introduction introduction - Médiathèque Jean-Louis Curtis

Transcription

introduction introduction - Médiathèque Jean-Louis Curtis
Š Un tour de la philosophie en 9 étapes
par Christophe Lamoure
Ateliers de philosophie proposés par la Médiathèque Jean-Louis-Curtis à
Orthez
Š Descartes et la naissance de la moderniTE
Documents présentés lors de l’atelier n°4 (janvier 2011)
INTRODUCTION
1) Le contexte : 3 remarques préalables
−
a) l'épuisement de la scolastique
une pensée nourrie de la philosophie d'Aristote et du christianisme
une doctrine devenue répétitive et abstraite
une pensée de l'autorité
−
b) le mouvement de la renaissance
le retour à l'antique
l'humanisme
−
c) la naissance de la science moderne
Copernic, Kepler, Galilée, Descartes, Fermat...
« du monde clos à l'univers infini » (Alexandre Koyré)
==> un temps de rupture et de renouveau
2) Biographie succincte de Descartes
Descartes (1596(1596-1650)
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la naissance de René Descartes à La Haye en Touraine
les études au Collège de La Flèche chez les jésuites (1607-1615)
la rencontre du savant Beeckmann à Breda (1618) et les rêves de 1619
l'installation en Hollande à partir de 1629 (texte
texte 2)
2
le début de la correspondance avec la princesse Élisabeth en 1643
l'invitation de la reine Christine de Suède en 1649
la mort de Descartes en Suède le 11 février 1650
3) L'œuvre de Descartes : les principaux textes
− Les Règles pour la direction de l'esprit
(1628, inachevées, non publiées)
− Traité du monde ou De la lumière
(1633, renonce à sa publication après la condamnation de Galilée)
− Discours de la méthode
(1637, écrit en français, publié, suivi de trois essais scientifiques : Dioptrique, Météores et Géométrie qui sont
l'application de cette méthode)
− Méditations métaphysiques
(publiées en 1641)
− Principes de la philosophie
(publiés en 1644, publiés en français en 1647 accompagné d'une longue lettre-préface)
− Les Passions de l'âme
(publiées en 1649, ouvrage entrepris en 1645-1646 à la demande d'Élisabeth)
LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES
Ce qu'est la philosophie pour Descartes
- une philosophie utile contre une philosophie
spéculative
- prudence et connaissance
- la conservation de soi et la sagesse
- l'image de la philosophie semblable à un arbre
(texte
texte 3)
3
1) Le bon sens ou la raison
- une puissance de bien juger et de distinguer le
vrai d'avec le faux (texte
texte 4)
4
- la source de la pensée située dans la raison
- la raison est égale en tous les hommes
- la pensée n'est pas un privilège réservé aux
puissants ou/et aux savants
- mise en cause de l'autorité et de la tradition en
philosophie
- fondement de la liberté de pensée
2) La question de la méthode
- l'essentiel est de savoir bien appliquer son
esprit
- l'exemple des mathématiques
- clarté et distinction (texte
texte 14)
14
- les 4 préceptes de la méthode (texte
texte 5)
5
- le doute méthodique
3) La métaphysique
- la dimension métaphysique du doute
- le doute hyperbolique : le dieu trompeur ou le malin génie (texte
texte 12)
12
- le cogito (texte
texte 13)
13
- ce qu'est un corps : matière et étendue (texte
texte 15)
- la distinction des deux substances : l'âme et le corps
- de Dieu
- du monde
- note sur la possibilité de l'erreur
4) La physique
texte 8)
- la ruine de la physique d'Aristote (texte
8
- le mécanisme : étendue et mouvement (texte
texte 9)
9
- le corps humain (texte
texte 10)
10
- comme maîtres et possesseurs de la nature (texte
texte 7)
7
- note sur les animaux-machines (texte
texte 11)
11
5) La morale (textes
textes 16 à 18)
18
- la morale par provision (texte
texte 6)
6
- l'union de l'âme et du corps
- les passions
Texte 1
HEGEL, Leçons d’histoire de la philosophie :
« René Descartes est en réalité le véritable promoteur de la philosophie moderne en tant qu’elle érige en principe
la pensée... L’action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne saurait être exagérée. C’est un
héros : il a repris entièrement les choses par le commencement. »
DESCARTES
Texte 2
Sur le choix de vivre en Hollande
Lettre à Guez de Balzac, 5 mai 1631 :
« Au lieu qu'en cette grande ville où je suis, n'y ayant aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise,
chacun y est tellement attentif à son profit, que j'y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de
personne. [...]Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes
les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu'en celui-ci ? Quel autre pays, où l'on
puisse jouir d'une liberté si entière, où l'on puisse dormir avec moins d'inquiétude, où il y ait toujours des armées
sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où
il soit demeuré plus de reste de l'innocence de nos aïeux ? »
Texte 3
Sur le sens de la philosophie
Lettre Préface rédigée pour l’édition française (1647) des Principes de la philosophie :
La version originale, écrite en latin, date de 1644.
