qui tous,
en chemin vers le delta de la vie, sont parvenus à une évidente simplicité
d’être. Beaucoup de musiciens voyaient un Boulez too big to fail. C’est
simpliste. Le monde change. Il s’est levé dans notre société un vent terrible,
dès la fin des années quatre-vingt et pour lui résister un engagement, la
solitude et la recherche de valeurs hors du système furent l’unique solution.
Notre société s’engage de plus en plus dans le paraître et le génie, pour
parler simple, elle n’en a rien à foutre si ce n’est de l’exploiter. Je ne puis
m’empêcher de penser ici à un autre homme qui est un peu le portrait en
creux de Boulez, Abraham Moles. Ce chercheur qui a suivi des études
d’ingénieur en électricité et en acoustique à l’Université de Grenoble
est génial en ce sens qu’il fut fertile de manière discontinue. Souvenezvous, pas de génie sans bruit. La société française et internationale l’aura
totalement ignoré. Qu’a-t-il créé de si intéressant ? Des essais, tels que
Physique et technique du bruit, Art et ordinateur, Psychologie de l’espace
et surtout, son œuvre maîtresse, Théorie de l’information et de la perception
45
Studio de Musique Contemporaine, centre de concerts à Genève, 1958/1983.
275
esthétique, ouvrage dans lequel il ne tente rien de moins qu’une définition
de l’information sémantique et… des émotions. Car c’est cela qu’il faut
comprendre par perception esthétique. Ce n’est pas par hasard que je le
rencontre au Tessin chez un immense chef allemand, Hermann Scherchen,
l’homme qui, le premier, fait connaître des compositeurs tels que Luciano
Berio, Luigi Nono, Iannis Xenakis et Bruno Maderna. Abraham Moles naît
dans le creuset de l’art et de la recherche. Jamais il ne tentera de s’imposer
et de soigner son image et, vers la fin de sa vie, il souffrira passablement
de l’incompréhension ambiante. Mon docte ami André Corboz le voit, à
Montréal, lors d’un colloque, monter sur une table et faire le pitre. Il ne
comprend pas que c’est un acte de désespoir. Moles a une vision très large
du monde.
Et du silence des autres.
276
Vers la mer rouge
Paris 2011, mercredi matin
Ce type savait parler aux femmes
Pour ne pas ricocher trop dur sur les premières couches j’étendis
devant moi puis repliai ces magnifiques jambes qu’Il avait si bien écrites
(dommage, personne aux alentours pour les admirer) et plaçai mes bras
pliés de chaque côté de ma tête ce qui me stabilisa. Que serait ma drop
zone ? Je ne vous l’ai pas dit : j’avais réussi à ramasser Sa calculette une
seconde fois et je l’avais cachée dans ma botte Je l’en sortis, non sans
peine et y jetai un coup d’œil. Apparemment elle était situationelle car, à
peine avais-je appuyé sur HELP que je vis passer une foule de conseils se
rapportant à ma situation.
(Chute, la / des anges / Eden jardin de /action de.../// voir sous
accélération/// G négatifs // angle de rentrée /// Altitude, variation
brusque...))) Je pensai Lilith, histoire de voir ce que les chroniques du
futur allaient rapporter de ma présente situation. La réponse me plut :
“a inventé le féminisme”. Restait plus qu’à me poser… La calculette
désormais obéissante me suggéra d’adopter un angle de 2.666 degrés tout
en m’informant qu’elle pouvait se charger des calculs et interventions.
Ainsi fîmes-nous. Un régal. Si vous n’avez jamais ricoché avec grâce,
venant du noir de l’espace, sur cette quasi immatérielle atmosphère, dure
comme un caillou à cette vitesse, je vous engage à le faire sans tarder. Je
savourai tous les plaisirs des étoiles filantes.
Il était temps de me préparer à mon proche avenir. Tout en bondissant
souplement d’une couche à l’autre je consultais mon HELP en formulant
mentalement cette pensée :
- Need infos.
- What sort ? répondit cette stupide bestiole.
- De la sorte relevante d’une femme première qui tombe dans le vide
vers un destin unique et n’en connaît pas la première ligne, chingada !
répondis-je de fort mauvaise humeur. Et je ponctuai cette forte déclaration
d’un coup de talon qui m’aiguilla vers les couches denses non sans
m’imposer un tonneau si peu barriqué que j’en eus les lèvres au bord du
cœur. La calculette, apparemment étrangère aux subtilités des femmes, fit
défiler un nombre invraisemblable de symboles, textes et adresses pour
s’arrêter sur un simple point d’hésitation.
- Ça c’est trop fort, instrument, lui dis-je. - Tu crées des mondes pour
lui et tu ne peux rien me dire de ce qui m’attend ? Et tout d’abord j’arrive
277
quand ?
- ETA - 13Zulu fit la chose, laconique.
- Il n’était guère probable que j’aie à croiser treize aborigènes en route.
J’optai pour 13 petites unités parcellaires, ce qui n’était pas grand-chose.
Il me vint une idée.
- Si tu ne me renseignes pas de suite sur ce que je veux savoir je te
couvre de baisers mouillés, dis-je.
La chose devait craindre l’humidité féminine car elle bafouilla
instantanément quelques mots.
-Ouerssèhaaaaaashanikhhh...
- Articule, hurlais-je.
- “ Versets sataniques “, 1988/9 to go pp 13sqq = situation identique.
Procédures applicables. Est-ce cucu ? Qu’essayait-il de me dire ? Je n’avais
là dessus aucune référence par contre je vis qu’un certain Salman R*. allait
décrire la chute de deux bizarres personnages ange et démon, parler de
leurs fabulaprétentions et nous donner une recette antichute considérée
comme sûre. Moi, vous me connaissez, les recettes de bonne flamme
ça me branche. Je pris donc connaissance de ce texte à venir qui serait
sûrement très controversé, quelque chose me le disait. Je n’eus aucune
peine à trouver le passage ou deux Zoms tombaient et se transformaient
en êtres supérieurs, c’était le début. Un bref coup d’œil m’informa que
mon capitaltitude diminuait à grandes vierges. Négligeant les numéreuses
altéraparoles que ce texte m’avait fait aconntagier je brandis la calculette
et la dévisageai.
- Procedure to follow, dis-je, car entre-temps j’avais appris à lui parler.
- SSS... fit la boîte noire.
Dans l’avenir je ne serais pas connue comme un modèle de patience. Je
dus envoyer des ondes de femme furieuse car elle se hâta d’ajouter.
- Sing, Shout ‘n Swim.
Ce que je fis.
- Atzilut Briah Yetzirah scandais-je, Assiah assiah assiah rrrap ! - toute
cette technique serait reprise plus tard par des minus prétentieux dans des
temples et des minarets mais je m’en foutais. Comme toute cette affaire
CasKad m’avait insécurisée au plus haut point j’enchaînai sur un long cri de
rage violet qui s’enroula derechef autour du monde. Battant lentement des
bras comme quelque bel serrapace je transformai ma chute en avènement.
Je chantais. Oui mes sœurs à venir, je chantais et ça faisait du bien. Je vis
des bibliothèques se constituer en étages miroitants jusqu’à la surface de
cette planète. Je savais déjà à combien d’hommes j’arracherai leur semence
en leur conférant un peu de ma gloire, un peu de leur mort. Je chantai
278
mon Nom, tel qu’il était écrit dans le Livre. Stridences caressantes, basses
moirées d’orange sombre et amer, franges de bruit pour des harmoniques
vertes en cascades, chacun en bas dut savoir dans l’instant Qui j’étais.
Quien Soy Yo ! (la mineur / Ré maj)
Como Soy Yo ! (mi mineur)
Adonde voy, Yo ? (sol majeur / réb maj)
Quantas somos Nosotras ! (Sib min 6 dim)
Quien no Soy Yo ! (fa majeur, do maj)
C’était délicieux, je crawlais dans d’indicibles harmonies, j’étais l’aria
d’un fabulopéra et ma chute, enfin, était contrôlable. Ça commençait à me
plaire quand surgirent les 3 F/A-3346. Quelqu’un là-haut ne devait pas voir
d’un si bon œil l’avènement d’une déesse. En un clin d’œil ils se mirent
en formation autour de moi, l’air menaçant. Ces emplumés avec leur bec
cruel étaient chargés, j’en étais sûre. Une femme, pardon, la première
femme qui tombe dans le vide produit un bruissement soyeux et caressant.
Mais l’ouragan coruscant de ces plumes colériques m’était insupportable.
Je discernai leurs matricules, SNWY, SNSWY et SMN-GLF en grandes
lettres griffues couleur sang. De plus ils puaient, vous ne me croirez pas
mais ils sentaient le rut. Rappelez-moi le nom du connard qui ouvrira
demain une discussion sur le sexe des anges, ce ne sont que foutus mecs
à plumes. SNWY, leur leader, me demanda de m’identifier, de réciter mes
noms ! Je lui criai qu’ils étaient multiples. J’étais Llin de Sumer au aussi
Lilith, on m’appelait parfois Lilia et même, très intimément Lil. J’ai porté
le nom d’Ardat-Lilith dont le regard consume les hommes de désir et
quelques initiés me savent sous le nom de Lilita et, en plus démoniaque,
d’Ashtoreth. Les vrais connaisseurs de cercles et d’arbres de démons se
souviennent d’Obizoth. Je suis bien sûr Licorne pure, Enlil la secrète et
finalement Britomartis. J’aimais bien Llin, je trouvais ça mignon voire
fripon. Il fallait voir ce poulet prendre des notes avec sérieux, allait-il
me verbaliser ? Je me mis en colère contre ce type, c’est d’ailleurs de ce
moment qu’est restée à l’humanité l’expression voler dans les plumes et
j’allais réellement lui rentrer dedans. Quand il me claironna que j’avais
à revenir à ma base faute de quoi qu’il allait détruire cent de mes images
par jour47 et qu’ils se mirent en position de tir, dans mes bellefalaises48,
je commençai malgré tout à m’inquiéter. Je contemplai encore une fois
46
47
48
Fire Angel 33 : Anges de Feu, Chasseurs première génération Eden.
Dans les anciens textes cent de ses enfants devraient mourir chaque jour.
Ici mis pour mes fesses.
279
(je ne m’en lasse jamais) ces magnifiques jambes courbeparfaites et ces
hanchassasines dont Il m’avait fait don. Ça n’allait pas me servir dans
l’immédiat, j’ignorais à quel point je me trompais. Je jetai un coup d’œil
autour de moi, vers le bas. Une trouée de nuages me montra la planète
en approche finale, vapeurs blanches s’effilochant à grande vitesse, on
devinait des dunes, de l’ocre, des ondes de sable, un bord de mer peut-être.
C’est alors que je revis clairement le premier symbole de la calculette,
une marque personnelle, comme des boutons de manchettes si vous en
portez encore. C’était le Tetragramaton, le blason de cAstAnedA, ce triple
A. Rien ne pouvait m’arriver de pire que de suivre le chemin que Lui et
Adam m’avaient tracé, ils comptaient bien m’éliminer. Je récitai donc à
haute voix, fermement, les composantes du Tetragramaton en leur donnant
toutes les inflexions que je pus imaginer. Ça fonctionnait ! Bordellamar !
Les anges parurent se heurter à quelque invisible bouclier, il y eut un grand
bruit de plumes froissées et ils décrivirent un arc colérique et tendu avant
de disparaître. Quand leurs cris d’oiseaux amers se turent je poussai un
profond soupir. Ma dérive s’adoucit, comme c’était bon cette descente
vers ce qui ne pouvait être que mon futur domaine. Il n’y eut pratiquement
aucun choc quand je me posai. Mon sublime pied que des générations de
mâles en folie viendraient adorer caressa doucement le sable chaud. Et
ma médaille devint de plus en plus brûlante alors que la brume se teintait
d’ocre. Des collines de sable se dessinèrent. Et vint le vent. Je sentais pas
loin la présence de la mer. Comme je n’avais ni homme ni cheval à portée
de la main je jetais ma cravache avec rage et m’apprêtai à me mettre en
petite tenue. Il faisait foutrement chaud.
- Ce serait une erreur, dit une voix qu’inversement je connaissais.
Inversement ? Une main longue, brune et fine sortit alors des nappes de
brume qui traînaient encore et ramassa ma cravache.
Un homme suivait. C’était Castaneda ! Dans une version plus arabe,
mais lui-même, si ce n’est que sa personne était inverse. Bizarre ? Je veux !
Aujourd’hui encore je reste incapable de définir ce terme d’inverse. Peutêtre était-il gaucher et le précédent droitier ? Peut-être était-il le reflet
miroir du premier jusque dans ses pensées les plus intimes ? Bourré à
mort d’antimatière ? Je le concevais et ne pouvais l’expliquer. Quel intérêt
d’ailleurs ? Il s’approcha, ma médaille devint brûlante.
- J’ai tout entendu Lilith. Ta conversation avec Lui et Kadmon.
- Vous étiez là ? Il m’intimidait je l’avoue.
- J’étais à l’orée de ta conscience, je suis toujours proche, je suis toujours
partie de toi. Je suis le changement. Ton changement. Accepte-moi.
- Avez-vous un autre nom ?
280
- Mon nom est légion. Je m’appelle aussi Shaïtan. Certains m’appellent
l’Autre.
- Je suis une femme (j’avais eu le temps de faire le point sur ma nature)
pratique et je le dévisageai, avec un peu de difficulté il est vrai tant il
irradiait la noirceur. - Et pourquoi m’avez vous suivie dans cet... exil ?
- Ce monde est mon terrain de jeux. Ils ont été injustes avec toi. Ils
le seront toujours. Je n’ai que peu de choses à te dire. Tu es belle, tu es
tranchante et impérative. Épouse-moi et je te traiterai comme tu le mérites,
tu seras la mère de tous mes enfants.
Vous voyez à quel point je m’étais trompée ? Ces magnifiques jambes
courbeparfaites et ces hanchassasines servaient à quelque chose.
Shaïtan bougeait comme un destructeur cosmique, avec grâce et fatalité.
Là où il passait l’espace n’était plus tout à fait le même. C’était un séducteur,
il avait du métier sans doute mais surtout du génie.
- Je ne suis humble que devant toi et la musique, sourit-il.
Ce type de compliment était acceptable et je me mis à envisager mon
avenir sous de meilleurs auspices. Être reine ou démone, devenir l’image
de la femme première ?
Je n’y avais pas pensé jusque-là mais la proposition me parut valoir la
peine d’être examinée. Non par crainte de représailles ou pour saisir une
ultime perche. Je sentis que Lui et moi ferions de grandes choses.
Il eut ce dernier argument, décisif pour moi.
- Une autre femme vient. Elle s’appellera Ève, tu le sais déjà. Moi, je
ferai en sorte qu’elle ne te supplante jamais dans l’imaginaire des hommes
ni dans leur vie. Vous serez les deux réalités de la femme, indissolublement
liées jusqu’à la fin des temps. Ce type savait parler aux femmes.
Je lui dis oui. Avec les yeux.
J’étais destinée à devenir la mère de tous les démons. Ça emmerderait
beaucoup les hommes et il faudrait du temps à mes sœurs pour faire leur
révolution. Avec Adan et le Fondateur je venais, somme toute, dînventer
le féminisme. Et sans la stupidité structurelle ces mecs ça n’aurait pas été
nécessaire. Je vous jure !
Puissance de l’amour... le reste ne fut plus que démons et... merveilles.
Je crois que j’ai légèrement rougi.
281
La mer aussi.
282
Genève 1979
Le prix des ombres
Genève, 1979
Une phrase très lourde sur la ville de Genève
Après André de Blonay, j’ai trouvé un second père adoptif. Alberto
Ginastera. Un seigneur argentin, une culture, une attitude sociale et un
sens de l’honneur très rares en Europe. Au début des années soixante-dix,
il quitte l’Argentine ne supportant plus la dictature de Peron et d’Evita.
Je suis alors en pleine action de chef, de compositeur et d’animateur
culturel, c’est la grande période de mes tournées avec la Philharmonie de
Stuttgart qui va durer douze ans. Alberto est dans la salle, je ne le sais pas,
je ne le connais pas encore. Il vient à moi, je suis très surpris et honoré.
Je suis peut-être un révolutionnaire dans ma cité mais je n’ai de loin pas
une carrière comparable à la sienne. Il est vite devenu, à Buenos Aires,
un membre influent du fameux Institut Di Tella et il saura orienter le
soutiensdes grandes fondations américaines vers la création musicale. À
ce moment-là je n’ai aucune conscience politique et je suis loin d’imaginer
les mauvaises raisons pour lesquelles les Américains soutiennent ce centre
culturel. Di Tella luttera contre l’extrême corruption du pouvoir, les plus
grands avant-gardistes s’y forment. Ginastera devient le père de toute
une génération de compositeurs d’Amérique du Sud. Il écrit beaucoup et
sa réputation grandit. C’est aussi, dans le monde occidental, le début du
déclin de la dictature esthétique d’un Boulez et ça favorise l’Argentin qui
écrit une musique affranchie des tics d’une certaine école contemporaine.
Son œuvre est marquée d’un sceau classique et largement inspirée par
la musique populaire de son pays, ses concertos et opéras sont joués sur
les scènes internationales, c’est une très grande carrière. Il se montre très
fidèle en amitié et suit tous mes concerts. Cet homme jovial, généreux et
qui aime le contact tente à plusieurs reprises de faire de moi un musicien
plus… social. Je déteste le terme, on se connaît à ce moment assez bien
pour en parler, même vivement.
- Jacques, me dit-il, tu dois sortir plus dans le monde musical. On ne te
voit que sur scène.
J’ai fait de mauvaises expériences à ce niveau et le jeune coq que je suis
encore déteste aller s’emmerder dans des milieux convenus. Les dîners
“placés” sont l’une de mes terreurs. Je pense qu’en France je m’ennuierais
un peu moins. Cette Genève que je dis révolutionnaire est hantée par une
sous-classe de bourgeois friqués et abominablement cons que je ne veux à
aucun prix fréquenter. Il m’est arrivé de rester deux ou trois heures à table
283
aux côtés d’une rombière qui trouve “intéressant” ce que je fais. Je grince
des dents et réponds par monosyllabes. Après deux ou trois expériences on
évite ce genre de piège. J’ai une vie passionnante à vivre, ces gens pas. Je
dis tout ça à Alberto qui, dans le monde musical, défend ardemment ma
cause, on me le dira beaucoup. Mais il sourit et répond :
- Un compositeur est un animal social. Il faut sortir, être connu. Avoir
des amis.
Nous restons sur nos positions.
Par contre, en 1979, il se passe quelque chose de grave qui va lui dicter
une phrase très lourde sur la ville de Genève. Il y a en effet chez Calvin une
sorte de Prix Nobel décerné tous les quatre ans par les magistrats sortants.
Ça se nomme Prix quadriennal. Ça ne casse pas six pattes à un iguane mais
c’est une petite renommée locale, une valeur à l’époque de dix mille francs,
on la décerne à de bons esprits et de plus communs. L’usage veut qu’on
y nomme des vieux et des morts. Je suis pendant huit ans juré de ce prix,
dans la sous-commission de musique. Je n’en ai pas grand souvenir, les
nominés sont en général pâles, Genève n’est pas un vivier de compositeurs.
L’histoire et la politique feront qu’un jour je ne suis plus juré. Profondeur
est pressentie pour prendre ma place, nous sommes mariés depuis quelques
années. C’est une forgerie. La Ministre de la Culture - personne ne se
souvient de son nom - est une femme aigre, despotique et qui aine jouer
les artistes les uns contre les autres pour mieux les dominer. Mon épouse
lui rend visite et lui indique qu’elle peut rencontrer un potentiel conflit
d’intérêt. Je ne suis pas vraiment vieux ou mort mais je suis papable. La
Ministre grandiloque à tout va “Il est clair, Madame, qu’en vous appelant
à jouer ce rôle j’entends que vous gardiez toute liberté de choix !“ La
Grecque49, lui fait confiance. Elle est, socialement, aussi poire que moi.
Le jury sera composé d’un représentant du Conservatoire, de l’OSR, de
la radio et de deux compositeurs. Profondeur et… Ginastera. Il doit se
dégager une majorité simple et, si possible absolue. En général l’usage
veut que si trois jurés choisissent un nom et dégagent une majorité simple,
les deux autres les rejoignent pour donner bonne impression. À Genève
on n’aime pas les vagues. Le décor pour une mini-comédie est planté, on
y va. La Ministre réunit les jurés et déverses quelques banalités, c’est une
mégote autoritaire, ils ont somme toute leur feuille de route. Les jurys,
littérature, sciences humaines, beaux-arts, musique (j’en oublie peutêtre) se réunissent, tous composés de cinq personnalités. Évidemment,
Ginastera propose mon nom. Le Conservatoire et Radio s’opposent.
Profondeur s’abstient, l’OSR, représenté par un hautboïste du nom de
49
C’est l’un de ses noms.
284
Surget, hésite. Ginastera exige alors l’audition de mes œuvres et concerts,
à la radio qui a de vastes archives. Ça se bat. Profondeur est mal à l’aise.
In fine aucun accord n’est trouvé et aucun musiciens de rechange n’est
proposé. Mon épouse suit Ginastera, l’OSR aussi. A majorité simple je
suis élu ! Évidemment je n’en sais rien. Ça va devenir amusant car peu de
temps après la Ministre convoque l’assemblée générale du prix, soit toutes
les commissions en séance plénière. Les présidents des jurys annoncent
leurs choix. Quand vient la musique, coup de théâtre très malhonnête.
La mégote s’irrite et dit à l’assemblée “Il ne peut pas être élu, sa femme
était dans le jury”. La résidait la forgerie. Très bien dit Ginastera, vous
devriez respecter une décision de majorité. Non, dit-elle, je vais demander
à l’assemblée plénière de revoter sur ce cas… malheureux. Tumultes,
bien des gens me l’ont raconté. L’assemblée revote, mon épouse qui a
compris ce jeu politique s’abstient, refuse le bulletin au vu et su de tous
et… je ressors. À, semble-t-il une voix de majorité. J’appellerai ce lauréat
demain, dit la Présidente furieuse. Le lendemain elle fait annuler le prix de
musique 1974 ! Ginastera viendra me voir. Il en a gros sur la patate. Il me
dit textuellement ceci :
- Jacques, j’ai quitté Buenos Aires à cause d’un dictateur et de la
corruption. Je suis venu à Genève pour son esprit de liberté Je te le dis, je
comprends seulement maintenant que ce n’est pas mieux ici. C’est pire car
c’est hypocrite.
Je suis très ému par son attitude amicale et fière. Je luis dis que c’est
sans importance. Que c’est même bien. Que cet argent je m’en tape et que
je suis le seul à avoir obtenu ce prix sans me compromettre avec un tas de
connards. Mon prix ? C’est le prix des Ombres. Prophétique.
Quel meilleur nom lui donner ?
285
286
Je repasse côté cour
Paris 2011, mercredi après-midi
Nos orgasmes, God les bénisse et les garde des marchands, ne sont
que l’histoire de l’Univers
Je n’ai pas envie de tourner des compliments aux femmes mais revenir
dans la terre des hommes me fut assez désagréable.
C’est bien d’être un chien, c’est bien aussi d’être une femme. Être une
grande bête en phase avec le réel. Malgré toutes les remarques désobligeantes
auxquelles je m’attends de la part de Chipies SARL je maintiens que les
femmes sont agréablement proches de nature. Mais doucement ! Il fallait
avoir été un homme avant pour le comprendre !
La descente du jardin d’Eden avait été divine et Shaïtan m’avait
fabuleusement baisée sur les bords de la mer rouge, prenant tout notre
temps. Quand je pense à tout le mal que ces frustrés de connards d’église
vont en dire par la suite je suis écœurée. Ce n’est pas un pauvre diable
comme la plupart des mecs que je connais, c’est un Prince. Un homme
féminin, le seul bon genre. Passons…
Ma parfaite adéquation aux géométries de la rondeur, mes bellefalaises
et jambes divines s’angulèrent péniblement et je me surpris à porter mes
organes reproducteurs à l’extérieur alors que c’était si confortable avant.
D’un autre côté j’avais plus de force mais… moins de puissance.
Il y avait un bon côté, Rabinovitch cesserait de me faire chier avec ses
élans sexuels. C’était souhaitable car je l’aurais carrément mal pris. Je suis
rétro, que voulez-vous. Je suppose que ce rappel était nécessaire, quant à
moi je serais volontiers restée, euhhh… resté, dans le corps de cette superbe
Lilith, la femme première qui avait tenu tête à God et Kadmon et établi les
bases du féminisme. Il y a une chose dont je dois absolumment vous parler,
c’est la différence des orgasmes masculins et féminins. Feughill me dit de
faire bref, il pense que ce bouquin va overshooter quatre cents pages facile
et que ce sera invendable, le con ! Même en mille page, je ne pourrais
traiter ce sujet. Vous croyez que la clef c’est le temps ? Z’allez me ressortir
que les Français donnent trois minutes (quand ils sont doués) aux femmes
qui veulent une heure ? Pas uniquement. C’est nucléaire. J’entends par là
qu’il y a la même différence entre le milliardième de seconde ou le soleil
287
brûle son hydrogène ou son hélium et les milliards d’années où il dispense
sa chaleur. Nos orgasmes, God les bénisse et les garde des marchands, ne
sont que l’histoire de l’Univers. 777777
Ni plus, ni moins.
288
Genève 1960 fin
De Bach à Ferré
Genève fin des années soixante
Elle ajoute qu’elle est contrebasse solo au New York philharmonique Orchestra
Dans ces années soixante-dix je croise beaucoup de destins et de
personnages hors du commun. Léo Ferré, que je rencontre à Crans Montana.
Dimitri Markevith, le violoncelliste qui a créé mon œuvre l’Approche du
caché, vient d’y ouvrir l’IHEM, Institut international des hautes études
musicales. Le niveau des participants est très élevé, ce sont des master
class et on y croise surtout des Américains. Quelle n’est pas ma surprise
quand je tombe sur Léo Ferré, ce poète de la chanton que j’écoute souvent,
un vrai mythe pour moi. La raison de sa présence est émouvante. Il adore
la musique classique, il rêve de diriger une œuvre de Beethoven. On ne
me le confie pas, je donne des cours de direction dans le domaine des
œuvres contemporaines. Mais quelqu’un le cornaque et je le vois diriger
l’ouverture de Coriolan à la tête de l’orchestre de l’IHEM. Il a tous les
défauts des débutants, il dirige du cul comme on dit des chefs qui n’ont pas
appris à concentrer leur vouloir dans leurs bras, leur regard, leurs mains et
rien de plus bas que la taille, mais il est surexpressif. Il connaît l’œuvre par
cœur et surtout, il est heureux. Quand je le rencontre à la cafeteria, je lui
demande pourquoi il vient diriger Beethoven en Suisse.
- Les musiciens français sont frondeurs et sarcastiques, me dit-il, à Paris
je pourrais disposer d’un orchestre mais ils se foutraient de moi. Je suis
étiqueté.
C’est un homme magnifique, torturé, fatigué et généreux. Quand il
apprend que j’aiété l’un des preiers élèves de Boulez il me regarde de
travers mais vite le courant repasse entre nous. Il déteste particulièrement
Boulez le courtisan des grands politiques de Paris et il le dit dans sa
chanson La Musique. Ferré est toujours un récolté, une homme simple,
un poète souvent très triste. Il y a près de nous une grande jeune femme
aux cheveux noirs que j’ai repérée. Une Américaine. Je vais la saluer, on
sympathise.
- Tu enseignes ?
- Oui, je donne des cours de contrebasse. Je regarde ses mains, elles sont
petites, fines, très belles. J’ai joué un peu de violoncelle et je possède deux
contrebasses chez moi. Mes mains sont plus grandes que les siennes et je
ne suis jamais arrivé à affirmer ma prise sur les cordes de cet instrument.
Je lui exprime ma surprise, comment peut-elle dominer un tel instrument ?
Elle sourit, touche son front et dit “Je joue avec ça”. Concentration !
289
Elle ajoute qu’elle est contrebasse solo au New York philharmonique
Orchestra ce qui suppose une virtuosité de très haut niveau. Jamais deux
sans trois, je dois diriger un concet de l’IHEM à Genève, au Musée Rath,
place de Neuve, le centre culturel de la cité. Je propose le quatrième
concerto brandebourgeois et ma pièce américaine Let there be Events !
J’ai une conception personnelle de la fugue finale du quatrième concerto.
Chez les grands interprètes allemands elle toujours jouée trop lente. Il y
a une raison, c’est la cadence du violon solo, au centre de ce finale. Il y
a des traits tellement rapides que mon tempo de départ rendrait la tâche
impossible au soliste. Ça m’emmerde et je décide de commencer avec un
temps enlevé et, le moment venu, de laisser le premier violon imposer son
tempo. Après, on terminera à nouveau vivace con fuoco ! Un changement
de tempo chez Bach ? Criminel pour les puristes! J’explique ma conception
aux jeunes musiciens et ils me suivent avec enthousiasme. Le finale, à
Genève, est tellement enlevé que des auditeurs viennent me voir pour me
dire leur émotion. Il y a parmi eux un architecte hongrois, Ianos Farago,
qui en général me tire la gueule et qui, ce soir là, me prend virilement dans
ses bras.
- Tu vois ! Je savais que tu pouvais sortir de toi, Jacques !
Je ne lui dis pas que j’ai trahi la pensée de Bach, en fait on n’en sait
rien. Je lui dis simplement que jamais je n’aurais pu faire ça avec un autre
ensemble. Des Américains sans préavis culturel et surtout jeunes. Je ne
passe pas beaucoup de temps à l’IHEM, d’autres tournées m’appellent
mais je n’y rencontre que des personnalités majuscules !
L’une d’entre elles se nomme Edward Tarr. 77777
290
De l’Amour
Paris 2011, mercredi soir
De l’amour ? À peine réinstallé dans ma peau de mec je ressentis à
nouveau l’urgence d’esquisser cette théorie. J’y tenais beaucoup, d’autant
plus qu’elle m’échappait. Il me suffisait de ne plus y penser et elle
s’immobilisait à la lisière de mon regard, toute prête, du genre “atrappemoi… si tu peux !” C’était une théorie féminine, une théorifille, une fille
Snark mais je savais que je n’aurais aucun de répit avant que de l’avoir
exposée.
J’avais trouvé le temps de terminer le De l’Amour De Stendahl. J’étais
enchanté, fasciné et très déçu. C’était un immense mérite que d’avoir
esquissé une systémique sans précédent. La tentative est géniale en soi.
Ce qui est absolument moderne est l’idée de quatre générateurs primaires
et de six modulateurs ou filtres secondaires qui colorent diversement
les données provenant de l’étage de base. Sans oublier une foule de
modulateurs tertiaires comme par exemple les neuf particularités de la
pudeur, j’en passe. Cette pensée avec ses allures d’organigramme avait
de quoi enchanter un musicien. Je vais réfléchir à plume haute sur ce
thème. Il m’habite. Je ne m’attends pas à être compris dans ce qui suit
mais je rapprocherai cette tentative structuraliste, au vrai sens du terme,
d’un programme absolument magnifique que tous les fans de graphisme
et d’art électronique connaissent et qui se nomme Bryce 3D, écrit par un
talentueux Français, Eric Wenger.
La faiblesse du livre, terminé en 1819, tient à la définition trop étroite
des quatre bio engines50 de l’étage primaire. Ça manque de féminité, c’est
un regard masculin porté sur les comportements des femmes qui sont par
essence des générateurs étranges. Les hommes savent peu de chose sur les
femmes, lesquelles, par l’usage de leur intuition disposent de beaucoup
plus de savoirs.
Les générateurs primaires de Stendhal distinguent 1) l’amour-passion,
2) L’amour-goût, 3) l’amour-physique et 4) l’amour de vanité.
Cette classification est amusante sans plus et trouve du sens pour l’époque.
À la lumière des connaissances actuelles, elle apparaît trop éloignée de
nature, insuffisante, subjective et soumise aux influences d’une culture
ambiante, héritée. Elle prend en compte des lois et des pressions de la
sphère humaine mais rien des principes de la reproduction. On ne peut pas
50
Par analogie avec les soft engines en informatiques, les moteurs qui produisent
tel ou tel résultat.
