PEUT-ON LEGITIMEMENT PARLER D`UNE RAISON D`ETAT ?
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PEUT-ON LEGITIMEMENT PARLER D`UNE RAISON D`ETAT ?
PEUT-ON LEGITIMEMENT PARLER D’UNE RAISON D’ETAT ? On serait tenté d’appliquer à la raison d’Etat ce que Rousseau dit à propos d’un pseudo « droit 1 du plus fort » : un droit « pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe ». De prime abord, il semble, en effet, que l’on ne puisse pas employer une telle expression sans un certain goût pour le paradoxe ou un certain cynisme puisque la raison d’Etat est justement évoquée toutes les fois où l’Etat agit sans donner les raisons de son action. En fait de raison, la raison d’Etat apparaît bien plus comme un déni de toute raison. La raison d’Etat nous renvoie au fait même du pouvoir, un pouvoir qui n’attend pas de donner ses raisons, de se légitimer, pour s’exercer. L’ironie de cette formule est redoublée si l’on note que la raison d’Etat, outre ce déni de toute justification, qualifie un état d’exception pour le moins suspect : la raison d’Etat, en effet, est invoquée toutes les fois où l’Etat enfreint délibérément le droit commun. Or, de quoi l’Etat est-il censé être le garant, si ce n’est justement du droit ? La raison d’Etat apparaît ainsi comme cette raison paradoxale au nom de laquelle l’Etat fait exception à un droit dont il est pourtant supposé être le gardien. Plus encore, cette exception se présente comme la condition nécessaire pour maintenir le droit. Violer les lois peut apparaître comme une curieuse façon de les sauver. Ainsi, la raison d’Etat nous plonge et fait plonger l’Etat dans le paradoxe, dans la mesure où il recourt à des moyens qui, de façon flagrante, semblent contredire ses fins. La raison d’Etat n’est-elle donc que l’expression d’un pouvoir qui n’a pas d’autre raison que sa force même ? Est-elle autre chose qu’une casuistique de la violence ? Une plaisante formule pour dissimuler un abus de pouvoir ? Par-delà le parfum de scandale (légitime) qui accompagne toute raison d’Etat et sans devenir pour autant un thuriféraire aveugle du pouvoir étatique, cette raison paradoxale doit sans doute être comprise autrement que comme le masque complaisant d’une violence arbitraire. Si la raison d’Etat est l’expression d’une violence, doit-on la confondre avec n’importe quelle forme de violence ? L’Etat qui enfreint le droit est-il dans la même position que le premier voyou venu ? Si l’Etat est un pouvoir distinct, pouvoir dont l’autorité peut être déléguée à certains individus, ce pouvoir n’est pas (ou n’est pas censé être) le pouvoir qu’un particulier exercerait en son nom propre : le pouvoir de l’Etat est un pouvoir souverain et cette souveraineté se signale comme un souci de l’universel. Qu’est-ce à dire ? La raison d’Etat consiste peut-être dans la violation d’une loi particulière mais cette violation se légitime comme la condition du maintien du droit lui-même. Dès lors, la raison d’Etat ne serait que la conséquence de cette raison supérieure : garantir le droit ; non pas une force sans raison, mais au contraire une force qui est l’expression et la condition de possibilité de la raison elle-même. Comment faut-il donc comprendre la raison d’Etat ? Est-elle une violence légitime ou arbitraire? Est-elle un déni de raison ou l’expression d’une raison supérieure ? Un simple abus de pouvoir ou la condition de possibilité de tout Etat de droit ? Si la raison d’Etat est un état d’exception, cette exception semble engager la définition de l’Etat lui-même et nous oblige à nous interroger sur les rapports entre le droit et la violence, à penser la spécificité de l’ordre politique. ____________________________________ I. COMMENT L’ETAT PEUT-IL NE PAS DONNER SES RAISONS SANS RENONCER A TOUTE LEGITIMITE ? Si la raison d’Etat, paradoxalement et ironiquement, apparaît comme un déni de toute raison, elle nous découvre peut-être que l’Etat est, essentiellement et avant tout, une puissance et une force avant d’être l’expression d’une quelconque raison. Doit-on pour autant comprendre cette puissance comme la simple expression d’une loi du plus fort ? Une telle confusion risque