Aygon JP Familles tragiques

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Aygon JP Familles tragiques
 1 Journée d’Étude « La famille en Grèce et à Rome ». (22-IV-2014)
Familles tragiques dans le théâtre gréco-romain (J.-P. Aygon)
([email protected])
Dans l’Antiquité, de nombreuses tragédies puisent leur sujet dans la mythologie, où les
affaires de famille jouent un très grand rôle, pour au moins deux raisons :
- les dieux eux-mêmes sont présentés comme faisant partie d’une grande famille, qui se
déchire le plus souvent.
- le type de gouvernement qui régit les cités dans le monde ancestral auquel renvoient
les mythes est de type féodal et monarchique : les conflits politiques ont souvent une
dimension dynastique, donc familiale.
Je ne vais pas étudier la famille dans les mythes gréco-romains, mais analyser la façon
dont les relations familiales sont représentées et le rôle qu’elles jouent dans les conflits qui
sont au cœur de certaines tragédies. C’est le sens que je donne à l’expression « famille
tragique ».
En effet, les tragédies sont des œuvres littéraires, et chaque dramaturge réaménage,
réinterprète les données du mythe ou du fragment de mythe qu’il met en scène, chaque fois
dans un sens particulier. C’est pourquoi il faut disposer de la pièce entière, et qu’il est très
instructif de comparer la manière dont tel ou tel dramaturge a repris tel ou tel le mythe.
Des quatre auteurs dont nous avons conservé des pièces complètes (trois grecs, Eschyle,
Sophocle et Euripide, et un latin Sénèque), c’est Sénèque qui a écrit, en proportion, le plus
grand nombre de pièces où la famille est le cadre de l’intrigue, six sur sept, et nous verrons
que ce n’est pas un hasard.
J’ai choisi trois mythes dont je comparerai le traitement par Sénèque et ses devanciers
grecs :
- la folie d’Hercule (ce qui peut paraître surprenant, car on peut se demander a priori en
quoi la famille est concernée) ;
- le destin d’Œdipe, incontournable, vu l’importance symbolique de cette histoire depuis
les travaux de Freud ;
- la famille des Atrides, parce que c’est l’une des plus riche en crimes familiaux de
toutes sortes, source d’un bon nombre de tragédies.
*
*
*
1. Hercule furieux de Sénèque comparé à Héraclès d’Euripide
Héraclès occupe dans la mythologie une place spécifique par sa généalogie familiale, car il est
un demi-dieu bien particulier : en l’absence du roi de Thèbes Amphitryon parti à la guerre, Zeus a
pris son apparence et a fait croire à l’épouse du roi, Alcmène, qu’il était Amphitryon en personne
revenu pour quelque temps : il passa ainsi la nuit avec elle, sans lui révéler sa véritable identité.
Par la suite, Alcmène donna naissance à des jumeaux : Iphiclès, le fils d’Amphitryon, et
Héraclès, le fils de Zeus. Ce dernier a donc deux pères en quelque sorte : un père biologique divin
et un père humain, Amphitryon.
Héra (l’épouse légitime de Zeus) le poursuivit de sa haine, en tant que fils d’une rivale : c’est
pourquoi, entre autres, selon une version du mythe, elle le frappa d’une crise de folie, au cours de
laquelle il tua... son épouse Mégare et tous ses enfants. Héra aurait ainsi pu lui imposer en
expiation de se mettre au service du roi Eurysthée, de subir une série d’épreuves de plus en plus
difficiles (les fameux douze travaux), et notamment d’aller chercher aux enfers le chien Cerbère.
2 À partir du VIème siècle (avant J.-C.), Héraclès devient un héros pacificateur et bienfaisant, et
l’épisode de sa folie est placé après ses travaux. En conséquence, c’est lors de son retour triomphal
sur la terre avec Cerbère que le héros, atteint soudain d’un délire meurtrier, massacre sa famille.
-> Telle est la version retenue par Euripide pour sa tragédie Héraclès, que l’on peut interpréter
ainsi, dans ses grandes lignes : sa folie, au lieu de déprécier le personnage, le magnifie, car il
devient capable grâce à l’aide de son ami Thésée, le roi d’Athènes, de surmonter ce terrible
malheur, un des pires qui puissent arriver : l’attitude du héros à la fin révèle sa grandeur d’âme.