291
s’attendre qu’un penseur de ce siècle pense en termes de codes et d’ADN.
L’exemple donné pour l’amour physique est d’ailleurs très amusant “A
la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans le bois” !
Transposons ça dans notre époque, nul doute que notre grand Grenoblois
eut rencontré aujourd’hui des problèmes de harcèlement sexuel pires que
DSK, on ne compare plus les femmes à des biches effarouchées cherchant
un refuge, on devrait éventuellement, dans certains cas, les comparer à
des vélociraptors solo, du moins dans les modèles récents issus du monde
de l’argent. La formulation de Beyle est plaisante mais ne convainc plus.
Imaginez que l’amour soit une belle maison de deux étages avec, dans les
jardins et les salons du rez de chaussée tout le luxe qui puisse s’imaginer,
des lumières enchantées, un buffet de mensonges tentateurs, une ambiance
de fête et de bonheur et, au premier étage, quelque chose de plus secret,
plus profond, de plus durable et de moins illusoire. Stendahl, lui, dans cette
compartaison, est resté au rez de chaussée. Son livre ne dit rien de l’Amour
élevé, profond, vainqueur.
En révisant ces idées sur l’amour je ne savais, pour commencer, qu’une
chose avec évidence, qu’il naissait dans le sexe, avec le sexe et par le sexe.
Quoi d’autre ? Qu’il n’était qu’une invention merveilleuse mais éphémère
de la reproduction. Dire ça me dérange ! Je ressens le besoin de rechercher
comment il peut transcender le sexe. Pour en revenir aux niveaux décrits
par Stendahl j’en distingue trois formes qui sont l’état amoureux, l’état de
passion et l’amour lui-même. Je vous résume ce que j’en sais.
L’état amoureux est le plus merveilleux mais il ne dure pas. Par essence
il ne peut durer car il est basé sur l’incomplétude de l‘autre, l’attribution
et la projection des qualités que nous avons besoin de lui trouver. C’est
un état de vérité menteresse. Mais il fonctionne à merveille. On peut
définir un contour hormonal chez une personne et imaginer le contour
complémentaire du futur partenaire. Pour que ça marche il faut que les
bioénergies de l’homme et de la femme s’emboîtent. Pour exemple mettez
votre main gauche ouverte, doigts écartés devant votre visage et approchez
votre main droite le poing fermé. Ça ne s’emboîte pas. Les formes ne
coïncident pas. Ouvrez les doigts de la main droite et recommencez, il
est probable que les deux formes s’ajustent, se soudent. C’est ce qui va
se passer entre une femme et un homme. La Gestalt Theorie51 dit à ce
propos des choses intéressantes. Une forme est quelque chose de plus que
la somme de ses parties. Elle parle aussi de destin commun. Quand la
simulation amoureuse atteint son point de non-retour, il existe un effet
51
Théorie de la forme
292
attractif similaire à celui de deux aimants. Vous avez sûrement joué avec
ça. Vous rapprochez deux aimants de polarités contraires, vous pouvez,
à une certaine distance, les sentir s’attirer. Mais vous contrôlez. Si
vous passez d’une fraction de millimètre la distance critique de la force
électromagnétique, clac ! les deux aimants se collent l’un à l’autre et il
vous est impossible de les en empêcher. Cette force subite correspond,
au niveau du déclenchement de l’état amoureux à ce que l’on nomme le
coup de foudre. Le monde autour des deux partenaires cesse d’exister ou
passe à un état de réalité très lointaine. Il est très probable que nos couples
se forment à la fois sur des critères de ressemblance et sur des notions
de complémentarité et, chose importante, que notre nature intervienne et
triche pour créer plus de ressemblances passé le point de non-retour. C’est
la très jolie théorie de la cristallisation de Stendahl, c’est surtout un travail
de maquillage qui donne au reproducteur ou à la reproductrice l’aspect
d’entité nécessaire.
L’état amoureux est exceptionnellement gratifiant. Je le compare
souvent à un champagne extraordinaire où montent des bulles de lumière,
de félicité, de puissance et de certitudes, une légèreté fabuleuse, on marche
sur des nuages mais on traversera aussi bien le centre de la terre ou l’espace
des étoiles, on y tutoie le vent, Dieu, la nature, on y est nécessaire. Il obéit à
deux règles. L’une est celle de sa durée qui est inversement proportionnelle
à son amplitude. En d’autres thermes, plus l’état amoureux est chaud, fort,
intense moins il dure. C’est l’occasion d’éliminer les abus de langage des
couples qui se disent amoureux après cinq, dix, vingt ans de vie commune.
Ils ne sont pas amoureux, ils vivent une autre phase qu’ils sont heureux
de nommer ainsi. À ma connaissance le pur état amoureux varie de trois
minutes à trois mois, les chiffres n’ont pas tellement d’importance. Vous
pouvez comparer ça à un moteur ou une centrale que vous faites tourner
en surrégime, un seuil critique est vite atteint. L’état amoureux de base se
dissipe mais il existe une prolongation, un effet de tuilage, qui est le sexe
et qui dure en moyenne trois ans, si le couple est de mauvaise qualité. Il
est très rare qu’un homme ou une femme distingue la transition de l’état
amoureux à la “bonne passion” sexuelle et c’est pourquoi j’ai utilisé ici le
terme de tuilage, une forme se substitue à une autre mais la pente générale
reste identique.
L’autre règle dit que l’état amoureux ne se déclenche qu’une seule fois
entre deux partenaires donnés. C’est la théorie de la vieille vache très
joliment présentée dans la comédie américaine Someone like you. Elle
293
dit avec simplicité que pour l’homme chasseur une femme baisée est une
vieille vache déjà fécondée et qu’il est en urgence d’aller porter ses graines
dans une nouvelle. C’est choquant, surtout pour les femmes et je ne me
sens pas fonctionner ainsi mais, structurellement, c’est effectivement un
code de base du masculin et il n’y a pas à y revenir, à moins de vouloir faire
un procès à Dame Nature. Il existe par ailleurs une forte équivalence chez
les femmes qui recherchent “le bon sperme” et qui sélectionnent. Nous
reviendrons sur ces idées. Je pense que l’on peut facilement comprendre
les deux règles suggérées pour l’état amoureux, sa durée et son principe de
renouvellement de partenaire.
Le second état est cité par Stendhal, c’est l’état de passion.
Je ne sais pas ce qu’il y voit, je dis simplement que c’est un état
exaltant, criminel, dangereux et destructeur. Il ne comporte que sexe et
projections. Il ne s’agit pas de s’aimer, surtout pas, il s’agit de vaincre
l’autre, de le manger. L’amour passion est cannibale. Il est particulièrement
redoutable chez les femmes quand elles y succombent. De plus il est en
forte résonance avec la pulsion de mort. Sexe et passion captivent les gens
car ils sont apparemment faciles à comprendre et constituent l’équivalent
d’une drogue dure. L’état de passion n’est que l’état dans lequel tombent
les personnes incapables d’amour, du don de soi, de dépassement, des
pauvres, des déséquilibrés affectifs. Il est important de différencier les
diverses acceptions du mot passion. On dit d’une sonate de Chopin, du
Concerto de Schumann que ce sont des musiques passionnées. Oui ! On
dit également qu’il “a passionnément aimé la vie”. Oui ! Il existe deux
acceptions du mot “passion”, comme pour le cholestérol, une bonne et une
mauvaise et il est souvent difficile de les distinguer.
L’état de passion sexuel est bruitiste, égoïste et fait penser au vol d’une
guèpe (erratique) ou d’un avion qui décroche, il mènera toujours à une
chute fatale. Il est basé, comme l’état amoureux, sur des projections, des
qualités que l’on veut trouver chez l’autre mais cette ambition, justement,
permet à l’agressivité qui s’accumule de prendre le pas sur les autres
sentiments, émotions pour ne même pas parler de raisonnement. Un
passionné ne raisonne plus, il est en guerre. Si, d’une certaine manière,
l’état amoureux est comparable à l’élément air, celui de passion état est
semblable à l’élément feu. Il dégage au début une grande chaleur et une
belle lumière mais il se nourrit de la substance des passionnés dont il ne
restera, rapidement, que cendres et ténèbres.
Je ne connais pas de règles s’appliquant à cet état si ce n’est celle de
la rupture. C’est en effet celui (celle très souvent) qui rompt le premier
294
qui souffre le moins longtemps, à condition que la rupture soit, à la
manière imbécile des guerriers américains, effectuée comme une frappe
chirurgicale. Rapide, nette, propre et sans appel. Le passionné qui rompt
se fout du collatéral. Ça m’est arrivé deux fois dans ma vie, dans le rôle
de l’éjecté, et aujourd’hui encore je n’arrive pas à croire à ce que j’étais
devenu. Hors contrôle, lamentable pour dire le moins. Heureusement dans
mon cas ça n’a duré que quelques jours, ça peut oblitérer une vie entière.
C’est Roman Polanski qui a très bien décrit l’état de passion dans son film
Lunes de fiel inspiré par une nouvelle de Pascal Bruckner. Il y montre
notamment que le succédané du sexe dans l’amour passion n’est autre que
la haine.
Le dernier état est celui de l’amour.
Comment le définir ? Il existe un bouquet de réponses. Elles doivent
nécessairement être simples. Un couple ne pouvant se former qu’à partir
de la reproduction il est nécessaire que, au moment où les projections
cessent, où les illusions s’effacent, où la tension sexuelle retombe qu’il
ait construit son territoire d’amour, le bien commun, “l’autre force” qui
le fasse durer. On retrouve ici notre idée de tuilage, le sexe a permis la
prolongation de l’état amoureux, de quelques mois à quelques années.
Il peut aussi permettre l’apport des paramètres de l’amour, des choses
durables, le projet commun, un art de vivre à deux. Inutile de proposer des
recettes, il y en a autant que de couples, ce serait une escroquerie. Pour ma
part je crois que si on aime quelqu’un on a surtout envie de le protéger et
de lui donner quelque chose. L’amour ne peut être que généreux, l’inverse
de la passion qui est par essence totalement égoïste.
Ces idées sont sommaires. Elles disent que deux formes d’amour sont
agitées, l’une par un vent divin et l’autre par une tornade. Et rien de
l’Amour.
À ce propos il est amusant de revenir à Stendhal et de prendre
connaissance de ce qui le faisait courir. Une certaine Métilde Viscontini
qui, pratiquement la seule, lui tient la dragée haute, le repousse et l’humilie
de manière incroyable. Il aime! Elle finira par lui donner du bout des lèvres
une autorisation de visite de quinze minutes deux fois par mois. Le principe
de la vieille vache fonctionne à plein rendement, Métilde se refuse et sa
valeur augmente. Plus elle se montre vache plus il en est épris. Encore
un marché avec ses lois d’offre et de demande. Il y aurait donc dans les
codes femelles de base un principe de parcimonie ou d’économie venant
s’ajouter à celui de stabilité.
295
Il est donc intéressant de revenir aux principes structurels du couple
humain. Aux codes de base. Que peut-on s’attendre à y trouver ? Le fait
de la vie, la reproduction. La vie n’a aucun autre but que la vie. C’est
une pensée qui s’oppose totalement à un Teilhard de Chardin qui imagine
la vie évoluer vers une sphère de l’esprit, la noosphère. Dans les mers,
les déserts, les airs et les banquises comme dans les cités des hommes
la vie ne veut que se reproduire. Nous ne savons pas exactement où elle
commence, après tout il existe des cristaux qui se reproduisent en familles
très harmonieuses. Sont-ils vivants ? Et la planète Terre elle-même, estelle vivante ? Sans aucun doute. Comme un arbre qui vit dans un temps
infiniment plus lent que le nôtre. Il m’est arrivé de parler à un arbre.
77777 Je souhaite commencer, pour l’homme, par les principes de
mobilité et de bruit. On admet volontiers cette notion du mâle chasseur
pourvoyant à la subsistance de son nid, famille, clan. J’ai cité ici une
conférence bien connue venue des universités américaines, Male the
hunter and Woman the gatherer. Un homme chasseur et une femme qui
rassemble, protège la vie, une mère. Ce que je vois dans la démarche
de l’homme simple, antéculturel, c’est son parcours très aléatoire. Il
obéit en effet à deux codes, chasser et se reproduire. Dans les deux cas
c’est un traqueur. Passe une proie dans son champ visuel, nourriture ou
reproduction, sa trajectoire s’infléchira immédiatement. Le mâle zigzague,
il ne connaît la ligne droite que pour l’assaut final. Ce trait de caractère
nous est resté à nous les hommes, de même qu’un trait complémentaire de
sécurité et de stabilité est resté aux femmes. Nous sommes dans la phase
antéculturelle et je dirais que la machine masculine est composée de divers
codes, sécurité, territoire, reproduction mais aussi de bruit. J’ai souvent
observé chez les hommes ou chez moi-même ce que j’appelle le Syndrome
de la Passante. Je ne suis de loin pas le seul, dans le réel tous les hommes
en parlent, du moins ceux qui savent s’exprimer. On connaît les exemples
célèbres dont Baudelaire :
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
296
Un éclair… puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
Et plus près de nous, très vif, passionné et comique, Jean d’Ormesson
qui brode sur ce thème de la passante :
“Je me souviens d’une femme qui marchait dans la rue. Comment étaitelle ? J’ai oublié. Je ne sais plus. […] Je me rappelle seulement qu’elle
était inoubliable. Patuit dea. Elle s’avançait en déesse sur le pavé parisien.
Je me disais en un éclair que mon sort était suspendu à la démarche de la
divinité. […] J’ai beaucoup rêvé à des femmes qui ne me sont apparues
que le temps d’un éclair qui illumine la nuit.52
Cette faculté masculine à instantanément changer de cible, à imaginer
dans un temps quasi nul toute une vie possible avec cette passante, donne
naissance à ce bruit que je crois plus élevé chez l’homme que chez la femme.
Vous connaissez les définitions du mot bruit, phénomène apériodique ou
aléatoire, il s’oppose à son et à ordre. En musique les deux coexistent
harmonieusement si je puis dire, car à défaut d’harmonie tonale le bruit
enrichit la texture sonore et la rend vivante. D’où vient-il ? Du souffle des
instrumentistes et des voix, de bruit de l’archet qui râpe les cordes et aussi
des erreurs des facteurs d’instruments. On peut même aller un peu plus
loin, comme je l’ai fait dans l’Op 7 53 et remarquer que très probablement
la génialité masculine provient de cette composante aléatoire associée aux
codes de base. Cette discussion avait provoqué la colère de la fameuse
Josefina de Mexico, elle ne plaira pas aux féministes sans nuances. Mais
après tout, on ne peut tout retirer aux hommes, non ? Je disais d’eux que
dans leurs codes on trouve le génie… et la guerre. Si je regarde dans la
musique, je remarque souvent que la marque du génie se trouve dans
l’imprévisible, dans le discontinu. Chez Beethoven, par exemple, la
grande construction logique de la symphonie en fa majeur est subitement
rompue par une reprise en fa dièse majeur. Aucune transition, rien qu’une
affirmation sans modulation préalable. Du discontinu. Du jamais vu pour
l’époque. C’est un signe de discontinuité, une manifestation de génie.
52
53
In : Le Rapport Gabriel
L’Origine Elle, du même auteur.
297
Tous les grands compositeurs en témoignent et je pense qu’on trouvera
facilement une grande somme d’exemples semblables dans les arts, dans
toute la culture masculine.
Le dialogue des codes masculin et féminin est-il celui d’ordre et
désordre ? En partie. On ne saurait le résumer à ça.
Il existe un autre dialogue assez profond qui serait celui de l’angulaire
et du courbe, de la Belle et de la Bête, de la demande et du rejet dont on
connaît mille exemples. À l’origine, chez la femme, il s’agit éventuellement
d’une sélection génétique, elle cherche comme je viens de le dire, le bon
sperme. Démarche identique chez l’homme mis à part qu’il a probablement
tendance à assurer dans la quantité de fécondations plus que la qualité. Ces
codes sont passés directement dans la culture, il suffit de relire le poème de
Baudelaire qui précède pour en trouver un parfait exemple. C’est presque
trop facile ! On y trouve La douceur qui fascine et le plaisir qui tue, une
beauté fugitive, cette femme (qui est Longue, mince) on ne la possédera
qu’Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Et même le cher
d’Ormesson abonde en ce sens, son sort est suspendu à la démarche de
la divinité, une passante, personne très probablement. Nous dégageons
ainsi quelques idées. Le continu et le discontinu. L’irrationnel créateur de
génialité et la loi des femmes, l’angulaire et la quadrature du cercle, le
pouvoir de la Belle et le rejet de la Bête. La femme qui dit non est un
aspect important de ces codes que nous traquons. Soit dit au passage il
explique éventuellement cette crainte du féminin chez l’homme. Si l’on se
réfère à nouveau au monde de la musique, il laisse entendre qu’un univers
uniquement féminin manquerait de saveur car il serait trop pur, que le bruit
en serait absent, que le timbre en manquerait de couleurs. Mais l’inverse
est tout aussi fort.
298
Genève 1970 a
Les belles Américaines
Genève, début des années soixante-dix
Je pleure de dépit chaque fois que je raconte ça
Chose étrange, c’est une banque privée genevoise qui me propulse dans
le monde de l’Opéra en me passant commande d’une musique de ballet
pour leur cent soixante-quinzième anniversaire. Je ne suis pas un mec
rancunier et, à ce moment-là, je n’avais pas de grand amour qu’un affreux
banquier puisse tenter de me voler… J’acceptai. Il y avait de tout chez
les associés, des jeunes péteux, un grand maigre sec à la peau grise qui
aime les petits garçons et un bel homme, sosie de Villepin, très extraverti,
sexuellement correct (qu’est-ce que je balance comme conneries…) qui
se pointa chez moi. Je l’écoutai, décidai de faire fun et lui demandai carte
blanche et un bon budget. Il fit la grimace mais, pour cet anniversaire, ils
avaient invité le Président de la république (en Suisse personne ne sait qui
c’est…) et tout ce que l’Europe et l’Angleterre pouvaient compter de top
niveau, il ne discuta que pour la forme, c’est-à-dire âprement. Je ne cédai
en rien, s’il était venu c’était signe que j’étais à la mode dans la bonne ville
du frontalier Calvin. Mon petit bid et son grand… ask.
J’avais déjà écrit quelque chose pour cet Opéra, à la demande d’un
Russe très tourmenté, Alexis Golovine. Un ensemble de cinq pièces sur
le Bardo Thödol, le Livre des morts Tibétain. Cette fois j’avais envie de
m’amuser. Je planifiai une pièce d’environ trente minutes, avec des formes
variées. Une version rock d’un air connu du Devin du Village, l’Opéra de
Jean-Jacques Rousseau et diverses séquences de musique instrumentale
rock et électroacoustique.
C’est alors que je fis la connaissance d’un homme que j’allais adorer,
le Cubain Alfonso Cata, maître de ballet de Balanchine. Ce jeune
homme savait faire régner une discipline de fer dans un corps de ballet
composé en grande majorité de danseurs américains. Quand il vint me
voir, à Centremont, pour savoir dans quelle direction je m’orientais, je
lui adressai une proposition loufoque, ce qui me passait par la tête, mais
qui l’amusa et à laquelle il apporta sa propre créativité. J’avais disposé
un Neumann54 près d’une surface en fibre de verre et j’avais devant moi
quelques pièces de cinq francs. Sans m’expliquer je lui suggérai qu’au
lever de rideau on verrait sur scène cinq de ses solistes et que… (Je pris
l’une des pièces, actionnai l’enregistreur et la fis tournoyer sur la surface
54
Marque très connue de microphones.
299
solide. Vous connaissez l’effet, un rythme très rapide qui ralentit par
saccades jusqu’aux derniers coups de la pièce qui tombe). Ça le fit sourire.
Il devina parfaitement mes intentions.
- Tu proposes une chorégraphie ! Tu veux me prendre mon travail ?
Son sourire démentait son propos.
- J’imagine simplement que dans une lumière et un décor que tu définiras,
on utilise le son de cet argent qui tombe et que l’on voie tes solistes se
mettre à tournoyer comme des derviches puis ralentir et finalement tomber.
Après quoi on passeau principal.
- Jacques ! Tu es vraiment gonflé ! On va faire quelque chose pour la
banque mondiale, plus ou moins, et tu veux nous faire danser sur une idée
de chute de l’argent ?
- Yeah !
On l’a fait et ça a fort bien marché. À vrai dire je n’avais pas à ce
moment-là de positions contestataires, je ne me rendais bien compte que
les gens des banques, les grands patrons et certains traders (le mot était
quasi inconnu) manipulaient les comptes d’une manière tout à fait amorale
et détestable, les connaissances plus profondes viendraient beaucoup plus
tard. Je crois que j’étais surtout un réalisateur, de concerts, d’événements,
d’influences aussi dans une certaine mesure.
Avec les répétitions j’ai découvert le monde des danseurs, un envers
des coulisses dont je n’avais aucune idée. Ça n’avait pas grand chose en
commun avec la société de l’orchestre. C’était plus dur, me sembla-t-il,
il y avait des intrigues personnelles mais quasiment aucune contestation,
les danseurs ne pouvaient se le permettre, leur vie professionnelle étant
très courte, elle dure en moyenne de sept à dix ans, un peu plus quand
ils commencent très jeunes. Il y avait une relation physique très proche
pour chacun, un climat parfois fusionnel. Les garçons étaient en majorité
homo, dont Cata mon merveilleux ami. Je n’ai jamais été homophobe mais
je ne me suis jamais senti à l’aise dans ce milieu. Alfonso fut ma grande
exception, jadorais ce type, littéralement. On se voyait dans son studio, au
Bourg de Four, le dimanche matin avec toute l’équipe pour des brunchs
fabuleux. Je tombais dans ses bras ou lui dans les miens, je n’y comprenais
rien au début et finalement j’ai réalisé que cet homme aimait les gens, au
vrai sens du terme. Je me suis souvent dit qu’il fallait que je me rende à
Cuba, histoire de voir s’il y en avait d’autres bâtis sur le même modèle. Il
restait fidèle à ses amours (un sinistre connard allemand prétentieux pas
possible qui le faisait chier à longueur de journée) et moi aux miennes, les
filles.
Quant aux filles dans le corps de ballet, c’est du Robert Dhéry. Les belles
300
Américaines. À ce propos il me fit rencontrer les plus belles jambes du
monde, elles ont existé, je les ai vues, je les ai approchées et dans quelques
lignes, bande de salaces, vous saurez si je les ai touchées, je vous vois
baver dans l’ombre. Il y avait, surmontant ces cannes fatales, un joli petit
visage sage, un menton assez carré à la mode anglo-sexonne, un superbe
chignon entravant l’abondance et un corps musclé. Après ça inutile de
s’étonner que les Grecs et les Troyens se foutent sur la gueule pour une
pétasse du nom d’Hélène.
Arrivés à ce stade vous allez compter le nombre de jambes sur lesquelles
je m’extasie dans ce récit. Allez-y ! Sisi, j’insiste car j’ai aussi fait le
calcul. Il y en a entre dix-sept et cinquante-quatre et ça pourrait croître et
multiplier. Tous ces miracles ambulatoires, de belles et incroyables jambes
de filles et femmes qui m’on fait courir et engorgent ce bouquin. Allez-y,
ça vous défoulera et, si vous n’en avez pas à portée de la main, précipitezvous dans la rue, dans un vernissage et même dans un Starbuck pour en
trouver, c’est malsain de s’en passer.
Je reviens au monde du ballet. Je suis avec Alfondo dans la grande
salle de répétition de l’Opéra, en sous-sol. Il ne reste que deux filles qui
s’entraînent et ça se produit. L’une d’entre elles possède des jambes de
rêve. Comment sont-elles ? Toujours les même mots, je n’aimerais pas en
changer, longues, harmonieusement musclées, élégantes. Je ne connais pas
le détail de mes codes de chasseur mais je sais qu’il y existe des lignes
relatives aux jambes féminines. Innéité ou vécu ? On s’en fout, dans le
sexe ce qui compte c’est ce qui marche. Je me penche vers Alfonso et lui
demande le nom de la superbe. Il me jauge et se met à rire.
- Les jambes ? C’est Ça ?
- Euuuhh oui…
- Jacques, c’est Anya. Quand je la regarde, même moi j’ai envie de
changer de religion !
Une forte déclaration venant de lui. Il nous présente. Anya vit avec une
coloc nommée Stéphanie. Je vais avoir tous les problèmes du monde à
écarter Stéphanie qui a décidé de me mettre le grappin dessus car Anya
ne dit rien elle est timide. Après des jours qui sont pour moi des éternités,
j’arrive à lui parler en tête à tête.
- Anya… C’est toi que je veux voir !
- Oh ? Je pensais que tu préferais Stéphanie…
Ce dialogue de film américain ne casse pas trois pattes à un iguane,
je vous l’accorde, mais il m’emplit d’une incroyable félicité. Je me suis
demandé six-cent-soixante-cinq fois si on pouvait tomber amoureux,
séduit, captif d’une paire de jambes. La réponse je l’ai donnée, il y a peu,
301
dans l’Op 16, Silent Idol, et c’est oui ! Ou plus précisément triple oui, de
reproducteur, d’esthèque et de mâle tombant en esclavitude55 (temporaire)
devant les colonnes du temple.
Chose curieuse, le monde, autour de nous, devient sarcastique et un
rien cruel. Mon entourage n’aime pas Anya. La rejette. Les femmes, je
saisis sans peine pourquoi. Mais les hommes ? Cette fille est divine, c’est
une évidence. Ces hommes qui mesquinent et sarcasment - je ne vais
pas citer de nom56 - sont simplement jaloux. Qu’ils y viennent ! Pendant
quelques semaines on vit dans un état amoureux léger et champagnisé. J’ai
oublié toutes mes réticences au sujet des Américaines. Rien ne s’approche
d’Anya, qui est la fille d’un illustrissime général, le genre de guerrier sur
qui on fait un film historique. Surprise, notre relation reste chaste, ça ne
va pas durer mais… je bousille tout, simplement par l’ignorance d’un mot
d’anglais. Imaginez Waterloo par exemple. Si les Anglais avaient eu une
vraie connaissance du mot “Merde” ils auraient reculé. La même chose
m’arrive, je vais faire foirer notre relation pour un mot. un foutu mot, Nous
sommes revenus à Centremont, la situation, sous la couette, est au plus
intime. Je caresse “Les Jambes”. Mais quelque chose ne fonctionne pas. Je
le ressens, la questionne.
- What happens ? You dont’t like me ?
Elle hésite et me chuchote quelque chose.
- I like your very much, Jack, but… Maybe you should spank me.
Je ne sais absolumment pas ce que spank veut dire en anglais. Je lui
promet de la spanker à fond, d’être The best spanker de sa vie, il est tard,
elle est morte de fatigue, on se quitte tendrement, comme de futurs amants,
demain est un autre jour. On est certains de se revoir. Mais avant que nous
puissions fixer de rendez-vous le ballet part en Hongrie et par la suite
je pars en Allemagne, on s’éloigne l’un de l’autre. On se perd. Pour un
mot. Des années plus tard je consulte un dictionnaire et je tombe raide.
To spank veut dire “fesser”. Ça ne m’aurait pas posé un problème s’elle
avait beaucoup insisté : je suis un mec gentil, je ne lui aurais donné que ce
qu’elle voulait. Je pleure de dépit chaque fois que je raconte ça.
Mais il y a aussi de belles aventures sur le plan de la musique. Balanchine,
le maître révéré du New York City Ballet a réalisé une choréographie sur
les Six Bagatelles pour quatuor à cordes d’Anton Webern. Une musique
superbe, discrète et sensible écrite en 1913. la même année que le Sacre du
Printemps et le Pierrot Lunaire. Le chef d’orchesre qui doit diriger cette
55
56
Franpagnol mis pour esclavage, joli, non ?
La liste exhaustive est sous : http://margelle.org/codes.html
302
œuvre tombe diplomatiquement malade. Les solistes invirés sont deux
étoiles de Maurice Béjart, Jean-Pierre Bonnefous et Jacqueline Rayet. Des
pointures. Je suis très surpris quand Cata se pointe chez moi.
- Jacques, tu dois absolumment me dépanner.
- Avec plaisir, mais en quoi ?
Il m’explique la défection du chef, les contrats signés avec les solistes
et tout ce qui va se produire de négatif pour lui si cette soirée n’a pas lieu.
- Sans problème, Alfonso, mais je n’ai jamais dirigé de telles stars,
seulement mes propres compositions ! Tu crois vraiment que je puis le
faire ?
- T’as intérêt, fait-il, guettant ma réaction.
Travailler avec des artistes de ce niveau modifie à nouveau me perception
du monde artistique. Je me rends compte que beaucoup d’interprètes, ici,
sont très loin de ce niveau de professionalisme. De plus, comme toujours,
les deux stars sont très agréables avec moi. Si j’avais eu des doutes sur
mes capacités à diriger Webern à l’Opéra ils me les auraient extirpés.
Après coup je puis faire un constat : c’était facile ! C’est toujours facile de
travailler avec des interprètes top niveau. On est porté.
C’est l’époque de mon grand ami Emile Jucker, l’homme que MarieFrance à un tout petit peu torturé mais qui s’en est superbement sorti.
Après le spectacle il nous invite à sa table pour des rituels familiers. Ce
qui me reste c’est que, à Genève, c’est toujours dans le milieu du théâtre
et de l’Opéra que je me suis senti le mieux, que j’ai trouvé une ambiance
chaleureuse.
Et, à propos de Flavienne-Jupe-de-Cuir qui n’existe ici qu’un chapitre
sur deux, je vais retrouver à la même époque, chez Alfonso, au sortir d’une
répétition de Parsifal, un homme que j’aime beaucoup, Armin Jordan le
chef d’orchestre. Je suis accompagné d’une fille très attirante, Chantal,
celle que nous nommons tous la fille du juge. Comment un juge peut-il
fabriquer une belle beauté si rayonnante ? Elle fait partie de ces filles dont
on dit que la peau possède un vif incarnat, elle fonctionne comme un phare.
Chantal c’est la vie, elle ne le sait pas, nous si. Armin boit beaucoup, rit
énormément, commente Parsifal, Boulez dont il n’aime pas sa version de
l’œuvre, des ragots locaux et soudain - je n’invente rien - se focalise sur
Chantal qui d’une part rayonne de vitalité et de l’autre porte une jupe de
cuir noir bien ajustée. Il se lève brusquement et se jette sur elle. Commence
alors une course poursuite autour du buffet, assez exactement ce qui s’est
passé avec Margot la noire. Chantal, à bour de souffle finit sa course dans
mes bras, Alfonso se marre doucement et Armin ne sait pas du tout ce qui
303
lui a pris. Moi, je note, pour mes statistiques. Je me demande bien ce qu’ils
ont tous à se faire déguiller par des nanes en jupes de cuir noir. Il doit y
avoir un truc… Ce n’est pas à moi qu’une telle chose arriverait. Il est vrai
que ce bouquin ne sera écrit que plus tard.
Beaucoup plus tard.
304
Athanor ou les origines de l’humidité
Paris 2011, Jeudi matin
La rose, symbole de régénération, du fait de la parenté sémantique entre rosa et ros (pluie rosée), utilisée par Paracelse dans
sa PROGNOSTICATION et prise comme emblème par Luther, la
rose aux yeux de cicatrice ceignant le lotus égyptien de l’Infernale
Hécate, prenant chez Borges, la teinte parfaite du rouge élémentaire, y possède aussi un parfum d’inaccessible : persane, alchimique, elle est l’image d’un paradis perdu.
Gérard de Cortanze, Le sang et la philosophie, postface à Rose et
bleu de Jorge Luis Borges.
Devant de belles et solides jambes féminines
je ne crains ni le monde ni le vent.
Rabinovitch m’avait informé de ma mission. Je devais aller rencontrer
Paracelse à Salzbourg en 1541 et obtenir de lui le secret de l’œuvre au
noir, changer le plomb en or, rien de moins.
Cette fois Flavienne m’accompagnerait, me surveillerait et frapperait
impitoyablement au moindre écart. Elle était programmée pour prendre
l’apparence la plus adéquate à sa tâche. J’étais prévenu. Nous sommes
arrivés par la cheminée, suiffeux, chez Philippus Aureolus Theophrastus
Bombast von Hohenheim. On se salua.