de manquer la spécificité du pouvoir de l’Etat : si la loi du plus fort se réduit à l’exercice arbitraire d’une force, la raison d’Etat est l’application d’une force qui se veut l’expression d’une puissance légitime, la plus légitime qui soit. Pourquoi sommes-nous tentés de voir dans cette légitimité une supercherie ? Parce que la raison d’Etat présuppose cette légitimité, bien plus qu’elle ne l’exprime, et s’exerce comme une force (aussi terrible qu’elle est fulgurante) sans légitimer au préalable ce recours à la force. En ce sens, le pouvoir souverain n’est pas le pouvoir qui 1 Livre I, chapitre III du Contrat social. s’affirme sans raison : c’est le pouvoir qui n’attend pas que ses raisons aient été entendues pour s’exercer. Ainsi, le propre du pouvoir souverain, c’est de pouvoir réserver ses raisons. La raison d’Etat n’est donc pas tant l’absence de toute raison mais le suspens de celle-ci, suspens qui est motivé par une situation d’urgence (troubles graves de l’ordre civil, émeutes, etc...). Dans l’affirmation de la raison d’Etat, tout se passe comme si la force qui s’exprime n’avait pas à se justifier, comme si l’expression de cette puissance ne pouvait qu’être raisonnable, et cela nécessairement. En ce sens, être scandalisé par la raison d’Etat, n’y voir que l’expression d’une force arbitraire, c’est refuser de voir dans l’Etat cette puissance qui se veut immédiatement légitime et raisonnable. Demander raison à la raison d’Etat, c’est ne pas comprendre que la spécificité du pouvoir souverain consiste à se proposer comme l’expression évidente, immédiate, de la raison. Demandera-t-on à la raison ses raisons ? A la légitimité de se légitimer ? En ce sens, la raison d’Etat découvre sans doute que l’essence de tout Etat est de se poser comme expression évidente de la raison, si évidente qu’il n’a pas besoin d’en rendre raison. Dès lors, la raison d’Etat n’est pas un « accident malheureux » du pouvoir ; elle nous renvoie au contrat tacite qui fonde l’autorité étatique : si l’Etat peut ne pas donner ses raisons, c’est qu’il se veut comme le pouvoir qui a toujours raison et qui n’a pas besoin de faire preuve de sa légitimité. La naïveté de l’agneau de Lafontaine (« Le loup et l’agneau », Fable X, livre I) consiste justement à croire que la puissance souveraine ne peut pas s’exercer sans donner ses raisons. L’agneau croit qu’il suffit de demander raison au loup de sa volonté de le dévorer pour suspendre son décret. Or, quand bien même il réduirait le loup a quia, quand bien même celui-ci n’avancerait aucune bonne raison pour le dévorer, son sort est tranché : il ne peut qu’être dévoré. Sire Loup n’a que faire des raisons de l’Agneau : il en connaît une meilleure et bien plus naturelle, sa faim. Par-delà un simple apologue de la loi du plus fort, cette fable met en question le pouvoir souverain de façon essentielle : n’oublions pas que l’Agneau crédite le Loup du titre de « Majesté ». Est-ce à dire simplement que le souverain n’est spontanément rien d’autre que le plus fort ? La fable, en rabattant l’un sur l’autre, pose sans doute de façon beaucoup plus essentielle la question critique du rapport entre le pouvoir souverain et la violence : qu’est-ce qui permet, en dernière instance, de distinguer un pouvoir souverain qui ne donne pas ses raisons d’une simple force arbitraire ? Comme faire le partage quand le pouvoir souverain se donne comme une puissance qui n’entend pas nos raisons et qui ne fait pas entendre les siennes ? Nous ne voulions pas confondre loi du plus fort et raison d’Etat, mais, si la raison d’Etat est le signe d’un pouvoir souverain qui réserve ses raisons, comment, en l’absence de celles-ci, accorder que la loi du plus fort et la raison d’Etat se distinguent ? Nous ne le pourrions que par un « acte de foi » qui présupposerait que l’Etat ne peut qu’être bon, même s’il ne donne pas ses raisons. Or, rendons à César ce qui revient à César : l’Etat n’est pas Dieu et, si ce dernier peut continuer d’être parfait en suivant des voies qui nous demeurent obscures, ce serait faire trop grand cas de l’Etat que de lui accorder une si souveraine et si angélique