Mais dans cette tragédie, les rapports familiaux ne jouent guère de rôle :
Héraclès n’est jamais considéré comme responsable, il est la victime d’Héra, du destin, la folie
qui s’empare de lui est imposée de l’extérieur. Iris, messagère d'Héra, donne l'ordre à Lyssa de
rendre Héraclès fou, en jouant de la flûte d’une manière lancinante.
-> Chez Sénèque, au contraire, la folie du héros est clairement assimilée à un mécanisme interne,
à un dérèglement psychologique et physiologique dans lequel l'âme du personnage est impliquée.
De plus, le rapport entre le père et le fils est déterminant dans ce processus psychologique.
Hercule doute de la reconnaissance de son géniteur divin et, par sa victoire, il espère être enfin
considéré comme un dieu par son père biologique Jupiter, et être accueilli à ses côtés sur l’Olympe,
malgré l’opposition de sa marâtre Junon.
Ainsi, dès qu’Hercule revient sur scène après avoir tué le roi Lycus qui voulait prendre sa place
sur le trône de Thèbes, il va faire un sacrifice à Jupiter (v. 898) :
1
Nunc sacra patri uictor et superis feram
« À présent, vainqueur, je vais porter des offrandes sacrées à mon père et aux dieux d’en haut... »
Il n’obéit pas à son père humain, Amphitryon, qui lui demande, avant d’accomplir ce sacrifice,
de purifier ses mains souillées (v. 918b-910) : « Mon fils, purifie d’abord des mains ruisselant du
sang de l’ennemi que tu as tué ». En refusant, le héros se révèle arrogant et surtout impie.
En outre, Amphitryon l’invite à faire un vœu pour que son père divin lui épargne de nouvelles
épreuves (v. 924b-926a) :
Finiat genitor tuus
opta labores, detur aliquando otium
quiesque fessis.
« Souhaite que ton père mette un terme à tes travaux et que le repos et l’apaisement succèdent à tes
épreuves. »
En lui conseillant de solliciter une pause dans ses exploits, donc de se limiter, d'accepter sa
nature humaine, Amphitryon lui dénie toute ascendance divine, au moment même où il prétend la
reconnaître en utilisant la formule genitor tuus pour désigner Jupiter.
Mais Hercule dédaigne cette incitation à suivre une voie moins héroïque, et il répond avec
orgueil, voire mépris :
Ipse concipiam preces
Ioue meque dignas.
« Moi, je concevrai des prières dignes de Jupiter et de moi-même. »
Ce ne sont donc pas des prières humbles, qui conviendraient au fils d’un père humain, ce qu’il
refuse d’être :
1
La formule patri uictor possède sans doute une ambivalence subtile, voire subliminale, dans la mesure où elle est très
proche de patris uictor...
3 […]
stet suo caelum loco
tellusque et aether; astra inoffensos agant
aeterna cursus, alta pax gentes alat;
[...] nullus irato Ioue
exiliat ignis, [...]
(v. 926b-933a)
« [...] Que le ciel reste à sa place, ainsi que la terre et l'éther ; que la course des planètes se poursuive
éternelle et sans trouble ; qu'une paix profonde permette aux hommes de se nourrir ; [...] qu'aucun incendie
ne soit allumé par la colère de Jupiter [...]. »
Cette tirade n'est pas une véritable prière : le héros n'adresse jamais ici directement une supplique
à son père, pour que celui-ci maintienne la paix dans l’univers, mais la forme de son discours
suggère plutôt qu'il souhaite simplement pouvoir assurer lui-même l'harmonie du cosmos. C'est en
cela qu'il fait preuve de démesure et qu'il usurpe véritablement le rôle de Jupiter.
Il s’agit en fait d’un éloge, par lui-même, du héros qui a pacifié la terre et attend une récompense.
Mieux, dans les vers qui suivent (937b-939a), il se montre impatient de punir, par défi, le premier
crime qui serait commis, ou d’affronter tout monstre qui se présenterait (937b-939a) :
[...] si quod etiamnum est scelus
latura tellus, properet, et si quod parat
monstrum, meum sit.
« [...] si la terre doit encore porter quelque crime, qu’elle se hâte, et si elle prépare quelque monstre, qu’il
soit pour moi ».
Or c’est à cet instant précis que la folie le frappe (939b- 940a) :
Sed quid hoc? Medium diem
Cinxere tenebrae
« Mais que se passe t-il ? La lumière de midi a été envahie par des ténèbres. »
Le monstre que va donc affronter Hercule, c’est lui-même devenu fou..., exactement comme l’a
annoncé Junon dans le prologue (v. 84a-85) : « Tu cherches un égal d’Hercule ? Il n’en existe
aucun, à part lui : qu’il se batte désormais contre lui-même ! »
C'est pourquoi de longs développements offrent ensuite à l'auditeur / spectateur la possibilité de
« voir » avec les yeux hallucinés du héros tous les fantasmes qui le troublent. Hercule poursuit son
rêve, qui est de monter au ciel.