- C’est cool chez toi, remarquai-je avec cette profonde originalité que
vous me savez.
Flavienne s’était muée en sorcière diabolique, chevelure rousse, sourire
d’Occam, deux rubis à la place des yeux, vêtements transparents agités par
une brise mentale déstabilisante, une faux sous le bras gauche et une poignée de radis dans la main droite. Elle en croqua un à grand bruit, exhibant
des crocs pointus. À sa vue, Philippe Sollers, le jeune disciple du maître,
perdit connaissance, on le poussa dans un coin de la pièce.
- Zè zeulement deux bièzes en zouzole, fit notre hôte, Nicht gross abère
gomfortaple, unt’ beaucoup de blaze fur meine Halambiiiiks ! Guèce gui
t’amène in meine maudhest’ demheure ? Unt’ gui est zette zubairbe zorcière qui est fenue avec doigt ?
- Je venais pour causer, lui confiai-je, de l’œuvre au noir et accessoirement des origines de l’humide. Elle, c’est une Gauloise et sa conversation
305
te ravirait. Folle et méchante car liée par un contrat.
« Gomme gue gomme, poursuivit mon vis-à-vis, on peut sprecher
dranguilement, zi zède shöne gnädige Frôlein ze dien à garrot et zèsse
d’hapîmer mon tomisile. »
- Elle va, affirmai-je, tout en adressant un signe impératif à Flavienne
qui achevait de repeindre les murs dans le style Starbuck. D’un rouge
battement de ses flamboyantes mirettes elle me fit signe que oui.
- Voilà, poursuivis-je, j’la kiffe tellement grave cette meuf qu’à part sa
jupe le monde se dilue dans une sauce au rien. Elle est trop cuir !
- Je vois, fit mon hôte (que je venais de brancher sur mon correcteur
linguistique portable pour vous faciliter la lecture de ce chef-d’œuvre)
encore des voyageurs à la recherche du signe philosophal ! Et de la rose.
Bois un peu d’eau, voyageur, régale-toi.
Je reniflai avec prudence le pichet ébréché qu’il me tendait, l’eau régale
avait une inquiétante réputation, celle de dissoudre l’or ! Je n’avais aucune
envie de revenir à Oracle avec un vaste trou à la place de l’estomac…
L’eau régale ? Ça me revint d’un coup. On allait parler des origines de
l’humidité. Qui sont aussi celles de l’humilité. Il me fallait neutraliser
d’urgence Flavienne, la rose en forme de femme étant visiblement le sujet
à venir de nos confidences.
- Tu n’aurais pas un peu de salsepareille ? fis-je à mi-voix. Un zeste de
fumée verte, un brin d’Europe et une goutte de politichien ?57 avec en plus
une petite fiole, un bouchon et de la cire bien chaude ?
- Mais comment donc ! J’ai, fit Theophrastus-Manieur-d’Athanor, qui
sur le champ rassembla les produits demandés. Il ne me restait qu’à appliquer la plus vieille règle du monde. Je dévisageai Flavienne.
- Oh ! Regarde ! Là ! Incroyable ! C’est la plus belle fille que j’ai jamais
vue ! fis-je en désignant la petite fiole, emplie du savant dosage des
produits fournis par l’alchimiste.
Ça ne traîna pas ! Un tourbillon doré58 s’engouffra dans la fiole que je
bouchai prestement tout en l’arrosant de cire chaude. Flavienne était neutralisée. Quel pied ! On n’est bien qu’entre mecs ! Par précaution je disposai la fiole dans l’Athanor, ce creuset où le vieux maître fondait, épurait et
révisait la matière en attendant l’invention des accélérateurs géants.
- Pas mal joué ! apprécia Aureolus-Alchymicus. Les filles, on les a toujours avec le coup de la curiosité.
- Ouais, rajoutai-je, les filles et les Toons !
- C’est qui, elle ? Une fée ? Une Ondine ? Une diablesse ? Un succube ?
57
Je vous file la recette, pour le prix de ce bouquin c’est du mécénat poussé aux
limites de l’indécence.
58
Qui plus tard donnerait naissance à la fée Clochette
306
- Pire encore ! Une femme du futur.
- Fichtrebigrediantre ! Quelle vénusté ! Tu m’y emmènes avec toi ?
- Une autre fois, fis-je très gêné, pour l’instant tu manques de temps.
- Parle-moi d’elle, insista-t-il.
- Quand elle n’est pas embouteillée c’est une belle femme habitée par
un démon. Elle use d’une parure de cuir pour régner assez méchamment
sur mon humidité. Elle menace sans cesse de me punir et passe souvent
à l’acte.
- Donnerwetter ! Les femmes ont donc pris le pouvoir dans ton époque ?
Cherchent-elles aussi à changer le plomb en or ?
- C’est le cadet de leurs soucis. Elles veulent ressembler à des hommes
et régner mais en conservant leurs avantages sexuels. Elles ont découvert
leur pouvoir et en font un usage intensif. J’ai de bonnes raisons de penser
que l’eau régale n’est autre que leur liquide de Jouvence.
- Seigneur ! Le savoir s’est enroulé sur lui-même. Je l’avais prévu.
Figure-toi que ce petit homme (il désigna le disciple sans connaissance)
est venu me voir une rose à la main.
- Je le connais. Il allait te demander de la brûler et de la faire renaître de
ses cendres. C’est un grand lecteur et il a lu Monsieur Borges.
- Tu es chargé de culture, voyageur. Il me l’a demandé et j’ai refusé.
Cette captive, est-elle toujours si… flamboyante ?
- Le voyage vers ton époque la changée, elle est ange et démon et cette
chute fait ressortir ses aspects « impairs ».
S’il avait osé, Paracelse se serait bien fait la rose Flavienne, je pouvais
sentir ça. Il se détourna avec peine de l’Athanor et de la fiole parcourue
de vives veinules violettes et me regarda, un peu absent.
- Mais toi, que veux-tu donc de moi ?
- Ceux qui m’envoient veulent de l’or. Moi, je suis simplement venu te
dire que tes idées seront connues de tous dans quelques siècles.
- Mes idées sont simples, m’interrompit-il avec fougue. Je discerne trois
infinis. Je pense qu’une harmonie universelle préside au monde. Cette
répartition est celle des trois divisions de l’univers. Monde inférieur,
astral, divin qui se répètent dans les trois parties de l’homme, esprit, âme,
corps et au plus bas dans les trois forces constitutives, soufre, mercure et
sel. Tout ce qui est divin en Dieu est astral dans le firmament, terrestre sur
terre. L’homme, microcosme, est la quintessence, un extrait, un résumé
de l’organisme du monde : son corps est composé de soufre, de sel et de
mercure, son âme obéit aux astres.
Un gros œil couleur rubis fou de rage s’apposa un instant sur le côté
de la fiole, dans l’Athanor. Flavienne CarcelBouteille s’énervait dans sa
prison d’ovaire.
307
- Tu es un magnifique ! dis-je. On n’ira pas beaucoup plus loin, mis à part
ton sel, ton soufre et ton mercure qui changeront de noms. L’univers est
non seulement une harmonie mais une véritable partition musicale comme
vont en écrire de très proches génies, et notamment ici, à Salzbourg.
- Je suis, glissa-t-il, curieux de connaître les noms que prendront le sel,
le soufre et le mercure ?
- Rien de très joli, dis-je embarrassé, quelque chose du genre de « électron, neutron, neutrinos, quark, gluon, tau, muon, mu…
- C’est grande diablerie, s’esclaffa-t-il, que de désigner les particules du
sacré par de si vilains bruits ! Mais de quoi d’autre es-tu venu me parler ?
- Ah ! Là, ça va te plaire. Je suis venu te parler de la rose et de l’eau. J’ai
emmené cette femme avec moi car je suis, comme on dira dans quelques
siècles, obsédé par elle. Elle m’entoure, je la parcours la nuit mais jamais
n’en trouve la porte. À un point que tu n’imagines pas. Obsédé, hanté,
assiégé, envahi et zombifié. Mais… nous savons peu de chose sur ton
époque et notamment sur la manière dont les hommes parlent des femmes.
Je vais peut-être te choquer…
- Me choquer ? Les faux prophètes me choquent. Luther et le Pape
sont deux putains qui se partagent la même chemise ! Ils me choquent !
Comment pourrais-tu me choquer en parlant de cette femme qui est si
proche de la nature et de ses perfections ?
Je lui cassai le morceau.
- Elle et moi sommes liés l’un à l’autre par un démon. Elle le sert. Il veut
ma mort. Nous allons de plus en plus bas, de plus en plus loin et elle utilise
contre moi mes forces génésiques. C’est une savante pas si éloignée de
ton alchimie. Tu ne vas pas me croire, nous avons une relation chaste…
Il me balança un sourire plissé qui le fit ressembler à Maître Yoda, je
décidai de simplifier.
- Nous ne dormons pas ensemble, nous n’avons pas de relation de
fornication et pourtant, depuis peu de temps elle m’a lié. Je ne rêve que
de son sexe. Je n’ai pas envie de la posséder j’ai simplement envie de
m’immerger en elle. Pas seulement comme un enfant qui retourne dans le
ventre de sa mère, comme un nageur dans l’Océan, dans la plus belle et
la plus médiane des mers, celle qui se nomme Méditerranée. Si je pouvais
la libérer du sortilège qui la tient je cesserais définitivement de parler et
je m’assiérais à ses pieds, avec une humilité retrouvée. Je prendrais ses
cuisses entre mes mains, les jambes des femmes sont ce qu’elles ont de
plus désirable et de plus rassurant. Devant de belles et solides jambes
féminines je ne crains ni le monde ni le vent. Entre les colonnes de ce
temple je m’approcherai du mystère nacré, de la douceur feuilletée, de la
porte du temple. Son sexe est un espace de Kalabi-Yau, en lui s’enroulent
308
toutes mes dimensions. Elle seule me fera comprendre la rose mystique. Je
la boirai jusqu’à la mort et la révélation. Cette fleur de chair ne couronnera
peut-être pas ma flamme mais son eau royale l’éteindra. Elle la porte entre
ses cuisses, cette rose mystique que nous sommes tous allés chercher au
diable, éclat, lieu et formule, source de Jouvence, des yeux de cicatrice, le
sexe marin de la femme, les origines de la vie.
- Ah ! La Rose… fit-il perdu dans une intense contemplation intérieure.
- Ça me gêne tu sais ? On a tant parlé de la Rose Mystique. Saint Jean l’a
entrevue et a dit « Au commencement était la Rose. » La Rose Mystique
est le lotus aux mille pétales. Ou encore la porte du septième chakra,
Sahasrara, qui guide vers l’illumination. J’ai, de mes propres yeux, vu des
navires dessiner de parfaites roses sur les limons de la mer de Bretagne. La
foudre en crée dans les sables du désert. C’est de l’universel. On a même
dit qu’il s’agissait de Marie Fondamentale transpercée de trois glaives.
Mais tout ça fiche le camp, il y a de la bagarre au Paradis et du bordel sur
terre et moi je me raccroche à la seule chose qui me paraisse éternelle,
digne de mourir en état d’illumination, la seule aussi qui me rendra vie et
jeunesse, le sexe divin de Flavienne, tel est son nom, porte de mes désirs,
digue au bord de l’Océan vital, Graal féminin, Athanor ou l’origine de
l’humilité, de l’humidité, la merveille qui ne m’a jamais été dévoilée. Et
je n’ose même pas lui en parler !
- À mon avis tu ne la verras ni la boiras jamais.
- Pourquoi ? m’insurgeai-je.
- Parce qu’elle est ta quête.
- Merde ! Je mourrais pour elle !
- Justement. Il ne serait pas bon que tu cesses de courir, de souffrir et de
mourir. Toutefois je tiens à te remercier.
- Oh ? Pas de quoi, fis-je assez sottement.
- Tout au contraire. Je cherchais la pierre philosophale. Il se trouve
qu’elle est dans Athanor. Maintenant ! Là ! C’est toi qui me l’as fait trouver. Si Dieu me donne encore un peu de temps je réécrirai mes prophéties
et donnerai de bons conseils aux hommes à venir. Il doit exister un moyen
d’être harmonisé par les énergies de cette femme.
Dieu, ne lui donna pas plus de temps. L’infâme Rabinovitch nous avait
envoyés chez Paracelse le jour de sa mort. Je fermai ses yeux, il paraissait
content.
- Pourquoi l’as-tu tué ? me demanda Flavienne que je venais de libérer.
- Il devait mourir aujourd’hui de « manière mystérieuse », j’ai tenu à ce
que sa fin soit agréable, lui dis-je malgré tout très affecté.
309
- Quelle est notre chance de revenir à notre point de départ exact ?
voulut-elle encore savoir.
- Si tu cesses un instant de gamberger ça se fera très bien, par inertie.
Nous quittâmes Salzbourg et cette époque. Notre retour fut transparent,
il est vrai que j’avais débouché la fiole au dernier instant et que Flavienne
n’avait pas eu le temps de se reprendre. Nous nous récupérâmes aux pieds
de Caryl et elle fut assez preste pour me balancer une gigantesque paire
de claques avant d’oublier tout ce qui précède. Notre absence n’avait rien
duré. Nous étions encore noirs de la suie de la cheminée de Paracelse.
- Oh ? fit Flavienne en découvrant son allure, que nous arrive-t-il ?
- Rien, fit Rabinovitch, rien de grave. Du collatéral sans importance.
- Je vais mourir ? demanda la belle fille.
- Toi non, mais lui sans aucun doute. À moins qu’il ne m’apporte enfin
une bonne nouvelle.
Ça devenait lassant ces palinodies chez Oracle. À chaque fois ils attendaient de moi une formule, une information pour dominer la planète. Ils
n’avaient pas d’orichalque et j’avais inventé le féminisme avec quatre
mille ans d’avance ou mieux. Cerise sur le gâteau je savais ce qui allait se
passer pour le métal jaune. Comment leur dire ? J’étais bon pour l’arène de
Flavienne. Ils allaient tous venir me voir agoniser. Je la voyais d’ailleurs
se transformer progressivement et redevenir Jupe de cuir. Un courant
électrique glacial traversa mes chakras, je suppose que c’était un avertissement. C’était vraiment dommage que cette fille ne s’en soit pas pris
à l’honorable DSK, finalement. C’eut été un échange gagnant gagnant. Il
n’y aurait pas eu de procès intensément ridicule et les bavards n’auraient
pas gagné des sommes scandaleuses. Flavienne serait à la tête du FMI, ce
qui n’a rien de compliqué, il suffit de faire souffrir chaque jour d’avantage
les pauvres sans défense. Elle aurait mieux présenté que la grande branche
sèche qui était mise en avant ces jours. Je serais devenu son conseiller et
j’aurais enfin eu accès à son humanité ensevelie. Nous aurions racheté les
Éditions Paillasson de la rue Jacob et j’aurais viré Fluhmen Feughill. On
aurait fait une fête en Grèce, en Espagne et en Italie en nous séparant de
la logique des banques. Et Caryl aurait créé une console DSK+ pour permettre à un socialiste bien méritant de se retrouver, par simulation, dans
les sphères du pouvoir. Toudebon ! comme on dit à Rio. Comme toujours
Rabinovitch interrompit ma réflexion.
- Ramenez-vous la formule de l’or ?
- La pierre philosophale ? voulus-je savoir.
- Faites pas chier, Des Ombres. Oui ou non ?
- Je l’ai.
310
- Aahhhhh ! Enfin, mon petit. C’était le moment. J’espère bien pour vous
que cette fois il n’y a pas de mais…
- Nononono…
Il s’en saisit, la parcourut. Ces caractères gothiques lui donnaient visiblement du fil à retordre. Il la plia et la rangea soigneusement dans sa poche.
- Des remarques ?
- Pas vraiment, fis.je. Mais il y aura un coût de 211’001 $ par once
pour l’énergie nécessaire à la transmutation. Au prix actuel de 1’515 $, ça
fait une petite perte de voyons, 209’486 et des poussières. Il a beaucoup
insisté pour que je vous en cause. De plus…
Il leva un sourcil.
- De plus ?
- Ça sera peut-être rentable, l’Amérique se met en faillite et son dollar
ne vaudra sous peu que le prix du papier.
Rabinovitch me regarda d’une manière très définissable. Il allait me
faire une scène. Je le sentais.
La main de Flavienne se posa sur mon épaule.
311
312
Colère de Rabinovitch
Paris 2011, jeudi après-midi
On entend toujours venir les femmes et les chevaux
Rabinovitch ne me mâcha pas ses mots, Il me balança ce qui suit en
francomex59 sans même reprendre son souffle :
- Ay, ayayayayay60, tou vois, tu voyvoyvoy mon Jack, ben benbendito
Jaquitito61 tou vois bien toooot’ la peine que yé62 me suis donnée,
ohlalalalalalala ma qué horror, qué mierda, que puta horror63 yétédipa64,
tooo ça poooor kilmelefassamoi, too sapoorsa, how ! wow ! wohooooo !
Yé pense qué tou va sentir65 ça tooooute ta putain dé vidad encore qué con
Flavia, Favienne, Flavienne bonne Aryenne, chienne programmée dé lé
Enfer ta vie elle risquait de estar ser corta mais tlè dolorosa, yé vai loui
dire dé té faire dourer longuement tou sais ? brèffe t’es oune peine de
cœur, le pen de mis erecciones, oune peine totale au penthotal que dé mé
faire ça à moué, yétélédi si tu vois cékéjveudirr66 y tes missions amigo ?
foiradas verdad ? tanto ké j’en sniffe oune ligne, j’en sniffamort, yé mords
aldiente, point virgoule t’haa bzzzz67, toumérate lo primordial kécé
l’énergie et ensuite touméloupé dé mettre les fams a mis pies68 ? madonna
dé mierda que yélézencoule les fammes, GOD cash lépacomptant lui,
cékéjveudirr céké ça me reste plous délé palabres69, yé me mordazache70,
j’estouffe d’énojo71 y dé la rage légitimâle, l’est moins nullo qué toi cette
DSK y su silver cabello72 quien se tapè la femme dé Ménache el pintor 73
en la casa de mi amiga Sophie Tell, tou sais qué ici la mierda francese elle
59
Comme franpagnol, formes fantaisistes composées de deux langues
60
Self explanatory
61
Diminutif à la mexicaine de Jacques, choquant !
62
Accent chilango (Mexico DF)
63
Mis ici pour Puta Madre, l’espagnol s’en prend toujours à sa mère pour choquer; l’usage franco anglais généralise le putain pour exprimer un sentiment critique.
64
Annonce toutes formes de compression dans la logorrhée de Rabinovitch.
65
sentir : faux ami, ici regretter
66
Compression à fin gutturale raclée.
67
Hommage à Michel Leeb pour sa dictée.
68
À mes pieds.
69Paroles.
70
Je me bâillonne.
71colère.
72
Chevelure argentée.
73
Ménache, peintre oublié par Wikipedia, homme le plus cocu de France.
313
tient ouna deuda74 de sept mil cinq cent milliards délé eurozes, sonpafoutou
dé dire trillions les cons, snifffe amigo kécé du bon75, GOD il sait plou où
il en est yétélédi y los demas76 yélézencoule, ha ! encore oune ligne porfa !
qué contigo onnaplou l’énergie atlante ni m’aime GODE77 qué yé lé
trouve même pas dans les saxoshops, ademas78 yé perd el oro dé los
alquemistos79 ! escucha, moi yé souis tellement bon avec toi, mais la
pinche vieja80 Flavienn Heil va adorer tout ca porquétouméfé lé coup del
féminismo en plus ? es tiempo de los bilans Jack, lé tien il est carême
pabon, ellvatélé faire payer muy caro81 sabes ? todo esté amor que te habia
mandado por correo recomandado lo echaste a perder en tu vastitudinale
connerie82, tapavu que mes cygnes hauts, mes signes dé fumée ils montrent
à quel point tou va être pouni, touté grave méconduit, el Rabinovitch
mayouscule il est fâché, il s’enfade83, il loui donne carte blanche a esté
peligrose salope84,Voui, voyvoyvoy mon pétittititio que yé sens la boue
qui lode85 elle monte alrededor de toi86, tapavu, téfoutu yé vai lâcher ma
chienne dé la guardia sour toi, pas la pétite Alonso, elle est bien Zantille,
mais cette Flavienne qué elle arrivé directamente del Enfer, remarque que
ta sous-France elle va pas me rendre toucékétou m’a fait perdre mais
kanm’aime yé vais aimer, yé serai là, yé vais assister à tout, regarde la
joupe dé cuir comme elle se tend y kom elle s’entend, ayayay y sniff y
vhouivouivoui yétélérédi, yé sé pas por quel bouhhhou, bouhh sniff
beuhhhh té prendre pour tésauver alorské, poooor toi j’aurais plongeaillé
dans le caca hombre de lodo87 per todos los pechos88, viré lilo et maricon89,
tous sérai pédalomme késacésur, ahhhhhhrrgg j’estouffglue d’été le dire,
yélésé, Feughill, il veux tévoir agoniser, pourluitouséra lé christorrékrucifié,
el gran archipel, çui qu’elle archipèle… vu kelvatéséché la peau como
74Dette.
75
Se réfère à une ligne de LeCoq (NdE)
76
les autres..
77
Dieu prisé des femmes seules.
78
Faux ami, signifie de plus et non y’a des masses.
79
l’or des alchimistes.
80
Expression mexicaine populaire, pinche = sacrée, foutue, ici “cette sacrée
bonne femme de Flavienne. Cette foutue vieille de Flavienne.
81
Très cher..
82
Tout cet amour que je t’avais envoyé par courrier recommandé tu l’as égaré
dans ta vaste stupidité.
83
Il se fâche.
84
Il donne carte blanche à cette dangereuse salope.
85
La boue qui salit.
86
Autour de toi,
87
Homme boueux.
88
Par tous les seins.
89
Fiotte et pédale.
314
jamas y té pétélaboitàkaka90, toumafoiré lAtlanteénergie y la réconciliacion
avec GOD et voila qué con la gueule enfarinée tou né trouves rien dé
mejor quédéfoiré lésékret de cette pedra maiyque91 kéméfébandouiller y
qué elle transforme el plomo92 en oro, ellvatélé fer payer carisimo, pense
a GOD y a son fiston qué oun jour il a surfé sur l’eau à Agua Calientes ou
Monacolafrime, avec oune ligne de dope remarque j’en fais OTAN (en
emporte le Levantin) Harrrr, harafata, azafata je defconne señor Des
Ombres, je defconneconne yélésé mais otantélédirr de souite y’a plus
personne para sauver ta cabeza de mierda93, ma cékoikita pris, yé veux
savoir ! Rabinovitch il était plou là, c’est vide dans son cœur maraviglioso94
il avait toooout tout essayé mon pétit, hazar y coincidencias, on ne peut
pas plaire à tout le monde même si lé tout Paris de los imigrantes il en
parle, ces frances95 sont d’une saga cité loca96 yétélédi et notre très
lafubeux destin cékéléniches, les miches, les nichons, les corniches et les
sauf Itelles sont terriblémenté vides de sens, de fric et surtout de GOD.
dépuoui kéla police éméricaine elle l’avait embastillé, yétélédi qué il
devait travailler pour nous parrsske merde quoi notre Oracle il était le
dernier qui Le traitait bien, puta madre qué ? le dernier qui Loui consacrait
tant de défilés, qui proteste contre cette chingada de puta de Madonna
Gaga la gringa recyclée quand elle parodie ses santas mises en cène et tou
sais quoi ? on était sincères nous les machos d’Orakle, plus dé Sarkrocodiles
dans les égoutailleurs, plus de socialistas kédélafesse nationale de puta
qué même les filles de la calle Elysée elle méritent plus ce titre por
comparacion, guac ! passe-moi le mezcal, vite, ni oro ni plomo y no
Atlanta formula y el feminismo comme cadeau ? ça mé tue, ça mé mate
(j’adore) et le Président Sarkituri en personne il sent le thon pas frais et
sitou vois cékéjveudirr Feughill il veut qu’on retrouve GOD avant las
elecciones, mais God est pas là cétafôte cétakatafôte cétatrègrrrrandefôte,
DesOmbres, mon niñito lindo et querido97, yétédis que Amen y Hey Men !
si yé té laisse à Flavial Gavial t’auras besoin d’ ouneligndécoque etké si
j’ai pas rétrouvé Celcius98, si Tomorrow and 2morrow and Toomuchmorrow
se font la mâle lé sévice secret qui contrôle ce pays va laver le singe mâle
en famille verdad ? alors kon dise kéyésouis endormi et qu’on me ramène
90
Car elle va t’écorcher vif et te sodomiser à mort.
91magique
92plomb
93
Ici : tête de nœud.
94
Son merveilleux cœur.
95
Français.
96folle.
97
Mon petit enfant chéri et mignon
98
Ici probablement Paracelse.
315
ici99, sisi, sisisisisisi et lalalalalalalla voilà quoi ! fais-moi une ligne de
coke, voyez pas que j’défunte como une infante que se Havana ?100 mais
quel con ce Jack je vous dis pas, céouneSuisaga, de mis co-bip101- (jones)
ça vient cette ligne espèce de fumier ? je vous dépose, je vous entrègue102
à l’horreur femelle. je téfé exécuteur de mes testicouilles lesquelles
juskela se portaient bien, raides mais utilisables si tu vois cékéjveudirr, les
tantes dé l’abbé haine Pé vont se shooter le cul à l’extasique porque elles
pansent qué sans elles cette nation va noulle part, elle est au bord du
gouffre et, comme les Chuiches (nos trésoriers chéris depuis S-Alinas de
goutte à goutte103) elle fera un grand pas en avant, alors oui, ouiouioui,
plouff vous l’avez deviné, quelle sagacité chez vous mon petit Des
Ombres, vous allez m’arrégler toooo ça en vitesse et pas un mot à esté
matrone sèche qué elle branle el effe aime Hi104, les femmes font chier, le
Présivore me l’a fonquirmé, euhhh forniqué, quoi ? faut ramener cé
secretos de gré ou de fuerza, essayez l’amour il paraît qué GOD en
manque mais prenez quand même une paire d’esposes105 avec vous, de
l’eau bénite et une photo réaliste de Jennifer Pesos dite Le Pèze tambien
dicha El Culo106, elle tapine pour la une aux champs zéééé, après vous filez
dans les terres brûlées, dans l’aride Zone A qu’elle était pas loin d’Oracle,
et oublie pas de préchauffer la puta aux ongles rainbow qué elle va
s’occuper dé vous, Flavia Tantala , elle séra oune tête chercheuse pour
repérer vos énergies et les suçailler à mort quoi ? vous avez dit quelque
chose ? nononono lé GOD d’absence il est plou là que ma volonté soit
faite Chez Feughill comme sous terre, ici, chez les damnés, yé beau
gagner des millions dé millions de dollars dévaluados yé trouve que les
Tantales girls elles étaient mieux rétribuées au terrorist management,
yémésens si fragil et voilà kéça repart, je pleure, je dépleure et je déplore,
au fond, Jack mon lindito107, yé tenais l’étoffe délé Paco108 d’Assises, ça
se voit non ? Yé peux pas me passer de toi, c’est ma connepassion ké elle
est pas comprise dans cé pays de conions109, yésais, mon style il était plous
ce qu’il estuvait110 mais d’oune part quand yépansecéké cette mujer
99
Paroles connues de tous les Mexicains, Mexico lindo y querido.
100
Allusion probable à Pavane pour une infante défunte Maurice Ravel
101
Bip : son sinusoïdal bref de censure dans les années 80.
102
je vous livre )remets à)
103
Économiste qui devint Président du Mexique et le vola, voilà.
104
Un fonds monétaire de plus.
105Menottes.
106
Aussi appelée “le Cul”
107
Mon mignon.
108
Francisco et aussi François. Ici François d’Assises.
109
de cons, au sens non noble du terme.
110
ce qu’il était
316
vatéfaire, yépète los plomos111 Ayayay ! Jackpot mi cariño, mira si la
boutanche de mezcal112 elle était toujours là ça adoucit la coke sino une
triple trago de Tequila113, pas votre salopérie de Cuerva de Oro, dé la
Herradura114 pour hombres, j’essouie mes larmes et tou vois ké là sous
mes dossiers reptiles, sisisisisi plous à droite, y’a oun vieux gramophone
que j’ai trouvé à la Lagunilla115, en passant file un gramme au faune il en
a besoin, z’avez déjà vu un B52 voler sans téquila vosotros ? yélépayé
oune dollar, passez moi ce vieux 33 tours qué on va se jouer l’hymne
nacional con el requiem de Mozart, porque ça attire ce GOD qui nous
entoure, Notre Père démissionnaire, Notre Père permissionnaire, notre
Paire qui en peut plus, Notre Impair de France, bref vous là-bas au fond,
yété charge de nous ramener GODE vite fait, ramenez-lé à la raison et à
Oracle après, notre grand projet ne sourvivra pas sans Louis, on a tout
essayé avec Fluviale mais on peut pas s’en passer, c’est ici qu’on L’aime,
même si on L’a un tou petit peu exploité, vaya mon pétit je-ne-vois, je té
vois té diriger vers la porte ? Vous préférez pas attendre la Tantale ? C’est
votre ultime souplice, un peu beaucoup salissant yétélé concède mais
tellement Trin116 ! Peu importe, choisissez votre mode d’éjectionculation117
avant ké esté Flavienne ellléfass pourvous, Oracle vous regarde avec
fierté. Cuidado118 la policia elle protège les mujeres actuales dé nuestros
deseos tan simples, echa una mirada de mas a los pies y ya el carcel119,
encoulez oune fétichista y’en plein cé monde, faites ouna denonciacion de
abouzedésex contre cette DéesseK c’est dans l’air, toutes les chicas
frustradas elles s’y mettent120, cékéjveudirr céké los gringos121 ils ont
puesto la torre eiffel en su culo122 pero ça Tantale elle téléfera détoutemanera
yétélédi, encoulassez oune o dos dictador ça manque pas y sont soldés ma
né dites pas d’où ça vient, ça ferait désordre, cé, cé… les mots me
111
Je pète les plombs.
112
Excellent alcool mexicain, très fort et parfumé, limite psycho drogue.
113
Trois gorgées de Tequila
114
Deux marques fameuses de bières mexicaines.
115
Grand marché aux puces de Mexico DF.
116
Trin : mis pour trop “in”, branché.
117
Mot inventé par un tas de graines que j’ai beaucoup aimé.
118
Attention ! La police protège les filles actuelles de nos désirs pourtant si naturels… mâte leurs pieds tu te retrouves en taule
119
Un seul regard de trop vers les pieds t’es en taule.
120
C’est le nouveau sport des filles mal baisées (Nous laissons à Rabinovitch
l’entière responsabilité de ses adieux propos. (NdE)
121
Gringos : les Américains. Ils portaient, lors de leurs expéditions de conquête
au Mexique, des uniformes verts d’où le nom de Green Go ! soit “Les vers, rentrez dans
votre pays”.
122
Les Américains l’ont sodomisé avec la tour Eiffel.
317
faltent123, sitouvoi cékéjveudirr, y para entender todo lo qué digo 124
attendez oune ou dos chapitres, yé sais que mon style il était pas toute à
fêtes ce kilfô mais tant pis, j’allais oublier, voici le portable déla Flavienne
et la taille de ses chaussures, du 37 ! las mujeres qué tienen el 37 a los pies,
y alla sedice 3125, elles étaient sexfantasticas126 y jamas lé destin d’Oracle
n’aura tenu à de si petits pieds, j’attends de vos notices !127 vaya con
GOD128 amigo cariñoso129, vaya en paz130 mi fils ! dou haut de nuestras
pyramides, d’Eiffel et du Soleil, GOD y Feughill ils vous contemplent
déjà. Et n’abusez pas de votre note de frais, eh ?131
Qu’est-ce qui lui prend ? fis-je admiratif et ébahi.
- Il vous reproche d’avoir raté vos trois missions et va vous livrer à
Flavienne.
- Mais cette incroyable manière de parler ?
- Oracle est aussi en Arizona et donc tout proche de Nogales132, fit Caryl.
Cette diarrhée verbale n’est qu’un effet mexicain. Du collatéral banal.
