« Le Maroc et le Front Polisario continuent à penser le conflit comme

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« Le Maroc et le Front Polisario continuent à penser le conflit comme
« Le Maroc et le Front Polisario continuent à penser le conflit
comme dans les années 1970 ou 1980″
23 mai 2014
Par Olivier Quarante
La spécialiste du Maghreb, Khadija Mohsen-Finan
Spécialiste du Maghreb, Khadija Mohsen-Finan est chercheure associée à l’Institut de
Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) et une très bonne connaisseuse du conflit du
Sahara occidental. Au lendemain du vote du Conseil de sécurité de l’ONU sur ce dossier,
elle livre à Nouvellesdusahara.fr son analyse de la situation actuelle. Pour cette universitaire,
si la communauté internationale veut contribuer à trouver une issue à ce conflit, « il faut
poser les bonnes questions et inciter les acteurs à proposer de vraies réponses ».
Nouvellesdusahara.fr :
Le 29 avril, le conseil de sécurité de l’ONU a approuvé à l’unanimité le renouvellement du
mandat de la MINURSO. Le fait marquant des débats qui ont entouré ce vote est le rejet
d’étendre ce mandat en y incluant un mécanisme de surveillance des droits de l’homme,
comme le réclament à la fois des associations (non reconnues) sahraouies, plusieurs pays
(comme l’Algérie, le Royaume-Uni, les USA l’an dernier) et des ONG internationales.
Comment analysez-vous cette décision alors que ce « monitoring » est présenté comme un
moyen de faire évoluer le dossier et alors que l’impasse est dénoncé de toutes parts ?
Khadija Mohsen-Finan :
La question des droits de l’homme est en effet très importante. Elle révèle deux facteurs qu’il
faut nécessairement prendre en compte dans l’évolution du conflit.
D’une part, depuis 1999, les Sahraouis revendiquent différemment. Bien avant ce qu’on
appelle le « printemps arabe », ils ont puisé dans un nouveau registre référentiel, celui des
droits de l’homme, des libertés individuelles et politiques et de la légalité internationale. Ce
mode de revendication est devenu le leur, que ce soit en 2005, en 2009 avec l’affaire
Aminatou Haïdar (Note de Nouvellesdusahara.fr : refus par le Maroc de laisser la militante
revenir chez elle à El Ayoun, après qu’elle ait écrit « Sahraouie » devant la case
« Nationalité » de sa fiche de renseignements, et grève de la faim suivie par cette même
militante dans l’aéroport de Lanzarote aux îles Canaries) et après, chaque fois qu’il y a des
manifestations.
D’autre part, après les révolutions qui se sont produites dans le monde arabe en 2011, la
communauté internationale ne peut plus fermer les yeux sur le traitement des droits de
l’homme. Pour preuve, le langage des Nations Unies a changé. Dans le rapport du
Secrétaire Général de l’ONU en 2012, Christopher Ross, l’envoyé spécial du SG,
mentionnait la nécessité de prendre en compte le « peuple du Sahara » (Note de
Nouvellesdusahara.fr : et non plus « la population du Sahara occidental », comme dans le
rapport d’avril 2011, point 118).
En introduisant ce concept, le rapport essayait de briser le côté figé de la situation en la
plaçant dans la dynamique du « printemps arabe ».
Compte tenu de cela, le conflit du Sahara ne doit plus revêtir cet aspect exceptionnel qui était
le sien. En effet dans tous les conflits, les missions de l’ONU sont dotées de prérogatives au
niveau des droits de l’homme, à l’exception de la Minurso.
Lors du séjour en août 2012 de la délégation de l’ONG Center Robert F. Kennedy. Crédit : Center Robert F.
Kennedy for Justice and Human Rights
Nouvellesdusahara.fr :
L’argument principal pour justifier ce rejet est l’opposition du Maroc et l’action du royaume à
travers la création du CNDH fin 2011.
Que pensez-vous de cet argument alors qu’on peut noter que le secrétaire général de l’ONU
lui-même doute de l’efficacité d’une telle instance ?
Ce dernier a demandé dans le rapport d’avril 2013 la « surveillance » des droits de l’homme
et avait préalablement réitéré la préconisation directe d’un « mécanisme » dans son rapport
d’avril 2014, avant de supprimer le mot et de se contenter de demander la mise en place
d’un « contrôle », indépendant et impartial…
Khadija Mohsen-Finan :
La question de la recherche d’une issue à ce conflit est confiée à l’ONU depuis 1991. Ce
n’est donc pas au Maroc de gérer la question des droits de l’homme. Le Maroc ne peut pas
être juge et partie dans ce conflit. Dire que la gestion des droits de l’homme au Sahara est
gérée par le Conseil National des Droits de l’Homme, c’est rattacher le Sahara au Maroc, car
le Conseil est bien « national » comme son nom l’indique. Si c’est le cas, alors il faut le dire,
nous n’avons plus besoin de la MINURSO et le conflit n’a plus de raison d’être, il est réglé
sans que nous le sachions. Mais ce n’est pas le cas, l’ONU n’ayant pas statué sur ce
territoire.