La seconde hallucination est l'expression même de son désir (961b-62) :
En ultro uocat
omnis deorum coetus et laxat fores.
« Voici que, spontanément, toute l'assemblée des dieux m'appelle et ouvre les portes. »
Mais Hercule est furieux parce qu’il croit voir Jupiter hésiter à l’accueillir au ciel (v. 963b-965a),
et trois hallucinations naissent de sa colère (une titanomachie : 8 v., 965b-973a ; une
gigantomachie : 6 v., 976-981 ; l’apparition des Érinyes, au moment où il se met à massacrer, d’une
manière atroce, ses trois fils et son épouse Mégare, pratiquement sur la scène : 5 v., 982-986).
Voici un bref extrait significatif de la titanomachie (v. 965b-973a), où Hercule s’imagine allié à
Saturne et aux Titans, révolté contre un père « impie » parce qu'il ne respecte pas sa promesse et
qu'il fait preuve de lâcheté devant l’opposition de Junon (965b-967a) :
4 Vincla Saturno exuam
contraque patris impii regnum impotens
auum resoluam;
« Je vais délivrer Saturne de ses chaînes et libérer mon aïeul contre le pouvoir effréné d'un père parjure. »
Les deux passions (adfectus) d'Hercule (désir et colère) ont une origine commune : Jupiter, qui
est objet d'amour puisque Hercule veut être reconnu par lui, et objet de haine, puisque ce désir est
frustré et que le fils se sent trahi.
Et le thème du « meurtre du père » apparaît ensuite à deux reprises.
- D'abord, Amphitryon désespéré demande à son fils, toujours sous l’emprise de la folie, de le
tuer lui aussi et lui donne, comme raison de le faire, pour le provoquer, le fait qu'il n'est pas son
« vrai » père : c'est à ce moment précis que le héros s’apaise et sombre dans le sommeil.
- Ensuite, ce thème joue un rôle décisif à la fin, lorsqu'Hercule, ayant retrouvé sa lucidité, est
véritablement fou de honte et de douleur, et qu’il veut se suicider : Apmphitryon menace lui aussi
de se tuer s’il se suicide. C’est justement pour ne pas être responsable de la mort de son père
humain que, le personnage se maîtrise lui-même, cesse de vouloir en finir avec la vie et abandonne
son langage à la fois menaçant et mégalomaniaque, au moment précis où il accepte d'obéir à
2
Amphitryon, aux v. 1314-19, qu'il reconnaît alors comme son vrai père, l'appelant genitor , et se
soumettant à son autorité (v. 1315-16) :
Iam parce, genitor, parce, iam reuoca manum.
Succumbe, uirtus, perfer imperium patris.
« Cesse à présent, mon père (genitor), cesse, à présent retire ta main. Succombe, ma vaillance, endure
jusqu’au bout le pouvoir de ton père. »
À la différence d’Euripide, donc, Sénèque cherche à rendre Hercule davantage responsable de sa
folie, et pour lui trouver une cause, il en cherche une d’ordre psychologique, qu’il enracine dans le
conflit père / fils et plus particulièrement dans le rapport du fils avec ses deux pères, l'humain et le
divin.
Or il est intéressant de constater une coïncidence entre cette forme du traitement du mythe et une
observation faite par Freud, l’existence d’un fantasme qu’il a intitulé le « roman familial des
névrosés », et que l’on peut schématiser ainsi : selon lui, la plupart des jeunes enfants considèrent
d'abord leurs parents comme des êtres supérieurs, de véritables divinités. Ensuite, en grandissant, ils
s'aperçoivent douloureusement que la réalité est tout autre, et compensent souvent cette déception
qui les blesse par des constructions fantasmatiques, essentiellement de deux types :
- ou bien l'enfant imagine que ses parents réels ne sont pas ses vrais parents (c'est un roi et une
reine, il a été enlevé à sa naissance) ; il se considère comme un « enfant trouvé » ;
- ou bien il imagine que son père est un autre homme, puissant, dont il est le bâtard inconnu3.