« J’aurais voulu premièrement y expliquer ce que c’est que la philosophie, en commençant par les choses les plus
vulgaires, comme sont : que ce mot philosophie signifie l’étude de la sagesse, et que par la sagesse on n’entend
pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme
peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts (...)
»
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et
les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la
médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une
entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. »
Texte 4
Sur la nécessité de la méthode
Discours de la méthode, 1ère partie :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même
qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En
quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et
distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement
égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus
raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne
considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer
bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux
qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin,
que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. »
Texte 5
Les 4 préceptes de la méthode
Discours de la méthode, 2ème partie :
« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle;
c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes
jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion
de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il
serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à
connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant
même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne
rien omettre. »
Texte 6
Les trois maximes de la morale par provision
Discours de la méthode, 3ème partie :
« La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle
Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions
les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux
sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. [...]
Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas
moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent
été très assurées (...).
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que
l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir
que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures,
tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. [...]
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les
hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres,
je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c'est-à-dire que
d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité,
suivant la méthode que je m'étais prescrite. »
Texte 7
Sur l’utilité et le but de la connaissance
Discours de la méthode, 6ème partie :
« Je n’ai jamais fait beaucoup d’état des choses qui venaient de mon esprit ; et pendant que je n’ai recueilli
d’autres fruits de la méthode dont je me sers, sinon que je me suis satisfait touchant quelques difficultés qui
appartiennent aux sciences spéculatives, ou bien que j’ai taché de régler mes mœurs par les raisons qu’elle
m’enseignait, je n’ai point cru être obligé d’en rien écrire. Car, pour ce qui touche les mœurs, chacun abonde si
fort en son sens, qu’il se pourrait trouver autant de réformateurs que de têtes, s’il était permis à d’autres qu’à
ceux que Dieu a établis pour souverains sur ses peuples, ou bien auxquels il a donné assez de grâce et de zèle
pour être prophètes, d’entreprendre d’y rien changer ; et, bien que mes spéculations me plussent fort, j’ai cru que
les autres en avoient aussi qui leur plaisaient peut-être davantage. Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions
générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai
remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à
présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à
procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible
de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative
qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions
du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi
distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même
façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.
Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans
aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la
conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette
vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est
possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été
jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en
usage contient peu de choses dont l’utilité soit si remarquable : mais, sans que j’aie aucun dessein de la mépriser,
je m’assure qu’il n’y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est
presque rien à comparaison de ce qui reste à y savoir ; et qu’on se pourrait exempter d’une infinité de maladies
tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de
connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. Or, ayant dessein d’employer
toute ma vie à la recherche d’une science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel qu’on doit
infailliblement la trouver en le suivant, si ce n’est qu’on en soit empêché ou par la brièveté de la vie ou par le
défaut des expériences, je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces deux empêchements que de
communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de
passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait
faire, et communiquant aussi au public toutes les choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant
où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous
ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »
Texte 8
Sur la matière assimilée à l’étendue et homogène dans tout l’univers
Les Principes de la philosophie, II, art. 23 :
« Il n'y a donc qu'une même matière en tout l'univers, et nous la connaissons par cela seul qu'elle est étendue ;
pour ce que toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle, se rapportent à ce qu'elle peut être
divisée et mue selon ses parties, et qu'elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons
pouvoir arriver par le mouvement de ses parties. »
Texte 9
Sur le modèle de la machine pour expliquer le fonctionnement du corps
Les Passions de l’âme, art. 16 :
« Tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue (comme il arrive souvent que nous
respirons, que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont
communes avec les bêtes) ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours que les esprits excités
par la chaleur du cœur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon
que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues. »
Texte 10
Sur le corps humain
Traité de l’Homme :
« Je désire que vous considériez, après cela, […] que toutes les fonctions que j'ai attribuées à cette machine,
comme la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la croissance des membres,
la respiration, la veille et le sommeil ; la réception de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur et
de telles autres qualités, dans les organes des sens extérieurs ; l'impression de leurs idées dans l'organe du sens
commun et de l'imagination, la rétention ou l'empreinte de ces idées dans la mémoire, les mouvements intérieurs
des appétits et des passions […] je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent toutes
naturellement en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements
d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte qu'il ne faut point à leur
occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de
vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n'est
point d'autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés. »
Texte 11
Sur la différence entre les hommes et les animaux
Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646 :
« (...) il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est
pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées,
excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune
passion. [...] Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à
l'homme seul. Car, bien que Montagne et Charon aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme, que
d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour
faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions; et il n'y a point
d'homme si imparfait, qu'il n'en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers,
par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait
que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur
manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les
chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées,
s'ils en avaient.
Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas car cela même sert
à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure
qu'il est, que notre jugement ne nous l'enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps,
elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l'ordre que
tiennent les grues en volant et celui qu'observent les singes en se battant, s'il est vrai qu'ils en observent
quelqu'un, et enfin l'instinct d'ensevelir leurs morts, n'est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui
grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu'ils ne les ensevelissent presque jamais: ce qui montre
qu'ils ne le font que par instinct et sans y penser. »
Texte 12
Sur le malin génie, dieu trompeur
Première Méditation métaphysique :
« Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain
mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je
penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous
voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai
moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns
sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si,
par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en
ma puissance de suspendre mon jugement. C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir
en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que,
pour puissant et rusé qu’il soit, il ne pourra jamais rien imposer. »
Texte 13
Sur le cogito
Lettre à Silhon, mars ou avril 1658 :
« Ne m’avouerez-vous pas que vous êtes moins assuré de la présence des objets que vous voyez, que de la vérité
de cette proposition : Je pense, donc je suis ? Or cette connaissance n’est point un ouvrage de votre
raisonnement, ni une instruction que vos maîtres vous aient donnée ; votre esprit la voit, la sent et la manie (...) »
Texte 14
Sur les idées claires et distinctes
Les Principes de la philosophie, § 45 et § 46 :
« 45 Ce que c'est qu'une perception claire et distincte.
Il y a même des personnes qui en toute leur vie n'aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger ; car la
connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi
distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir
clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et
distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui
paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.
46. Qu'elle peut être claire sans être distincte, mais non au contraire.
Par exemple, lorsque quelqu'un sent une douleur cuisante, la connaissance qu'il a de cette douleur est claire à
son égard, et n'est pas pour cela toujours distincte, parce qu'il la confond ordinairement avec le faux jugement
qu'il fait sur la nature de ce qu'il pense être en la partie blessée, qu'il croit être semblable à l'idée ou au sentiment
de la douleur qui est en sa pensée, encore qu'il n'aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse
qui est en lui. Ainsi la connaissance peut être claire sans être distincte, et ne peut être distincte qu'elle ne soit
claire par même moyen. »
Texte 15
Le morceau de cire
Deuxième méditation métaphysique :
« Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus
distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en
général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons pour
exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il
contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa
grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin
toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur
s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine
le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce
changement ? Il faut avouer qu’elle demeure ; et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en
ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par
l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou
l’attouchement, ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je
pense maintenant, à savoir que la cire n’était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni
cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces
formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d’autres. Mais qu’est-ce, précisément parlant, que j’imagine,
lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui
n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de
flexible et de muable. Or qu’est-ce que cela : flexible et muable ? N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant
ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n’est pas
cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais
néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne
s’accomplit pas par la faculté d’imaginer.
Qu’est-ce maintenant que cette extension ? N’est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle
augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la
chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c’est que la cire, si je
ne pensais qu’elle est capable de recevoir plus de variétés selon l’extension, que je n’en ai jamais imaginé. Il faut
donc que je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire,
et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire
en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l’entendement ou
l’esprit ? Certes c’est la même que je vois que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le
commencement. Mais ce qui est à remarquer sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point
une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant,
mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant,
ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses
qui sont en elle, et dont elle est composée. »
Texte 16
Sur la générosité
Les passions de l’âme, art. 153 :
« Art. 153. En quoi consiste la générosité.
Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut (446)
légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui
appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il
en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’està-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les
meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. »
Texte 17
Sur la vérité, l’illusion et le bonheur
Descartes à Elisabeth - Egmond, 6 octobre 1645
« Madame,
Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s'il est mieux d'être gai et content, en imaginant les biens qu'on
possède être plus grands et plus estimables qu'ils ne sont, et ignorant ou ne s'arrêtant pas à considérer ceux qui
manquent, que d'avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et
qu'on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu'on ne dût tâcher
de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j'approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs
déplaisirs dans le vin, ou les étourdissent avec du pétun. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en
l'exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l'acquisition dépend de
notre libre arbitre, et la satisfaction d'esprit qui suit de cette acquisition. C'est pourquoi, voyant que c'est une plus
grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que l'ignorer, j'avoue qu'il
vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n'est-ce pas toujours lorsqu'on a le plus de gaieté,
qu'on a l'esprit plus satisfait; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n'y a
que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi je n'approuve point qu'on tâche à se
tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la
superficie de l'âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s'apercevant qu'ils sont faux. Et encore
qu'il pourrait arriver qu'elle fût si continuellement divertie ailleurs, que jamais elle ne s'en aperçût, on ne jouirait
pas pour cela de la béatitude dont il est question, pour ce qu'elle doit dépendre de notre conduite, et cela ne
viendrait que de la fortune. »
Texte 18
Sur la morale
Descartes à Elisabeth - Egmond, 4 août 1645
« Madame,
Lorsque j'ai choisi le livre de Sénèque de vita beata, pour le proposer à Votre Altesse comme un entretien qui lui
pourrait être agréable, j'ai eu seulement égard à la réputation de l'auteur et à la dignité de la matière, sans
penser à la façon dont il la traite, laquelle ayant depuis considérée, je ne la trouve pas assez exacte pour mériter
d'être suivie. Mais, afin que Votre Altesse en puisse juger plus aisément, je tâcherai ici d'expliquer en quelle sorte
il me semble que cette matière eût dû être traitée par un philosophe tel que lui, qui, n'était point éclairé de la foi,
n'avait que la raison naturelle pour guide.
Il dit fort bien, au commencement, que vivere omnes beate volunt, sed ad pervidendum quid sit quod beatam vitam
efficiat, caligant (tout le monde veut vivre heureux, mais quand il s'agit de voir clairement ce qui rend la vie
heureuse, c'est le brouillard). Mais il est besoin de savoir ce que c'est que vivere beate (vivre heureux); je dirais
en français vivre heureusement, sinon qu'il y a de la différence entre l'heur et la béatitude, en ce que l'heur ne
dépend que des choses qui sont hors de nous, d'où vient que ceux là sont estimés plus heureux que sages, auxquels
il est arrivé quelque bien qu'ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un
parfait contentement d'esprit et une satisfaction intérieure, que n'ont pas ordinairement ceux qui sont le plus
favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi vivere beate vivre en béatitude, ce n'est autre
chose qu'avoir l'esprit parfaitement content et satisfait.
Considérant, après cela, ce que c'est quod beatam vitam efficiat (ce qui rend la vie heureuse), c'est-à-dire quelles
sont les choses qui nous peuvent donner ce souverain contentement, je remarque qu'il y en a de deux sortes : à
savoir, de celles qui dépendent de nous, comme la vertu et la sagesse, et de celles qui n'en dépendent point,
comme les honneurs, les richesses et la santé. Car il est certain qu'un homme bien né, qui n'est point malade, qui
ne manque de rien, et qui avec cela est aussi sage et aussi vertueux qu'un autre qui est pauvre, malsain et
contrefait, peut jouir d'un plus parfait contentement que lui. Toutefois, comme un petit vaisseau peut être aussi
plein qu'un plus grand, encore qu'il contienne moins de liqueur, ainsi, prenant le contentement d'un chacun pour
la plénitude et l'accomplissement de ses désirs réglés selon la raison, je ne doute point que les plus pauvres et les
plus disgraciés de la fortune ou de la nature ne puissent être entièrement contents et satisfaits, aussi bien que les
autres, encore qu'ils ne jouissent pas de tant de biens. Et ce n'est que de cette sorte de contentement, de laquelle il
est ici question ; car puisque l'autre n'est aucunement en notre pouvoir, la recherche en serait superflue. Or il me
semble qu'un chacun se peut rendre content de soi-même et sans rien attendre d'ailleurs, pourvu seulement qu'il
observe trois choses, auxquelles se rapportent les trois règles de morale, que j'ai mises dans le Discours de la
Méthode.