De la part du Maroc, nous sommes une fois de plus dans la politique du fait accompli. Ce
n’est pas une question d’efficacité ou d’inefficacité du CNDH, c’est qu’il n’a pas vocation à
traiter du Sahara et des Sahraouis. Mais, le Secrétaire Général de l’ONU n’est pas clair làdessus, il louvoie pour ménager Rabat, et ce manque de clarté contribue à l’inertie dans la
recherche d’une issue au conflit. L’ONU en parle comme si c’était une question interne au
Maroc et, ensuite, les représentants de l’ONU disent qu’ils ne peuvent pas travailler au
Sahara car les Marocains se comportent comme chez eux. Il faudrait que l’ONU
communique mieux et plus clairement pour que les gens comprennent les enjeux de ce
conflit. Plus personne ne comprend les véritables enjeux de ce conflit. Le SG de l’ONU
évoque la nécessité d’un « contrôle indépendant », cela signifie que ce n’est pas du ressort
du Maroc, ce qui est vrai, mais il faut le dire plus clairement.
Nouvellesdusahara.fr :
Que pensez-vous du fait que le Front Polisario et ses amis focalisent autant les discussions
autour du renouvellement du mandat de la MINURSO sur la question des droits de
l’homme ?
Est-ce selon vous une stratégie intéressante ou est-ce désormais un échec, étant donné que
sur ce terrain-là, le Maroc prend des décisions (création du CNDH, accueil de représentants
de l’ONU et d’instances satellites, validation d’une loi pour interdire désormais le jugement
de civils par des tribunaux militaires…) pour prouver sa bonne volonté, ce que louent très
rapidement ses pays amis ?
Khadija Mohsen-Finan :
La partie adverse, c’est-à-dire le Front Polisario, a raison de mettre l’accent sur la question
des droits de l’homme. C’est un déni de souveraineté à l’adresse du Maroc et, en plus, ils
sont au diapason des revendications des Sahraouis qui manifestent dans le Sahara
administré par le Maroc ou à Tindouf comme en mars 2011.
C’est aussi, pour le Front Polisario, une manière de récupérer les Sahraouis qui lui
échappent de plus en plus sans reconnaître pour autant l’autorité de Rabat. Certains de ces
Sahraouis rejoignent une voie médiane, celle de « khat el chahid », qui est un mouvement
constitué de dissidents du Front Polisario installés en Espagne, ou militent simplement au
niveau individuel. Ils rejoignent ainsi les soulèvements observés dans le monde arabe depuis
2011.
Par ailleurs, en mettant l’accent sur les droits de l’homme, les cadres du Front Polisario
espèrent sensibiliser la communauté internationale et la mettre en accusation en la mettant
devant ses responsabilités. On ne pourra plus dire que les instances internationales ne
savent pas, elles agissent en connaissance de cause.
Le Maroc n’a pas à prouver sa bonne ou sa mauvaise volonté… Le problème c’est que la
gestion des ressources et des hommes du Sahara n’est pas de son ressort, si c’était le cas
pourquoi est-il question de débattre d’une éventuelle autonomie du Sahara sous
souveraineté.
Cela complique considérablement les choses, car le Maroc ne peut négocier l’avenir d’un
territoire qu’il considère déjà comme le sien, alors que la communauté internationale et le
droit international ne lui en reconnaissent pas la propriété. En 2009, l’affaire Aminatou Haïdar
a bien montré que l’affrontement et la négociation entre les protagonistes avaient changé de
nature. Le Maroc n’est plus invité à combattre un groupe indépendantiste qui se nomme
Front Polisario, mais des individus qui, au nom de leurs droits, refusent de voir leur identité
diluée dans la nation marocaine. Si l’autonomie venait à être reconnue, ce serait différent car
là, il s’agirait d’une reconnaissance de l’identité sahraouie justement.
Nouvellesdusahara.fr :
On a l’impression que toute initiative qui pourrait faire bouger les lignes -on a parlé du
mécanisme de surveillance, on pourrait parler encore de l’action de députés européens qui
replaçaient l’accord de pêche entre l’UE et le Maroc dans le cadre général du conflit- est
systématiquement écartée grâce à un travail intense de lobbying du Maroc et aux poids
qu’ont les relais puissants du royaume.
Dans ce contexte, pensez-vous que le conflit du Sahara occidental peut un jour prendre un
nouveau tournant ? si oui, comment ?