Marthe Robert a étudié dans le roman européen la présence de ces deux « modèles » (l'enfant
trouvé et le bâtard), dans son livre célèbre et remarquable intitulé Roman des origines et origine du
roman, Paris, 1972.
Certes, un tel rapprochement ne peut être fait qu'avec la plus grande prudence, mais si l'on
accepte l'idée que les analyses freudiennes peuvent mettre l'accent sur certains traits généraux des
2
Comme aux v. 1189, 1192 et 1198, lorsqu’Hercule sort de son sommeil.
Cf. l’exposé complet de S. Freud, dans Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, 1981, 4° éd.,
p. 157-60).
3
5 mécanismes psychiques, par-delà les évolutions historiques, force est de constater qu'il existe une
corrélation frappante entre le désir profond et violent exprimé par Hercule de se voir reconnu par
son père céleste et la forme de ce rêve de puissance et d'ambition, décelée par Freud.
Il ne s’agit pas d’y trouver une « clef » de la personnalité de l'auteur d’Hercule furieux comme a
pu le proposer Marc Rozelaar qui s’est attaché à relever les indices tendant à prouver que Sénèque
haïssait son père (Seneca, 1976, chap. « Vater und Sohn », p. 46 sq.). encore moins le « sens
caché » de la folie d'Hercule, mais seulement de relever que, cherchant une cause psychologique à
la folie d’Hercule, Sénèque l’a trouvée dans sa relation problématique avec ses deux pères et sa
marâtre.
*
*
*
2. Le destin d’Œdipe chez Sophocle et chez Sénèque
S’il est un mythe qui est une affaire de famille par excellence, c’est bien celui d’Œdipe.
Pour Freud, comme on sait, il résume l’essentiel des rapports émotionnels qui se développent
au cours de la vie familiale pour un enfant de sexe masculin : pour simplifier à l’extrême,
l’amour de la mère et la haine du père.
Mais chez Sophocle, c’est avant tout le drame du rapport entre l’homme et son destin,
auquel on ne peut échapper : Œdipe a accompli sans le savoir et donc sans le vouloir les
crimes qui lui ont été prédits (tuer son père et épouser sa mère), alors même qu’il a cru tout
faire pour les éviter.
2.1. Rapide résumé de la pièce de Sophocle
Roi de Thèbes respecté et sûr de lui, Œdipe fait rechercher la cause de la peste qui s’est
abattue sur son royaume : l’oracle de Delphes révèle que c’est la souillure d’un crime ancien
resté impuni, le meurtre du souverain précédent, Laïos. Œdipe lance une enquête et découvre
à la fin que le coupable n’est autre que... lui-même.
Autrement dit, Sophocle ne mentionne chez le héros aucune trace d’une quelconque
haine de son père adoptif, le roi de Corinthe Polybe, ni d’un amour particulier pour sa mère
adoptive, Mérope. Donc, comme l’a affirmé J.-P. Vernant dans un article célèbre4, Œdipe n’a
pas le complexe d’Œdipe ! C’est vrai bien sûr, du moins en apparence, mais cela ne met en
rien Freud en difficulté car :
-1°) Freud utilise la version tragique comme un symbole, et non comme un cas
pathologique à analyser ; c’est aussi pour lui l’image même de l’inconscient, dont on peut
découvrir les déterminismes cachés par une anamnèse, un retour sur soi et son passé ;
- 2°) Comme l’a observé Philippe Ducat en réponse à Vernant5, Œdipe présente au
moins un trait caractéristique du névrosé oedipien : son agressivité contre une figure
paternelle rencontrée à un carrefour – Laïos – trahit une incontestable haine latente du père...
sans parler de son affection pour une femme plus âgée que lui, qui pourrait être sa mère...
Mais c’est bien sûr une forme de boutade.
En fait, si nous nous plaçons du point de vue des Grecs du Vème s. avant J.-C., il est
vain d’interpréter psychologiquement une pièce dont le moteur essentiel n’est pas
psychologique à leurs yeux : le sujet de la tragédie a bien pour cadre la famille mais son
véritable sujet, c’est le rapport avec le destin, avec une mise en évidence de la fragilité du
4
« ‘‘Œdipe’’ sans complexe », Raison présente, 4, 1967, p. 3-20 ; rééd. in J.-P. Vernant - P. Vidal-Naquet (éd.),
Œdipe et ses mythes, Paris, Complexe, 1988, p. 1-22.
5
« Œdipe : de Sophocle à Freud », in Sophocle, Œdipe roi, Paris, 1994, Ellipses, p. 45-53.