Je perçus alors le rythme divin de talons féminins, la plus douce musique
percussive à ceux qui vont mourir de désir. On entend toujours venir les
femmes et les chevaux133. Z’ont des sabots. C’était peut-être Audrey ou
une fille de ma vie qui venait me sauver ? Calme bloc de sexe ici-bas chu
d’un désastre obscur134, c’était, ce fut, ce serait Flavienne.
- Ce soit, huit heure, Royal Monceau, sourit-elle.
123
Les mots me manquent.
124
pour comprendre tout ce que je raconte.
125
3 est en effet l’équivalent américain et mexicain du pied élégant de 37.
126
Les filles qui chaussent du 37 font jouit les hommes comme jamais et d’ailleurs
au Mexique 37 se dit 3…
127
J’attends de vos nouvelles !
128
Classique : que Dieu t’accompagne, moi j’ai pas le temps.
129
Que Dieu prenne soin de toi Ami très cher.
130
Va en paix, mon fils.
131
La seule déclaration vraiment factuelle de cette tirade, touchez pas à mon
grisbi.
132
Nogales, ville mexicaine frontière de l’état d’Arizona.
133
Grande admiration pour cette phrase si simple et si profonde, je refuse pourtant
de postuler au Quai de Conti, pas le temps.
134
Amélioration mallarméenne…
318
Elle !
Genève, début des années soixante-dix
Elle.
Qui d’autre ?
319
320
La Momie
Paris 2011, Royal Monceau, suite 666, Jeudi soir
Alors, seulement, parut l’autre créature, qui venait d’écarter les rideaux
d’une alcôve où elle s’était tenue jusque-là, sifflante hautaine dorée
par le dernier feu du soleil, elle étendit vers’ moi son beau bras couvert d’écailles lisses, et la femme noire cacha dans ses mains ses yeux
hagards. Dehors, un couple de grands albatros blancs traînaient sur le
ciel mauve leur pesanteur inexorable. Il n’y eut plus en moi d’espérance, ni de crainte, ni même de doute, mais beaucoup de faiblesse et le
sentiment d’une paix infinie. «Mon heure était arrivée. Ces mots solennels, que je me répétais à voix basse, prenaient enfin la signification
veritable qu’ils auront quelque jour pour chacun de ceux qui me liront.
Résigné à tout ce qui devait être consommé sans retard, Je m’avançai
avec soumission vers celle qui me tenait prisonnier de son rayonnement
vermeil, et qui, d’un ongle nacré, me montrait cérémonieusement la
table draconienne et les fers déchirants préparés pour moi.
Pieyre de Mandiarges in Le passage Pommeraye
Flavienne était aussi une voleuse d’eau
Flavienne entra. Jupe de cuir noire, escarpins pointus même couleur,
chemisier blanc. Dans une autre vie j’aurais tout fait pour la séduire. Je
n’avais absolument pas peur d’elle. J’étais trop terrifié pour ça. Je savais
ce qui allait s’ensuivre. Le sperme extrait lentement et à froid. Une intense
fatigue sans plaisir, un sang acide se mettant à couler dans mes veines,
les décharges dans mes chakras, des convulsions, l’horreur féminine. Elle
allait me réduire à l’état de loque. Et pire. Bon et quoi ? Qu’est-ce que je
pouvais faire ? J’savais pas quoi faire. De plus qu’est-ce que je pouvais
faire ? J’savais même pas quoi faire. Et finalement que pouvais-je faire ?
J’avais jamais rien su faire…
- On se boit un verre, Client ? sourit-elle, interrompant ma rumination.
Je fonçai au bar, trop heureux de ce sursis.
- Que désires-tu ?
- Du fort, Client. Mais pour toi, vu ce que je vais te faire, ce sera de l’eau
minérale, et encore… Tu n’as qu’une toute petite chance de voir vendredi !
Que sais-tu du pouvoir des femmes ? ajouta-t-elle.
- Une énergie large et longue, fis-je, mal connue, jamais dominée.
Ça me paraissait approprié. Castaneda, bien sûr ! Un passage du Don
de l’aigle me revint : « Il faut trouver une aide mâle pour ne pas risquer
321
de devenir la proie d’une diablera qui vous ferait souffrir d’une manière
incroyable. Les femmes sont toujours ainsi ». Une aide mâle ? Je n’avais
que Caryl et il n’était pas là. Oracle ne prenait pas de risques inutiles.
Elle me regarda, agacée. Je lui préparai en hâte une marguerita. Je
me demandais si Rabinovitch et Feughill nous voyaient. S’il y avait des
caméras disposées dans ma suite ou s’ils allaient apparaître au pire moment.
- Sois plus explicite, Client, tu commences déjà à m’ennuyer.
Elle vida sa marguerita d’un trait, je me hâtai d’en préparer une autre.
On ne sait jamais… l’alcool diminuerait peut-être ses pouvoirs. Tout en
lui dosant un cocktail force5, je me souvins des paroles du sorcier de
Sonora. « Les femmes ne sont jamais accablées par le sort comme les
hommes, elles demeurent indifférentes. S’occuper est tout ce qui compte
pour elles ». Carlos avait vu la femme base qui est mortelle pour l’homme.
Il avait compris que nous ne sommes pas aussi nécessaires que nous
l’imaginons. Il avait vu la femme pouvoir et la femme indifférente. Je me
souvins de cette grande Indienne musclée qui avait étouffé vingt heures
Don Juan Matiz, son maître, moqueuse, le persuadant qu’elle le laisserait
mourir ainsi.
Mais Flavienne n’était ni une naguale ni une diablera. Elle n’avait pas
eu la culture et le temps pour devenir ça. Elle était une machine créée par
une abomination. En un éclair je saisis qu’il était parvenu à modifier son
“point d’assemblage.” Ça me donnait l’arme absolue pour lutter contre elle
et surtout la ramener à son état antérieur. Dans le second cône de silence
je l’avais vue, assemblée par Feughill mais je l’avais trouvée belle et juste.
Le temps était gelé. Si Cary parvenait à créer un troisième cône je pourrais
moi aussi modifier son point d’assemblage. La sauver et, détail, survivre.
Je n’eus pas le loisir de développer cette pensée car elle frappa, sans
prévenir, bien entendu.
Des tensions et des forces s’étaient accumulées en elle depuis lundi et
ça se mit à la à la modifier, à sortir d’elle d’une manière éruptive grise. Il
n’est pas question de sexe dans cette relation, il n’est plus question que
de l’effrayante différence énergétique qui existe entre un homme et une
femme, une réalité que l’état inventif d’amour avait su cacher.
Elle se leva avec lenteur, je lui vis beaucoup d’aspects. Mais l’inévitable
coulée de sperme, cette fois, me brûla atrocement. Je me suis juré de ne
rien dire, de lui tenir tête jusqu’au bout. Quelle illusion.
Avec un rire folie elle me frappa à nouveau un peu plus haut. À la hauteur
du plexus solaire. Je savais que c’était un nœud vital mais le feu. la lumière,
la chaleur et l’énergie, quand elles tombent dans les mains d’une sorcière,
causent d’irréversibles souffrances. Elle riait de plus en plus. D’une voix
322
emplie de bruit elle m’assura que ce n’était qu’un petit commencement.
Je me suis projeté, usant de toutes les forces qui me restaient, vers elle
pour lui arracher cette maudite jupe de cuir. D’une vive torsion de son
bassin elle me frappa au cœur, elle détruisit mon âme individuelle et ces
lacs de feu qui parsèment ma mémoire. Impossible de tricher patiemment,
méticuleusement comme j’avais su le faire pour tromper la vigilance de
cette mécanique femelle. Impossible de l’empêcher de me réduire à l’état
de loque. Mes jambes tremblaient et je la vis prendre ce regard des femmes
qui peuvent tout. Son visage me parut alors triangulaire avec deux yeux
pointus et trop larges, aucune bouche. Des bras très minces et de grandes
griffes. J’en fus réduit à ramper sur le sol, par saccades, comme un pantin
agité. Une onde de pure douleur partit de mon bassin et entreprit de me
détruire, remontant vers ma nuque avec lenteur. Je connaissais toute la
colère qui l’habitait, je pouvais la voir. Je me suis roulé sur la moquette du
grand salon, désarticulé, le monde n’avait autre réalité que les fulgurances
de ces douleurs savamment renouvelées, le feu de ses yeux me suivait
partout, me précédait. Je réalisais que mon corps se modifiait, il s’écoulait,
je ne sais en quoi. Je n’ai peut-être pas crié, pas supplié, je n’avais même
plus de bouche, j’étais l’homme démoli. Une sorte de grondement allait
et venait dans la pièce, je crois que c’était sa rage qui se muait en atroce
satisfaction et le temps ne coulait plus. Mourir m’eut été un rêve agréable
mais sa force me projetait autour d’elle, me faisait me tordre encore à ses
pieds, cette femme était le mal absolu, habitée par je ne sais quoi ou qui,
construite pour détruire la vie. J’ai assisté à la fin de mes bibliothèques
qui brûlaient. Pan par pan ce qui avait ma vie et mes sources d’inspiration
s’écroulait avec une lenteur abominable. J’ai vu passer les éléments, la
connaissance que j’en avais. Et, peu à peu j’ai réalisé la sécheresse de
mes membres. Je ne parle même plus de sperme. mais d’eau, de ma mer
intérieure. Flavienne était aussi une voleuse d’eau. Dans un abominable
moment de lucidité je vis ma peau se fendre, se craqueler, rosâtre puis
brun sale et gris avec des ourlets de sang séché, mes doigts étaient des
griffes, bouger un rêve impensable. Beaucoup de voix pareilles à la foudre
tournaient dans cette grotte, je ne saurais jamais à qui elles appartenaient.
Je pouvais voir. Je pouvais encore comprendre cette silhouette avec de
longs cheveux noirs qui se pencha vers moi et d’un bref coup de pied
détacha l’une de mes jambes. L’horreur physique se dissipait, venait la
terreur psychique. Celle de la déconstruction. L’entité, l’assemblage
femelle bougea, elle se déplaçait dans des dimensions incompréhensibles
pour moi, je perçus le bruit d’un gong géant puis une sorte de silence,
coupé de froissements secs. Étais-je en vie ? Que signifiait son silence ?
323
Allait-elle revenir ? Quelqu’un avait disposé devant moi un miroir à
pied de forme ronde, à même le sol. Je m’y suis traîné au fil de quelques
éternités de douleur et de désespoir. Mes vêtements avaient disparu dès le
début, je n’avais plus vraiment de bras si ce n’est ces choses décharnées
sur lesquelles je tentais de m’appuyer, Et j’ai vu.
L’eau de mon corps avait été volée. Je n’étais plus qu’une esquisse d’être
humain, à peine plus qu’un squelette. Seuls mes yeux avaient échappé à
cette vampirisation femelle de mon eau, ils étaient là, dans le miroir, bleus
toujours, avec une fixité effroyable. Je pouvais quasiment voir à travers de
ce qui avait été mon corps, des muscles ratatinés, une chair sèche comme
un vieux cuir, d’innommables lambeaux secs arrachés ou pendants.
Je n’étais plus qu’une momie.
324
La machine à lire le monde
Genève, partout, Des années soixante-dix à vie qui suit
Avec Profondeur tout changea. Moi, mes relations avec le monde, la
musique que j’écrivais, ce que je croyais savoir des femmes, la planète
telle que je pensais la connaître. J’ai beaucoup traîné dans cette remontée
du temps depuis 1933, depuis ma chute de la mer primordiale, j’ai perdu
de la vitesse à évoquer ces années cinquante et soixante, j’ai fait ça
lentement et maladroitement. Mais je me construisais, je me trouvais des
points d’assemblage. Quelle importance ? Profondeur et moi, depuis que
nous nous étions trouvés, étions sur le point de réaliser la machine à lire
le monde.
C’est une histoire d’amour qui commence très lentement, très
timidement. Rien ne lui ressemble, c’est une belle jeune femme mais, à la
différence de toutes les autres, elle est. Nous nous sommes rencontrés et je
passe mon temps à gagner du temps, à éviter une approche trop directe, j’ai
peur en réalité de commettre une erreur, de ne pas trouver mes mots, je suis
amoureux. Quand vient l’été nous mourrons du désir de partir ensemble
dans le Sud, ni elle ni moi n’osons le proposer. Elle ira en Espagne avec
son père dans leur belle propriété de l’Almadraba sur la Costa Brava, près
de chez Dali; j’irai en Corse accompagné d’une jolie fille à qui je plais,
l’héritière d’une grande industrie suisse de chocolats. Je ne la regarde
même pas et je manque de me tuer dans un accident de plongée à trente
mètres de profondeur, mon masque se remplit de sang. Quand ça se produit
je n’ai qu’une pensée : je dois remonter très tranquillement car je veux
survivre et la revoir. Ça fonctionne, je remonte vers Genève avec un seul
cap : Elle. Vient l’automne et un soir nous nous rapprochons. C’est la
suite de notre coup de foudre avec une variante essentielle : c’est parti
pour durer. Un soir là je donne une réception à Centremont, les invités
ont pris congé, nous sommes trois, elle, le Consul de Grèce et moi. Nous
bavardons. Le déclic se fait. En peu de temps le cône de silence se crée, je
reste seul avec elle dans ce monde qui commence. Le Consul, un homme
jeune et charmant, réalise progressivement la situation et prend congé.
Nous ne le voyons même pas se retirer.
Il va se passer beaucoup de choses et c’est avec elle que s’écrit
véritablement le traité “De l’Amour”. Vivre une passion est fabuleux,
partager des passions est divin. Profondeur est pianiste. Je vais écrire
pour elle de nombreuses œuvres, généralement pour piano et orchestre.
325
Elle tombe dans mon univers qui est assez agité et s’y fait sans peine une
place. Toutes ces années avec la Philharmonie de Stuttgart nous les vivrons
ensemble. On dit souvent qu’il n’y a pas de réussite masculine sans la
présence d’une femme, c’est entièrement juste pour moi. Sa grande beauté
et sa parfaite éducation font de nous un couple recherché. Les invitations
pleuvent, heureusement elle n’est pas plus mondaine que moi, c’est dire
presque sauvage. Nous découvrons les aspects extraordinaires du monde.
Nous partons à Londres, à la recherche d’un laboratoire assez excentrique
de musiques électroniques et, à Putney Road, sur le bord de la Tamise,
faisons connaissance d’une sorte de génie du nom de Richard Monkhouse.
C’est l’inventeur du Spectre, le premier synthétiseur d’images vidéo
modulables par de la musique. Je ne sais pas comment nous faisons mais
nous rentrons à Genève avec ce monstre, il va permettre à Profondeur
de créer des œuvres totalement originales qui aujourd’hui encore sont
exposées dans des galeries et font l’objet d
paris simc
californie et mexico complot
bahamas plongée
bill etra
apple silicone valley
munich opera rock
mackenzie en concert
326
H2O ne répond plus
Paris 2011, Vendredi matin
Je ne sais pas qui avait réenroulé la bande ou passé la marche arrière mais
je me suis retrouvé frais et dispos, pour la troisième fois, dans cette zone
de basses lumières et de calme qu’est un cône de silence. Un son étrange
attira mon attention, j’ajustai mes interfaces et pris connaissance de ce
nouvel environnement. Il y avait Caryl, l’air grave et… ma merveilleuse
Audrey dont les dents claquaient si fort que je n’avais rien perçu d’autre
à mon arrivée. Un Dieu, GOD peut-être, on parle tellement de lui dans ce
bouquin, m’avait nettoyé la mémoire, je venais de quitter Rabinovitch qui
s’était lancé dans une tirade insensée et Flavienne en pétard m’avait filé un
rencart. Je les regardai.
- On a eu chaud Jack, soupira Caryl. C’est Audrey qui t’a trouvé. Assez
mort, tu sais.
Je dévisageai ma belle complice interloqué, elle était crayeuse.
- Caryl, tu ne penses pas que nous devrions la soigner avant de passer
aux confidences ?
- Ça va aller, sourit-il, avec ce que je viens de lui refiler elle sera bientôt
d’attaque, sois en sûr.
Je me sentais étrangement bien, détendu, maître du jeu. C’était peut-être
parce que je revenais d’entre les morts ? Caryl me briefa.
- Jack, tu as de la chance que je sois génial. Je te monitorais un peu
pour voir comment tu tenais le coup. Et j’ai vu tes tracés vitaux s’agiter
et plonger méchamment. Ce qui m’a vraiment fait peur c’est la question
de ta résistivité électrique. De ta masse aqueuse en fait. Vers minuit c’était
clair. H2O ne répondait plus. Tes cinquante litres et quelque s’étaient fait
la malle. Tu étais à sec. Comment ? Je ne le savais pas mais Audrey est
arrivée, m’a appelé et je me suis mis en route. Pour te sauver, j’ai dû en
moins d’une heure, réaliser une version portable de mon Caryl O.S, trouver
un motif pour quitter Oracle et rejoindre Audrey à ton hôtel. Tu étais foutu.
- Mais… je me sens plutôt bien !
- Effet de retour. Laisse-moi te résumer ce qui s’est passé et ce que j’ai
fait. Flavienne a pété ses plombs et elle t’a massacré. Je ne te donne pas de
détails maintenant pour une raison que tu vas très vite saisir. Arrivé dans
ta suite, au vu de ce qui restait de toi, j’ai réussi une projection temporelle
dans le passé proche. Nous t’avons mis dans une urne…
Je bondis, quelque chose venait de me bloquer la respiration, les
battements de mon cœur et tout ce qui dépasse de ma noble personne.
327
- Quoi ? Tu déconnes ?
- Keep cool man ! J’ai simplement réenroulé la bobine des événements et
nous t’avons amené jusqu’ici, dans ce cône de silence qui est probablement
le dernier dont nous disposerons. Tu es entier ! Tu es safe !
- Pour combien de temps ?
- Ah ! Ça, c’est la bonne question. Pas très longtemps en fait mais tu
as des atouts. Simplifions. 1) Tu échoues dans tes missions. 2) Ils lâchent
Flavienne sur toi pour une très grosse punition. 3) Elle devient incontrôlable
et elle te tue. 4) Nous arrivons à vendredi et ils ont perdu leur marionnette,
ils ne savent plus que faire. Que se passe-t-il à ton avis ?
- Ils liquident Flavienne ?
- Pas sûr. Elle n’est pour eux qu’un instrument.
- Ils tentent de me récupérer !
- Plus probable. Mais temporellement nous sommes dans le plus grand
déséquilibre. Ici le temps ne s’écoule pas mais au dehors nous sommes
déjà tard, vendredi. Tu ne vas pas avoir beaucoup de temps pour t’en sortir.
Car ce temps que j’ai plié, courbé, forcé accumule de l’énergie et va se
détendre d’un coup comme une lame de ressort infiniment puissante. Je ne
sais pas encore si, sorti d’ici, tu auras deux minutes ou deux jours. Mais
une chose est sûre, quand ça va s’ajuster, c’est un truc à carboniser la ville
lumière, crois-moi.
- On passe notre temps à vaporiser Lutèce, soupirai-je. En vaut-elle bien
la peine ?
- La solution, reprit-il, est de jouer sur ton état. Ils ne savent pas dans
quel état Flavienne t’a laissé. Tu peux donc jouer au type très endommagé,
incapable de voyager dans le temps et ils vont devoir se démener pour
t’utiliser à leurs fins. Pour la première fois ils devront avoir des idées au
lieu de te piquer les tiennes. Ce sera le moment idéal pour choisir ton
thème de voyage. Par ailleurs, il me semble que tu avais quasiment terminé
ta remontée temporelle ?
- Je suis allé jusqu’aux années quatre-vingt, grommelai-je. Après j’ai
carrément sauté jusqu’ici, tout est écrit dans mes bouquins, je ne voulais
pas trop me répéter.
- Excellent ! Tu vas ainsi disposer d’une autre source d’énergie et pas la
moindre. Tout ce que tu as accumulé dans ta longue vie. Si les deux forces
coïncident tu peux faire tout ce que tu veux.
Je l’ai pris dans mes bras. Quelle bonne idée j’ai eu de le rescuciter
celui-là. Et je suis allé vers Audrey. Cette fille avec un mental de bouclier
et un corps de rêve, solide comme une femme peut l’être, la garantie de la
continuité, l’anti aléatoire. Ma femme bouclier avait été durement touchée.
328
Je l’embrassais aussi tendrement que je le pus mais, à mon contact, elle ne
put s’empêcher de sursauter.
- Cool Audrey, fit Caryl, he’s clean now.
Elle se détendit, très lentement. J‘étais heureux de la tenir dans mes
bras. Audrey est une vraie femme. Et ne venez pas me demander à quoi je
reconnais les vraies femmes et les sépare des fausses. Ce serait vraiment
une question féministe à la con, quoi qu’il en soit cette réponse nous habite,
nous les hommes, nous y croyons et n’aimons pas nous justifier. À moins
que les femmes ne se mettent à nous définir à leur tour, on aurait mauvaise
grâce à refuser le dialogue. Mais je m’égare, je tenais tendrement ma vraie
femme dans mes bras, elle retrouva l’usage de la parole.
- J’en ai fait des choses “spéciales” pour toi, Jacques, tu le sais, mais
j’aurais dû me douter qu’avec toi ce genre d’aventure était possible.
- Tu erres dans la caverne de ma conscience, murmurai-je, il y a parfois
de vieux habitants qu’on pensait disparus.
Ça la fit sourire.
- Je n’ai rencontré aucun tigre à dents de sabre, pas le moindre plésiosaure,
même pas un E.T.
- Je ne pensais pas à ça…
- Mais je sais qui j’ai rencontré. Tes obsessions.
- Manquait juste Dieu, précisai-je.
- Oui… mais il y avait les femmes et une version pas drôle de leurs
pouvoirs et, implicitement le monde des damnés de la terre. J’aurais dû
me douter qu’un fichu intello dans ton style, avec sa noble folie, me ferait
découvrir l’horreur absolue. Je suis entrée dans ta suite avec la clef que tu
m’as laissée et… maintenant encore, à revoir ce qu’elle t’avait fait, je me
mets à trembler. Ne vois pas les femmes ainsi ! Tu ne peux pas écrire ce
genre d’histoire.
- Si tu crois que j’en ai eu la possibilité, m’insurgeai-je, vraiment tu
exagères. Je crois que les musiques et les livres que nous écrivons sont
nos destins nécessaires. Flavienne est peut-être la femme nouvelle ? Où la
femme à sauver ? Cette époque me terrifie plus que ses pouvoirs. De plus
elle a été formatée par quelqu’un. Que je vais éliminer. Et… pour changer
de sujet, j’ai quelque chose à te proposer. Du romantique… Je t’emmène
à Venise. Es-tu tentée ?
- Ça ne se refuse pas !
- Tu es brave, les femmes sont braves par nature. Allons rendre visite à
un homme que l’une d’entre elles a fait beaucoup souffrir.
Et qui l’exprime.
329
330
Le grand retour, Stuttgart
Genève, septembre 1972
En 1964 j’avais été éliminé, à la suite d’un complot, retiré de ma vie
passionnée par quelques connards dans un orchestre malveillant, tué
surtout par mon inexpérience. Dame Chance avait été la seule personne
qui était venue me voir dans ma loge, le reste du monde avait pointé le
pouce vers le bas. Je me souviens d’elle comme si c’était hier. C’était
une très jeune employée de la Radio qui suivait mes concerts. Je ne la
connaissais pas. Elle me tint ce langage.
- Ne vous laissez pas impressionner, ils avaient décidé de vous éliminer.
On le savait, vous ne pouviez pas gagner cette manche.
Je l’ai regardée, très surpris, personne alors ne me parlait avec une telle
franchise.
- Il y a à Stuttgart un excellent orchestre symphonique, ajouta-t-elle, ils
aiment voyager. Je suis sûre que vous pourriez vous entendre avec eux.
Je l’embrassai, pas convaincu mais très reconnaissant, elle s’en fut. Je
ne la revis jamais, ce qui est normal, car lors de nos rencontres elle ne
prenait jamais le même aspect. Sa suggestion se mit à trotter dans mon
esprit. Vers la fin des années soixante je pris contact avec l’attaché culturel
allemand auprès des Nations Unies, Herr Von Mutius. C’était, je devais
l’apprendre par la suite, un de ces jeunes qui avait été promu pilote de
chasse sur Me-109 à la fin de la guerre et qui avait survécu. On s’entendit
fort bien et je partis, début soixante-dix, pour passer une audition devant la
Philharmonie de Stuttgart. Toujours aussi fou, j’avais choisi de diriger la
suite de concert du Mandarin merveilleux de Bartok, une pièce réellement
difficile pour le chef et l’orchestre. Je ne sais pas si j’étais impressionné
et timide, je sais seulement que je n’avais pas le temps d’avoir peur. Je
suis monté au pupitre, accompagné par le chef titulaire, un Italien du nom
de Zanotelli qui se montra très aimable avec moi et j’ai improvisé un
speech qui a laissé l’orchestre tout à fait indifférent. Tout a changé quand
j’ai attaqué le début de l’œuvre et rapidement j’ai trouvé une fantastique
communication avec ces musiciens allemands. Ce fut quelque chose de
nouveau pour moi. Les orchestres latins sont terriblement indisciplinés et
frondeurs. Les Allemands ont une très forte discipline et, attitude que je
n’avais jamais connue, ils respectent le chef et le compositeur. Je me sentis
vite pousser des ailes et surtout me fis des amis. Inutile de décrire les dix
années durant lesquelles je les emmenai à Genève, dans ce Victoria Hall
qui n’était jusque-là accordé qu’à du culturellement correct. Nous avons
331
donné nos concerts devant un public qui s’étoffait de plus en plus et repris
une tradition genevoise oubliée, celle des générales publiques. Je venais,
avec l’orchestre, présenter en fin d’après-midi des œuvres nouvelles au
public, l’entrée était libre.
J’ai des souvenirs forts de cette aventure. L’un, lors du premier concert
que nous donnons à Genève est la création de mon Chant remémoré
pour quatuor vocal et grand orchestre. Le titre de cette composition est
très explicite. Il dit exactement ceci : j’ai participé à la révolution de la
musique contemporaine, maintenant, je laisse revenir en moi toutes les
musiques qui m’habitaient avant, j’ai de nouveaux acquis mais je n’ai plus
d’interdits. Ce chant est celui de la réconciliation de deux mondes, de ma
sortie d’un univers finalement très terroriste. La fin est assez théâtrale,
c’est quelque chose qui vient de Petrouchka. L’œuvre, qui contient des
passages véhéments, se calme et le silence entre en elle, progressivement.
Trois pizz de contrebasses simulant trois battements de cœur la concluent.
Je les dirige dans un grand silence, je sens le public me suivre avec une
immense attention. Et, au dernier battement, quand finalement je laisse
mon bras retomber, c’est une grande émotion partagée avec la salle. Nous
sommes tous heureux, l’orchestre qui craignait un peu cette première
apparition sur la scène genevoise, Profondeur pour qui j’avais écrit une
partie de piano très virtuose, moi parce que, grâce à Dame Chance j’ai
résolu un grand problème. Celui de l’accès à la mer. Cette Suisse asexuée
ne possède aucun accès à la mer. Pour me développer, pour aller plus loin
il me fallait un accès à la mer. Et la mer, dans mon cas, vous le savez,
c’était l’orchestre.
Dans les dix années qui viennent nous allons donner un très grand nombre
de partitions en première mondiale et reprendre des œuvres du répertoire,
modernes ou classiques pour composer des programmes équilibrés et ne
pas écraser le public sous une avalanche de partitions avec lesquelles il
n’est pas encore familier.
Après Lukas Foss ce sera Zanotelli qui m’adressera un grand compliment
à Stuttgart, lors de ma répétition du prélude du troisième acte des Maîtres
chanteurs. Diriger du Wagner est un plaisir pour moi et, dans ce prélude, le
compositeur s’attaque au temps grave, très lent. Ce prélude n’est bien joué
que par des orchestres allemands. Pour le chef, dans l’exposition et dans
la conclusion, la difficulté est de battre une mesure tellement lente qu’elle
devient imprécise. Je connaissais un enregistrement de Furtwängler dans
332
lequel les dernières mesures sortaient avec une lenteur et une majesté
incroyables. Les critiques à Londres avaient dit de lui à ce propos he
beats eternity ! J’aime tant cette interprétation que j’en parle à l’orchestre,
leur disant que je vais diriger non la mesure mais le dessin de la dernière
phrase. Ils sont, sur l’instant, un peu réticents mais après quelques essais
nous tombons d’accord sur cette manière de faire. Nous parvenons ainsi
à rendre cette méditation de Hans Sachs quasiment en dehors du temps et
c’est par hasard que Zanotelli nous écoute ce jour-là. Il est enchanté. - Je
n’ai jamais entendu cette œuvre dirigée avec une telle lenteur, s’exclamet-il. Magnifique. Je le remercie, avec tout ce que les Genevois m’ont fichu
sur la patate ce n’est pas désagréable de recevoir un compliment d’un
grand professionnel mais je lui confie que je tiens ça d’un vieux 33 tours
que j’écoute depuis mon enfance.
C’est encore avec ces artistes que je pourrai reprendre une idée de
Léonard Bernstein, la Cinquième symphonie telle que Beethoven ne l’a pas
composée. Je me procure à Bonn des copies des esquisses de cette œuvre et,
avec Robert Cornman, un compositeur américain hyperdoué dans tous les
domaines, nous les orchestrons dans le style propre à Beethoven. Comme
je suis resté un enfant farceur, j’y rajoute une version de mon cru… un
pastiche, que je glisse dans le tas. C’est un faux, mais il sera très apprécié
par diverses sommités locales. Appelez-moi Ludwig ! Cette présentation
est faite dans notre Victoria Hall habituel, devant mille deux cents jeunes
très attentifs dont quelques dizaines ont travaillé les fameuses premières
mesures et viennent au pupitre pour les diriger. Je récolte autant d’amis
jeunes que de vieux ennemis moisis… Mon but était de désacraliser cette
symphonie, son début surtout, qui était réputé impossible à bien diriger par
de jeunes chefs. Une légende tombe, les musiciens s’amusent beaucoup.
J’ai vécu de grands moments, deux me marquent particulièrement. La
Nuit Transfigurée, je sais qu’une seule fois je l’ai parfaitement réalisée,
entièrement portée dans son terrible voyage vers son dénouement, ce
terrible accord majeur des cordes. La mort !
Et aussi la Suite Lyrique de Berg, dans le mouvement lent j’ai fusionné
avec cette musique. Je ne me rappelle de rien, si ce n’est que ce fut un
moment inoubliable de vérité. Cette œuvre m’a transcendé, m’a mené dans
une autre contrée, d’une certaine manière j’ai la sensation de n’en être
jamais revenu.
Je m’étais ainsi fixé un parcours pour cette décennie. Il y avait ces œuvres
que je voulais absolument connaître, diriger, elles me faisaient un peu peur
mais je me consacrais entièrement à leur préparation. Il y avait Strawinski,
333
Ravel, Schumann, la suite de concert de l’opéra Wozzeck, quelques autres.
Après quoi je pourrais me retirer de cette sphère d’activité, passer à autre
chose. Construire un grand studio de musique électroacoustique par
exemple ou voyager. Écrire, qui sait ?
Le grand de Blonay m’avait enseigné qu’il n’y a que deux moments
importants et délicats dans toute carrière. Faire son entrée. Et sa sortie.
Je l’avais bien entendu.
334
L’homme chauve grimace
Paris 2011, vendredi après-midi
Cap sur profonde mélancolie
La séance avec Rabinovitch ne fut pas si houleuse que ça. Grâce
à Audrey j’avais l’air d’un rescapé de camp de la mort. Ça n’était pas
totalement faux, mais je jouais cette partie “avant” ma mise à mort par
Flavienne. Laquelle me dévisagea longuement sans pouvoir arriver à une
certitude. Elle était, quelque part, certaine de m’avoir détruit mais, visà-vis des autres, elle n’osait rien dire. C’est Rabinovitch avec sa lourde
bêtise qui m’arrangea les choses.
- Alors, Des Ombres, elle vous a infligé, il me semble, une punition
assez sévère ! Sufisamment sèvère ?