irrationalité. Si le pouvoir souverain est pouvoir de suspendre ses raisons, il ne saurait, sans déchoir, ne pas les faire entendre si on les lui demande. L’obéissance qui est due à l’autorité étatique dépend de l’intelligibilité de celle-ci : certes, toutes les formes d’Etat n’impliquent pas la citoyenneté (le citoyen n’est pas que le sujet des lois, il les élabore, les critique...), mais une loi ne saurait apparaître comme l’expression authentique du droit, ne saurait obligée ceux qui doivent la respecter, si sa légitimité ne peut être comprise et reconnue. C’est toute la différence que Rousseau souligne dans le Contrat social (Livre I, chapitre III, « Du droit du plus fort ») entre la loi du plus fort, qui n’est rien d’autre qu’une contrainte, et la loi qui se réclame du droit, qui apparaît comme une obligation, c’est-à-dire la loi qui engage la raison de celui qui lui obéit. La force en elle-même ne peut prétendre au titre de droit. Si nous devons ainsi obéir à l’autorité étatique, celle-ci ne saurait faire autorité par la simple affirmation de son pouvoir. L’autorité souveraine se réduit à une simple contrainte si elle est sans raison. Cette justification est la raison d’être de tout Etat de droit. Sans elle, le pouvoir souverain devient aussi arbitraire que le Loup de Lafontaine et, en l’absence de toute légitimation de son pouvoir, sa seule raison est alors la « raison du plus fort ». Certes, celle-ci est sans doute la « meilleure », quand on veut se faire obéir à peu de frais, mais on peut douter qu’il suffise d’une foule d’esclaves pour faire un Etat. Le pouvoir souverain ne veut pas être simplement le plus fort, il veut être reconnu comme légitime. La souveraineté dont l’Etat se réclame n’implique pas, en effet, simplement une autorité suprême mais une autorité légitime, c’est-à-dire une autorité qui puisse être reconnue par les membres de l’Etat. Certes, on peut user et abuser des mots en croyant que l’esclave se bercera longtemps avec de telles illusions (qualifier un pouvoir de souverain quand il n’est rien d’autre que l’expression d’une violence arbitraire, parler de démocratie quand les principes démocratiques sont bafoués au grand jour) mais de telles supercheries (grossières) ne peuvent pleinement couvrir la vérité des Idées et les exigences qu’elles impliquent. Si L’Etat suspend ainsi le préalable de la légitimation quand il recourt à la raison d’Etat en se justifiant d’une raison « supérieure » et d’une urgence, ce suspens n’efface pas la question de sa légitimité : il ne la rend que plus intense. L’urgence passée, il devra éclairer cette raison supérieure, dont la « supériorité » devra être à la hauteur de l’exception qu’il fit au droit commun. Ainsi, la raison d’Etat, loin de libérer l’Etat de la question de sa légitimité, découvre à quel point cette question engage son identité. Toute raison d’Etat est une raison silencieuse qui doit finir par se dire : si elle n’est qu’un déni de raison, le pouvoir souverain ne fait pas qu’ « avoir tort » ; il se perd lui-même et n’est plus qu’une loi du plus fort. Faute qu’ils se soient eux-mêmes justifiés, combien l’histoire a-t-elle sauvé d’Etats en faisant l’archéologie de leurs raisons ? ______________________________________________ II. LA NECESSITE POUR L’ETAT D’APPARAÎTRE COMME RAISON D’ETAT. Seulement, si l’Etat, pour se distinguer de la force arbitraire, doit être capable de donner les raisons de son action, passé le temps de l’urgence, les temps de crises et de troubles, reste que le moment où la raison d’Etat s’exerce, seule la force s’exprime, « sans autre forme de procès ». Voilà ce que la raison d’Etat nous découvre : l’Etat peut faire le Loup. Plus encore : l’Etat veut que nul n’oublie qu’il est un loup qui dort. Ainsi, plus qu’un secret, la raison d’Etat est peut-être ce que l’Etat veut qu’on sache de lui, la menace que chaque individu doit intégrer de façon fantasmatique. L’Etat, en effet, veut être connu avant tout comme force publique : il faut comprendre par force publique, la force qui ne saurait avoir une efficace que si elle est manifeste. La force publique est la force qui s’affiche. Non pas tant la