6 bonheur humain, de la superpuissance des dieux, de la vanité des efforts humains et des
risques que font courir à une Cité les fautes commises par celui qui est à leur tête, surtout s’il
est tenté d’abuser de son pouvoir.
2.2. Qu’en est-il à Rome ?
Ce mythe grec n’a guère inspiré les dramaturges républicains : aucun titre ne nous a été
transmis, et en principe il n’a jamais été repris, sauf par deux auteurs postérieurs :
- Jules César aurait écrit un Oedipus, qu’il aurait ensuite détruit ; le lien avec un
changement de nature du pouvoir à Rome, avec le passage d’une forme républicaine à une
forme monarchique du pouvoir peut expliquer l’intérêt de César pour ce mythe. On observera
que le maître de Rome, a bien été, entre autres, assassiné par son propre fils adoptif, Brutus...
Mais la pièce a été perdue, et on ne peut rien en dire.
- En revanche nous avons un Oedipus de Sénèque, où nous allons voir que le
dramaturge philosophe a encore « psychologisé » le mythe. Comment ? En faisant d’Œdipe
un personnage très différent de celui de Sophocle sur deux points : dès le prologue, 1°) - il est
rempli de crainte - 2°) il est rongé par un profond sentiment de culpabilité. Pourquoi ? Afin de
rendre le mythe compatible avec la doctrine stoïcienne.
En effet, le problème que ce mythe pose à un stoïcien comme Sénèque, c’est qu’il
donne aux « volontés du destin » une forme très négative, dans la mesure où le protagoniste
serait « condamné » à tuer son père et à épouser sa mère. Comme il paraît logiquement
impossible de vouloir accepter un tel destin, la pièce semble présenter un défi à la doctrine
stoïcienne du fatum, que je vais rappeler :
- le monde est gouverné par une Providence divine bénéfique ;
- on doit suivre son destin, cf. la traduction par Sénèque de quelques vers de l’Hymne à
Zeus de Cléanthe (Ep., 107.11) : Ducunt uolentem fata, nolentem trahunt, « le destin guide
ceux qui lui sont dociles et entraîne ceux qui lui résistent » ;
- l’homme doit donc accepter ce qui ne dépend pas de lui, et se contenter d’agir dans le
domaine restreint de ce qui dépend de lui (son attitude devant ce que lui destin lui impose).
Œdipe aurait-il dû accepter son destin, tuer son père et épouser sa mère ?? Non bien sûr,
mais pour bien comprendre la conception du destin chez les Stoïciens, il faut rappeler qu’ils
distinguaient le destin, qu’il vaudrait mieux appeler déterminisme, de la nécessité ou fatalité :
le destin n’est à leurs yeux que l’enchaînement des causes, dans lequel s’insèrent une série de
décisions où la responsabilité des hommes est engagée : la liberté est donc compatible avec
le fatum/déterminisme (à leurs yeux du moins !).
En conséquence, il faut qu’Œdipe ait sa part de responsabilité dans les crimes qu’il
commet, d’où :
1°) la peur maladive qui se manifeste dans tous les passages où il se parle à lui-même, et
qui lui a fait fuir le royaume de Corinthe. Cette peur a au moins trois causes : les crimes qui
lui ont été prédits par l’oracle de Delphes, la crainte secrète de les avoir commis, le fait d’être
roi.
Or la crainte est un vice grave pour les Stoïciens, c’est l’une des quatre passions
cardinales qui causent le malheur des hommes. Sénèque a donc voulu suggérer que la
responsabilité d’Œdipe tenait à sa réaction de panique, comme le montre le leitmotiv qui
associe à plusieurs reprises dans la pièce la peur, la fuite et le malheur, notamment dans les
chœurs III, IV et V, dont j’ai donné des extraits dans l’exemplier :
- Actéon, présenté dans le troisième chœur comme un double d’Œdipe, cherche à
échapper à son destin par la fuite (« précipitamment, [...] il fuit, le rapide Actéon : praeceps
[...] fugit/citus Actaeon (Oed., 755-756), parce qu’il a eu peur une fois changé en cerf (« il
redoute les plumes qu’agitent les zéphyrs » : metuit motas zephyris plumas (Oed., 758).
7 - La narration du mythe d’Icare, dans le quatrième chœur, est aussi orientée de façon à
renvoyer à l’histoire d’Œdipe, et le vers qui introduit le récit se termine sur le verbe craindre
(timere), mettant en relief la cause primordiale de la fuite du fils de Dédale, puis du malheur
qui le frappe ; on retrouve l’association d’une passion et de la fuite :
Gnosium regem timens,
astra dum demens petit [...]. (Oed., 892-893.)