Khadija Mohsen-Finan :
Le travail intense de lobbying marocain est certainement une réalité. De nombreux
Marocains y contribuent, et le coût financier de ces opérations est très élevé. Toutefois, la
classe politique marocaine considère qu’il est nécessaire dans la mesure où elle a lié le
succès de son régime à l’affaire du Sahara.
Compte tenu de l’importance de ce dossier, certains acteurs économiques ou politiques
œuvrent aussi dans ce sens pour se rapprocher du roi, écartant de ce fait d’autres acteurs
ou institutions comme le gouvernement par exemple, ou les doublant. En ayant recours à de
telles pratiques, ils marginalisent des institutions et des acteurs qui ont été élus. Ils mettent
ainsi à mal l’ouverture politique qui a été amorcée par Hassan II à la fin des années 1990.
L’enjeu est donc doublement important, puisqu’il s’agit de faire pression sur les instances de
décision et par ailleurs, ces pratiques entravent considérablement le fonctionnement politique.
Sans compter que le procédé écarte complètement les sociétés civiles.
Cela n’est pas nouveau et le Maroc en a plutôt bénéficié sans toutefois réussir à vaincre
l’adversaire, malgré la faiblesse du Front Polisario. Mais j’ai le sentiment que ce genre de
pratique est décalée par rapport à la réalité. L’offre politique des deux protagonistes me
semble anachronique. Elle est en parfait décalage par rapport aux demandes des Sahraouis
et ne tient pas compte des évolutions du conflit. Ce fossé observé entre offre politique et
revendication que l’on peut aisément qualifier de « citoyennes » contribue à l’immobilisme et
rend toute négociation impossible.
Maroc et Front Polisario continuent à penser le conflit comme dans les années 1970 ou 1980.
Cela prouve bien que l’essentiel pour eux n’est pas de trouver une solution qui puisse
satisfaire les Sahraouis, mais d’avoir raison contre l’adversaire et avec des positions qui
s’excluent mutuellement.
Les puissances, grandes et moyennes ont une responsabilité dans cet immobilisme. En
appuyant telle ou telle partie, elles contribuent à figer ce dossier. Or, si on veut contribuer à
trouver une issue à ce conflit, il faut poser les bonnes questions, inciter les acteurs à
proposer de vraies réponses ou offres politiques.
S’il s’agit d’autonomie, alors il faut veiller à ce que le contenu du plan marocain corresponde
à une vraie autonomie. Mais dire que c’est une base de négociation ne veut rien dire puisque
la discussion est impossible.
S’il s’agit d’une consultation référendaire, il faut alors s’interroger sur les questions à poser
aux Sahraouis et à la définition du Sahraoui, ce qui est à mon avis la chose la plus complexe.
Wakkala à Dakhla, au Sahara occidental, un quartier où vivent beaucoup de Marocains venus s’installer tout au
sud de ce territoire. O.Quarante
Nouvellesdusahara.fr :
Fin février, une crise diplomatique est survenue entre la France et le Maroc. Alors que le
Quai d’Orsay a très vite qualifié d’ »incident regrettable » la convocation du directeur du
contre-espionnage marocain de passage à Paris par une juge dans le cadre des plaintes
déposées contre lui par des ressortissants marocains et un militant sahraoui, le
gouvernement du Maroc a été jusqu’à suspendre les coopérations judiciaires entre les deux
pays, une décision très importante étant donné les relations étroites entre français et
marocains.
On peut avoir l’impression que le Maroc sur-réagit, en dramatisant beaucoup, en n’hésitant
pas à forcer la porte, comme au lendemain de l’élection de François Hollande en mai 2012,
en utilisant le moindre fait pour exercer une certaine pression sur son allié historique, surtout
quand on approche d’échéances importantes.
Partagez-vous cette impression ? Est-ce un trait caractéristique de la diplomatie marocaine ?
Khadija Mohsen-Finan :
Je ne sais pas si nous devons en tirer pareille conclusion et dire que c’est une
caractéristique de la diplomatie marocaine. Je pense que la « crise » maroco-française de
février 2014, provoquée par la présentation du documentaire de Javier Bardem, est à situer
dans un cadre plus large.
Je crois sincèrement que le « printemps arabe » a modifié la donne dans les relations entre
Paris et Rabat. Pour les Français, même si c’est de l’ordre de l’implicite, il existait un « bon
élève » au Sud de la Méditerranée et dans le monde arabe : c’était le Maroc, qui évoluait à
petits pas vers la démocratie, avait opté pour une politique d’ouverture politique et avait
exprimé la volonté de tourner le dos à la mauvaise gestion des droits de l’homme.