Je fis signe que oui, avec des yeux de cocker. Ce n’était pas le moment
de parader, il fallait le ferrer.
- Bien, bien. Vous l’aviez mérité. Efficace ma petite Flavienne, non ?
- Trop, soufflai-je, elle m’a brisé.
- Eh bien ! Maintenant vous savez à quoi vous en tenir mon petit ami. Il
vous faut être soumis et raisonnable. Je suis certain que vous allez l’être.
Flavienne bougeait nerveusement dans son coin. La chienne d’enfer,
sentait intuitivement que tout était faux dans mon attitude.
Rabinovitch resta un instant silencieux. Je n’arrivais pas à classer ce
type. Autoritaire, sadique sans doute. Fou. Sa tirade restait inexplicable.
Avait-il vraiment été aspiré par un courant mexicain ? J’avais dû rêver. Ou
déconner. Il se dirigea lentement vers son bureau, dévisagea chacune des
personnes présentes puis, dans un silence total posa la question attendue :
- Alors, Des Ombres, quelle sera votre mission d’aujourd’hui ? Il est
déjà bien tard… Je ne sais pas pourquoi Flavienne a modifié ses horaires.
Hein ?
L’interpellée devint toute pâle. C’était le moment d’annoncer la couleur.
- Professeur, il y a quelque chose que je dois vous dire.
- Dites.
- Cette femme m’a cassé.
- Vous vous remettrez.
- Je veux seulement vous dire que je ne me sens plus assez résistant pour
une action violente ou lointaine.
- Qu’en savez-vous ?
- Qui veut aller loin ménage sa monture, fis-je avec une totale hypocrisie.
335
Testez-moi, si j’y reste vous aurez votre réponse.
- Caryl, vous pouvez le tester ? Mesurer son énergie, sa résistance à nos
méthodes ? Je ne puis me permettre de perdre cet emmerdeur maintenant.
- Mais certainement Monsieur, sourit le jeune Américain qui s’approcha
de moi et, avec beaucoup de légèreté, me posa des petites interfaces en
forme de ventouse sur le visage, le cou et les mains. - Cela ne sera pas long.
Il y avait dans la pièce une tension grandissante. Je revis les trois assistantes
de l’homme chauve, très neutres, effacées. Aucun bras d’honneur de la
blonde lambda, aucune vitalité chez la belle Guadeloupéenne. Manquait
juste le vent tournant d’avant la tempête. Caryl s’affairait sur son clavier et
quelque part le temps retourné, tordu, forcé se préparait à une prodigieuse
détente. J’avais quelques fois rêvé de dormir au bord du cratère d’un volcan
psychopathe assoupi, j’étais servi.
- Notre but, radotait une fois de plus Rabinovitch, n’est autre que le
profit. Vous voyez Paillasson et Fluhmen Feughill comme une maison
d’édition avec son patron. Monumentale erreur Des Ombres, nous
sommes devenus tentaculaires. Vous n’aviez jamais observé que la France
est entièrement américanisée ? Nous dirigeons la plupart des organismes
de crédit qui extirpent de juteux revenus aux insolvables. Bientôt nous
atteindrons l’écart dollar, celui du pays dont les ressources sont dans les
mains de quelques rares privilégiés. Nous aimons la recherche car nous
pensons qu’elle nous servira à mieux assurer notre emprise sur le monde,
nous concentrons le nombre des riches et augmentons leur fortune, l’actuel
Président français nous est d’une aide précieuse. Évidemment nous suivons
aussi des projets fous. L’énergie des Atlantes, l’or des alchimistes et le
couple humain réduit à l’état de consommateur, vous rendez-vous compte
de tout ce que vous nous avez fait perdre ? Eh ?
J’allais répondre quand Caryl fit un bond de surprise. Chacun se figea.
Le génie se mit à bégayer.
- Il, ilil, il nene…
- Accouchez Caryl, fit Rabinovitch très tendu.
- Monsieur… il ne devrait pas être en vie.
- Vous êtes fou ? Expliquez-vous.
- Voyez par vous-même, les tracés sont plats, il y a chez Jacques une
fuite d’énergie incroyable. Je ne sais pas ce qui l’anime actuellement.
- Et pourtant il bouge… galiléa le Professeur. Vous êtes sûr, Caryl, que
ce n’est pas un de ces fichus hologrammes4d comme nous en avons vendu
à l’Élysée et aux Chinois ?
- Certain Monsieur, nous le détecterions instantanément, c’est une de
336
nos inventions. Vous avez le vrai Des Ombres en face de vous. Je pense,
si vous permettez, qu’il serait opportun de lui demander quel voyage il
souhaite faire. Nous aurions moins de risques de le perdre.
Me rendre la main contraria beaucoup Rabinovitch, chacun s’en aperçut.
Mais il n’avait pas tellement le choix. Il se plaqua un sourire figé sur le
visage et vint s’asseoir devant moi. Allait-il accoucher d’une nouvelle
tirade ?
- On peut dire qu’avec vous nous avons bien des problèmes, soupira-t-il.
Du jamais vu. Bon… avez-vous une proposition pour ce vendredi ?
Je pris un temps presque infini pour répondre. Ça conditionne.
- J’en ai une, soufflais-je, la musique.
- La musique ? Fallait le dire plus tôt mon vieux ! Ça vend aux jeunes.
- Et même plus Professeur, et même plus. Ça vous touchera, fortement,
croyez-moi.
- Il y a bien longtemps que je n’ai plus rien ressenti pour une musique
ou une femme, soupira Rabinovitch, à part le sexe bien sûr. Est-ce une
musique sexuelle ? On m’a laissé entendre que vous saviez composer des
musiques totalement sexuelles, qui touchent les bons points énergétiques
dans le corps humain et nous font bander hyperdur.
Je pris un air modeste.
- C’est exactement ça. Vous me faites confiance ?
- Je n’ai pas tellement de choix, il me semble.
- Allons-y donc, mais cette fois j’ai une passagère.
Il bondit, une intense surprise se lisait sur son visage.
- Vous voulez emmener Flavienne ?
- Pas elle, Dieu m’en garde ! Une amie.
- Mais… personne n’est admis à Oracle, Jack !
- Caryl fera ça en duplex. Cette femme ne passera jamais par ici.
- C’est tellement important ?
- Un peu ! C’est elle qui assurera le mix final du produit.
Il hésita, pignocha, enquêta, sniffa, se cura une narine et tordit pensivement
une moque entre ses doigts boudinés, s’assura de l’avoir séchée, la balança
d’une chiquenaude vers les assistantes et finalement me donna son feu
vert du bout des lèvres. Non sans me faire céder l’intégralité des droits et
diverses royalties sur diffusions, impression, coédition, changements de
support, produits dérivés, la propriété intellectuelle pour Paris, Nassau et
les contrées dérivées, les clauses du traité de Berne, l’OMPI, le subliminal
dans les raves et la cotation dans les after, la marchandisation et toutes ces
337
bricoles inventées par des trous du cul qui peuvent arriver à la musique
quand elle quitte l’étal des poètes. Agacé, je filai les coordonnées de mon
trip à Caryl, pour la forme. Il les connaissait déjà. Et je partis tranquillement.
Cap sur profonde mélancolie.
338
La machine à lire le monde II
Chronique de vie
Ministre Isère culture Brésil
Avec Profondeur tout se résuma à une grande simplicité, une frange
recommencée d’évidences, nous nous étions trouvés. Les femmes, que
j’adorais toujours, étaient sans exception représentées par l’une d’entre elles,
la plus réelle. Nous avons réalisé ce paradoxe de tomber amoureux et de
nous aimer dès le premier instant. Je l’avais beaucoup fui, instinctivement,
car je ne voulais pas commettre la plus petite erreur, j’étais devenu timide,
j’appris la prudence amoureuse, l’approche du sacré, chose qui ne sojnt
évidentes à personne.
339
340
La Vème de Mahler
Paris 2011, Vendredi après-midi
Il y avait une tierce mineure qui tournait dans la brume du lac. C’est
beau une tierce mineure. La neuvième symphonie commence comme ça,
la Mandarin Merveilleux culmine et valse avec ça, et tant de merveilles qui
l’utilisent, cet intervalle. Je sentis une corde de harpe se mettre à vibrer.
Dans une seconde les violons allaient entamer la croissance de cet arbre
tourmenté, cette mélodie essence de tristesse, écrite par un homme brisé.
Je regardai Audrey, je la reconnus. C’était Profondeur.
- Nous ne sommes pas à Venise, sourit-elle.
- Nous sommes à Domaso. À nouveau.
- C’est beau. Tu reviens dans mes rêves et dans cette réalité. Quand tu
es là je vois que tout ce que je dis des femmes n’a jamais eu de sens. Tu
es mon sens. C’est toi aussi que j’ai perdue en Atlantis. Nous sommes
immortels.
- Tu me fais constamment revivre sous diverses formes, Jacques. Tu es
fidèle.
- J’ai envie de te dire “attends-moi, je viens !”
- Il reste un peu de temps. Prends patience, Je sais pourquoi tu as choisi
l’adagietto de la cinquième symphonie. Quelle douceur alliée à tant de
tristesse.
- J’ai découvert avec lui la dimension de tristesse de la beauté, un regret
indicible et, comment te le dire ? Un éternel retour peut-être. Ces hommes,
il y a tant d’années, savaient exprimer ce qui est bouleversant. Nous avons
explosé, je voulais ce retour. Écoute cette musique, elle croît, une note qui
naît lentement, elle esquisse une élévation puis… elle s’interrompt. Elle
revient, elle nous visite et dans cette seconde phrase, encore incomplète,
elle se construit jusqu’à ce geste, cette quarte de supplication, un geste,
une prière. Elle nous révèle.
- Nous voici hors du monde, dit-elle. Nous voyons nos pensées, nos
peines et nos joies. Nous pensons une réalité.
- C’est une musique magique, poursuivis-je. C’est ce qui reste du monde
quand le bruit des combats s’éteint. Quand la fureur s’en va. Mais entends-la.
Elle possède aussi sa force, elle monte toujours, elle nous pénètre, chaque
fois que je l’entends c’est neuf, je suis touché, je comprends que ce voile
qu’entre le monde et nous j’ai tissé se dissipe…
- Regarde ces montagnes, au bord du lac, me dit-elle.
Je savais ce qu’elle voulait me montrer. Depuis que je l’ai perdue je
341
connais le sens des niveaux de gris. Il y a sur le lac de Come une succession
de montagnes, leur flanc se perd dans les eaux, c’est une vallée marine
sans fin. Le soir, apparaissent les niveaux de gris. C’est un spectacle qui
me prend, j’ai envie de pleurer de bonheur, de malheur, de joie devant ces
dégradés gris et bleus de l’âme, cette descente d’une ineffable couleur vers
la sombreur, il n’est point de mots pour le dire.
Mahler avait connu et traduit tout ça d’une manière extraordinaire,
la montée de la vie. l’apprentissage de la désespérance, le désir et… les
étages de gris traduits par ces harmonies chromatiques qui tombaient avec
lenteur. Il y avait dans cet adagietto quelque chose qu’aucun musicien
n’avait pu noter avant lui, la beauté de la désespérance. C’est peut-être le
seul à avoir compris l’identité de l’amour et de la mort et à l’avoir exprimée
sans violence. Son univers ne ressemblait en rien au nôtre et pourtant il fut
à nos côtés, contemplant les eaux paisibles de ce lac de montagne.
Je me suis tourné vers Profondeur. Elle me transmettait à nouveau cette
essence de nous, ces choses vécues et dites en ce lieu puis devant les
collines de l’aube au Mexique.
- Je suis tellement heureuse que tu me laisses ici et là des signes, une
vision de notre retour. Je t’ai écrit, tu sais, tant de fois. Maintenant je te
redis mon nom. Je suis la Méditerranée, ta femme. J’ai inventé pour toi les
formes des autres femmes mais tu ne le sais pas, j’ai essayé d’être toutes
les femmes que tu étais capable d’imaginer et c’est cela notre dévouement
incompris, c’est notre travail et notre joie aussi. Je t’ai laissé voler sur les
falaises marines qui tombent à pic vers le froid et tu as ouvert les bras et tu
t’es laissé aller, plus tard je t’ai reconnu dans la nuit bleue là où la verticale
ne va plus vers le ciel, je t’ai enseigné le sel, les retours frangés d’écume,
je t’ai laissé courir sur ma chevelure puis j’ai pris forme humaine pour
m’unir à toi. Je suis une légende et rien qu’à me regarder tu t’approchais de
savoirs inconnus, tu attisais la forge de nos rêves. Je suis la Méditerranée
et nous irons revoir l’Océan je te le promets. Je voudrais seulement que
tu patientes encore, tu n’es pas entièrement écrit. Nous avons besoin d’un
poète de guerre pour nous incarner. Orphée tel est ton nom, tel est ton
chemin. Je suis cette femme qui est la mer qui est le sinueux de la chair
sur les collines, nous les vagues nous te nommons et moi je suis sortie un
jour de l’écume pour être sur ton chemin, pour être cet accident de vie que
tu racontes si bien et de quoi tu ne t’es pas réveillé. Le plus Ancien nous a
donné l’art de vous discipliner et de vous tenir éveillés, mais est-ce toi qui
cesses de me rêver ou est-ce un inconnu dont je dépends par accident ? Je
suis allée dans la chambre centrale, la grotte résonnante de voix et je fais
partie de toutes celles de ta vie, nous sommes le conseil, je vois ta mère
342
aussi, je vois tes passantes, nous sommes écrites dans la pierre et semblables
à une église souterraine parfois, nos âmes sont comme des flammes droites
ou pleines d’émotion selon que le temps passe avec colère ou majesté, il te
suffira de descendre les marches pour être avec nous et nous te recevrons.
Tu as, de toute éternité, ce rendez-vous avec celles qui furent ta terre, fais
ce que tu as à faire et endors-toi simplement pour trouver le couloir, les
marches. C’est beau comme une grotte de mer, comme un pli de désert et
c’est là que nous habitons si proches de toi que parfois nous sourions à te
voir si aveugle à notre musique. Le temps n’est plus une grandeur pour moi
et je t’ai admiré faire la guerre, faire face à ces signes, à ces nuées sombres
qui se déchirent, à cette piste qui n’est jamais là, à la peur de tomber, à la
peur de manquer d’assurance avec les tiens, tu as été brave torse comme
on dit chez nous, ton cœur battait pour un vrai combat, nous les femmes
sommes des guerrières et des alliées. Le monde est plein de questions et
j’ignore de quel temps je te parle car quand je suis venue te parler du
Livre j’étais déjà partie, révélée à une autre lumière. Je t’ai recueilli et je
t’ai accueilli, rassemblé telle est mon écriture et quand je paraissais faible
je te portais sur mes épaules, quel fabuleux destin que le nôtre, tu le vois
maintenant. Est-ce que vous pourriez quelquefois être moins fragiles et
nous donner un peu de paix ? Que ferez-vous sans nous, si un jour notre vie
en plus se fatigue, s’en va ? Je te regarde maintenant d’un lieu hors de ta
portée, un seul son a brisé ma vie, un seul m’a dit ton nom, un seul encore
fait surgir les splendeurs de ce que nous avons vécu ensemble. Nous étions
une machine à lire le temps et les hommes et la planète. Nous étions la
machine à lire le monde. C’est cela l’homme avec la femme et presque
personne ne le sait, unis nous étions la double clef de ce théâtre planète,
je diminue mais seulement par rapport à nous, ma lumière ne baisse pas
elle passe ailleurs, est-ce que tu t’imagines la beauté d’une chandelle, ça
vit et ça vacille comme nous, ne me quitte pas, ne me souffle pas si tu es
là, si tu me lis au bon moment, les peaux des femmes sont plus belles à sa
lumière, lueurs, lointains, montagnes qui tombent vers un lac en camaïeux
de gris, est-ce bien toi qui cesses de me rêver ? Tu es imprudent comme
un poète, tu joues toi aussi avec les signes, sans éteindre les étoiles mais si
un peu de clarté s’en allait ? Et si une bibliothèque brûlait ? Je t’en supplie
réveille-toi, rêve-moi car j’en ai besoin, je resterai avec toi jusqu’à la fin
du monde, à la fin du rêve, à plus de mots, plus de signes, plus d’erreur
c’est dire plus d’amour, une grande clarté blanche peut-être comme on le
raconte et le retour.
Est-ce bien toi qui n’a plus la force de me rêver Orphée, que t’arrive-t-il
de si sombre, viens me chercher je te jure que je ne me retournerai plus,
343
et puis je t’aime, rien de grave ne nous séparera, ce sont juste les mots
de celle qui manque d’air, tes mots m’en donneront, rêve aussi fort que
tu peux le rêver, il n’y a rien d’autre, rêve que tu donnes un sens à cette
poussière infinie, rêve que tu es un soleil si tu le veux pour m’éclairer,
nous sommes indissolubles, nous souffrirons ce passage mais je nous sais
indestructibles et ces mots me sont dicté de Genesis, un Dieu me prête sa
force pour parler par delà la frontière et te dire de rêver, la seule chose que
je n’ai jamais pu t’imposer, qui n’est pas écrite dans mes pouvoirs mais
dont toi tu disposes.
Je vois les étages de gris avec toi, je vois la dernière crête, je t’attendrai
tu le sais, ce sera long comme sans durée mais ne cesse pas de me rêver,
je suis à ce prix.
La musique de Mahler nous avait enveloppés…
douze minutes, le temps de toutes ces vies
344
La bombe compassion
Paris 2011, Samedi fin de matinée
C’était peut-être la fin d’Oracle. J’étais revenu là sans transition et je
contemplai Rabinovitch. Ou ce qui en restait. Il était tout ce qu’il y a de
plus mort. La musique de Mahler l’avait désintégré. Sa grande et lourde
carcasse gisait dans le labo, il avait sur le visage un demi-sourire et des
yeux exorbités. Je vis, sur le parquet, une véritable flaque de larmes, il
avait beaucoup pleuré. Je n’allais pas en faire autant pour lui. Je venais
d’utiliser une arme décisive : la bombe compassion.
Audrey n’était pas avec nous. Je fis signe aux trois filles de me virer ce
cadavre pas si exquis que ça. Je lus de la crainte dans leurs yeux. J’étais
enfin devenu plus qu’une marionnette. Flavienne, de son côté, restait
neutre. Apparemment elle n’était pas activée. Restait Caryl qui me regarda
avec une certaine surprise.
- Jack… Tu viens d’utiliser quelque chose de nouveau ! Je ne connaissais
pas ce pouvoir.
- Et pour cause, répondis-je, je viens de le mettre au point. Une simple
technique de transfert animique.
- Où as-tu appris ça ?
- Je l’ai lu dans une nouvelle de SciFi. Le principe est de faire sentir aux
bourreaux ce qu’ils infligent à leurs victimes.
- Wow ! C’est impressionnant. Mais il va nous falloir quitter Oracle
assez vite. La disparition de Rabinovitch entraîne automatiquement une
procédure 5bn.
- Ça me rappelle quelque chose, grommelai-je. C’est quoi ?
- Autodestruction en cas d’échec avec toi. 5bn était simplement ton
identifiant machine pour Rabinovitch. Ce labo va revenir à son état
antérieur. Des vieux gravas poussiéreux. Le gros risque est de traîner ici.
Nous pourrions vieillir à grande vitesse, avec le labo.
- Tu as des choses à sauver ? demandai-je soudain très actif. Sinon on se
tire de suite. Tu prends les assistantes, je prends Flavienne.
L’intéressée résista un peu, pas trop. Elle était inhabitée. Passive. On
a ramassé nos affaires et remonté le labyrinthe Mouffetard. J’ai revu les
deux maisons étroites, de trois et quatre étages, leurs vieilles toitures
mansardées. Paris perdait sa porte sur Arizona, c’était la fin des voyages
dans le temps et le mythe. Dommage. En d’autres mains on aurait pu
modifier l’élection du Sarkodile. En débarrasser les Français. Mais je ne
suis pas femme de ménage. J’étais presque triste de quitter ce décor. Mais
345
nous avions rendez-vous. Les trois filles, remises en liberté, s’envolèrent
vers d’autres vies. J’avais deux vies à sauver et une à prendre. De plus,
le temps plié, courbé, forcé accumulait son énorme énergie. Sous peu il
allait rageusement se détendre. Comme une lame de ressort infiniment
puissante. Quelqu’un y resterait. Mon plan était simple. Feughill mourrait.
Et Flavienne serait rendue à une vie normale. On est montés dans la Stud
de Caryl. Cap sur la rue Jacob.
Je restais très pensif, en attente de la dernière séquence. On a passé la
rue Saint-Jacques et celle de la Montagne Sainte Geneviève. Ces noms
me parlaient. Caryl se chargeait de nous mener chez Feughill. Moi je
planais un peu. Les derniers mots du Pierrot lunaire me sont revenus. O
alter duft aus Märchen Zeit ! Ô vieux parfum du temps des légendes. Cette
histoire allait trouver son delta. Delta : aller à la mer. Je ne rêvais que de
ça. Tuer Feughill était crucial. Je restais en colère. Révolté. On est arrivés.
L’ambiance était inchangée. La petite cour paisible. Les femmes affairées
pondant un dossier dans un tiroir et le couvant avec dévotion dans un
autre. Des mecs flous commentant les derniers tuyaux de l’inconsistance
et cette téléphoniste de pouvoir qui passait son temps à mettre les gens en
attente. Ça sentait toujours le RTT, manquait toujours la sublime Mélanie
Machinchose. Je notai que Jupe de cuir, dans ces lieux, paraissait se
réveiller lentement. Feughill nous accueillit très cordialement.
- Quelle affreuse nouvelle ! nous dit-il, Avec lui je perds mon plus proche
collaborateur. Allez-vous le remplacer Des Ombres ?
Il ne manquait pas de culot ! Mais il enchaîna de suite sur le test que
j’avais passé avec lui le premier jour. Cette semaine, plutôt chargée, avait
passé à une vitesse étonnante. Que n’y avais-je fait ? J’y étais mort deux
fois, j’avais lutté contre Sa Majesté l’Océan et marqué quelques points,
inventé le féminisme il y a quatre mille ans ou plus et même été une femme,
séquence de laquelle je gardais le plus grand plaisir.
- Vous avez été très bien, dit l’éditeur. Ce test était éloquent. Jacques,
vous ne m’avez pas déçu. Voyez donc : Vous me traitez de danger pour
la société mais en même temps vous nous dites que malgré Scriabine,
Chopin et Havana la révolution, comme la guerre de Troie, n’aura pas
lieu. Excellent ! Il y a de la logique dans votre dégueulis ! J’ai été un peu
surpris par Emmanuelle 4 mais je me suis souvenu que Téa Léoni à la
même bouche de bébé que Sylvia Kristel et, votre logique incroyable, je
vous jure ! j’ai saisi que vous alliez rejouer Deep Impact avec Antinéa,
qui n’est autre, selon vous, que Mélissa, c’est-à-dire Dieu ! Faut l’faire !
Vous vous répétez une fois de plus avec votre haine des fausses femmes
américaines du type de Wanted et vous vous heurtez aux grands vents
346
iraniens en descendant vers la Caspienne, je connais, et vous avez connu
François Lachenal, le copain de Jean Pauhlan et membre du Collège de
pataphysique ! Mais mon vieux, vous ne savez donc pas que c’est moi qui
ai fondé avec lui les Éditions des trois collines ? Vous êtes partout Des
Ombres, partout, je vous laisse mon bureau si vous voulez ! Continuons :
je ne saisis pas bien votre déclaration à propos de philosophe préféré ? Un
Setter irlandais ? Quelle idée… Par contre je vous rejoins à propos des médias.
Ils creusent leur tombe. Je vais bientôt les ramasser. Au passage vous traitez
Flavienne (cette chérie revient lentement parmi nous) de Gavial ce qui n’est pas
sympathique de votre part, elle a de bien plus grandes dents et, pour DSK, j’ai déjà
pris toutes mes dispositions, d’une part ce n’est pas 261’000 arbres qu’il va tuer,
c’est la forêt amazonienne entière et de l’autre, vous avez raison, il s’est changé
en foutu symbole, pas en symbole foutu ! Nos grognasses râleuses peuvent lui
faire tous les procès qu’elles veulent, ici ça ne fonctionne pas comme à New York
et tous les hommes se sont ralliés à lui. Trop c’est trop, ce vieux mec est devenu
ici le César de la bite et j’en suis bien content, d’autant plus que j’avance dans
mes tractations avec ses conseillers. Il sera le fleuron des Éditions Paillassons. Je
vais vous dire une chose étonnante, Rabinovitch n’a pas été malin, il aurait dû se
douter que vous lui faisiez le coup de Mahler V, adagietto, et les niveaux de gris
qui sont la parfaite représentation du regret, de la tristesse, de tous ces sentiments
contre lesquels il ne s’était pas protégé. Sortez couverts ! Je laisse de côté votre
antiaméricanisme tertiaire ou même quaternaire ! Vous ne progresserez jamais, et
cette pauvre chérie délicate et fragile de Lady Gaga que vous traitez avec tant de
mépris ! Elle, au moins, nous rapporte de l’argent, pas comme d’autres. De même,
je passe pour la fille centrale qui n’existe pas. Voyez donc ce que j’ai fait de
Flavienne ! Une femme c’est une machine et celui qui sait la programmer règne
sur le monde. D’Est en Ouest, d’un pôle à l’autre. J’ai été emmerdé de vous voir
mourir desséché sous son zèle et je ne sais pas encore comment vous vous en êtes
sorti mais je le saurai. Il me reste deux points forts à traiter, l’un c’est ce choix
d’un métal : le bore ? Amorphe ou métallique ? Ne serait-ce pas une piste pour
l’énergie des Atlantes ? Je reste vigilant sur ce point. Et enfin votre recul quand
on vous demande si vous avez violé une femme ! Ça, c’est central. Il faut les
violer, vous loupez le meilleur en entrant dans leur jeu. Elles ne demandent que
ça. Vous voulez le faire maintenant avec Flavienne ? Je vous l’offre ! Je la libère
le temps qu’il faut. Non ? Alors… pourquoi êtes-vous tellement soulagé quand,
à la question 81, j’aimerais bien savoir ce que vous avez lu dans les pensées des
femmes ?
C’était un bon condensé, je n’avais évidemment aucun désir de répondre à cette
question. Il ne me restait plus qu’à lui rappeler l’arme ultime que je comptais lui
offrir. Et qui le tuerait.
- Vous avez fini ?
Il me regarda derrière ses demi-lunes, plus que jamais il ressemblait à
Superphacochère, ce héros de BD mal connu. Un petit homme maniaque, régnant
347
sur des dossiers épluchant les actes et les comptes de chacun avec minutie, un
pauvre fou croyant contrôler le monde. Je discernais avec facilité ses modèles,
Himmler, Allen Dulles ou même Beria, sans oublier cette armée d’anonymes qui
disposent d’une parcelle de pouvoir et pourrissent la vie des gens. Ce qui m’avait
toujours intrigué c’était ses yeux jaunes et ce qu’ils distillaient. Je me suis
demandé si la bombe compassion en viendrait à bout, je n’avais jamais connu
quelqu’un de si… chitineux ! Drôle de déclaration, j’essaie seulement de décrire
cette chose qui se nomme Fluhmen Feughill. Il répondit à ma question.
- Non, de loin pas, mais allez-y, à votre tour Des Ombres.
- Il me semble que nous arrivons en fin de semaine. Il me semble aussi que
votre scénario n’a rien donné. Je n’ai pas cru un instant aux dires de Rabinovitch
sur votre quête du profit. Je ne représente pas grand-chose à ce niveau. Je pense
que vous vous êtes payé une balade dans mon imaginaire. Ça oui ! OK ! Pourquoi
pas ? La seule chose qui m’a intéressé, c’est votre liste de questions à première
vue ridicules.
- Nous sommes d’accord, opina-t-il. Mais je pensais en avoir fait le tour.
- Plus ou moins. Vous avez omis, volontairement je suppose, une arme d’une
rare puissance. Je puis la mettre à votre disposition.
- Intéressant. De quoi s’agit-il ? Vous n’essayez quand même pas de me refiler
la bombe compassion j’espère ?
- Si Feughill. Si ! Laissez-moi vous décrire ses effets. Je ne sais pas à quelle
race vous appartenez, vous n’êtes pas humain. Mais… vous êtes vivant. La
compassion ne peut vous toucher, je suis d’accord avec cette idée. Mais il existe
une chose que vous partagez avec tout ce qui vit. Et c’est la peur. Rabinovitch était
une ordure mais il restait humain. Quand vous m’avez mis dans le corps d’une
belle fille il m’a désiré comme un fou. C’est à ce moment-là que j’ai découvert
sa vulnérabilité. Je pensais que l’onde compassion le démolirait, ça l’a tué. Il
était plus profondément crasseux que je ne l’imaginais. Vous, vous êtes un cas
entièrement différent. J’ai cru au début de notre relation que vous étiez un sadique
doublé d’un maniaque de l’argent. En fait vous vous résumez à quelque chose de
plus simple, de plus fondamental, la peur.
Feughill s’agita sur son fauteuil. Il tenta de prendre la parole, je haussai le
ton. Je me connais, quand je hausse le ton il m’arrive quelque chose que j’ai
souvent décrit, un dédoublement. Mais, chaque fois que je l’ai décrit c’était en
termes d’amour. Il y avait eu un jeune homme pour mordre la jambe de Margot
la noire. Il y avait eu un homme pour oser se présenter à Stuttgart devant un
grand orchestre avec une œuvre très difficile. Il y avait eu beaucoup de doubles,
ceux que la femme de ma vie nommait de braves torses, pour apparaître quand
tout semblait perdu et reprendre les choses en main. Cette fois j’allais me laisser
aller à de la colère, de la violence. Je savais que ce n’était pas une bonne chose
mais comment contrôler cette situation ? J’étais devant le mal. Rien n’était joué.
Feughill avait un atout nommé Flavienne et il allait l’utiliser. Serait-elle toujours
aussi léthale pour moi ? On ne savait pas. Les prédictions sont aléatoires dans
trois domaines. Quand elles tentent de décrire le futur, l’évolution de la guerre et
348
le comportement des femmes. Dans mon cas les trois paramètres étaient actifs.
J’avais appris, dans cette aventure parisienne, à tricher. À organiser la tricherie.
De plus, vous ne l‘avez pas oublié, il restait une force en jeu, le temps. Carryl
avait gelé un morceau de temps et la fantastique énergie qui s’accumulait allait
se manifester brutalement. Je sentais physiquement cette torsion, ça devenait
douloureux. J’adressai à Caryl un signe convenu. Il sortit d’un petit attaché-case
un portable qu’il agita sous le nez de l’éditeur.
- Monsieur, dit-il très calme, j’avais pour instruction de vous mettre au courant
de certaines dispositions en cas de menace. Avec votre permission ?
Il se passa alors, simultanément, deux choses. Feughill qui se méfiait activa
Flavienne et Caryl, toujours aussi vif, désactiva le processus de gel du Temps,
ce qui m’avait sauvé la vie. C’était jouer gros car il n’y avait que deux solutions
possibles. L’une étant que je revienne à l’état de momie, l’espace d’un flash.
L’autre que Flavienne à son tour soit gelée. La rapidité et la haine de l’éditeur
jouèrent contre lui. Ce fut aussi simple qu’in interrupteur que l’on actionne deux
fois de site. Il venait de mettre Flavienne en position “on”. L’action de Caryl la
remit en son état antérieur. Ce fut un peu plus complexe et dramatique qu’une
simple ampoule qu’on allume et éteint en deux gestes. Il y avait quelque chose
qui rôdait là, proche de nous. Une énergie pas contente du tout. Nous vîmes cette
chose effroyable, un éclair, une toile enflammée d’araignée, une étoile furieuse
qui dansa autour du corps de la malheureuse. Elle resta ainsi crucifiée dans un
espace empli de torsions, des rivières de feu coulaient de ses centres énergétiques
et… je vis clairement son point d’assemblage. Je vis comment Feughill l’avait
réduite à l’état de fille robot, de femelle vampire, de pur danger femelle de base.
Ne me demandez pas comment j’ai fait, j’ai réajusté son point d’assemblage. Pour
qu’il ressemble à ce que nous connaissons sous le nom de femme. Sa dépouille
bascula dans un angle du bureau. Nous n’avions pas encore vécu l’horreur totale
de cette confrontation car Feughill se modifiait.