« Par peur (timens) du roi de Crète, tandis que dans sa folie (demens) il veut atteindre (petit) les
astres […]. »
- Enfin, le cinquième chœur, encadrant le thème central – le conseil traditionnellement
donné par les stoïciens, d’accepter et de suivre le destin – s’ouvre et se referme sur la
dénonciation de l’erreur qui consiste à redouter le fatum :
Non sollicitae possunt curae
mutare rati stamina fusi. […]
Multis ipsum metuisse nocet,
multi ad fatum uenere suum,
dum fata timent.
(Oed., 981-982 et 992-994.)
« Nos soins anxieux ne peuvent modifier la chaîne des fils tissés [...]. Nombreux sont ceux à qui
leur terreur même a été nuisible, nombreux ceux qui ont rencontré leur destin par crainte de leur
destinée. »
Ces vers fournissent en condensé une interprétation interne de la fabula, paradoxale, mais qui
ne contredit en rien la doctrine stoïcienne, à condition toutefois de ne pas confondre destin et
nécessité : il n’était pas nécessaire, i. e. inévitable, qu’Œdipe commette ses crimes, c’est la
peur qui est la cause adjuvante de ses malheurs, la mauvaise conseillère qui entraîne sa perte,
et absolument pas sa raison. Cette peur est donc inscrite dans la chaîne des causes.
D’ailleurs, d’autres décisions impliquent aussi sa responsabilité : - en cherchant à
découvrir à l’avance, à travers la prophétie de l’oracle, l’avenir qui lui est promis, il s’est
placé dans une situation qui n’est pas recommandée par Sénèque lui-même ; - par son attitude
face au vieil homme arrogant (Laïus) qui l’a heurté de son char et qu’il a tué avec l’un de ses
gardes, il a fait preuve d’orgueil, de colère et de violence.
2°) Quant au deuxième trait qui différencie – outre sa peur – l’Œdipe de Sénèque de
celui de Sophocle, c’est son très fort sentiment de culpabilité. Il déclare notamment au v.
36 du prologue : fecimus caelum nocens, « c’est moi qui ai rendu l’air nuisible ».
Ainsi, au début de l’acte IV, c’est de lui-même (et non à la suite d’un dialogue avec
Jocaste), qu’il va se remémorer le meurtre de Laïus et le mettre en relation avec le crime dont
on l’accuse, aux v. 768 sqq. : Redit memoria [...] : « le souvenir me revient, grâce à un mince
indice, d’avoir fait tomber d’un coup de bâton et livré à la mort un homme qui se trouvait sur
mon chemin [...] ». D’une certaine manière Sénèque dote son Œdipe d’un inconscient, et
souligne que, lorsqu’on a tué un homme, le souvenir de cet acte ne peut pas être totalement
refoulé.
En conclusion, s’il « psychologise » le mythe d’Œdipe, Sénèque ne le fait pas dans un
sens freudien (en animant le héros de passions « oedipiennes »), car, pas plus que chez
Sophocle, ces passions ne jouent de rôle décisif dans l’intrigue. C’est la question du destin et
de la responsabilité morale et politique du héros qu’il met au centre de la pièce : la famille est
le cadre du conflit, mais n’en fournit pas la cause !
* * *
8 3- Les Atrides
3.1. Le mythe
Comment résumer la cascade de crimes qui ont été commis dans cette famille, sur cinq
générations ?
-> 1ère génération. L’ancêtre de la lignée est Tantale, grand criminel et supplicié célèbre
des enfers : il aurait servi à manger aux dieux son propre fils Pélops... mais les dieux s’en
aperçurent et reconstituèrent son corps pour lui redonner vie.
-> 2ème génération. Pélops obtint la main d'Hippodamie en étant vainqueur, dans une course
de char, contre le père de celle-ci, Œnomaos, roi de Pise en Élide. Ce dernier tuait les
prétendants qui perdaient contre lui. Pélops gagna la compétition à l’aide de chevaux ailés
offerts par Poséidon, et surtout grâce à la complicité de Myrtilos, l'écuyer d'Œnomaos (il avait
enlevé un boulon du char de son maître, qui mourut traîné par ses chevaux).