force qui s’exerce mais la force qui veut être pressentie par tous : autrement dit, une puissance. Maintenir ainsi un halo du secret autour de la raison d’Etat a pour fonction de mieux en faire parler. En ce sens, la raison d’Etat, loin d’être un « mal nécessaire » du 2 pouvoir souverain, un accident, est ce qu’il cache pour mieux le faire voir : la raison d’Etat est une représentation de lui-même que l’Etat entretient, bien plus qu’il ne la conteste. Est-ce à dire que l’Etat veut se présenter comme une force arbitraire ? Ne serait-ce pas paradoxal de l’affirmer ? Sans aucun doute, l’Etat ne veut pas qu’on l’identifie comme une violence arbitraire. Même les tyrannies (surtout les tyrannies) ne veulent pas passer pour des pouvoirs sans aucune légitimité : nul ne joue plus la comédie de la légitimité que celui qui n’en a aucune. Tyrans, monarques, dictateurs tiennent toujours le même discours : nous sommes les « petits pères du peuple ». Seulement, l’Etat, s’il ne veut pas passer pour une puissance arbitraire (de façon illusoire ou non) veut (doit), aussi et avant tout, se faire craindre : garant de l’ordre civil, il ne saurait le garantir sans s’affirmer comme un pouvoir de coercition. Et pas n’importe quel pouvoir de coercition : un pouvoir démesuré, un pouvoir que chacun doit anticiper comme le pouvoir auquel on ne peut se mesurer sans échouer nécessairement. Plus l’Etat apparaîtra et sera redouté comme ce glaive qui peut s’abattre à tout moment, moins la raison d’Etat aura besoin de s’exercer. En ce sens, pour que la raison d’Etat demeure comme le dernier recours, comme une action d’exception, l’Etat doit entretenir la raison d’Etat comme la représentation commune de sa puissance. Chacun doit savoir que l’Etat peut faire la bête, si le besoin s’en fait sentir. Avant d’être un mal nécessaire, la raison d’Etat est avant tout cet imaginaire nécessaire de l’Etat, nécessaire à l’économie de sa puissance. L’anarchiste Bakounine peut bien, pamphlet après pamphlet, vouloir peindre l’Etat « sans rhétorique et sans phrases », mettre à nu sa puissance sanguinaire, sa violence arbitraire, il ne voit pas qu’il ne fait qu’entretenir l’imaginaire qui garantit en dernière instance l’ordre étatique, en économisant sa puissance. En effet, la critique fervente de Bakounine peut nous révolter contre les machines étatiques mais elle nous fait aussi que mieux les craindre. Bakounine est un thuriféraire de l’Etat sans le savoir. Hobbes, lui, ne s’y trompe pas, quand il met en scène l’Etat : il ne craint pas de le montrer dans toute sa puissance, dans toute sa démesure, dans toute sa sauvagerie. Hobbes sait que l’Etat doit apparaître comme tel, que l’Etat n’est fort que dans la mesure où il ne fait pas un secret de sa force. Cette irrationalité de l’Etat n’armera personne ; elle découragera, au contraire, tous ceux qui pensaient pouvoir affronter la force publique. L’Etat doit être perçu comme un monstre : Hobbes assimile l’Etat au Léviathan de la Bible. Le Léviathan, c’est ce monstre qui ne surgit que rarement des eaux profondes et toujours pour annoncer une catastrophe. Plus l’on rêvera l’Etat 2 C’est là un procédé « érotique » banal : on cache, on voile, on ajoute du secret, pour mieux attirer le regard. Cachez cette raison d’Etat que je ne saurais voir... comme ce monstre tapi, plus sa force demeurera dans les eaux profondes. La raison d’Etat est avant tout cet imaginaire de l’Etat qui a valeur de force de dissuasion. Selon la maxime classique : qui veut la paix doit préparer la guerre...et doit surtout savoir la faire pressentir, pour l’éviter. La raison d’Etat nous découvre ainsi que tout pouvoir passe par un imaginaire du pouvoir : le pouvoir souverain suppose la représentation et la maîtrise des signes de la représentation. La représentation n’est pas que l’affaire de certaines formes de gouvernement (monarchie parlementaire, démocratie...) mais l’enjeu de tout pouvoir. Cette maîtrise, Machiavel en fait l’une des vertus cardinales du prince : le prince doit être le maître en matière d’apparences, représenter à son gré, dispenser des images de lui-même, au gré des circonstances. Mieux encore : il est préférable qu’il ne soit pas ce qu’il paraît être ; on change trop peu aisément ce que l’on est. Il doit être tout paraître (superficiel par profondeur, pour reprendre une expression de Nietzsche). Le pouvoir du prince, c’est 3 cette plasticité infinie, cette variation imaginaire. Le pouvoir souverain est un pouvoir être : et le pouvoir doit se signifier aussi bien comme puissance actuelle que comme puissance possible, toujours possible, toujours prête à se déchaîner. En 68, on criait : « L’imagination au pouvoir ! »... Sans voir qu’elle y était depuis longtemps... Toutefois, ce jeu de la raison et de la déraison, cette rencontre du droit et de la force, dont l’Etat est l’unité paradoxale, ne sont pas sans risque : si l’Etat n’apparaît que comme une force, il sombre dans l’arbitraire ; s’il se confond avec le droit, il n’est plus à même de le garantir, si le besoin s’en fait sentir. Le paradoxe de la raison d’Etat (une force qui ne donne pas ses raisons au nom d’une raison supérieure) ne fait qu’exprimer la rencontre critique de la justice et de la force, telle que Pascal l’éclaire dans ses Pensées : « Justice, force. - Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ». (298 -192) Mettre ensemble la justice et la force : la raison d’être de l’Etat consiste dans cette union, mais c’est aussi ce qui la met en crise. La raison d’Etat ne fait ainsi que mettre en évidence cette quête de légitimité à laquelle l’Etat est condamné : si la raison d’être de l’Etat, c’est d’être une force, il ne saurait « garder raison » qu’en justifiant ce recours à la force. « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » : Pascal découvre ici à quel point la distinction entre une 3 Le prince (et, par prince, il ne faut pas entendre simplement le monarque mais l’autorité qui détient le pouvoir dans n’importe quel type d’Etat) se doit de posséder parfaitement « l’art de simuler et de dissimuler », doit savoir jouer des apparences, de sa propre apparence. Ainsi, il n’est pas nécessaire qu’un prince possède toutes les qualités mais « il l’est qu’il paraisse les avoir. J’ose même dire que s’il les avait effectivement, et s’il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu’il lui est toujours utile d’en avoir l’apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle,humain, religieux, sincère ; il l’est même d’être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu’il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées »(Le Prince, chapitre XVIII). Etre maître de soi, pour le prince, c’est pouvoir se métamorphoser au gré des circonstances. Le prince ne doit pas nécessairement se montrer mauvais (l’oeuvre de Machiavel n’est pas un manuel pour tyran) mais les exigences morales ne sauraient en aucun cas prendre le pas sur les exigences proprement politiques : l’exigence politique cardinale, c’est la conservation du pouvoir ; une telle exigence suppose de savoir s’adapter aux circonstances toujours mouvantes de l’action. Par exemple, si le Prince était toujours clément, il ne saurait se montrer cruel quand les circonstances le réclament. La morale suppose des dispositions constantes (cf. Aristote : la vertu est une disposition constante à faire le bien) ; la politique suppose une capacité infinie d’adaptation. La morale s’oppose aux circonstances, la politique cherche à les épouser au mieux. Dans la perspective de Machiavel, c’est une des distinctions majeures entre politique et morale. La politique est un art du temps (il faut agir au bon moment) : il ne peut donc y avoir de vertus politiques en soi et qui pourraient être définies absolument. La seule vertu dont le prince doit toujours faire montre, c’est la vertu qui consiste à agir à propos. violence arbitraire et une violence légitime est fragile. Son propos est volontairement ambigu. « On a fait que ce qui est fort fût juste » : soit il faut entendre que la force se conforme au droit qui lui préexiste et qui la règle, soit que la force fait loi et produit le droit. Ce « retard » du droit sur la force sème le trouble et la question ne peut que revenir à nouveau : comment ne pas soupçonner cette force qui fait loi de