Tout cela a rapproché les deux pays. Mais cette appréciation a fait écran et les Français ne
sont pas allés regarder ce qu’il y avait derrière cette belle image du Maroc. Ils n’ont pas vu
qu’il y avait reflux au niveau des libertés, notamment celle de la presse et des médias, n’ont
pas été curieux au niveau de l’objectif de l’Instance Equité et Réconciliation, une politique de
pardon qui se faisait avec les seuls victimes et sans les bourreaux, n’ont pas été attentifs aux
effets de la modification de la dernière constitution et de la supposée réorganisation des
pouvoirs. Paris s’est contenté de la politique d’affichage que pratique avec aisance le Maroc.
De plus, le « printemps arabe » fait voler en éclats ces normes construites. Il montre qu’il n’y
a pas d’exception arabe et que la volonté de changement peut être définie par d’autres
acteurs venant de la société civile, décidés à rompre avec la dictature et l’autoritarisme. Les
sociétés civiles ont montré leur détermination à aller vers la citoyenneté et la démocratie. Le
soubassement de la relation entre la France et le Maroc s’en trouve fragilisé et Rabat a
manifesté une volonté d’avoir des assurances sur le soutien inconditionnel de son ami et allié
français en l’acculant à faire des choix, à se prononcer, à sortir de sa réserve.
François Hollande et Mohamed VI lors de la visite du chef d’Etat français les 3 et 4 avril 2013. Photo : Présidence
de la République française
Nouvellesdusahara.fr :
Avec l’arrivée de François Hollande à l’Elysée voilà deux ans, certains avaient quelques
espoirs de voir l’Etat changer son approche du conflit du Sahara occidental.
La nomination de Jean-Marc Ayrault à Matignon, dont on se souvient le courrier daté de
mars 2011 qui utilisait des termes peu habituels dans le vocabulaire de la diplomatie
française, était également un signe plutôt positif selon certains.
Comment analysez-vous l’approche et l’action françaises sur ce dossier depuis ?
Le discours de François Hollande à Rabat en avril 2013, parlant des efforts à accomplir pour
aider les familles sahraouies séparées de chaque côté du mur, pouvait donner l’impression
d’une certaine prise de distance par rapport aux formules consacrées, se bornant à dire tout
le bien que la France pense de la proposition d’autonomie marocaine de 2007…
Khadija Mohsen-Finan :
L’arrivée de nouveaux chefs à la tête des Etats susceptibles d’influencer le cours des
événements dans ce dossier saharien suscite toujours beaucoup d’espoir. Or, l’histoire de
cette région montre que le changement d’hommes aux commandes n’implique pas de
changement significatif sur le conflit. Cela est vrai de l’Algérie comme de la France.
En réalité, les politiques et les intérêts restent inchangés, mais chacun des chefs d’Etat y met
les formes qui lui conviennent le mieux.
La politique saharienne de la France n’est pas différente. Paris appuie et encourage le plan
d’autonomie marocain pour plusieurs raisons. La France souhaite certainement atténuer la
puissance géopolitique algérienne. Elle veut aussi voir son allié marocain stabilisé et
renforcé et redoute une déstabilisation du régime marocain. Mais dans le même temps, Paris
a besoin de l’Algérie qui est son allié stratégique dans sa lutte contre AQMI.
Sa proximité géographique, culturelle et politique avec ces deux pays qui faisaient partie de
son empire colonial en fait un acteur particulier souvent sollicité et facilement accusé
d’hégémonie.
Pour toutes ces raisons et bien d’autres, la France n’a jamais véritablement pensé le conflit
du Sahara de manière intrinsèque, mais toujours en lien avec la politique saharienne du
Maroc et de l’Algérie, avec un parti pris pour le Maroc.
Pour aller plus loin : sélection chronologique de ressources
*Le CV de Mme Khadija Mohsen-Finan
*Participation en mai 2013 de Khadija Mohsen-Finan à une émission spéciale de RFI
intitulée : « La peur d’une contagion du conflit malien peut-elle être bénéfique aux
Sahraouis ? », en présence du journaliste Ignacio Cembrero et de l’historien Pierre Vermeren,
et diffusée en deux épisodes : 1 et 2
*« L’exception marocaine » dans le contexte des soulèvements arabes, texte écrit en
décembre 2011 par Khadija Mohsen-Finan
*Interview de Khadija Mohsen-Finan sur RFI le 8 novembre 2010, quelques heures avant le
démantèlement du camp de Gdeim Izik par les forces de l’ordre marocaines
*« Inextricable, le conflit du Sahara occidental rebondit », article écrit par Khadija MohsenFinan et paru dans Le Monde diplomatique en Janvier 2006
*« Le Sahara occidental, le maintien du statu quo », texte de Khadija Mohsen-Finan publié
en mai 2004
*« Le règlement du Sahara occidental – A l’épreuve de la nouvelle donne régionale », long
texte paru en 1999 dans le N°176 de la revue Politique africaine.