Mais Pélops noya Myrtilos pour ne pas lui accorder ce qu’il lui avait promis en
remerciements pour son aide : la moitié du royaume de son maître et une nuit avec
Hippodamie. En mourant, Myrtilos maudit Pélops et ses descendants.
-> 3ème génération. Fils de Pélops et d’Hippodamie, Atrée et Thyeste furent maudits et
chassés par leur père parce qu’ils avaient tué, avec l’aide de leur mère, Chrysippe, leur demifrère, un fils que Pélops avait eu d’une nymphe.
Par la suite, ils se partagèrent et se disputèrent le royaume de Mycènes. C’est un feuilleton
très complexe, dont il faut retenir que Thyeste fut l’amant de sa belle-sœur Aéropé, l’épouse
d’Atrée, et qu’elle l’aida à s’emparer du trône au détriment d’Atrée.
Pour se venger une fois redevenu roi, Atrée fit croire à son frère qu’il voulait se réconcilier
et partager à nouveau le pouvoir avec lui. Il l’invita à Mycènes, l’accueillit, lui et ses fils, avec
une fausse courtoisie. Puis il immola en secret ses neveux, et les servit à manger à Thyeste,
lors du grand banquet de réconciliation ; il lui fit boire leur sang mêlé à du vin. À la fin du
repas, il fit apporter sur un plateau leurs têtes et leurs mains.
Thyeste s’enfuit et rejoint à Sicyone sa fille, Pélopia. Suivant les indications d’un oracle, il
s’unit à elle pour engendrer un fils, Égisthe, capable de le venger : Atrée épousera sa nièce
Pélopia et élèvera Égisthe, ignorant qu’il est le fils de Thyeste. Égisthe tuera Atrée et rendra le
trône de Mycènes à son père Thyeste.
-> 4ème génération. Agamemnon, fils d’Atrée, devient ensuite roi de Mycènes et épouse
Clytemnestre. Quant il revient vainqueur de la guerre de Troie, Clytemnestre l’assassine avec
l’aide d’Égisthe devenu son amant.
-> 5ème génération. Pour venger Agamemnon, son fils Oreste, aidé par sa sœur Électre, tue
sa propre mère Clytemnestre et son amant Égisthe.
3.2. Tragédies qui ont mis en scène certains de ces crimes familiaux
3.2.1. En Grèce
Nous n’avons conservé que des tragédies concernant les 4ème et 5ème générations,
notamment la trilogie d’Eschyle (Agamemnon, les Choéphores, les Euménides ) :
- dans Agamemnon, aboutissement de toute la pièce, le roi est assassiné en sortant de son
bain par sa femme Clytemnestre, qui l’emprisonne dans un grand manteau et le frappe de trois
coups d’épée ; elle assume seule son geste, face au chœur. De multiples raisons s’ajoutent
pour justifier son acte : - c’est l’héritage des crimes du passé ; - elle est le bras de la Justice
divine parce que les Grecs ont commis des impiétés lors du sac de Troie ; - elle venge la mort
de sa fille Iphigénie, sacrifiée pour le succès de l’expédition ; - elle est jalouse de Cassandre,
la captive troyenne aimée du roi ; - elle prend le pouvoir, avec Égisthe.
9 - Dans les Choéphores, Oreste, son fils, soutenu par sa sœur Électre, tue Égisthe puis sa
mère Clytemnestre ; c’est la loi du sang, Apollon et les déesses de la vengeance – les Érinyes
– exigent qu’il commette ce meurtre. Oreste est pris dans un dilemme, déchiré entre deux
injonctions contradictoires : d’une part, il doit absolument venger son père ; de l’autre,
comment tuer sa propre mère ? Aucune solution n’est acceptable, et il faut bien qu’il tranche,
quitte à devenir fou, victime de ce qu’on appelle aujourd’hui une double contrainte, en anglais
« double bind ». Au terme d’un dialogue d’une grande tension avec sa mère, qui se justifie et
le supplie en lui montrant le sein qui l’a nourri, il l’entraîne dans le palais pour l’égorger
auprès du cadavre d’Égisthe. Puis il a des hallucinations, se voit poursuivi par les Érinyes qui
réclament vengeance pour la mort de sa mère, il s’enfuit...
- Dans les Euménides, Oreste, une fois purifié à Delphes et après un temps d’exil, est jugé
et acquitté à Athènes, par un tribunal présidé par la déesse Athéna en personne. Les Érinyes se
transforment en Euménides, les « Bienveillantes », qui seront les protectrices de la Cité
L’ensemble de la trilogie peut être interprété comme un hommage aux institutions
démocratiques de la cité d’Athènes : la décision d’un tribunal d’État met un terme au cycle
infernal des vengeances familiales.