- Il y avait un dernier oubli dans la liste, Des Ombres, dit-il d’une voix creuse
et bruitiste. C’est Men in Black ! Vous vouliez me voir ? Quelle erreur… il ne faut
jamais regarder le mal en face.
Je ne vais pas m’étendre.
Il suinta, coula, se fissura, se craquela, c’est vrai qu’il avait eu une parenté avec
une langouste mais là il virait cafard, avec des yeux jaunes, il s’allongea, chitina,
révéla des crocs pas possibles, bava, dégoulina et grossit démesurément jusqu’à
devenir le cafard géant de ce film, une caricature capable de défaire la vie, la
quintessence de ce que nous nommons horreur, monstre, chose rampante et autres
attributs qui de tout temps ont été prêtés aux démons. Je voyais enfin Feughill et
l’origine de ses yeux jaunes. Rien de nouveau. Le Mal. Il était temps de le frapper.
Mais, avant que je ne puisse recourir aux forces temporelles prêtes à détonner,
une onde de glace sortit du corps torturé de Flavienne et le frappa.
Le cafard cosmique se tordit de douleur et, avec un rire impie, se projeta vers
349
la baie vitrée qu’il traversa pour dégouliner dans la petite cour où les glumes qui
le composaient se rassemblèrent pour reconstituer son hérissée horreur.
Destination inconnue. Ce pouvait être l’Élysée, il devait s’y trouver de tels nids.
Ou remonter les Champs Zè ? À moins qu’il ne cherche à se reproduire ? Au plus
vraisemblable une cible stratégique pour les Français. L’Académie française ? La
tour Eiffel ? J’optai pour cette dernière. Avec une bonne raison.
Même cosmique un cafard touriste ne raisonne pas autrement.
350
Le cafard Eiffel
Paris 2011, Samedi quasi midi
Le terme de ses réflexions fut brusque, mais il fut annoncé par quelques
signes. D’abord (après une longue sécheresse) un nuage lointain sur
une colline, léger comme un oiseau ; puis, vers le Sud, le ciel qui avait
la couleur rose de la gencive des léopards ; puis les grandes fumées qui
rouillèrent le métal des nuits ; ensuite la fuite panique des bêtes. Car ce
qui était arrivé il y a bien des siècles se répéta. Les ruines du sanctuaire
du dieu du feu furent détruites par le feu. Dans une aube sans oiseaux
le magicien vit fondre sur les murs l’incendie concentrique. Un instant,
il pensa se réfugier dans les eaux, mais il comprit bientôt que la mort
venait couronner sa vieillesse et l’absoudre de ses travaux. Il marcha
sur les lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordirent pas sa chair, ceux-ci le
caressèrent et l’inondèrent sans chaleur et sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était
une apparence, qu’un autre était en train de le rêver.
(J.L Borges in Fictions)
Vous avez remarqué à quel point midi joue un rôle dans cette histoire ? Je
meurs à midi avec Antinéa-Dieu-Mélissa, balayé par le plus grand tsunami
du monde ! Dagmar la furieuse m’a branlé dans un ascenseur à midi (je
l’avais pudiquement caché… cinq heures l’après-midi fait tellement plus
romantique), Valéry nous balance son Midi le juste qui compose de feux
la mer toujours recommencée, j’aime, je partage mais ça n’empêche pas
Margot la Noire de m’éjecter de sa vie à midi précise, j’ai vu marcher
l’inoubliable fille de Naples à midi et voici que je vais tuer Fluhmen
Feughill à midi, ce samedi. De vous à moi, dimanche, à midi le juste je
ne vais rien foutre, je vais prendre mon pied, me reposer, quelque chose
que j’aurai en commun avec le Vieux de la montagne, Dieu bien sûr, pas
Hassan, Lui et moi on se sait.
Il ne me reste plus qu’à trouver des images pour vous raconter la fin de
Feughill. ça sera dans un style BD, je n’y peux rien, j’ai été imprudent lors
de mon interview avec l’éditeur maudit. Ah ! Nous sommes prisonniers
de nos dires nous autres romanciers. Tout ce que nous avons pu dire peut
être retenu contre nous. En y repensant j’avais une certaine chance, mes
paroles imprudentes et leur fatalité littéraire n’allaient pas m’obliger à
rejouer Emmanuelle 4 ou à fréquenter lady gaga mais il m’allait falloir
assumer le style narratif de Men in black et de Looney Tunes pour la chasse
au cafard. Et pourquoi pas ? Je puis me le permettre, je n’ai rien à vous
351
prouver. Amusons-nous donc, le plus difficile sera de préserver l’émotion
bien présente sous le trait stylisé et humoristique en vigueur dans le monde
des Toons.135
En dégoulinant de son bureau à la rue Jacob le cafard avait rapidement
pris l’aspect d’un vieux Phileas Fogg ou Uncle Sam ou encore d’un
banquier anglais de la City au dix-neuvième, un grand mec étriqué, mal
fagoté dans un trois pièces suranné, portant une sorte de chapeau claque
et était parti, en se déhanchant comme un malade, direction nord-ouest
de la ville. Allait probablement faire les quais de la Seine, se changerait
éventuellement en gargouille à Notre Dame mais je maintenais que la tour
était sa destination. C’est ce que j’avais prédit lors de mon interrogatoire
en parlant des Looney Tunes. La traversée du monstre n’attira l’attention
de personne, les mecs sont tellement malades dans cette fin de civilisation
qu’ils ont perdu la faculté de s’étonner. Même si d’innombrables blattes
suintaient de son futal et balisaient son parcours, personne ne lui accordait
d’attention. À ce propos je dois des excuses aux blattes. Qu’elles soient
prises en otage par un film américain assez marrant, je le concède, est un
outrage de plus à la vie animale qui, très bientôt, prendra sa revanche. Il
n’y a sur cette planète que deux catégories de phontes136 qui verront le
jour du Jugement. Les femmes (les vraies) et les animaux. Je me berce
de l’espoir délicieux de faire modestement partie de ces deux catégories
même si je n’en possède nullement la grâce.
Feughill avait, les blattes qui exploraient gaiement Paris me le
confirmèrent, zigzagué dans la rue de l’Université puis suivi les quais de
la Seine. Il s’était engagé sur le pont de l’Alma mais avait fait demi-tour et
avait finalement mis le cap sur le Champ-de-Mars. Je le savais. Ce que je
savais moins bien était quelle stratégie adopter. Il avait revêtu un aspect ?
Tel qu’en lui-même enfin notre duel le changeait ? Fort bien ? Et moi ?
Quel serait mon dernier aspect de héros ? J’hésitais.
Cette salope de Flavienne m’avait un peu coupé le moral en me balançant
que je pourrais passer pour son père. Faut absolument laisser des illusions
aux mecs ! Mais bon, puisqu’on en parle, mettons les choses au point.
Vous avez bien vu que je suis né en mars 1933 et vous savez vaguement
compter. Dans mes aventures je me balade souvent dans des corps de vingt
à quarante ans, rarement plus sauf quand je squatte un éternel, qu’il se
nomme Cagliostro ou Laquedem. Dans ce cas je surfe des siècles mais,
ordinairement, je préfère un corps de quarante ans et une naïveté de vingt,
c’est comme ça. Mon côté gamin ne veut pas se faire la malle, il attend le
135
136
Toons, mis pour cartoons, ici personnages de dessins animés.
Phontes (du grec pousser, croître), littéralement les vivants,
352
grand final j’imagine.
Des aspects, j’en avais revêtu des masses. Le Coq dit L’Estripador il
y avait une dizaine d’années, Benito Juarez un détective mexicain pas
commode, Des Ombres. À sa demande j’avais même tenu une petite
semaine la boutique de mon pote Dieu sans améliorer le monde en rien,
j’avais été un dragon amoureux d’une Américaine en shorts137 et j’étais mort
un tas de fois avec succès. Refaire le Big Bang ? Oublie ! Je l’ai recréé trois
fois avec Oriane, Mélissa et Jolene. Sous l’identité de Giovanni Esposito
j’avais dispersé la violence de feu l’Amérique à l’intérieur d’une montre
automate du dix-septième sur laquelle un violoncelliste passait un archet
coquin sur le vagin d’une belle princesse russe138, j’avais même été un
phénomène météo et mes super-femmes m’avaient extrait de telles rivières
de foutre que du Zouave de l’Alma aux rives du Saint Laurent la cote
d’alerte avait été submergée. J’eus beau fouiller dans ma réserve d’aspects
je ne trouvai rien qui ressemble de près ou de loin à un exterminateur
de cafard cosmique. J’étais somme toute comme les vrais cons, je ne me
reposais jamais. Être con ? Pas si mal que ça finalement. Le jour où l’on
se mettra d’accord sur une définition du mot je vous ferai savoir si je
maintiens cette candidature.
J’étais, au fort de ces ruminations, parvenu au pied de la tour. Décrire ces
jolis tas de poutrelles n’a aucun intérêt. Je n’ai jamais accepté d’y monter.
J’aime pourtant son enjambement et ses grands arcs, sa petite tronche
pointue mais je n’oublie pas que ce n’est qu’un monument suisse égaré à
Paris. Il ne provient pas de l’imagination de Gustave Eiffel mais de celle
d’un jeune stagiaire zurichois qui bossait pour lui avant la grande expo.
Le grand homme manquait d’idées, il a piqué dans les cartons du disciple
mais, par la suite, s’est rattrapé en plantant une grande œuvre française
dans le port de New York, celle qui gêne tous les timoniers. Pour trouver
la tour intéressante il y a une excellente référence, c’est ce merveilleux
Looney Tunes ! Je l’avais cité distraitement lors de mon interrogatoire,
c’est de ce mot malheureux que provient tout le décor de ce final. Je réalise
une chose Rappelez-moi de me taire de temps à autres. Ce film qui donne
de l’esprit au Louvre et à la tour est une production américaine, personne
n’est parfait. Feughill avait certainement dû le voir pour se déterminer à
choisir un lieu aussi inapproprié pour notre duel final.
Je n’avais toujours aucune idée de l’aspect qu’il me fallait revêtir et de
ce qu’il conviendrait de faire. Ah ! Si seulement Oriane, Mélissa, Audrey,
137
L’auteur dans ses fantasmes se montre d’une affligeante et répétitive banalité et
cêst bien pourquoi nous aimons le publier! (NdE)
138
Cette montre existe, vue à Clarens, Vaud, Suisse le 11 septembre 1971 !
353
Uñas, Mirabelle LaNuit, Josefina, Jolene, Chandro, Arena et les autres
avaient daigné être présentes j’eusse été guidé. Mais non, rien. Ces dames
laissaient leur créateur seul face à un danger imminent. Les femmes ! Font
chier les femmes! C’est ça la vie des grands artistes. On est toujours tout
seul. Bah ! Avant de me lancer dans l’action je me suis promis d’écrire
un truc sublime pour finir ce bouquin, quelque chose dans le style “De
l’Amour” mais en mieux. Par-delà l’Amour ? Amor y Revelacion ? Pas
encore décidé. J’avais juste un gros besoin de dire quelque chose de vrai,
de pas au monde, de simple. Sur quoi il s’est passé deux choses. Caryl
qui ne disait plus mot depuis le début de cette traque au cafard est devenu
translucide. Et j’ai repéré Feughill.
J’avais noté la pâleur de mon camarade, la mettant sur le compte de la
fatigue et de l’émotion. Il me détrompa.
- Jack ! Écoute-moi, c’est important. Mon rôle s’achève.
- Si toi aussi tu m’abandonnes ! fis-je en mémoire d’un très vieux film.
- J’ai peu de temps. Je pense avoir bien joué ce jeu pour toi.
- Ah ça oui ! Sans toi je n’aurais pas dépassé le chapitre deux de la rue
Mouffetard. Tu es mon frère.
- Alors, comprends-moi. Pour ce qui vient mes ordinateurs et mes
connaissances ne serviront à rien. C’est pourquoi je me déréalise. Tu le
vois ?
Je le voyais foutrement bien. Il devenait aussi transparent qu’une
crevette mâle en eau douce. Il me sourit.
- J’ai toujours l’impression que tu écris ton dernier livre et que je ne
ferai pas partie du prochain voyage. Affronte Feughill, vois-le de face et
souviens-toi de ce que Flavienne t’a dit. Elle ne le sait pas mais elle t’a
donné les solutions qu’il te faut. Penses-y ! Il est temps que je retourne
dans tes grands réservoirs. Ah… J’allais oublier. Prends soin de ma Stud,
je te la laisse.
Il compléta son fade out, je l’aimais bien ce gars. Je me sentis encore un
peu plus seul.
Quant à Feughill… il se tenait tout simplement en haut de la Tour et…
il en dégoulinait. Je n’ai pas d’autre mot pour décrire ça. Il s’allongeait,
devenait énorme, immense, devait dépasser cent mètres de long ! Je jetai un
coup d’œil autour de moi, rien que de l’ordinaire. Des enfants, une femme
en deux pièces de cuir rouge, des nanas désœuvrées, Blanche Neige avec
un seul nain, des marchands avec leurs clients. quelques jeunes jaugeant
les passants d’un œil voleur, pas un flic, un tout petit cochon noir, trop
mimi, tenu en laisse par une ravissante Indienne et une frange de badauds.
Personne ne semblait voir l’abomination en approche, elle parvenait déjà
354
à la hauteur du second étage et se développait comme un mauvais rêve.
Je réalisai que les forces qui avaient permis à Fluhmen Feughill d’exister
se concentraient enfin. Je me suis soudain trouvé très petit… Sa voix me
parvint, ce genre de voix que vous pouvez imaginer, pleine de bruit et
crachotis.
- Salut Jack, noble chevalier ! Tu viens jouer les héros ? Tu voulais me
voir ? Envie de te taper du cafard ? Depuis le temps que tu me décris tu ne
dois pas être déçu… as-tu envie de m’adorer ?
Pas un mot ne passait la barrière de mes dents. Il descendit plus
rapidement encore, il recouvrit le resto du deuxième étage, à quelque cent
mètres du parc. Et il changea de voix, ça pénétrait dans mon esprit comme
une vrille surchauffée. Douloireux! J’ai réentendu la voix de Caryl. Que
disait-il ? Que Flavienne m’avait donné la solution. La situation présente
facilitait les pertes de mémoire à court terme… Mais ça m’est revenu, il
fallait le nommer. Depuis que je le connais je le décris comme une horreur
mais je ne l’ai jamais nommé. C’est ça le truc. Moïse essaie de nommer
Dieu qui se fout en pétard. Tout le monde sait pourtant que son nom signifie
le “Brillant”. Le Vieux se planque derrière une ronce commune du type
mûrier sauvage et le buisson-ardent est né. Récemment ce brave Badiou
nous pond un livre intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ?139 et, quand les
Chinetoques le nomment le système néocapitaliste américain s’effondre.
Qu’avait dit Flavienne ? - Je te file un conseil, dis-lui simplement son nom,
ça suffira.
Une forme de colère blanche et glaciale monta en moi, j’essayai de
contrôler mon souffle. Une projection chitineuse de la bête renversa des
enfants à quelques mètres, l’entité était sans forme réelle, elle ne cessait de
changer, je réalisai qu’elle ne tenait son aspect que de mon imagination.
Je fus parcouru par une décharge d’une telle force que je craignis de voir
des arcs électriques jaillir de mes bras vers les gens qui bougeaient très
lentement. Et le dialogue s’établit. Il n’y avait plus de cafard jaune venu
d’un autre monde, il y avait le face à face de deux entités.
- Tu es ce que je haïs.
- Tu ne vas plus le dire très longtemps.
- Tu te trompes, je vais te nommer.
- Personne n’est arrivé à me nommer. Si tu échoues tu devras te rendre
à moi, m’appartenir.
- J’en prends le risque.
- Alors, tu veux faire un duel avec moi ? Je te préviens, après je brûlerai
tous ces gens, pour le plaisir, avant de t’emmener pour une longue captivité.
139
Comme si tu le savais pas…
355
- Tu ne pourras pas. Quel que soit ton nom, tu es toutes les primitives du
mâle. Nommé ? Tu l’es mille fois. Tu es ce qui nous ronge depuis le début.
Tu es ce qui apparaît quand la peur nous prend. Tu es la peur. Tes enfants
sont partout, tu as donné naissance aux marchands, aux religions, à l’argent
et à ses fils le fric, le pèze, l’oseille, le flouze, le grisbi, les traites, les billets
à ordre, les banques, les traders, les flux monétaires, le surendettement,
la spéculation, tu es comme ce Président qui va tenter de se faire réélire
en faisant peur aux Français, partout dans le monde tu voles la maison
des innocents, tu armes des soldats pour les terroriser, tu ressembles aux
minables fous de Libye et de Syrie, tu ressembles même à un huissier, tu
parles la langue des juges, des avocats. des politiciens, des procureurs et
des impuissants, tu vis à Rome, à Washington comme à La Mecque, tu te
repais de la ferveur des désespérés, tu as raison car plus ils souffrent plus
ils recherchent les illusoires consolations que tes prêtres leurs dispensent,
tu as décrit les flammes de l’enfer et vendu des indulgences, tu n’es rien
d’autre qu’un cauchemar, tu as remisé la confiance et l’espoir des hommes
dans ton coffre où tu conserves précieusement d’énormes liquidités, à
chaque instant tu as peur de manquer de nourriture, de biens, tu es ce luxe
qui prospère au déclin de notre société et tu meurs de peur de manquer
d’inutile, tu amasses, tu engranges, tu comptes et recomptes, tu es inutile,
nuisible, tu n’aimes pas les femmes, tu les crains, tu ne sais ni donner ni
recevoir tu ne sais qu’acheter, le pire est que tu ne peux pas jouir, l’amour
ne s’achète pas et la jouissance non plus, tu es désespéré dans ton faste
inutile, tu n’existes pour personne et personne jamais ne te donnera de
l’amour tu es trop sale, trop méchant, trop cupide et, je te le redis, tu n’as
pas accès à la jouissance car, ça me comble, pour jouir il faut sortir de
soi, tu en es totalement incapable, c’est pourquoi il y a dix livres je t’ai
vu comme une langouste mutante, terrifiée de perdre son armure, des
exosquelettes tu n’as que ça car tu es mou, tu es informe, ta nudité est
misérable, sans ta coquille tu n’es rien, tu est à cent pour cent creep, tu
es même creeeeeeeeep, toutes ces belles filles que tu manipules tu penses
qu’elles t’appartiennent mais, au moment de passer à l’acte tu te dégonfles,
tu n’oses pas, il y aurait ce frisson de dégoût, ce recul involontaire, cet œil
soudain détourné, ce certificat de dégueulasserie qu’elles te décerneraient,
tu crains de te lire dans leurs yeux alors tu préfères les tuer, les torturer, les
faire travailler et les appauvrir et là tu te sens mieux, en fait tu ne te sens
bien que quand tu obliges l’autre à se sentir mal, c’est la formule des riches
actuels, sans la douleur, sans la souffrance et l’envie des autres tu sais très
bien que tu n’existes pas, que vaudrait ton argent s’il n’y avait ni misère ni
télévision pour exhiber tes fastes ridicules et faire envie à ceux qui n’ont
356
rien ? tu es aussi un vampire mais pas très vital, pas très brillant, tu te
nourris de la détresse des autres, tu es vieux, très vieux, tu es un cancer,
tu existes aussi bien à Rome, qu’à Carthage, qu’en Arabie Saoudite, chez
Chavez ou dans la Tijuana de la drogue, tu n’as pas changé ! Tu es toujours
ce vieux démon familier, qui nous chantait des romances, qui inventait
des vacances pour nous déposséder de notre âme, tu n’as pas changé, tu
es toujours cette lèpre qui nous ronge, tu nous parlais d’Amérique et on
était assez fous pour te croire et te suivre jusqu’au bout, pour te confier nos
espoirs. Mais moi non plus je n’ai pas changé ! Je suis Lecoq avec toujours
la même dégaine, Je suis Des Ombres avec toujours, le même sourire qui
t’en dira long sans vraiment le dire, j’ai trop envie de te nettoyer, de te finir
de te déconstruire, j’avais le désir de te revenir car, je n’ai pas changé, je
suis toujours l’apprenti assassin, qui t’écrit des poèmes, qui commençaient
par je te plains mais finissaient par je te tue, tu vois moi non plus, je n’ai
pas changé !
Le cafard, qui avait atterri et s’était résumé à une blatte trois fois plus
grande que moi était mort de rire. D’un revers de patte il éplucha trois
malheureux badauds qui se tenaient trop près de lui et d’une haleine bleu
soufre mit le feu à un kiosque de souvenirs. Quelque chose paralysait
les gens qui bougeaient à peine. Il s’approcha de moi. Merde ! Pourquoi
avais-je mentionné ce stupide Men in black ? Je ne disposais d’aucun
désintégrateur et je voyais ses crocs se rapprocher désagréablement de ma
personne.
- M’as-tu nommé ? Possible, mais je ne sens rien ! Je suis toujours là, tu
vois ? Et ton final à la Julio Iglesias m’a vraiment amusé, Jacques. Tu vas
être la preuve que le talent et le ridicule tuent. C’est maintenant à moi de
jouer.
Il me restait une arme, vous la connaissez, c’est celle qui a eu raison de
Rabinovitch. Mais pour l’utiliser il fallait que le monstre soit, au moins
un instant, réduit à l’impuissance. Au moment où il projetait un tentacule
griffu vers moi il se produisit quelque chose d’inhabituel. La femme en
deux pièces de cuir rouge porta sa main droite à la hauteur de son nez,
grimaça, tira violemment vers le haut et… se dézippa. Elle s’ouvrit la
tête comme on tire un zip, comme una banane qu’on pluche, je perçus un
déchirement soyeux et… Oriane apparut. Qui fit de même avec sa preste
élégance pour faire apparaître Mélissa, Josefina, Uñas, Jolene, Chandro,
Arena et Mirabelle LaNuit. Wow !
- Et de huit ! compta Oriane. Le compte y est.
Ça sentait la femme et même le femme140. La bête recula, furieuse,
140
Si ce masculin ne vous plaît pas écrivez à Lacan dans son village normand.
357
effrayée. Je respirai à fond, je me sens nettement mieux quand mes femmes,
mes créatures (je le dis avec la modestie que vous me savez), celles que
j’ai écrites mais qui m’ont beaucoup plus écrit, apparaissent, viennent à
mon secours. Le cafard se rétracta, devint encore plus laid. C’est alors
que j’entendis à nouveau la voix de Flavienne “Je sais pas bien ce que ça
veut dire mais il est fragile tous les 51 degrés…” C’était évident ! L’une
d’entre elles, l’aînée probablement, allait coordonner l’action et les sept
autres allaient se placer autour de Feughill tous les… 51 degrés. Voyons !
Ça tombe sous le sens. Ce fut effectivement Oriane qui prit les choses en
mains et, comme une femme chef d’orchestre141 disposa ses compagnes en
cercle autour de la bête.
Laquelle fut instantanément frappée de tranquillité. De les revoir ainsi,
de passer d’amant à père, de sacrifié à sauvé in extremis me frappa tant et
me donna tant de bonheur que le flux et le reflux de la vie retrouvée, son
bruit aimable mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille
et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait
en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans
prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et
courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des
eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient
dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun
concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point que…
- Ça suffit Des Ombres grogna Mélissa, tu n’es pas Rousseau et tu n’es
pas à l’île Saint-Pierre. De plus on n’a pas que ça à faire. Un commentaire
avant de conclure ?
- Oui, dis-je avec ferveur, oui mes amies, mes proches, mes compagnes
de toujours. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères
tous mes états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire à mon
gré, de l’un à l’autre, il m’importe peu dans lequel je sois en effet. Il ne peut
y avoir si loin du lieu où je vous trouve au premier château en Espagne ou
même dans la divine Genève où je souhaite revenir, qu’il ne me soit aisé de
m’y établir. De cela seul il suit que l’état le plus simple, celui qui donne le
moins de tracas et de, soins, celui qui laisse l’esprit le plus libre, est celui
qui me convient le mieux et c’est précisément votre présence. Allons-y.
Elles soupirèrent avec ensemble. Je me suis demandé pourquoi les
vraies femmes, les grandes, détestent unanimement Rousseau, la seule
explication qui me vint fut que ce mec était encore plus bavard que moi…
- Souviens-toi, me dit Uñas la Mexicaine aux ongles de pied arc-en-ciel,
141
Rare ça !
358
que dans les films ceux qui parlent trop se font toujours tuer !
Je lui souris, cette Nana était devenue Dieu au Mexique142 et quelques
autres avaient même amélioré son score. Je sortis alors, avec difficulté, une
petite boîte grise de mon jean. C’était le dernier cadeau de Caryl.
- Ça fait quoi ? fit Chandro toujours fan de gadgets électroniques.
- Ça met les gens en phase. Sur une certaine fréquence. La leur et…
- Oh ? C’est tout ? firent-elles avec ensemble.
- Tout ? Vous rigolez les filles ! Ça va suffire, croyez-moi, dis-je d’une
voix plus posée. Mes énergies habituelles me revenant je marchai d’un pas
assuré vers le cafard inerte.
- Alors, éditeur ? Une petite douche de progestérone ?
Ses yeux jaunes et fendus roulèrent horriblement en tous sens.
- Des Ombres, tu as la main. Ne fais pas ça… On peut s’arranger, j’ai de
l’argent, des relations, des femmes…
- C’est bien ce que je te reproche Feughill ! Je vais te nettoyer. Pas sûr
que tu y survives.
Je reculai de trois pas et m’adressai aux sept filles en position.
- Femmes ! Je vous aime, vous le savez. Noyez ce cafard de votre
féminité, il réagira.
La douche de progestérone eut des effets inouïs. Franchement je n’ai
aucune idée de la méthode des femmes pour sortir de la progestérone. Avec
un sexe mouillé ? En transpirant ? Par le souffle ? Le toucher ? La voix, qui
sait ? Feughill se tordit comme sur un bûcher infernal. L’onde femelle le
frappa et le ballotta si fort qu’une tempête de démence l’entoura et le défit.
C’était son premier lavage. Les filles se tordaient de rire, moi, j’étais à la
limite de la compassion mais je me retins à temps. Il importait de passer
au second lavage. J’examinai avec soin la boîte de Caryl. Pas attractif,
ça ressemblait à ce fameux boîtier Marcos que j’avais reçu en rêve pour
détruire l’Amérique, dans les aventures de la Tempête. J’actionnai un
commutateur et l’équivalent d’un oscilloscope apparut dans un coin. Je
braquai l’engin sur Feughill et le haut du boîtier s’éclaira. Je le braquai
vers la foule à demi gelée, il vira au neutre. Je compris que les circuits
essayaient simplement de s’accorder avec l’éditeur et je maintins l’engin
fermement braqué sur lui. De leur côté les filles papotaient, comme si elles
n’accomplissaient que des tâches ordinaires. Finalement je les comprenais.
Poutzer143 une cuisine est moins simple que nettoyer le plus hideux
monstre de tous les temps. Une LED orange s’alluma pour indiquer que la
syntonisation était effectuée. Il ne restait qu’un interrupteur à enclencher
142Voir Mais qui s’est tapé Molly Schmoll, même auteur.
143
Poutzer : terme suisse pour nettoyer en frottant, origine allemande.
359
et la bombe compassion accomplirait son terrible travail.
- Tu y vas ? fit Oriane, on a des masses de trucs à faire !
Les sept autres renchérirent à qui mieux mieux. J’étais un gros nul, elles
se tapaient toutes les parties difficiles et je restais là à glander, infoutu de
prononcer une banale sentence de mort. De plus j’avais douté de leur appui
alors qu’elles étaient sur place avant moi. Ah les mecs ! J’ai réalisé une fois
de plus que les femmes sont beaucoup plus terribles que nous quand elles
prennent leur décision. Elles tranchent. Un amour, un budget, un désir,
une vie. Des amoureuses, des Amazones des ménagères et des Parques.
Voilà ! J’étais donc venu à ce point de mes contes où mes personnages
m’imposaient leurs décisions. Je respirai un grand coup et actionnai la
bombe.
Et là, il faut simplement que je vous raconte comment je l’ai trouvée et
quel est son effet. Dans les années soixante-dix je lisais des nouvelles de
SciFi. Je suis tombé sur un petit texte étonnant144. Un savant avait mis au
point un capteur amplificateur d’empathie. Dans le rayon d’action de son
instrument, ceux qui faisaient souffrir d’autres êtres vivants ressentaient la
douleur qu’ils infligeaient. Il l’actionne dans le Q.G d’un méchant général
qui va balancer une ogive nucléaire sur des innocents. Et la machine se
révèle capable de jugement, elles fait ressentir au méchant tout ce qui
va se produire, toute la somme de douleur et d’horreur qu’il s’apprête à
déclencher. Il rôtit, éclate et meurt, c’est bien fait. Au fil de mes aventures
dans cette semaine bien remplie j’avais réussi à transmettre cette idée à
Caryl. Vous connaissez la suite, rien n’est impossible à ce bricoleur de
génie, il avait testé son prototype sur Rabinovitch et l’avait trouvé efficace.
Mais il avait utilisé la musique de Mahler à ma suggestion. Il n’avait
matériellement pas eu le temps de l’améliorer depuis le début de notre
chasse au cafard. Ce prototype serait peut-être inopérant. Bon… j’avais
lancé toutes mes troupes dans cet hallali, il me restait à découvrir l’effet de
la bombe, accordée depuis un instant sur la fréquence de vie de Feughill.
Je ne vous raconte pas, c’est triste.
Il n’est resté de Feughill qu’une chose larmoyante et rapetissée. Les
émotions de ses victimes, les douleurs et frustrations qu’il avait causées,
ses pires actions, tout ce que je venais d’évoquer l’a brûlé vif, il s’est défait.
144
Frédéric Pohl et Michel Kornbluth 1961 mais pas sûr, j’ai potassé plus de cent
revues pour retrouver cette brève nouvelle, sans succès, je l’ai peut-être rêvée ? Peu
importe ce thème est repris dans le merveilleux Hitchiker guide to the Galaxy, ( Guide
du routard galactique) film réalisé en 2005.
360
Il était midi.
Les choses refluèrent dans le banal. Le cafard n’avait tué personne dans
cette réalité. il avait désespérément bluffé jusqu’à la fin. Je venais aussi
d’échapper à un sort peu enviable. Les filles prirent congé, chacune à sa
manière. Oriane m’adressa un petit signe systémique et se fondit dans la
foule usant de son fameux style nana, Jolene s’envola en belle Américaine
formée par un dragon, Uñas me balança son sourire de déesse mexicaine,
Arena la Noire s’en fut avec son sourire de sable, Mirabelle LaNuit se
changea en vecteur, Chandro me dédia un petit sourire discret et Josefina
un claquement de bottes très amazonique. Je suis longuement resté dans
les bras de Mélissa, je n’oubliais pas comment ensemble nous avions défié
la mort. Un petit vent d’est s’est levé, j’ai frissonné et me suis aperçu que
j’étais seul, un peu plus seul qu’au début de cette histoire.
C’est bien d’avoir des femmes. Un jour elles deviennent nos filles, nos
personnages. Je les invente, elles m’écrivent. Ou l’inverse. La première et
la dernière rencontre avec Flavienne me laissaient un petit goût de regret, je
me serais bien livré à une vaste étude comparative des vieilles et nouvelles
vaches avec elle, durant tout ce dimanche qui se pointait et promettait
d’être vide. Il me restait pourtant une chose à faire.
Tester la bombe compassion sur le monde.