La première est, qu'il tâche toujours de se servir, le mieux qu'il lui est possible, de son esprit, pour connaître ce
qu'il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie.
La seconde, qu'il ait une ferme et constante résolution d'exécuter tout ce que la raison lui conseillera, sans que
ses passions ou ses appétits l'en détournent ; et c'est la fermeté de cette résolution, que je crois devoir être prise
pour la vertu, bien que je ne sache point que personne l'ait jamais ainsi expliquée; mais on l'a divisée en plusieurs
espèces, auxquelles on a donné divers noms, à cause des divers objets auxquels elle s'étend.
La troisième, qu'il considère que, pendant qu'il se conduit ainsi, autant qu'il peut, selon la raison, tous les biens
qu'il ne possède point sont aussi entièrement hors de son pouvoir les uns que les autres, et que, par ce moyen, il
s'accoutume à ne les point désirer ; car il n'y a rien que le désir, et le regret ou le repentir, qui nous puissent
empêcher d'être contents : mais si nous faisons toujours tout ce que nous dicte notre raison, nous n'aurons jamais
aucun sujet de nous repentir, encore que les événements nous fissent voir, par après, que nous nous sommes
trompés, pour ce que ce n'est point par notre faute. Et ce qui fait que nous ne désirons point d'avoir, par exemple,
plus de bras ou plus de langues que nous n'en avons, mais que nous désirons bien d'avoir plus de santé ou plus de
richesses, c'est seulement que nous imaginons que ces choses-ci pourraient être acquises par notre conduite, ou
bien qu'elles sont dues à notre nature, et que ce n'est pas le même des autres : de laquelle opinion nous pourrons
nous dépouiller, en considérant que, puisque nous avons toujours suivi le conseil de notre raison, nous n'avons
rien omis de ce qui était en notre pouvoir, et que les maladies et les infortunes ne sont pas moins naturelles à
l'homme, que les prospérités et la santé.
Au reste, toutes sortes de désirs ne sont pas incompatibles avec la béatitude ; il n'y a que ceux qui sont
accompagnés d'impatience et de tristesse. Il n'est pas nécessaire aussi que notre raison ne se trompe point ; il
suffit que notre conscience nous témoigne que nous n'avons jamais manqué de résolution et de vertu, pour
exécuter toutes les choses que nous avons jugé être les meilleures, et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous
rendre contents en cette vie. Mais néanmoins pour ce que, lorsqu'elle n'est pas éclairée par l'entendement, elle
peut être fausse, c'est-à-dire que la volonté et résolution de bien faire nous peut porter à des choses mauvaises,
quand nous les croyons bonnes, le contentement qui en revient n'est pas solide ; et pour ce qu'on oppose
ordinairement cette vertu aux plaisirs, aux appétits et aux passions, elle est très difficile à mettre en pratique, au
lieu que le droit usage de la raison, donnant une vraie connaissance du bien, empêche que la vertu ne soit fausse,
et même l'accordant avec les plaisirs licites, il en rend l'usage si aisé, et nous faisant connaître la condition de
notre nature, il borne tellement nos désirs, qu'il faut avouer que la plus grande félicité de l'homme dépend de ce
droit usage de la raison, et par conséquent que l'étude qui sert à l'acquérir est la plus utile occupation qu'on
puisse avoir, comme elle est aussi sans doute la plus agréable et la plus douce.
En suite de quoi, il me semble que Sénèque eût dû nous enseigner toutes les principales vérités, dont la
connaissance est requise pour faciliter l'usage de la vertu, et régler nos désirs et nos passions, et ainsi jouir de la
béatitude naturelle ; ce qui aurait rendu son livre le meilleur et le plus utile qu'un Philosophe païen eût su écrire.
Toutefois, ce n'est ici que mon opinion, laquelle je soumets au jugement de Votre Altesse ; et si elle me fait tant de
faveur que de m'avertir en quoi je manque, je lui en aurai très grande obligation et témoignerai, en me
corrigeant, que je suis,
Madame,
de Votre Altesse,
le très humble et très obéissant serviteur,
Descartes. »