3.2.2. Chez Sénèque
Nous avons un Thyeste (3ème gén.) et un Agamemnon (4ème gén.) :
- Dans son Agamemnon, Sénèque suit d’assez près la pièce d’Eschyle, mais en accentuant
le rôle des passions. Clytemnestre est emportée par un maelstrom d’émotions : peur et haine à
la fois d’Agamemnon, douleur et rancœur, désir pour Égisthe. Finalement, c’est la rage de
voir que la maîtresse troyenne du roi, la belle Cassandre, arrive en triomphatrice à Mycènes,
le roi à ses pieds, qui est présentée comme l’élément décisif qui pousse Clytemnestre à
assassiner Agamemnon.
Quant au général vainqueur de Troie, il est déconsidéré, d’une part parce qu’il est soumis à
sa captive Cassandre, et de l’autre parce qu’il est victime d’un conflit domestique, comme le
souligne le résumé de la tragédie dès le prologue (v. 39-43) :
Rex ille regum, ductor Agamemnon ducum,
cuius secutae mille uexillum rates
Iliaca uelis maria texerunt suis,
post decima Phoebi lustra deuicto Ilio
adest – daturus coniugi iugulum suae.
« Le roi des rois, Agamemnon, le chef des chefs, dont les mille vaisseaux, suivant son étendard, ont
couvert (texerunt) de leurs voiles la mer d’Ilion, maintenant qu’Ilion a été vaincue après dix
révolutions de Phébus, est là (adest) – pour offrir (daturus) sa gorge à son épouse. »
- Thyeste est la plus noire et la plus horrible des pièces de Sénèque, elle met en scène la
haine inexpiable entre les deux frères rivaux. Mais Sénèque a orienté l’intrigue pour montrer
que le cynique et sadique Atrée, même s’il réussit à accomplir sa vengeance, échoue malgré
tout.
En effet, le dramaturge insiste sur la cause profonde de la haine qu’éprouve Atrée : la
rivalité amoureuse (voire sexuelle) avec son frère, qui a séduit son épouse et donc – ce qui lui
paraît le plus grave – a introduit un doute sur la paternité des ses deux fils, Agamemnon et
Ménélas. C’est ce doute qu’il veut éradiquer en reprenant le dessus sur son frère, en
supprimant la descendance mâle de celui-ci. Et c’est ce qu’il croit avoir fait, cf. son chant de
triomphe :
10 - Atrée (Thy., 1097-1099) :
Nunc parta uera est palma. […]
Liberos nasci mihi
nunc credo, castis nunc fidem reddi toris.
« À présent j’ai vraiment remporté la palme. […] je crois que des enfants me naissent à présent, et
que ma couche nuptiale retrouve à présent sa pureté. »
Mais cette croyance est purement et simplement magique. Rien rationnellement ne peut
confirmer ce qui est en fait un délire. D’ailleurs Thyeste ne manque pas de le signaler dans sa
réponse :
- Thyeste (Thy., 1103b) :
Scelere quis pensat scelus ?
« Répare-t-on un crime par un crime ? »
Atrée n’est donc pas le vainqueur qu’il prétend être, car il continuera à souffrir de cette
blessure, le doute sur la paternité de ses fils. La vengeance ne peut pas apporter de réelle
satisfaction.
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En conclusion, le processus de « psychologisation » des conflits tragiques fait que, plus
systématiquement chez Sénèque que chez les tragiques grecs :
- les passions sont présentées comme à l’origine de ces conflits
- et les rapports familiaux eux-mêmes comme à l’origine de ces passions.
Les personnages tragiques sénéquiens sont des héros déchus, ce sont des « monstres »,
mais pas parce qu’ils « sortent de l’humanité » : ce sont des monstra au sens de ce terme en
latin, de même racine que le verbe monere ; ce sont de véritables signes, comme ceux envoyés
par des prodiges, ils montrent ; ce sont des avertissements, des exemples apotropaïques ; ils
sont en fait « humains, trop humains », cas paroxystiques et emblématiques de catastrophes
qui ont des causes avant tout d’ordre psychologique.
C’est sans doute ce que Sénèque a eu à l’esprit, consciemment et rationnellement, en
écrivant ses tragédies, mais sa fascination pour de telles passions, si bien dépeintes, est peutêtre plus complexe et ambiguë, c’est une autre histoire...
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