361
362
Récit de Flavienne
Paris 2011, après coup
- Jacques, merci ! J’ai suivi mes aventures avec bonheur, j’attendais un
prince charmant, t’es pas trop crapaud mais un peu âgé pour moi, ça fait
rien, je suis à toi, tu peux rajouter une classe Flavienne à tes privilèges, je
suis tienne en sentiment 100%, en aventure 121% et vaginalement à 71%
trente-six fois par an, profite, les filles c’est comme les fruits de mer faut
les consommer avant que leur marée se tire, que leurs algues ne s’assèchent,
tu pourras boire mon eau, je te rendrai mille fois ce que je t’ai violé et
même la jeunesse si tu veux mais je te le conseille pas plus que ça, c’est
pas une qualité c’est rien qu’un passage, je serai quand tu voudras, où tu
voudras, toute à toi livrée à tes adorables fantasmes excepté pendant les
grandes vacances, j’en ai manqué, j’ai envie de voir ce Sud, ces maisons
blanches, ces ocres espagnols et le bleu insoutenable du ciel méditerranéen,
t’en parles tellement que j’en suis maboule, chuis qu’une fille du Nord
moi, remarque on pourrait y aller ensemble mais deux choses craignent,
tout le monde te prendrait pour mon père et d’autre part j’ai peur de
découvrir cette société que Feu Feughill Fluhmen de son prénom - a-t-on
idée de s’appeler ainsi on dirait un crachat ! - a créé avec l’aide de
l’Amérique dont tu as si justement prédit l’heure de la mort, autre chose,
tu te demandes si j’ai souffert dans cette histoire, c’était pas toujours
agréable je te le confirme mais beaucoup moins douloureux que ce que je
t’ai fait subir, j’ai été sorcière avec toi, on me programmait pour ça et tu
vas pas me croire, un jour je vais avoir envie de recommencer à démolir un
homme, c’est une primitive féminine pas suffisamment réalisée, nous les
filles on passe de tendresse à massacre avec juste un sourire je viens de le
comprendre et, franchement, quand tu décris mon destin et mon atroce
retour tu charries un brin mon beau, tu charges le tableau, je te demande un
peu ! j’ai jamais été déchirée par un éclair surgi d’un Temps torturé, je suis
revenue en douceur à la fin de ce bouquin pour que tu me réassembles, t’es
gonflé quand même de t’approprier des savoirs de sorcier yaqui mais je te
comprends, faut briller, statistiquement on m’a dit qu’faut vendre à
76’003.76 cons pour toucher un vrai lecteur, un cœur, un univers à pattes
et tu sais quoi ? des éditeurs y’en aura toujours alors fais-toi une raison, y
puent de la gueule mais tu voudrais même pas faire leur boulot vrai ? bon,
tu vas m’en vouloir mais, en tant que Jupe de cuir (où elle est passée
celle-là ?) je jouissais à mort d’un privilège, c’était de faire souffrir un
homme en tant que femme et ça c’est délicieux, t’as pu t’en faire une tite
363
idée je sais, mais exprimer le sadisme d’un mec dans un corps de fille ça
c’est géant, un beau corps que t’as habité et là encore je vais te révéler une
chose qui va te faire un gros lissepoil, quand t’as été femme tu t’es demandé
à quelle malheureuse on avait volé son corps et t’as été jusqu’à imaginer
des horreurs, je te rassure, ton corps de femme c’était le mien, Rabinovitch
m’avait dupliquée, d’ailleurs comment crois-tu que je t’aurais baisée si ce
n’était par amour pour moi, on baise bien ce qu’on connaît bien voyons, je
te dis pas à quel point j’étais bonne, moi et moi on t‘a toléré ce soir là,
merci d’avoir éliminé ce salopard, y m’faisait suer çui-là j’te dis pas, à
propos tu t’es demandé ce qu’était ce joker dont on parlait et t’es vraiment
verni parce que c’était pour moi, une fois par jour, le droit de te torturer
sexuellement sans limite mais y z’ont pas voulu, fallait te garder en bonne
santé ça m’a vraiment agacée tu peux pas savoir tant pis, je me suis souvent
demandé si tu allais vraiment gagner cette partie car je sais très bien que
nous existons dans un livre que tu écris en ce moment, à Paris petit voyou,
au Monceau qui franchement n’est plus vraiment ce qu’il n’a jamais été ou
même en Espagne, t’es tellement vicieux toi que t’es parfaitement capable
de vivre tes aventures quelque part au bord de l’Océan, je suis même sûre
que c’est du côté de Gibraltar voire de Cadiz car t’en parles tout le temps
et tu manques tellement d’imagination que tu dois chercher ta pitance dans
tout ce qui t’entoure, très bien ça, pour un écrivain, j’suis une grande
lectrice parfaitement capable de te juger mais passons, j’vais pas t’laisser
filer comme ça, ce qui compte c’est que nous sommes tous dans ton
bouquin mais toi aussi putain ! toi aussi ! et là je ne puis m’empêcher de
penser que tu prends des risques, te noyer dans la mer ou dans ta logorrhée
qui est mo-nu-men-tale, ça m’ennuierait terriblement et même vachement,
je suis ta dernière née et j’ai la ferme intention de te garder à mon usage un
rien exclusif faut t’faire une raison, Feughill, y avait que toi pour l’inventer
et l’abattre, (remarque que c’est pas encore finalisé), y avait aussi que toi
pour faire d’un minable employé des éditions Paillasson (j’ai parfaitement
reconnu ta description des éditions du Seuil) un personnage aussi important,
tu sais bien que Paris c’est comme le dollar, ça n’existe que tant qu’on y
croit, ce pauvre con en question, je me souviens de lui comme si c’était
hier, Bussy qu’y s’appelait, tu t’es engueulé avec lui parce qu’il t’a traité
de francophone de merde à égalité avec les Belges, les Québecquois et les
Africains et ça c’est trop cool, tu savais pas que les Pharisiens supportent
que les habitant de Paris qu’ils détestent d’ailleurs en bloc et de tout cœur ?
bon, t’en as fait un monstre et t’auras mis ton temps à le débusquer, j’attends
avec impatience ton finale presto con fuoco, je te file un conseil dis-lui
simplement son nom ça suffira, de plus, je sais pas bien ce que ça veut dire
364
mais il est fragile tous les 51 degrés et des poussières, je te répète ça au cas
où… ce que j’ai surtout envie de te dire c’est que tu t’es donné beaucoup
de mal pour savoir et traduire ce que pensent les femmes, mieux que Mel
Gibson c’était fastoche mais t’es allé bien plus loin, tu nous a un rien
écartelées nous les vagins à pattes, écartouillées entre un penser nana, une
vraie attitude de femme et des codes soit disant de base dont tu savais rien,
t’as inventé ça de toute pièces gros malin, d’un autre côté c’est vrai mes
sœurs t’avaient laissé de bonnes intuitions, nous les femmes, nosotras, on
est, je te le confie, en plein merdier car non seulement les mecs sont nuls
et c’est pas toi qui vas me dire le contraire on trouve ça dans tous tes
books, mais de plus nous accédons à votre mode de vie avec un super
grand risque de plantage, tu connais la question, je veux donc profiter de
ce que t’es encore en vie, des fois que sur une plage de Cadiz une grosse
lame t’emmènerait pour toujours ou même une Espagnole basanée dans
son piège à con, tu les adore je sais, les Bretonnes c’est mieux mais t’as des
oeillières connard, je profite de toi l’encore présent, pour te dire que tu
ponds le bouquin impossible car il y a moi, la vedette incontestée et unique
survivante, et aussi cette Audrey qui apparaît ici et là et avec qui tu sembles
avoir des relations un rien beaucoup profondes, je soussepecte que c’est la
femme de ta vie, la seule qui sait ? mais j’suis pas jalouse, tu ponds ce
bouquin impossible espèce d’alchimiste car il y a tes mémoires, t’arriveras
jamais au bout t’as écrit dix-sept bouquins, pondu des masses de symphonies
et vécu six vies sans reprendre ton souffle et là je te dis que je compatis,
j’t’ai suivi et j’ai compris que t’avais matière à remplir cent livre après
çui-là avec tout ce que tu as à décrire - merci beaucoup de t’être abstenu,
vraiment merci mille fois ! - tu ponds là ton bouquin impossible car tu te
mesures à ce Stendhal qui déconnait avec charme, qui n’est plus de ce
temps, mais qui parlait de l’amour comme un Français au final, rien de
plus, du bavardage passionné, des petites intrigues et des psychologie
amoureuse top banales et compliquées, savait pas s’y prendre avec nous ce
mec, papoter sur les femmes compliquées, jalouses et orgueilleuses tout le
monde il en a fait de même, je sais, je sais que tu t’es extasié devant l’idée
des générateurs primaires et des étages de transformation secondaires, ça
c’est bien du Des Ombres, je te reconnais Jack l’Estripador mais revenons
à ma Jupe de cuir où pour le moment à son contenu, je suis là, présente, à
ta disposition non seulement pour que tu me baises ou lèches la bride de
ma sandale - fétichistes bienvenus ! - je suis là pour t’apporter une très
bonne nouvelle, personne ne te comprendra avant l’an trois mille et là tu
rejoins ce Grenoblois de mes pommes (j’en ai quatre, choisis) car il a dit
exactement la même chose, alors voilà, tu avais offert a Rabinocon une
365
tirade franco mexicaine démente et moi je m’en paie une à tes dépens, avec
une foule de choses, je, la foule femelle, te foule me défoule et reste
toujours tienne, ta femme objet et si tu le veux ta chienne (mais t’as mieux
à ce niveau) tu peux me ligoter tout de suite, bien serré sois gentil, si ça te
plaît toujours mais tu vas me faire quoi ? ne me rends pas folle de désir ou
faisons l’inverse je t’annule, je te jette en prison de fille et t’oublie, je joue
les DS qui passent, je fais ma grande inaccessible, tu aimes les deux
situations et leurs avantages, moi je crois que c’est mieux d’avoir une
dominatrice domptée qu’une esclave dictatoriale, tu pourras même me
sortir le soir chez Temporel quand tu veux pour faire chier tes copains, je
porterai avec joie les trucs qui les tuent, l’en mouille d’avance car je sais
que c’était ton jeu préféré, souviens toi des deux grandes Suédoises,
1m80cm, que tu trimbalais en été à Genève, t’y touchais même pas car t’es
porté sur les peaux de type 3 ou 4 minimum, mélanine s’entend, mais tu te
faisais accompagner par ces longues créatures bonne race, avec tous ces
atours que tu décris à longueur de clavier - merde ! qu’est-ce que tu nous
flatte toi ! la race des femmes va te filer un doctorat honoris coda - t’as
exhibé des filles à mourir rien que pour répondre à un de tes code, un que
t’as somptueusement oublié dans ta recherche de primitives mâles, le
besoin de parader devant les autres reproducteurs et de les faire chier,
j’aime, c’est trop top ! et voilà que j’en viens à l’objet de cette nana
digression, je te quitte, je m’en vais, je me barre, tu m’as créée et j’ai envie
de voir le monde, c’est normal j’ai joué mon rôle faut que je rentre à la
maison raison, je suis tienne chaque fois que tu me voudras en songe ou en
réel, je te préviens je coûte cher, je suis une fille d’aujourd’hui, je me tire
parce que j’ai besoin de voir du pays terrestre et masculin en particulier,
j’ai comme toutes les filles des dégâts à causer, ça va chier et le vent va
souffler je te dis pas, ça t’fait quel effet de m’avoir sorti du rien ? allez mon
Dieu créateur Tchao, Ciao, Hasta luego, Aouff wiedersehen et Merde et
Salut ! Ta : Flavienne, la petite conne bretonne qui détonne et court s’acheter
une jupe de cuir pour voir si des fois ça fonctionne aussi sur les mecs, pas
seulement sur les poètes.
PS : Je te quitte mon créateur mais pas pour longtemps car au prochain
problème et au dernier bouquin on reviendra toutes pour te voir et t’aimer,
nous à qui tu as donné la vie, comme pour Woody Allen quand, tout seul, il
se retrouve sur scène avec rien que ses personnages venus l’accueillir mais
c’est tellement beaucoup !
PPSS : Je t’aime ! Avant… savais pas.
366
La bombe compassion
Le test compassion dépassa l’imaginable, la poésie dantesque ou de
banlieue, les plus affreuses prédictions des sectes du Vatican à Mormonland
et même mes mots, mes chers mots tellement universels. Ce fut comme
si un imbécile - ce qui fait peu défaut - doublé d’un Saint pervers avait
ouvert ces boîtes de pandore que sont les gazettes et les chiffons de papiers
et d’électrons connus sous le nom de médias, ce fut horrible, décoiffant,
indicible, une bonne et bouillante confiture d’apocalypse qui défit une
trame humaine très infectée, qui balaya cette lèpre grise qui se nomme à
tort humanité et rendit la parole à quelques poètes, des hommes féminins
qui avaient vu juste mais que l’on avait prudemment muselé dans des
collections de luxe et des salons littéraires pour demeurés. La grande
silhouette de Bachar el Hassad se promena une éternité dans un ville en
flammes, désarticulée, heurtée par les tirs de snipers ricaneurs
367
368
Audrey et les collines de l’aube
Paris 2011, Samedi soir
C’était ma seconde nuit de samedi chez Monceau. En arrivant j’ai
regardé toutes les superbes hypothèses qui hantaient le lobby. Et j’ai éclaté
de rire. J’avais depuis longtemps les moyens de les faire entrer dans ma vie.
Mais pas le désir. Pour quoi faire en fait ? J’avais soif d’une présence, d’un
contact. J’ai appelé Audrey. Je n’étais même pas fatigué. Les surhommes
dans mon genre ne le sont jamais (d’une part) et tout ça ne s’était déroulé
que dans mon imaginaire (d’autre part). Et pourtant… Je me suis demandé
quel sens avaient ces aventures échevelées ? C’était simple, je venais de
sortir d’une grande boucle temporelle, celle de mon deuil. Comment vous
le dire ? A Tijuana, quand j’ai perdu Profondeur, je suis mort avec elle. Je
sais, ça m’était déjà arrivé. A Téhéran par exemple, souvenez-vous. Mais
cette aube-là, au Mexique, je suis vraiment mort. Je suis parti avec elle, en
direction du jour naissant, de la mer, des collines de l’aube, ailleurs. Un
autre s’est levé et a fait le boulot. Etre un homme c’est essentiellement ça.
Assurer la protection de sa famille, du clan, des enfants à qui on redoute
terriblement de révéler la vérité. Etre un homme c’est assumer ce choix
impensable : on peut rencontrer la femme de sa vie. Et on peut la perdre. Il
existe sur ce thème un beau film cruel, la Cité des anges. C’est une fiction
mais son thème n’est autre que ce choix insoutenable. Un ange rencontre
la beauté sous forme humaine et accepte de renoncer à ses privilèges pour
vivre avec elle. Ils ne se connaîtront qu’une nuit, le lendemain elle meurt
dans un accident. Le trait est exagéré. Notre machine à lire le monde a
existé près d’un quart de siècle, elle ne s’est jamais fatiguée. Après, le
temps s’élargit étrangement, j’aim réaliséqu’un grand deuil se faisait en
dix ans, en vingt ans, jamais peut-être. Etre un héros c’est être seul. C’est
n’avoir rien et surtout personne à perdre. Rencontrer l’autre c’est accepter
de pouvoir le perdre, la perdre. Je me suis senti furieusement libre. J’allais
pouvoir arrêter d’écrire mes livres. Ou en créer d’autres, dans une veine
nouvelle.
Sur quoi Audrey est arrivée. Je l’aime celle-là. Elle me donne toujours
envie de faire le point d’un monde dévaloir, glissant, de ce fleuve parfois
boueux dont d’éphémères vortex sont sublimes de beauté. Faire le point ?
Quelle sottise! Comment parler avec immobilité de ce qui s’écoule ?
La musique peut le faire, les écrivains beaucoup moins. Elle est arrivée
discrète, belle et souriante.
- Je suis passé voir Feughill… a-t-elle lâché avec un sourire en coin.
369
Je me demandais en effet qui était Feughill, où était Feughill et quand
Feughill. L’avais-je tué, mes femmes l’avaient-elles calciné àla douche de
progestérone ? Je ne savais strictement plus ce qui s’était passé dans ce
monde et dans mon imaginaire. Où résidait la différence d’ailleurs ?
- J’ai vu, me dit-elle, un vieux monsieurs assez gris, assez désabusé.
- L’argent ne le fait plus vivre ?
- Pas vraiment. Tu l’as secoué. J’ai lu ce que tu viens d’écrire, vous vous
êtes livrés à un duel mental.
- Plus qu’un éditeur c’est un symbole, grommelai-je. J’ai le sentiment
qu’il est l’expression d’un monde en voie de disparition.
- Jacques, c’est de ça que j’ai envie de parler avec toi.
Je n’étais pas certain de le vouloir. D’un autre côté elle me donnait
envie de faire le point, je viens de le dire. Ma vie avait été une partition,
puis un livre qui se récrivait. Fallait-il vraiment risquer le point final ?
Comme toutes elle lisait très bien dans mes pensées, je dois être une espèce
d’antenne, Audrey était sur la fréquence. Je décidai de commencer par
quelque chose de fort.
- A Domaso, ce n’était pas toi. J’ai revu Profondeur.
- Je n’étais qu’un rite de passage, dit-elle avec une grande douceur.
- C’était beau, la machine à lire le monde fonctionnait, je n’avais aucun
désir de revenir,
- Je le comprends et pourtant, quelque chose me dit que tu n’as pas
terminé ton travail.
Je suis resté pensif. J’avais ce sentiment, d’un autre côté mes anciennes
priorités s’étaient estompées, ces conquêtes, ces combats, ces passions
n’avaient plus grande urgence. Et celles du monde des hommes encore
moins.h
370
Au-delà de l’Amour
Paris 2011, dimanche soir
La femme privée de son assiette humaine, la légende le veut
ainsi, par l’impatience et la jalousie de l’homme. Cette assiette,
seule une longue méditation de l’homme sur son erreur, une
longue pénitence proportionnée au malheur qui en résulta, peut
la lui rendre. (André Breton, Arcane 17)
De l’Amour !
Nous y voilà ! Ne prenez pas garde à ce qui suit. Ignorez-le, vous serez
sages. Après tout vous avez déjà triomphé de Flavienne avec moi et vers
la fin vous lui avez peut-être même cédé, vicieux comme je vous connais.
Vous sortez d’un polar qui mêle fiction et sexe, avec un peu de feeling vous
vous serez divertis et, habile conseil, la vente des jupes de cuir va exploser
à la parution de cet ouvrage. Investissez! J’ai obligé mon imprimeur à
baiser145 ses prix pour que ces ultimes pages ne vous coûtent rien. Vous voici
prévenus. Selon que vous soyez détenteur des mêmes bibliothèques que
moi, connoisseurs ès femmes et portés ou non à une réflexion spéculative,
vous serez ravis, frustrés ou indifférents.
77777
Ce livre est fini et ce qui suit n’en est que l’essentiel. Une sorte
d’Annexe. Vous n’y trouverez aucunes certitudes hormis les miennes,
vous y reconnaîtrez mon amour des femmes, ma détestation du système de
l’Amérique fabricante de fausses femmes et, seule chose un peu nouvelle,
l’effort de définir au niveau du couple humain des structures de base que
je nomme primitives, identifiables et destinées à se combiner entre elles
et, par la suite, avec ces superstructures que nous sommes convenus de
nommer culture. Vaste projet ! J’aurais tout aussi bien pu, dans les registres
de l’impossible, tenter de rédiger une définition exhaustive des cons, au
sens roturier du terme .
En vérité, il y a très longtemps que je voulais écrire ces pages et je les
ai rédigées plus d’une fois mais sans les publier. Je le fais ici, certain de
n’en être jamais satisfait. Je pense à ces gens qui se donnent le titre de
romanciers et de philosophes. Il en est bien peu qui méritent notre intérêt.
Dans leur soif de reconnaissance ils ne songent qu’à imprimer alors qu’il
faut exprimer. C’est mon moteur, j’exprime les choses, gens, amis, âmes,
courants et flux de toute sorte qui m’ont traversé. Si je le fais bien tout cela
va s’imprimer… en vous! En faire du papier est chose secondaire. Dans le
145
Au propre
371
premier chapitre intitulé De l’Amour j’ai distingué trois états simples de
l’amour du matin, de celui qui commence.
Passé ces primitives et leurs combinaisons qui nous définissent, à
partir d’une complémentarité suffisante, une relation de couple réussie va
dépendre de la culture qui domine, du mode de vie. C’est très préoccupant
car la culture dominante actuelle est celle de l’argent et elle ne vise qu’à
faire main basse sur le sentiment amoureux. Le sexe se vend bien, du moins
l’image que l’on en donne. On doit considérer les personnages douteux du
genre Lagerfeld comme des criminels de guerre détournant les énergies de
l’amour à leur profit, imposant leurs ridicules et monstrueux critères. Par
exemple une tendance évidente à la pédophilie, l’âge des sex-symbol en
baisse continue, on vend de la jeunesse et on passe sous la barre admise
des dix-huit ans, même si dans divers pays elle est ramenée à quatorze ans.
La fille remplace la femme. Les évangiles des filles actuelles se nomment
Glamour, Elle, Vogue, Cosmo, Runway et toutes ces publications dont le
but avoué est de formater la fille et la femme pour faire de l’argent. Je me
suis amusé à en parcourir une dizaines et j’en suis sorti avec un mélange
d’amusement et de nausée. Sur le plan graphique c’est du beau travail. Sur
le plan moral ce n’est pas pire que les grands commerces actuels. Sur le
plan sémiotique c’est grave à deux niveaux. L’un étant la mise en esclavage
des jeunes nymphes, une forme légale de la traite des adolescentes. J’ai
relevé que, dans un magazine d’environ trois-cent pages, on trouve en
ordre de grandeur mille cinq-cent images de filles, toutes étant réduites à
dix ou vingt attitudes et expressions prédéfinies, obligées d’être grandes
et squelettiques, en un mot d’imposer une image de ce que la femme doit
être. On nous dit aujourd’hui, somme toute, ce qu’il faut manger, lire, voir
et désirer. J’ai si souvent comparés ces manipulateurs à des nazis que je ne
vais pas insister sur ce point, toute l’Amérique est naziedans sa recherche
criminelle de la jeunesse et d’une beauté inaltérable qui peut s’acheter. Le
film The Island en parle très bien. Le problème est que dans cette guerre
économique du sexe les femmes sont trop vulnérables, trop prêtes à se
soumettre à des dictats eugéniques. La perversité des marchés est de les
convaincre qu’elles peuvent séduire plus et rester jeunes en se soumettant à
leurs critères. J’ai vécu le fait qu’une superbe fille de vingt ans peut perdre
la beauté du diable et devenir encore plus belle et désirable à quarante, tout
dépend de son degré de liberté et de révélation. Les stratèges mercantiles ne
sont pas idiots, ils exploitent efficacement diverses primitives, la dispersion
et la polygamie, la femme inaccessible et la déesse, le fétichisme porté à
son paroxysme, le clan et la meute. Doit-on s’en plaindre ? Je ne trancherai
pas, on doit s’en défendre. Personnellement, dans mon ouvrage La Déesse
372
de Grattavache, je les retire, délicieux euphémisme hollywoodien mis pour
supprimer, effacer. Face à cette exploitation de la femme je ne m’encombre
d’aucune règle morale ou sociale, ils ont de la chance, ce ne sont que des
mots. Dans le pire de leurs agissements il y a la transformation des jeunes
nymphes en prédatrices commerciales, l’imposition d’une conscience
formatée, d’une idée de leur valeur non pas pour l’homme mais bien
contre la gent masculine. Le système actuel ne conduit qu’à la guerre des
sexes, son unique évidence est une totale absence d’amour. De l’amour ?
Pourquoi faire ?
J’étais, en abordant ce sujet, je l’avoue, assez découragé. Ce monde ne
me livrait que des obscénités, des visions de guerres, la mondialisation de
la haine, de la violence et de la cupidité. Tout, strictement tout était récupéré
par un système effroyable conçu par l’esprit masculin. Dans cet univers de
cupidité ce qui pouvait advenir aux hommes et aux femmes n’était que
pauvreté, une vie sinistre, sombre, promise à un échec traumatisant et à
de sordides comédies dans ces enclos de guignols que sont les tribunaux.
L’Amérique, qui a sur le terrain perdu toutes ses guerres militaires et
monétaires avait, somme toute, gagné celle de la culture ou, pour nous
autres Européens, de l’inculture. Ça n’était pas neuf, ça faisait longtemps
que je le disais, c’était la première fois que je l’écrivais.
Ma connaissance du monde ne tenait qu’à trois canaux. Mon expérience
de vie qui était riche en soi mais limitée à ma seule personne, peu de chose,
rien. Mon Umwelt, l’univers que je percevais, des amis et des ennemis,
des messages dans le monde, ce que je pouvais atteindre d’une manière ou
d’une autre, peu de chose aussi. Et… les médias.
Je me pensais intelligent, je ne l’étais point tant que ça. Les médias sont
devenus un pouvoir pervers, vendu à la finance dont, pour reprendre et
moduler une célèbre citation, la sottise est partout et le centre de décision
nulle part. Ils sont, comme les banquiers, omniprésents et irresponsables
au vrai sens du terme, ils n’assument aucune responsabilité de leurs actes
en exerçant leur pitoyable mission d’information. Devant eux, je n’étais
pas souvent meilleur lecteur que le pire des illettrés. Tout occupés à nous
manipuler ils laissaient parfois passer des moments de vérité.
Scannant au hasard, je tombai sur la messe en si mineur de Bach et me
laissai emporter par son grand souffle. Le chef qui avait la mollesse des
chefs de chœur ne retint pas mon attention. Ce qui me frappa, ce fut un
plan de trois femmes, dans les altos, je voyais de près leur expression. À les
voir emportées dans cette musique sublime, à voir leur participation, leur
intensité, leur vérité je réalisai à quel point je ne jugeais que des aspects
insignifiants du monde. Ces femmes étaient belles, rayonnantes et réelles,
373
elles ne pouvaient pas appartenir à cette sous-race qui est actuellement
en production. La musique les rendait belles. J’en parlai à mes amis, on
m’objecta que la musique les avait très provisoirement transfigurées et
qu’elles retomberaient comme les autres dans la haine du masculin, un
féminisme enragé qui avait perdu ses repères, une avidité d’argent sans
limite et une quête de pouvoir. Je n’en crus pas un mot. Je venais de
voir trois femmes réelles. Aussi sot que cela puisse paraître à des esprits
français146, je me sentis libéré de ce souffle détestable qui s’était levé
autour de l’affaire DSK. Le mal américain était virulent dans nos contrées
mais nous avions des femmes anciennes et vraies, dont l’ambition de vie,
malgré des millénaires d’oppression patriarcale, n’était ni la haine ni la
cupidité. Il fallait les connaître, il fallait surtout les reconnaître. J’étais à la
recherche des valeurs féminines, de celles que je savais vraies, naturelles,
nécessaires. Il fallait également mieux comprendre et accepter nos codes
masculins.
En réfléchissant aux aspects du masculin je ressentais que tout
commençait avec la faiblesse, la peur et une cruauté sans limites. L’homme,
ce singe nu, était dans son milieu non seulement le plus faible mais le
moins doué par la nature en défense, en armes et surtout en interfaces.
Avoir la vision d’un aigle, l’agilité d’un félin. Être un requin, quel rêve !
Si un homme disposait d’interfaces analogues à ceux d’un requin il
verrait et cracherait du Rimbaud à l’état naturel. Nous sommes en vérité
si faibles, si peu adaptés que nous demeurons tous en cet état de conflit et
de rut perpétuel qui traduit notre crainte fondamentale de ne pas survivre.
L’homme c’est la peur. Il évoluera donc vers une double industrie,
celle des religions et celle de l’armement. Il construira les armes que la
nature ne lui a pas données. Cette réflexion est connue. Ma différence ne
réside que dans l’espoir d’isoler des primitives masculines et féminines
avant d’aborder le monde de la culture, pour élaborer sinon une théorie
cohérente - le monde de l’humain est trop chaotique pour autoriser cet
espoir - éventuellement un simulateur, une soft machine qui permettrait de
reproduire des comportements et de relire le monde.
J’ai défini le bruit chez l’homme en tant que parcours erratique du
chasseur, du projet à très court terme, de la pression de reproduction
qui l’assourdit, et bien sûr, de la peur et de la violence. Il est impossible
d’imaginer un homme en état de tranquillité comme un animal peut le
connaître. Il y a chez lui cette angoisse de base qui agit à la manière d’un
feu modéré et le conserve en état d’ébullition permanente. À quoi s’ajoute
son néocortex, soit la conscience de la mort.
146
Je ne fais que citer l’opinion de Stendahl sur la crainte française du ridicule.
374
Sur le plan de l’Amour il ne connaît que la reproduction. Il en découle
que quand, face à un autre mâle, vieillissant ou atteint dans ses énergies
génésiques, il perd son état de rut permanent et il meurt. Il meurt
intérieurement, la vie n’est plus importante. Notre société moderne est
constituée dans une large mesure de morts vivants, des zombies dont le
désir de reproduction s’est éteint. Naturellement l’homme va chercher à
stabiliser et conserver son pouvoir génésique, à le contrôler et à le rendre
permanent. Pour lui l’immortalité se résume la faculté de bander et
d’éjaculer. On doit le défendre. Aucune femme et surtout celles qui sous
couvert de féminisme attaquent violemment la gent masculine, aucune
femme n’a conscience de ce drame masculin qui est la perte de l’énergie
vitale, la fin de sa destination. À un moment de leur vie tous les hommes
connaissent une première mort. Qu’on la nomme andropause, impuissance
ou cycle vital ne change rien, c’est un moment terrible auquel aucun
d’entre eux n’échappe. Leur désir dans le meilleur des cas se réfugie dans
des images, et au pire dans le pouvoir de l’argent à qui tout se résume. De
ce point de vue le masculin mérite une compréhension dont il ne bénéficie
jamais. Que l’on se nomme Stendahl, Sollers, Des Ombres ou “Toi” nous ne
parlons pas de choses dissemblables. Nous parlons comme des hommes. Il
est vrai que peu d’hommes parlent comme des hommes et c’est pourquoi,
quand leurs pouvoirs s’éteignent, ils sont mal armés pour affronter leur
néant intérieur, cette nuit qui se lève. Devant les femmes nous, habitants
du temps, n’existons pas ou de manière éphémère devant ces locataires de
l’espace. D’où cette manie que nous avons tous de performer, collectionner,
nous vanter et donjuaner. Tout est très simple. Extrait du code civil des
relations humaines sexuées : Tu bandes ou t’es mort.
vieilles et nouvelles vaches
Nietzsche stendhal les mal baisés
rapport etre génie et frustration
Le mariage comme mort à l’essai.
Placer de Rougemont et Yves BOnnefoi et Butor
Des mythes multiples attestent de ce désespoir. L’un des plus connus
est celui de Faustus. La littérature et la poésie résonnent de Lolitas, de
Femmes et le Pantin, de Roses mystiques et de Fontaines de Jouvence.
Il est mal compris que l’eau du vagin d’une fille très jeune possède le
375
pouvoir de relancer le moteur fatigué ou éteint du mâle. Il s’agit d’un
message chimique, de codes sur lesquels nous ne pouvons intervenir et
c’est mieux ainsi. La revitalisation du vieux mâle par la jeunesse est vieille
comme le monde et trouve certainement sa correspondance dans le monde
animal. Je ne porte aucun jugement moral sur cette relation, je dis qu’elle
est fréquente et le plus souvent mal vécue. L’homme âgé tente de profiter
de sa jeune compagne sans aucun respect et d’en abuser. Autre injustice,
la fille jeune, que j’appelle souvent la fille centrale, ne connaît pas ses
pouvoirs. Elle est exploitée dans la grande majorité des cas. Comment le
vieux chasseur peut-il la séduire ? Par sa culture dans le meilleur des cas, par
l’argent dans le plus mauvais. Il arrive toutefois qu’une jeune fille tombe
réellement amoureuse d’un homme trop âgé pour elle. C’est le moment de
citer Stendhal : « L’imagination d’une jeune fille n’étant glacée par aucune
expérience désagréable, et le feu de la première jeunesse se trouvant dans
toute sa force, il est possible qu’à propos d’un homme quelconque elle se
crée une image ravissante. Toutes les fois qu’elle rencontrera son amant,
elle jouira, non de ce qu’il est en effet, mais de cette image délicieuse
qu’elle se sera créée.”