n’être qu’une loi du plus fort ? Tout le problème de la rencontre du droit et de la force, dont l’Etat est l’expression, se rassemble dans cette union critique : certes, il ne saurait y avoir de justice sans force, mais comment distinguer la force qui est le moyen de la justice est celle qui en fait un prétexte ? Une légitimité qui s’énonce après que la force se soit exercée paraît fallacieuse et il n’est nul besoin d’être un cynique pour le relever : le droit, pour reprendre une image que Horace appliquait à la morale, n’est-il donc que miel dont on enrobe le « breuvage » trop amer de la force pour mieux le faire avaler aux enfants ? Donner droit à la force, est-ce autre chose que faire de nécessité, vertu ? Le soupçon ne passera pas. Sans doute jamais. Mais ce soupçon est-il un défaut du droit, un pis-aller, ou bien ce qui le féconde ? Tout état de droit ne suppose-t-il pas que l’on soupçonne la force, de telle manière qu’elle ne devienne jamais un état de fait ? Respecter l’Etat, c’est peut-être commencer par le soupçonner. Ce soupçon qui fonde l’état de droit à un nom : la citoyenneté. Le citoyen qui obéit aveuglément à l’Etat n’en est pas un serviteur zélé : au contraire, cette obéissance aveugle le réduit à une simple force, auquel on obéit par nécessité. Critiquer l’Etat, c’est le vouloir, en ce sens, comme Etat de droit. Aussi est-ce sauver l’Etat que d’estimer que toute raison d’Etat est une raison qu’il se doit de donner. La raison d’Etat est donc double : expression de la nécessité d’une force sans appel, démesurée mais exigence fondatrice pour l’Etat, pour être dans le droit, et non simplement, dans son droit, d’avoir la raison, la raison seule, pour règle et pour fin de son action. La raison d’Etat est ainsi, pourrait-on dire, une « corde raide » : elle est à la fois la condition de possibilité de toute légitimité (l’état d’exception qui garantie en dernière instance le maintien du droit) et ce qui met en crise la légitimité de l’autorité politique. Partant, elle nous renvoie sans aucun doute au paradoxe de toute souveraineté, tel que Giorgio Agamben le met en évidence dans Homo sacer : « Le paradoxe de la souveraineté s’énonce : « Le souverain est, dans le même temps, à l’extérieur et à l’intérieur de l’ordre juridique », ou encore : « Moi, le souverain, qui suis en dehors de la loi, je déclare qu’il n’y a pas de hors-loi ». Dans cette perspective, faire exception au droit commun n’est qu’une façon pour l’Etat d’affirmer la prééminence du droit. Paradoxe de celui qui devient horsla-loi pour faire qu’il n’y ait rien qui demeure hors-loi. L’exception ici ne confirme pas la règle par défaut mais par excès. Faut-il vouloir alors que la raison d’Etat ne soit plus ? Une telle « utopie » politique est sans doute une fin aussi désirable qu’elle est impossible. Seulement, on pourrait se demander si elle tant désirable que cela : si l’Etat recourt à la raison d’Etat, c’est aussi le signe qu’il y a toujours quelque chose qui se maintient hors-loi. Or, si la fonction de l’Etat est de réduire ce hors-loi, la condition de tout droit est peut-être que cet « autre » se maintienne : le fondement de tout droit est peut-être qu’il y ait une différence qui se refuse à devenir un simple droit à la différence. Que faut-il, en effet, préférer ? Le recours à une force, qui au risque de n’être qu’arbitraire, rappelle que tout droit est une convention ? ou bien, un Etat de droit qui deviendrait un état de fait ? Peut-on encore parler de droit quand plus rien n’y fait exception ? La raison d’Etat menace l’Etat de droit mais elle nous rappelle aussi que nul Etat ne peut réduire l’état de droit au simple fait de sa loi. En séparant Etat et Droit, la raison d’Etat sauve ainsi le droit en en faisant une exigence et un archétype ; mais elle le sauve en montrant que l’on peut s’emparer de cet archétype pour en faire un miroir aux alouettes. Dans toute raison d’Etat, se pose donc la question de ce que nous ferons du Droit : un idéal ou une mystification ? Et ce destin du Droit dépend de nous bien plus encore que de l’Etat : il nous appartient de ne jamais renoncer à lui demander ses raisons....