Ce qui nous conduit une fois encore à tenter de définir le féminin. Selon
Stendahl toujours, “un homme ne peut presque rien de dire de sensé sur ce
qui se passe au fond du cœur d’une femme tendre”. Rien de très nouveau,
cet auteur se cantonne dans les aspects culturels du second niveau de
la relation amoureuse. Je suis pour l’heure plus passionné à définir des
primitives. Par quoi la fille centrale est-elle attirée ? Et quel est son destin ?
77777 Là où l’homme brille par sa dispersion et son comportement
erratique la femme possède plus de stabilité. Son rôle est autre. Je disais
dans l’Op 3 que l’homme errait dans les corridors du Temps et la Femme
dans les domaines de l’espace. C’est une intuition. Autorisons-nous à
redéfinir ce mot : somme et solution, dans un temps quasi nul, d’un nombre
immense de données. Mise en résonance quasi instantanée de millions de
bibliothèques, estimation et corrélation de savoirs, sons, couleurs, parfums
et concepts. L’intuition est un éclair de savoir, une foudre de corrélation.
On parle beaucoup d’intuition féminine, il existe éventuellement une autre
primitive à ce niveau : l’homme de guerre aurait besoin d’être plus obtus
pour arriver à ses fins.
Chez la femme, le fait de porter la vie en soi, de la protéger dans
des débuts bien fragiles ne peut être que constitutif d’une ou plusieurs
primitives féminines. il s’agira de lois de protection, d’organisation du
territoire et très certainement de partage des émotions et des peurs, c’està-dire de compassion. Je ne m’aventurerais pas trop sur ce terrain car la
376
compassion ne me semble pas être une primitive, c’est déjà une culture.
On trouve aussi le désir de plaire, indispensable à la reproduction et qui
sera la primitive la plus exploitée par le système qui se met en place,
paradoxalement la plus aliénante pour le couple humain. Les femmes
exercent entre elles une rivalité sauvage peut-être plus brutale que celle des
hommes. C’est parfaitement compréhensible. Elles se savent détentrices
d’un temple unique. Il doit être visité. Pas par n’importe quel croyant.
Les femmes exercent constamment des critères de sélection d’une grande
cruauté et en ce domaine elles sont pires que les hommes qui paraissent
préférer la quantité à la qualité des fécondations. Indéniablement la femme
recherche la qualité, le bon sperme. Mais, dans le monde culturel qui va
suivre, elles vont mêler qualité de reproduction à protection du nid, en
d’autres termes, dans ce monde moderne, elles vont se mettre à chasser
l’homme nanti. Nous avions supposé qu’il y a dans les codes femelles
de base un principe de parcimonie ou d’économie venant s’ajouter à
celui de stabilité. Un autre aspect du féminin est la maturation rapide.
La nature est simultanément généreuse et injuste avec les femmes.
Généreuse en ce sens qu’elles parviennent à un état de maturité physique
et psychologique plus vite que les hommes. Cette générosité est accordée
par la nature à fin de reproduction. Si les lignes de code qui leur ordonnent
de se reproduire ne sont pas exécutées “dans les temps” les femmes sont
frappées d’intranquilité. Une horloge se met en route, il s’agit d’un compte
à rebours leur indiquant le temps qui reste pour accomplir leur fonction.
Les hommes ne vivent rien d’équivalent, l’heure programmée de leur mort
de reproducteurs varie entre 60 et 80 ans. Les femmes ne comptent pas
plus de mois de fécondité que le nombre de leurs œufs. Elles mûrissent et
vieillissent plus vite que les mâles. C’est une inégalité et une répartition
différente des forces génésiques. Dès que nous passons du côté de culture
nous constatons aujourd’hui que l’imagerie déferlante actuelle de la
reproduction est basée sur des filles entre quatorze et dix-huit ans. C’est
détestable mais, statistiquement, ça fonctionne sur les deux sexes. Gardons
à l’esprit que nous avons simplement tenté de décrire quelques primitives
féminines et masculines au niveau de nature.
On peut esquisser une table de ces primitives dont chacune serait une
qualité, une manière d’être du féminin et du masculin.
Le catalogue raisonné des désirs masculins est largement plus écrit que
celui des femmes. Il est actuellement en développement.
Primitives : sous désir
besoin de satisfaire (son)
besoin d’éveiller (le)
377
temps bref
erratique
temps large
planifié
378
Primitives
MasculinFéminin
Sexualité
Besoins sexuels élevés
Besoins sexuels faibles
Polygame
Monogame ?
QuantitatifQualitatif
DispersionConcentration
Gaspillage, proies faciles
Principe de parcimonie
Une fécondation (part)
Plusieurs fécondations (part)
Fonctionne avec des images
Fonctionne avec des et des signessensations
Fétichisme
Exhibitionnisme
Matière de base (xx)
Matière dérivée (xy)
DiscontinuContinu
Angulaire, excluant
Courbe, intégré
Psychisme
Temps hétérogène et bref
Temps large
Cerveau droitCerveau gauche
Bruit élevéBruit faible
apériodiquepériodique
/ Épaisseur du présent faible
épaisseur de présent
anticipation, spéculation
moyenne /
Originalité
stabilité
ExclureInclure
TuerProtéger la vie
Esprit de la guerre
Esprit de groupe
GénieIntelligence intuitive
Réaction à une agression, un choc, un affrontement
MeuteClan
Violence affrontement
négociation, ruse, évitements
Angulaire, Frontale, dure, brisure
Ronde, flux, liquide, submerger
Approche directe
Prendre, encercler
Volonté, jugementIntuition
AmitiéCompassion
Force
Endurance
Fureur, colère
Courage
Religion mysticisme
Matérialisme adaptation
Réagit à des signes
Produit des signes
Usage de la force
Usage des signes
peur de la mort combattue par
379
religions et pouvoir
soit guerre, génie, mysticisme
enfantement
soit harmonie périodicité
Ces hypothèses vous parlent ou pas. Vouloir les étayer relèverait de
l’absurde. Elles sont un condensé de ce que je connais. Je parlais à l’instant
de Bryce 3D. Ce programme crée des paysages ou des objets, voir des
personnages à partir de primitives. C’est lui qui m’a suggéré cette analyse
de Stendahl à partir de primitives ou structures et formes élémentaires.
Tout en écrivant ce livre je me suis amusé à écrire à mon usage personnel
un Biolab divisé en 1) Génération de populations et 2) Construction psycho
/ animique.
Dans le premier volet j’utilise huit moteurs aléatoires et une population
à définir en nombre d’individus, une boucle de mille, cent mille, ce que
l’on voudra. Ces huit moteurs sont les suivants.
Pression de reproduction (Vitalité)
Primitives (Complexité)
Féminin
(>masculin)
Masculin(>féminin)
Optique (Paramètre qui mène vers le second étage)
Pressions externes (Environnement)
Bruit(Dispersion, folie, maladie
originalité)
Culture
(Oppression, protection)
Ce premier étage génère des populations variées et définies par quelques
algorithmes. Par exemple un homme de très faible vitalité, d’un bruit
interne élevé et soumis à de fortes pressions de l’environnement et de la
culture n’a pas grande chance de survivre. On peut aussi décrire un macho
par un paramètre masculin >x, une très forte vitalité, une culture faible et
pas de bruit ou encore une amazone, ou un génie, etc.
Dans le second étage j’ai repris les idées de Bryce qui sont des notions
d’éclairage, de rendu (ray tracing) en leur donnant les huit fonctions
suivantes :
Transparence
(Se laisse voir, évidence, absorption)
Réflexion
(Se dissimule, éblouissant, projection, absorbe)
Relief(Caractère, prédictible)
Diffuse(Communication)
Ambiant(Absorption, mémoire)
380
Bruit(Comme dans étage 1)
Textures(Caractéristiques héréditaires, raciales)
Fréquence
(Puissance animique, esprit)
Étages dans lesquels je définis des règles purement intuitives. Ce
programme n’apporte pas de réponse au sujet traité ici, il stimule mon
imagination. Si j’avais le temps et le talent d’aller jusqu’au bout il serait
très intéressant. J’ai beaucoup rêvé, à la fin des années quatre-vingt, à
la création d’un software du type “créez votre fille idéale” (je ne dis pas
garçon car les filles sont plus terre à terre et ne s’adonnent pas à la recherche
d’images et de signes, comme nous le faisons) et, dès que les ordinateurs
permirent ce genre de recherche cette idée devint très populaire, on a vite
débouché sur un monde fait d’Avatars. Toutefois les critères pris en compte
dans les innombrables programmes qui se revendiquaient de cette quête
de l’enveloppe féminine parfaite étaient trop superficiels, trop convenus
et surtout trop formatés. Nous vivons dans un creuset où tout le monde
influence tout le monde, où il n’existe plus d’autre principe directeur que
celui de plaire et de vendre. J’ai mis la main sur diverses descriptions
concordantes de la fille idéale. Elle a un visage triangulaire, les pommettes
larges, les yeux très écartés et placés dans le haut du visage, le nez plutôt
petit, les sourcils très fournis, le menton petit et bien dessiné et un sourire
qui va occuper la moitié du visage. Cette géométrie de la beauté n’est que
le portrait d’une mère idéale et d’une femme saine147. Il existe un marché de
désir et de manipulation pour toute superbe jeune femme, poitrine haute et
large, ventre et croupe ferme, longues jambes fuselées. À partir des années
quatre-vingt, c’est un “Comment elle est” qui envahit l’espace global de
la diffusion. “Qui elle est”, par contre, est ignoré et conduit aux situations
actuelles de l’affrontement dans les couples.
Pour en revenir à mon idée de primitives - je rappelle ici que cette idée
m’est venue en lisant Stendahl - celles-ci une fois exprimées, on verra
que toute recherche subséquente passera par le monde de culture ou, plus
justement, dans l’univers mixte de nature et culture dont les frontières
sont floues. Personne ne sait quand culture devient une influence égale ou
même supérieure à nature. Selon l’embryogenèse nous sommes tous des
femelles pour quelques semaines, avant l’apparition du chromosome Y.
Bien qu’on nous dise indifférenciés il ne fait aucun doute à mes yeux que
le féminin est la nature de base, la pâte, le substratum. Nous avons cette
147
Lire à ce propos l’excellent Livre des sens de Diane Ackerman.
381
tâche, nous autres les hommes, de nous différencier, de nous affirmer, de
jouer notre rôle de disséminateurs. Il y a sur ce thème les grands ouvrages
que chacun connaît. Stendahl toujours, souligne les méfaits de la culture
sur les femmes. “Pour trouver l’amour à Paris, il faut descendre jusqu’aux
classes dans lesquelles l’absence de l’éducation et de la vanité et la lutte
avec les vrais besoins ont laissé le plus d’énergie”. Fabuleux. Il décrit avec
passablement d’avance le massacre de l’amour par le monde des banquiers.
Seuls des gens simples, préservés d’une culture de système, peuvent
donner de l’amour. C’est un grand passionné et un grand pessimiste, il
a ce mot très romantique : “L’amour est une fleur délicieuse, mais il faut
avoir le courage d’aller le cueillir sur les bords d’un précipice affreux”.
Le trait me fait penser à Alfred Cortot, un pianiste de génie, décrivant
un nocturne de Chopin “un rossignol qui chante au bord d’un abîme”.
Bien évidemment j’adore ces états d’émotion, je les connais, pourtant je
préfère rester dans une analyse plus calme. Pour le moment. Les langues
anciennes connaissaient le singulier, le pluriel et le duel. Cet usage s’est
perdu, note Odon Vallet,
Pour en apprendre un peu plus sur le duel femme homme je conseille la
recherche des phénomènes asymétriques.
Par exemple celui de la parure. Dans le monde animal c’est généralement
le mâle qui se voit doté par la nature de la beauté et des signes de la séduction.
Le lion, le paon en sont des exemples populaires. Pourquoi donc, dans
l’espèce humaine ce jeu de signes est-il inversé ? Les femmes utilisent
quotidiennement des signes pour se mettre en valeur. Dans le monde
contemporain l’usage du signe de désir est parvenu à un extrême voire à
une dictature, les femmes n’ont plus grand-chose à cacher ou à suggérer.
Le désir est généralement codé comme ∂= Sr/Sc148. A quoi il convient
d’ajouter des paramètres complexes tels que connotation, interdits, etc. Ce
monde est conçu pour le plus grand bonheur des fétichistes (il fallait bien
trouver un nom pour décrire la science des signes de séduction !) et surtout
des marchands qui n’hésitent pas à violer des tabous tels que la pédophilie,
les filles, dès quatorze ans, sont programmées à se vêtir comme si le port
de jupes courtes, de talons, de coiffures parfaites, de seins soulignés et
offerts, de sandales etc. était pour elles une condition obligatoire de survie.
Nous vivons dans une société où l’on fabrique des idoles.
Je ne critique pas l’usage du fétiche, du signe, le besoin des femmes de
se rendre attirantes, j’en profite au quotidien. Nous fonctionnons avec des
148
Dans lequel Sr représente la surface réelle du corps et Sc la surface restant
cachée.
382
images et nous en sommes saturés. User de signes pour capturer l’énergie
mâle est-il une primitive ? Très probable. Il existe des fleurs carnivores
dont la beauté attire les proies. La femme peut parfaitement disposer de
primitives spermivores.
Il existe une autre asymétrie, celle de l’usage des signes. Flavienne
pratique la sémio-guerre et use d’un signe pour me vaincre. C’est banal.
Ce qui l’est moins c’est que ça fonctionne aussi bien. Il faut définir le
rapport et la complémentarité cuir et femme. On en a beaucoup parlé et
rien dit. C’est dans les années quatre-vingt que ça se développe et devient
très vite une recette. Une belle femme en jupe de cuir c’est un canon au
carré.
Je n’ai jamais décelé chez les femmes de besoins fétichistes aussi
importants que les nôtres. Une chemise blanche ouverte sur un corps
bronzé leur fait souvent grand effet, une barbe virile de trois à six jours,
le port d’un uniforme, une voix bien posée, de belles mains fines ou des
épaules robustes sont des aspects du masculin qui leur plaisent. Je puis me
tromper mais je n’ai pas connu de femme aussi fétichiste que nous. Ce qui
explique notre vulnérabilité et pourquoi elles utilisent cette arme avec tant
de science. Les hommes actuels sont conditionnés chaque jour à réagir à
une foule de variations fétichistes. Nous aimons ça. Le risque est celui de
la substitution de l’objet fétiche à celui du désir. En d’autres termes ne plus
s’exciter que pour une parure. Beaucoup d’hommes collectionnent des
chaussures de femme pour leur plaisir solitaire, beaucoup, sous le regard
généralement indulgent de leur compagne, aiment porter des vêtements
féminins. Ceci est un troisième cas d’asymétrie sexuelle-Le féminin
prime et beaucoup de femmes adorent travestir leur compagnon alors que
l’inverse n’est pas vérifiable. Les designers des marchands ont très bien
compris les règles de la guerre des signes et les exploitent avec une totale
efficacité.
Cette guerre, au niveau de la jouissance, peut se révéler utile. Le désir
masculin - que je nomme souvent PEP149 est contrôlé par des femmes de
pouvoir à partir d’objets très simples. Bien géré, le fétichisme est une très
bonne chose dans un couple et contribue à la conservation du désir. Je ne
puis ici analyser le langage des signes de séduction. La base en est très
petite mais les variations presque infinies.
Il existe deux grands mythes fondateurs de ce langage et ce sont
l’approche et l’adoration.
L’approche réside simplement dans le fait de tracer une voie plus ou
149
Pression d’Éjaculation Permanente.
383
moins directe et provocante vers le sacrum féminin, plus que le vagin,
le lieu sacré de la reproduction. Nous avons ici l’origine des jupes qui
raccourcissent et parviennent avec le temps aux minijupes, aux microjupes
et à des shorts fabuleusement indécents, par exemple les shorts que portent
les filles américaines et qui moulent leur sexe d’une manière très crue. La
voie érotique de l’approche passe évidemment par les jambes des femmes.
On connaît ce mot d’esprit “les hommes se servent de leurs jambes pour
se déplacer et les femmes pour arriver”. Je suis connu pour ma passion
des jambes féminines et ne m’en suis jamais caché. Toute femme sait
utiliser ses jambes pour provoquer et contrôler un homme. Elle sait, par
innéité, l’effet qu’elle peut produire et ne se prive jamais de l’utiliser. Les
mères, dans le Sud, enseignent à leurs filles la bonne manière de croiser
les jambes en société. Officiellement il s’agit d’une attitude pudique. En
réalité il s’agit de bien galber le mollet, présenter les genoux et les pieds
et c’est une invite permanente, je dirais l’équivalent d’une pêche au filet.
Elles veulent savoir quel type de poisson est pris dans leur nasse.
L’adoration est le second mythe fondateur de la science ancienne150
des femmes. Malgré quatre-mille ans de violence patriarcale elles savent
toutes que chez les hommes il existe une église, une chapelle secrète avec
un autel vide. Il y manque une Déesse. Déesse ! Le monde humain tout
entier résonne de ce mot superbe. C’est une asymétrie. Il est rare qu’une
femme traite un homme de Dieu et l’adore. L’inverse est banal. L’homme
est prêt pour l’adoration, la femme l’attend. Elle le fait d’autant mieux
qu’elle à moins de besoins sexuels urgents que lui. Elle l’attend avec une
certaine froideur et lui trace la voie royale qui va de ses pieds à son sexe.
Le fétichisme du pied est une très bonne chose qui fait le bonheur des
hommes en compagnie de femmes suffisamment révélées à ces rites et,
bien entendu celui des voyous du commerce car le désir n’a pas de prix151.
Ici intervient dans les primitives féminines le principe de parcimonie, se
refuser. Tenant l’homme à ses pieds la femme avisée sait le faire longuement
attendre et l’éjaculation, si elle l’autorise, en sera multipliée de manière
incroyable. Nous trouvons ici l’origine de la domination féminine que
des esprits très secondaires ont rangée dans la catégorie fourre-tout du
sadomasochisme. Cette terminologie pseudo-scientifique ne révèle que la
stupidité de ceux qui l’utilisent. Car il ne s’agit, entre les partenaires, que
d’accorder deux formes d’énergie et de temps en vue de partager le plus
grand plaisir et, partant, la meilleure fécondation, même si le but recherché
150
Voir dans Op1 Idéale Maîtresse le passage sur la ciencia antigua des femmes
mexicaines.
151
Les récents procès intentés à des fétichistes du pied sont le comble du ridicule
féminin !
384
n’est souvent rien de plus que ce plaisir. Les bons couples s’expliquent leurs
imaginaires érotiques. A tour de rôle l’un forme l’autre. À la recherche du
plaisir durable, les primitives de la durée posent un problème. L’éjaculation
masculine est brève et violente. Le plaisir de la femme est progressif, lent,
durable et puissant. Il y a discrépance temporelle. On sait que ce type de
problème est à l’origine de beaucoup de conflits, les hommes sont peu
capables de se contrôler. De plus, rien n’est plus fragile que la sexualité
masculine, il suffit d’un mot, d’une attitude d’un soupçon d’ironie pour
la détruire. Il se crée souvent de très bons rapports entre les hommes
féminins et les femmes garçons. Elles apprennent à attacher solidement
leurs partenaires impatients, à les rendre aptes au sens étymologique du
mot152 et à se conduire en maîtresses dans le vrai sens du terme, celles
qui gèrent les énergies masculines. Incidemment elles répondent au besoin
masculin de la “femme inaccessible” et projettent leur image de Déesse
qu’ils devront adorer (désirer). Elles les éduquent, ils ne se plaignent pas
car ils découvrent qu’ils peuvent avoir un grand nombre d’orgasmes, une
douzaine est un nombre courant, en n’éjaculant qu’au dernier et uniquement
sur permission de la femme pouvoir. Celle qui gère les énergies masculines
reste curieusement l’un des plus grands tabous de cette société qui la
juge “perverse”. Il ne faut pas, pour exemple, s’étonner de l’importance
extraordinaire accordée aux chaussures féminines, le thème du lien y est
omniprésent, joint à celui du talon dominateur et surélévateur. Il n’existe
dans ces jeux, qui sont proches du tantrisme, aucune forme de violence et
de cruauté. Ce sont les femmes les plus exigeantes et les plus sévères qui
fidélisent le mieux leur partenaire car il s’agit de cravacher (au propre ou
au figuré c’est sans importance) l’homme et son imaginaire. En Occident
on dit que, dans un milieu socioculturel “cultivé” sept femmes sur dix
sont naturellement douées pour ces rapports, les trois autres étant inhibées
par un sentiment de honte, une culpabilité religieuse ou la détestation du
masculin. Cette statistique provient d’une amie parisienne qui est sexologue
et de nombreuses conversations entre amis. Personne n’a vraiment étudié
sérieusement la ciencia antigua, l’art du contrôle des désirs et pulsions
masculines par les femmes. J’ai participé à divers entretiens avec des
universitaires mexicains et ce sujet était abordé avec humour et passion
dans un milieu réputé macho. Une telle étude est impensable aux ÉtatsUnis où le désir est systémiquement canalisé vers des pratiques réellement
sadomasochistes, cruelles et matérialistes. À propos de domination, les
hommes font souvent preuve d’un imaginaire inquiétant. Tel ce passage
d’André Pieyre de Mandiargues dans Le passage Pommeraye :
152
Voir l’excellent ouvrage d’Odon Vallet sur 777777
385
“Mon heure était arrivée. Ces mots solennels, que je me répétais à
voix basse, prenaient enfin la signification véritable qu’ils auront quelque
jour pour chacun de ceux qui me liront. Résigné à tout ce qui devait être
consommé sans retard, Je m’avançai avec soumission vers celle qui me
tenait prisonnier de son rayonnement vermeil, et qui, d’un ongle nacré,
me montrait cérémonieusement la table draconienne et les fers déchirants
préparés pour moi”. Sexuel fantastique ! Mandiargues n’envisage de jouir
que dans une mort atroce et lumineuse. En moins terrifiant, Stendahl luimême envisageait des rapports érotiques très durs car non ludiques. “Une
maîtresse désirée trois ans est une maîtresse dans toute la force du terme !
On ne l’aborde qu’en tremblant. Et, dirais-je aux Don Juans, l’homme qui
tremble ne s’ennuie pas ! Les plaisirs de l’amour sont toujours en proportion
de la crainte”. La femme qu’il évoque est plus dure que celle qui attache et
éduque car elle règne par le vide, ne dispense aucun plaisir et ses pouvoirs
grandissent uniquement en proportion de la frustration de l’homme.
Je relève, en lisant Stendhal que la seule femme qui ait marqué cet
écrivain est, par évidence, la seule qui se soit refusée à lui. En rendement
de plaisir masochiste on peut trouver mieux mais ce bannissement, cette
interdiction d’exister, aura fait jaillir de longs jets solitaires de sperme
et en prime une œuvre, c’est très complémentaire. Cette Italienne, détail
merveilleux, lui donnait la permission de la voir deux fois quinze minutes
par mois. Histoire de ne pas se faire oublier ? Par la suite elle lui demandera
de ne plus lui écrire. C’est ce que nous percevons en tant que grande
salope, explicable, peut-être, mais avons-nous envie de l’expliquer ? Ce
genre d’attitude, pour un homme, est fatale, déterminante, impérative. La
femme qui se refuse prend de l’ampleur, de l’amplitude, elle demeure en
concordance de phase ce qui la rend stable, fixe pour un temps, une vie qui sait ? - en oscillant elle génère un flux d’harmoniques (hormoniques ?)
qui la font centrale, elle a des codes revolvers, elle tire toujours la première,
elle annule la visée du chasseur. Il ne voit plus rien d’autre, il ne peut plus
voir une autre. La vérité simple est que nous n’aimons que ce qui nous
échappe. L’impossible. La passion est quelquefois la synchronicité de deux
impossibles. La conduite de Stendhal avec cette Métilde est parfaitement
standard. Nous retrouvons là quelques-unes des primitives proposées. Il
en baisera d’autres mais celle-là restera principale. L’homme peut jouer
la provocation réciproque. User avec une femme d’une déclaration du
type “rassurez-vous, vous n’êtes pas du tout mon genre”. Ça les intrigue
fortement mais, statistiquement, nous ne faisons pas le poids. Les femmes
sont équipées de renifleurs hyperperformants. Avec ce genre d’approche il
parviendra à l’intriguer mais rien de plus. La première de mes primitives et
386
la loi du marché jouent, il y a plus de demande masculine et moins d’offre
féminine. Elles sont donc les plus fortes, elles font la loi.
Je considère ces exemples comme la dérive normale, Éros et Thanatos,
de l’homme sur le plan du plaisir. Il meurt à chaque fois qu’il donne la
vie. C’est quelque chose que les femmes, au niveau de l’orgasme, ne
comprennent pas. Mais ces jeux de pouvoir peuvent prendre une forme
acceptable, Dans la vie courante, le contrat que passe la femme dominante
avec l’esclave masculin est fort simple et ne comporte rien de si dramatique.
Il se compose d’une seule déclaration faite par la femme qui prend un
risque : “Je te garantis un désir permanent, fort et durable et, en échange,
tu m’appartiendras corps et âme et te plieras à toutes mes volontés”. C’est
bref mais c’est beaucoup ! Pour le mâle, c’est la vie éternelle. Surtout
pour un Stendahl souffrant comme beaucoup de bandaisons à éclipses.
Je qualifie ce pacte de passion raisonnable, par opposition à la passion
destructrice. C’est limité dans le temps mais ça peut durer beaucoup plus
que les trois ans du sexe ordinaire.
Ce qui est extraordinaire dans cette relation est que l’homme renonce
à sa polygamie pour se concentrer sur sa compagne attachante. De son
côté elle lui apprend comment la satisfaire pleinement. Il reste deux
composantes essentielles à la réussite d’un tel couple, quelque chose qu’on
ne mentionne presque jamais et c’est l’absence de jalousie et le sens de
l’humour. Sans ce dernier toutes les exagérations sont possibles et l’on
retomberait dans la passion ordinaire et dangereuse sur laquelle je me
suis déjà exprimé. Je vous dirais, comme certains présentateurs de tévé à
propos de cascades, ne vous amusez pas à jouer à ce jeu si vous ne l’avez
pas découvert par vous-même. Une bonne relation amoureuse et sexuelle
doit se construire. Pour le reste, je n’aime pas le monde de l’amour que
décrit Stendhal. Parler d’amour-propre, d’orgueil féminin, de jalousie n’est
rien de plus que dresser le catalogue des écueils courants. Je le préfère en
homme adorateur soumis, même si celles qui ont croisé le chemin de sa vie
n’ont ni su ni voulu le comprendre et le satisfaire.
Il ne reste qu’à parler de l’Amour.
C’est le plus bref, le centre de tout, l’improbable pour beaucoup. Qu’en
dire ? Qu’il existe, qu’il est rare et n’a que peu à voir avec tout ce qui
précède et n’est qu’une genèse. Né dans le sexe il est une force, une vie,
qui se projette bien au-delà du territoire de la reproduction.
Dans ma vie entière je n’ai eu avec les femmes que de merveilleux
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rapports. Il est vrai que j’ai été élevé dans un milieu de femmes et qu’avec
elles je ressens souvent une forme de complicité. Qu’on ne vienne point
me brocarder sur ce point ! Quelques-unes m’ont enseigné, quelques-unes
m’ont délaissé pour s’établir avec des hommes qu’elles ont jugés plus
sûrs. Je n’en ai jamais fait ni un fromage ni même un chagrin d’amour. Je
ressens une telle passion et une telle tendresse pour le féminin que j’évite
instinctivement toute relation avec la femme hostile. Je comprends souvent
sa colère, j’essaie de ne pas en être la source.
Et, finalement, l’Amour peut-il être autre chose que le don de soi ? Le
désir de protéger l’autre ? Sorti de la vallée difficile des passions et même du
sentiment amoureux qui s’empare si merveilleusement de nous, il n’existe
qu’une voie quand on veut vivre l’Amour, celle de la réunion absolue avec
l’autre, ce qui doit produire, pour citer ici Nietzsche, un bonheur de Dieu,
débordant de puissance, débordant de larmes et de rire, un bonheur qui, tel
le soleil le soir, prodigue et répand continuellement dans notre vie les dons
de son inépuisable richesse.
L’Amour est une chose trop sérieuse pour être laissée aux amoureux,
a fondre
J’ai été attiré par son charme, par sa personnalité, sa beauté, ses divers
registres. C’est une Française type. Les Françaises sont aujourd’hui un
modèle supérieur de séduction. Belles, réactives, attractives, désirables
¿quien sabe ? Quelle femme l’est définitivement au regard de nos visées
idéales. Nous ne rêvons que de déposer notre message dans l’enceinte la
plus éternelle de la race.
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Dimanche…
Paris, 2011,dimanche 11h
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notes
La tirade sur l’éjaculation masculine Big Bang
On voit je jeunes et élégants millionaires entretenir magnifiquement des
danseuses moyennant 30 sous par sous par jour.
De même, le pied enveloppé de lianes, lacets, sandales, bottes,
chaussures… est ainsi une sorte de substitut, ou de métaphore, du corps
de la femme, surtout autrefois, quand il était toujours dissimulé et que les
parties découvertes permettaient aux fantasmes de s’épanouir.
page 158 tous les amours prennent la couleur des six empéraments,
sanguin est Français le bilieux est espagnol… et quatre variétés, modules
combinatoires. quatre amours passés par les six variétés. Là étonnant !!
moteurs favriqués en cours d’existence fixations, souvenirs etc
de la mort dans ma famille Comme ma grand mère partie avec sérénité
grand père tante cousin zaugg mon père et dernier au revoir difficile il
prend de l’importence les fils regrettent leir père tard ils ne savent pas le
reconnaitre jeune garcon le l’aime beaucoup il écrase mon frere qui sen va
et je lecrase ?? et pierre homme merveilleux et ses femmes je suis enfant
terrible mais il aime ça, genre sulfure de fer tapis persan troué tout remon
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Table des matières
Mon éditeur
La chute de la mer d’Eden
Jupe de cuir et les Coconuts
Ma fusion avec l’eau et avec la femme
Royal Monceau
Je serai pianiste et surtout compositeur
Un bouquin pour Jean d’O
L’âge bête
Une fille aux chandelles
Un potache chez Calvin
Une chandelle sans fille
Femmes, filles, errances, apprentissage
La feuille de route
Un repère inviolé
Le choc social
La base Mouffetard
Filles, chimies, Walkyrie
Le cône de silence
Les filles et la formule
Atlantis passe et manque
Celle-Qui-Voit-Dans-Le-Noir
Le rappel
Le Chronobus
Le déluge
Équivoque, sexuelle et cruelle
Faut-il épouser un banquier ?
Les tours du silence
Une énergie indomptable
La liste Feughill
Le concert de Cologny
Les privilèges
Où est Antinéa ?
Escapades nord de mer
Une énergie propre
Escapades sud de mer
Atlante Debriefing
De Pierrot à Gitlis
Évasion d’un cône de silence
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Une fugue pour Corbusier
209
Mort d’un prince consort and the shaking Minarets
211
Rentabilisons le couple humain…
219
La reprise en mains
223
Transsexuel !
225
Paris 2011, Mardi après-midi, suite
225
I love America
233
Ma nouvelle copine…
245
Le lecteur qui rêvait…
251
Back to Genesis
253
Une Canadienne dans un tambour
257
Soirée maussade à Cologny
261
La chute du jardin d’Eden
267
De Chenevière à Boulez
273
Vers la mer rouge
279
Le prix des ombres
285
Je repasse côté cour
289
De Bach à Ferré
291
De l’Amour
293
Les belles Américaines
301
Athanor ou les origines de l’humidité
307
Colère de Rabinovitch
315
Elle !
323
La Momie
325
La machine à lire le monde
329
2
H O ne répond plus
331
Le grand retour, Stuttgart
335
Genève, septembre 1972
335
La machine à lire le monde II
343
La Vème de Mahler
345
La bombe compassion
349
Le cafard Eiffel
355
Récit de Flavienne
367
Audrey et les collines de l’aube
371
Au-delà de l’Amour
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Dimanche…393
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Achevé d’imprimer le 25 mai 2012
sur les presses de Copy-Media à Bordeaux.
ISBN 2-940296- 15-4
Tous droits de reproduction, d’adaptation et produits dérivés offerts aux
peuples du printemps arabe mais réservés pour tous les autres pays y compris et
surtout les États-Unis d’Amérique.
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